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Quiconque s’intéresse aux mutations sociohistoriques du Québec sera interpellé par les travaux de S. Olson et P. Thornton, géographes à McGill et Concordia respectivement, ne serait-ce que parce qu’elles proposent des analyses solides renouvelant de fond en comble la façon convenue de saisir le problème. Que des chercheures anglophones soumettent une analyse aussi fine sur l’histoire urbaine de Montréal est d’autant plus opportun que les lignes de force de celle-ci bousculent quelques idées reçues, à partir de l’examen approfondi d’une période de 60 ans (1850-1910) durant laquelle, en lien avec de vastes mouvements de population, Montréal émerge comme le principal pôle d’attraction de la province.

Olson et Thornton s’interrogent sur les formes de la transition démographique dans un contexte où celle-ci ne ressortit pas en premier lieu à des vecteurs économiques, mais d’abord culturels. Les auteures distinguent trois communautés ethnoculturelles, les franco-catholiques, les Irlandais catholiques et les anglo-protestants, support de trois régimes démographiques nettement distincts, chacun imprimant une dynamique particulière à la transition démographique. La particularité des franco-catholiques tient à une mortalité infantile élevée poussant vers l’avant le taux de natalité. Celui-ci repose avant tout sur l’âge précoce au mariage, puis sur un intervalle médian plus court entre les naissances ainsi que sur un sevrage plus hâtif que dans les deux autres communautés. La pérennisation de la population francophone repose sur une osmose exigeante alliant ce mariage précoce, une quasi-absence de célibat et une fécondité soutenue jusqu’à un âge avancé.

Du côté des anglo-protestants, malgré un mariage plus tardif, les femmes ont un taux de natalité plus élevé que les franco-catholiques, aussi surprenant que ceci puisse paraître. C’est la première communauté à pratiquer une limitation des naissances : dès 1879, contrairement aux franco-catholiques, l’intervalle entre les naissances augmente. Il en est de même pour les Irlandais catholiques, dont la fertilité générale est la plus basse des trois communautés. La survie des nouveau-nés y est du même ordre que celle des anglo-protestants malgré un statut économique bas. S’y remarque un nombre important d’intermariages, les hommes (15 %) mariant plutôt des femmes franco-catholiques, les femmes (20 %) plutôt des anglo-protestants, alors que fort peu de franco-catholiques marient des anglo-protestants.

Chacune des communautés croît à un rythme différent, selon certains paramètres précis. La différence majeure tient à une fertilité globale moindre chez les Irlandais, modérée chez les protestants et importante chez les francophones. Le mariage précoce se révèle sans doute le paramètre le plus déterminant, les francophones se mariant de 2 à 3 ans plus jeunes. Tant chez les Irlandais catholiques que chez les juifs, deux communautés au statut économique proche de celui des franco-catholiques, la survie des enfants paraît meilleure, la mortalité infantile y étant plus basse. L’intervalle entre les naissances indique que le child spacing relève de différences culturelles. Les femmes franco-catholiques vivent en moyenne 9 grossesses, les Irlandaises catholiques 7 et les protestantes 5.

La mortalité infantile joue un rôle cardinal dans le peuplement de Montréal. Les auteures signalent que, de façon constante, elle s’avère plus élevée de 30 % chez les franco-catholiques que chez les ruraux et de 40 % plus élevée que dans les autres communautés. À la fin du 19e siècle, celle des enfants de 1 à 5 ans diminue de 30 % dans l’arrière-pays rural et chez les protestants, mais peu chez les enfants franco-catholiques de Montréal. La topographie hygiénique – l’habitat des franco-catholiques dans des zones insalubres – ainsi que certaines habitudes culturelles comme le sevrage précoce jouent de façon cruciale. La mortalité infantile se répartit inégalement : les trois mois d’été se montrent d’emblée les plus périlleux, car maladies diarrhéiques et contagions diverses y prolifèrent. L’effet « été » se montre sélectif : il affecte sans distinction tous les nourrissons entre 6 et 8 mois, alors que ce sont d’abord les nourrissons franco-catholiques parmi les nourrissons de moins 6 mois qui sont affectés (48,9 % et 29,2 %). Les médecins le signalent. L’hypothèse d’un poids de la mortalité infantile calqué sur la configuration des groupes culturels s’en trouve d’autant confortée.

Ainsi, le nombre d’enfants qui survivent apparaît plus décisif que le nombre brut de naissances. Mariées plus jeunes, les femmes franco-catholiques ont une fertilité plus élevée, un rythme plus rapide de grossesses successives mais la mortalité infantile est élevée. Les pratiques d’allaitement paraissent décisives : les franco-catholiques sèvrent leurs enfants beaucoup plus tôt. La durée plus courte de l’allaitement serait liée au travail des femmes et à l’économie familiale, les nourrissons en subissant les contrecoups. D’autres pratiques culturelles sont signalées, dont les dispositions hygiéniques à la naissance. Le surentassement dans des logements exigus et insalubres ne répondant pas à des normes d’hygiène élémentaires se révèle propagateur de maladies contagieuses. L’âge et la santé de la mère entrent en scène de façon décisive.

Analysant les transitions de vie dans les trois communautés culturelles, Olson et Thornton constatent qu’au cours de la période 1881-1901, des tendances capitales prennent forme. Les enfants urbains sont scolarisés davantage que les enfants ruraux (12 % et 6 % pour la même catégorie d’âge). À cet égard, on observe que, chez les plus de 15 ans, entre un tiers et la moitié de la population est constituée de in-migrants, c’est-à-dire de ruraux transplantés en ville, ce qui a des effets sur la scolarité. La ville offre donc de plus grandes occasions de scolarisation pour ce groupe d’âge. Les filles franco-catholiques de 1901 arrêtent l’école plus tôt que les autres filles, elles entrent sur le marché du travail plus jeunes et se marient plus rapidement.

Olson et Thornton insistent sur la répartition ethnique de la force de travail, soulignant que Montréal accapare désormais la moitié des emplois manufacturiers au Québec. Les employeurs favorisent cette division afin de mieux jouer les uns contre les autres et construire une ethclass structure. Cette répartition ethnique de la force de travail se double d’une ségrégation ethnique de l’espace urbain : chacun vit parmi les siens.

Ces dernières remarques sont l’objet d’une constatation, sans que l’analyse aille plus loin. Il en va de même pour le récit des habitants. Ceci étant dit, je veux redire tout le bien que je pense de cet ouvrage qui est, au sens strict, magistral.