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L’étude de la démocratie et de l’utopie proposée en ces pages est portée par un sens intuitif qui ne se satisfait ni de l’association entre démocratie, État de droit et gestion technocratique du social ; ni de la réunion entre utopie et totalitarisme. Suivant un modèle d’enfermement et de limitation des possibles, l’horizon de sens dicté par la rencontre et la co-construction des oligarchies d’État et financière – rencontre qui est sortie renforcée de la crise économique de 2008 – tend à redéfinir l’espace politique : ce que l’on comprend par démocratie semble être mis en jeu par la dénonciation des mouvements populaires et de leurs excès ainsi que par l’élévation concomitante de la voie électorale comme unique porteuse de légitimité démocratique. Se dessine alors un rétrécissement de la portée de ce qui est compris comme relevant de la démocratie, rétrécissement qui trouve son corollaire dans le congédiement de l’utopie et de la capacité de la pensée à transcender les limites de la société en s’ouvrant à l’irruption possible d’un « tout autre social » (Abensour, 2010 : 8). Au mieux, l’utopie ne serait qu’une fantasmagorie de rêveurs prisonniers de leur imaginaire et de leur désir de justice ; au pire, elle serait tatouée de la marque du totalitarisme, comme si le référent utopique à une autre société ne pouvait être qu’un premier pas vers Auschwitz ou les goulags. Cet article propose une réévaluation de la compréhension contemporaine de la démocratie et de l’utopie. En explorant l’oeuvre de Miguel Abensour, je travaillerai à repérer et à questionner la notion spécifique du politique qu’il développe par l’articulation de ces deux concepts pivots en mettant l’accent sur leur construction réciproque en ce qui a trait à leur rapport au temps et à l’espace. Pour Abensour, la démocratie est comprise comme la réduction de l’État à son statut de moment particulier du dêmos au moyen de l’irruption de ce dernier sous le mode de la conquête non définitive d’un espace libre de toute domination. L’utopie est, quant à elle, comprise comme une négation du présent, à titre d’« écart absolu » pointant vers un « tout autre social », qui opère à la fois une rédemption du passé et une projection vers un avenir qui n’est pas destiné à être complètement atteint. Il existerait donc, chez Abensour, une « co-originalité » de la démocratie et de l’utopie posant le lien indissoluble qui unit socialité (vivre-ensemble) et politicité (vivre-bien) (Cervera-Marzal, 2013 : 130).

Dans cet article, je propose donc d’opérer une rencontre visant à expliciter cette co-originalité du principe démocratique (réduction) et du principe utopique (écart absolu) chez Abensour afin de soutenir cette idée à la fois simple et complexe : soit que l’esprit utopique serait en quelque sorte la condition de possibilité de la démocratie insurgeante. Ainsi, j’analyserai le couple utopie/démocratie comme mode de suspension de la domination, mais surtout comme matrice symbolique qui dynamise le rapport instituant/institué. La lecture proposée de l’utopie et de la démocratie peut donc être schématisée ainsi : offrir une conceptualisation du dêmos, soit la partie active du peuple, qui s’institue comme sujet politique par son opposition à l’État et qui trouve, dans l’utopie, l’éclosion toujours renouvelée d’un foyer de significations (hors du champ de la domination) qui donne force et cohérence à ses actions.

Politique et horizon démocratique

Par-delà une conception de la démocratie comprise comme modération et comme mode particulier de l’exercice du pouvoir de l’État, il est intéressant de suivre les intuitions développées par Abensour afin de comprendre la démocratie comme la lutte – toujours à faire et à refaire – pour l’égalité, lutte qui s’insère dans un double mouvement de refus et de résistance. Afin de s’engager dans cette voie qui sera ensuite enrichie par la mobilisation du principe utopique, je concentrerai mon analyse sur quatre éléments clés se trouvant dans un ouvrage d’Abensour, La démocratie contre l’État (2004), soit l’étude de la spécificité de la temporalité démocratique, du dêmos comme sujet intégrateur, de la sur-signification démocratique de l’État et du principe de réduction. Tout comme pour l’étude de l’utopie qui suivra, on trouvera dans la théorisation de la révolution démocratique effectuée par Abensour une critique des « penseurs du consensus [et] de la modération démocratiques » au profit d’une pensée de « l’agitation conflictuelle » (Breaugh, 2003 : 64) pointant sur ce qui ne peut être durablement comprimé au sein des institutions de l’État de droit.

Démocratie et temporalité

La société démocratique, suivant Abensour, est une société qui possède son propre mode d’écoulement du temps. La représentation du temps démocratique n’est ni le paisible et long écoulement d’une permanence de la domination, ni la réalisation progressive du devenir, annoncé et anticipé, de la réconciliation. Plus précisément, le mode temporel de la démocratie, qui défie toute aliénation envers l’institution, s’ordonne au coeur de l’impermanence et du non institué. Il permet que se renouvelle constamment le conflit qui voit s’opposer, le plus souvent sous la surface, l’État – qui vise à s’installer durablement comme incarnation de la volonté générale – et le principe qui génère son institutionnalisation, le dêmos – qui, lui, est travaillé par la conscience de son propre inachèvement. En un mot, ce mode temporel s’articule dans la césure qu’instaure l’action démocratique : « À l’écart de tout état de grâce, la césure travaille à se maintenir dans l’ouverture à l’action ou à l’agir du peuple. La temporalité d’une telle démocratie ne serait pas tant celle de la présence, de la coïncidence de soi à soi que de la discordance, répétée, entretenue même » (Abensour, 2004 : 12). Ce temps de la démocratie fait voir l’écart qui existe entre elle et l’État. Loin de la doxa « des partisans de la démocratie pour lesquels démocratie et État vont ensemble comme les doigts de la main » (ibid. : 24), la temporalité démocratique fait voir le conflit, la tension et la contradiction qui existent entre ces deux termes.

Le rapport au temps qu’instaure la démocratie est particulier en ce sens qu’il « met entre parenthèses », pour un temps, l’écoulement normal de l’ordre de la domination et rend visible l’être du dêmos. C’est sous le mode de l’irruption, de l’arrivée soudaine et inattendue que le temps démocratique permet « de concevoir une communauté politique à l’écart de la domination et d’ouvrir un accès à une temporalité pratique » (ibid. : 35). Temporalité pratique réfère ici à l’ouverture, dans l’écoulement du temps, « à l’idée d’un agir humain qui, se déployant dans le temps, travaille dans son effectivité même à séparer l’ordre politique de l’ordre naturel » (ibid. : 36). La démocratie est irruption discordante puisqu’elle met en scène, en même temps qu’elle se met en scène, un principe actif de rupture vis-à-vis de la communauté politique où elle prend pied. Cette rupture, loin de se limiter à n’être que pure négativité, est portée par un ferme désir de désaliénation, soit une situation dans laquelle le lien de dépendance entre l’objet institué et le sujet instituant n’est pas dissimulé. Le temps démocratique est alors manifestation de la volonté de créer un ordre « soumis à la contingence [et] de ce fait exposé à la finitude temporelle, à l’épreuve du temps » (ibid. : 36). Si la démocratie s’abreuve à même la lutte de la puissance instituante contre l’autonomisation de l’institution, elle est elle-même dirigée par le désir de fondation nouvelle et de dépassement d’un ordre jugé imparfait.

Abensour travaille à dégager cette spécificité du temps démocratique afin de produire un recentrage du domaine politique sur lui-même. La nature du projet démocratique, de la démocratie qui fait irruption contre l’État, est d’instaurer

une forme étrange d’expérience qui institue politiquement le social et qui simultanément se dresse contre l’État, comme si dans cette opposition, dans cette insurrection et dans son effervescence, il s’agissait pour la démocratie, non pas d’atteindre la fin de la politique – sa disparition – mais d’ouvrir de la façon la plus féconde une brèche qui permette une invention de la politique toujours renouvelée, au-delà de l’État, voire contre lui

ibid. : 154-155

La temporalité démocratique participe alors à ce recentrage du politique sur lui-même puisqu’elle permet l’ouverture de brèches dans l’espace-temps pour penser, vivre et agir politiquement hors de la domination d’un ordre étatique donné. Ces brèches ouvrent des espaces qui permettent aux individus de s’insérer dans la vie politique de laquelle ils sont normalement exclus par la prise en charge, non pas de la vie politique elle-même, mais de son arraisonnement par la technocratie d’État. Si le principe d’irruption rend visible l’écart existant entre la société, le politique et l’État, le principe d’ouverture permet d’instituer un autre type d’écart, « entre le vivre et le bien-vivre », qui se manifeste par le travail critique consistant « à faire avouer à chaque forme particulière de la réalité existante […] la réalité effective vers laquelle elle tend » (ibid. : 71). La brèche, ce bref instant d’ouverture, constitue une forme de projection vers l’avant qui travaille le présent et les formes instituées : « Entendons que cet arrêt […] est utopie au sens d’un surgissement du Nouveau, davantage même, de l’advenue d’une altérité radicale » (Abensour, 2000 : 152). L’arrêt, au sens prêté par Abensour à Walter Benjamin, est évasion utopique qui creuse « tout à coup la possibilité d’un autre lieu » (ibid. : 152). L’ouverture est donc comprise au présent comme une disposition favorable de la scène politique à ses possibilités implicites, disons donc qu’elle est utopique en ce qu’elle parvient, en opposition à la logique de programme, à révéler les possibilités écartées, soit « des potentialités, permises dans le contexte, mais non concrétisées » (Cervera-Marzal, 2013 : 213).

La démocratie, par la temporalité qui lui est propre, révèle le caractère symbolique de l’ordre politique. L’État n’est qu’une des formes du politique : « Si l’État est une forme possible de communauté politique, il n’en est pas la forme nécessaire. C’est reconnaître qu’il a existé, qu’il existe, qu’il peut exister des communautés politiques autres que l’État, c’est-à-dire qui ne trouvent pas leur accomplissement, leur perfection dans l’État. » (Abensour, 2004 : 16) Les formes du politique sont ramenées au statut de moments particuliers de la vie du dêmos et sont régies « par le principe de l’auto-fondation continuée ». Selon ce principe, la démocratie n’est pas à penser « comme accomplissement définitif, mais comme une unité se faisant et se refaisant en permanence contre le surgissement toujours menaçant de l’hétéronomie » (ibid. : 109). En somme, la démocratie instaure un temps du conflit toujours à faire et à refaire et se dressant contre toute apparition de formes politiques figées. Il y a donc un « double front » caractéristique de la démocratie, qui prend place en épousant les contours de sa propre émergence et qui s’insère toujours dans un rapport conflictuel complexe, soit « contre l’État d’Ancien Régime mais aussi contre celui qui est in statu nascendi dans le cours même de la révolution » (ibid. : 151). Le temps démocratique, suivant Abensour, peut donc être compris comme le temps qui intègre consciemment à son mode d’existence les contradictions caractéristiques de la dialectique de l’émancipation, soit la possibilité que des mouvements émancipatoires et révolutionnaires virent en leur contraire et ainsi instituent de nouvelles formes de domination[2]. Ce temps démocratique serait en quelque sorte ce « lieu de décharges d’énergies pulsionnelles tendues entre deux pôles diamétralement opposés, qui vont de l’enthousiasme à l’effroi » (Labelle, 2010 : 211). Abensour, comme le remarque à juste titre Gilles Labelle, complexifie la relation existante entre ces deux pôles qui, d’une certaine manière, forme un point d’ancrage de la tension entre Ancien / Nouveau Régime et le moment furtif – mais fondateur – de la césure démocratique. La révolution, moment exemplaire du temps démocratique, est alors comprise comme « l’occasion de l’émergence d’un sujet divisé voire déchiré entre des passions qui s’opposent violemment entre elles et qui le font ainsi passer d’un pôle passionnel à l’autre à un rythme prodigieux » (ibid. : 211-212). L’irruption du dêmos, comme moment de l’institution d’un sujet divisé, renvoie alors, comme il sera développé plus loin, à cette institution d’un non-lieu que permet l’utopie et révèle l’écart abyssal existant entre la société et les principes implicites qui la sous-tendent.

Dêmos et intégration

La démocratie, ainsi comprise comme irruption du dêmos et ouverture d’un espace de contestation de l’ordre établi, intervient au sein d’une lutte inlassable opposant un État d’Ancien Régime et un nouvel État en construction « qui tend à porter au pouvoir de nouveaux grands désireux de dominer à leur tour le peuple » (Abensour, 2004 : 11). Le « temps » de la démocratie force donc à s’interroger sur un lieu qui lui serait caractéristique, soit un « lieu qui défie toute installation, le lieu même de la césure entre deux formes étatiques, l’une passée, l’autre à venir » (ibid. : 11). À la source de la démocratie, temps et espace sont donc étroitement liés l’un à l’autre. Temps de l’irruption, de la rupture et du travail du peuple sur les formes de sa propre objectivation et espace de la brèche, de la césure et de l’entre-deux. Le lieu de la démocratie se situe à la frontière de l’institué et de l’instituant, ce qui lui donne, en quelque sorte, la forme utopique du non-lieu. Toutefois, la démocratie ne se réalise pas d’elle-même et son temps ne se déploie pas machinalement dans l’espace. Abensour, en suivant le mouvement d’éloignement critique du jeune Karl Marx envers Hegel, cherche à définir le sujet qui travaille la démocratie, le sujet qui permet à Marx de « penser l’essence du politique […] au regard du sujet réel qu’est le dêmos, et non plus, comme le fait Hegel, au regard du déploiement de l’Idée comme sujet » (ibid. : 84-85). Marx tourne son regard sur la société elle-même pour y trouver le sujet actif de la démocratie, le dêmos.

Il importe de retracer ici le chemin parcouru – et qu’emprunte Abensour – par Marx en 1842-1843 afin de définir ce qu’est le dêmos. D’abord, comme jeune hégélien, Marx pense l’État comme « être infini », c’est-à-dire comme le lieu de la réconciliation qui fait la somme de toutes les réalités, « lieu enfin susceptible de penser et de résoudre la question qui ne cesse de hanter l’histoire, la venue à soi d’un sujet universel, pleinement transparent à lui-même et instituant dans la coïncidence à soi l’ère de la réconciliation terrestre » (ibid. : 51). Dans cette optique, l’action de l’État n’est pas réductible à un assemblage empirique de réponses opérationnelles, mais représente l’organisation d’un pôle de sens qui ordonne la totalité du social et que Marx nomme l’« intelligence politique ». Ce ne serait qu’à travers cette intelligence qu’un « fait de l’expérience sensible [pourrait] acquérir un sens » (ibid. : 56), puisque c’est elle qui définirait « le pôle autour duquel doivent tourner les objets que rencontrent le législateur, l’horizon de sens à partir duquel il convient de les comprendre et de leur donner forme » (ibid. : 57-58). Marx pense alors l’État comme lieu du retour à soi de l’Esprit, comme lieu de réalisation complète du sujet de l’histoire. L’État est ainsi habité d’une dignité qui lui est propre, soit la capacité d’effectuer une coupure entre la somme des intérêts privés et l’organisation consciente de la communauté politique. Au contact de l’État, lorsque l’intérêt privé se révèle et s’exprime dans l’État, il subit une transformation, véritable transsubstantiation de son être qui l’élève vers la conscience de la totalité.

En 1843, Marx approfondit sa critique et vise maintenant à désacraliser l’État. En substituant l’horizontalité à la verticalité, il se met alors à la recherche de la vraie démocratie à travers la découverte d’un double foyer d’imperfection de l’État, « à savoir les réminiscences de l’Ancien Régime qui le font fonctionner en dessous de lui-même [et] les signes d’une division sociale inguérissable au sein des structures existantes » (ibid. : 69). On voit ici le fondement du renversement de la critique marxienne de l’État. L’État compris comme totalité organique, intégrateur de l’être du social et agent qui produit la venue à soi de l’Esprit, n’existerait que dans l’abstrait. L’État concret est celui de la domination d’une fraction de la société – la bourgeoisie – qui, en amont et en aval de l’État, établit le règne de l’intérêt particulier (réminiscences de l’Ancien Régime et signe de la division sociale). Comme le relève à juste titre Kostas Papaioannou, c’est à cette époque que, chez Marx, « la critique du ciel s’est muée en critique de la terre » (2007 : 24), manière de dire que Marx s’oriente désormais vers une critique du politique et de l’État et entame ses recherches afin de poser les jalons d’une émancipation véritable.

Par ce parcours, Abensour nous fait suivre le chemin emprunté par Marx et qui amène ce dernier à trouver que « le point de gravité de l’État réside hors de lui-même » (2004 : 79). Rompant avec Hegel qui voit dans l’État un phénomène qui surplombe la société et qui incarne la rationalité de l’esprit historique, Marx fait plutôt de l’État une émanation du social, un produit et un reflet de la société qui le met au monde :

Contrairement à Hegel, pour qui l’État s’autodifférencie dans les déterminations de la société civile et de la famille, Marx, invoquant les circonstances, l’arbitraire où s’effectuent les médiations, pratique le renversement : l’État n’est pas le sujet qui se pose lui-même et se phénoménalise dans la société civile et la famille. Substituant au schéma inversé et mystificateur de Hegel les rapports réels, selon le mouvement caractéristique du renversement critique soucieux de répondre à la question de l’origine, Marx écrit les formules bien connues qui placent l’État dans la dépendance des sphères d’où il émerge.

Ibid. : 79

Ainsi, Marx cherche à briser le mode de pensée bureaucratique d’Hegel en orientant « son regard vers l’autonomie des sphères matérielles et spirituelles et l’invite à faire se rejoindre une volonté d’émancipation réelle et une pensée nouvelle de l’histoire, sous le signe de la démocratie » (ibid. : 82). Il s’agit là d’un renversement de l’axe vertical hégélien qui comprend la société comme une détermination de l’Idée. Pour Marx, « l’autonomie des sphères matérielles et spirituelles » par rapport à l’État ouvre au développement d’une perspective pleinement politique qui l’amène à reconnaître un sujet indépendant de l’État et créateur de sens : le dêmos. Si l’axe vertical est effectivement renversé – du peuple concret à l’État et non l’inverse –, notons que le dêmos est par ailleurs compris comme un foyer de sens porteur de rapports sociaux organisés sur un plan essentiellement horizontal. C’est en ce sens que le renversement qu’opère Marx est, pour Abensour, caractéristique de la mise en place d’une théorie de l’émancipation réelle et d’une pensée de l’histoire articulée sous le signe de la démocratie. Le point de départ de la découverte du dêmos chez Marx, soit la découverte d’un point de gravité extérieur à l’État, se situe dans l’identification de la société civile comme pôle actif de la démocratie.

Le mouvement de réorientation chez Marx s’achève alors. Le sujet intégrateur, autoporté, n’est plus l’État, mais le dêmos, c’est-à-dire le sujet dont il faut désormais travailler à déduire le mode d’objectivation qui est le sien. Le dêmos qui s’objective représente alors « l’adéquation parfaite entre la démocratie comme auto-détermination du peuple et le principe philosophique qui lui est propre, puisque, avec le dêmos, vient à l’existence et dans sa vérité le sujet réel, la racine de l’histoire dans la modernité » (Abensour, 2004 : 84). Or, cette « adéquation parfaite » du dêmos ne trouve pas à s’incarner en dehors de lui-même, dans sa plénitude ; elle constitue plutôt « le foyer de sens de l’État moderne, ce qui sous forme d’horizon implicite donne sens à l’État politique (et du même coup le relativise), se révèle être la vie plurielle, massive, polymorphe du dêmos » (ibid. : 84). La démocratie, comme horizon de sens, est autocentrée et se fonde sur son propre sujet, sa propre énergie, pour ordonner son déploiement dans le monde et soumettre l’État à ses visées. Ce sujet démocratique, le dêmos, est le mouvement instituant qui se nourrit à la fois de la division du social et de la rencontre d’autrui. Utopie et démocratie sont donc liées en ce que l’utopie, le « tout autre social », est à la fois rendu possible par la division du social (si un tout autre peut exister c’est bien parce que le tout est divisé et porte en lui une pluralité d’expériences et de possibilités !) au même titre qu’elle pousse à l’existence cette division (en permettant à l’autre rabaissé et masqué par l’ordre de s’incarner dans un univers symbolique).

La sur-signification

Par l’étude du jeune Marx, Abensour oeuvre à mettre en lumière une caractéristique spécifique à la démocratie, soit que se trouvent en elle les visées implicites du politique. L’État, comme institution par excellence du politique dans la modernité, se doit de reporter son origine, son fondement sur l’horizontalité de la vie active du dêmos. L’État est donc défini hors de lui-même à titre d’objectivation limitée et imparfaite de la volonté infinie, débordante, du peuple. Cette mise en dépendance de l’État par rapport au dêmos révèle que, à titre d’objectivation politique, l’État doit s’appuyer sur un horizon égalitaire qui le mène hors de lui-même :

C’est dans cette recherche du sujet réel qu’apparaît la vraie démocratie en tant que forme d’objectivation politique, de communauté politique qui va de pair avec la disparition de l’État politique, pris comme forme organisatrice. N’est-ce pas précisément pour échapper au déplacement hégélien que Marx envisage la société civile-bourgeoise, non dans sa matérialité, ni dans sa facticité, mais dans son mouvement hors de soi, dans ce qu’il appelle son extase, comme si dans ce mouvement émergeait, sous forme de la vraie démocratie, la communauté politique dont la société civile est porteuse, à condition, grâce à l’action politique, de sortir de soi.

Abensour, 2004 : 18

Cette extase, ce mouvement hors de soi que porte en elle la démocratie, qu’elle met en branle et qui mène inlassablement au conflit avec les formes politiques instituées constitue certainement la principale source de la haine contemporaine des élites envers la démocratie. L’extase est en fait un principe d’incomplétude qui pousse toujours vers de nouveaux dépassements, qui fait que la démocratie n’est pas la mise en scène d’un excès comme le laisse penser la critique des élites, mais bien d’un « reste » toujours excédant, insaisissable et irréductible ; un reste qui déborde et qui, par ce débordement, oblige la redéfinition de frontières institutionnelles pensées a priori comme fixes par les tenants de l’ordre établi.

Poser l’existence de quelque chose comme l’État démocratique est alors un non-sens, relève d’une confusion. L’État n’est pas démocratique, il existe à titre d’objectivation du dêmos, d’objet dont « l’horizon qui le constitue [est] en proie à une sur-signification, comme s’il était hanté par un horizon insoupçonné se situant au-delà de l’État » (ibid. : 73). Cette sur-signification implique un incessant mouvement de dépassement extatique qui travaille l’État, ce dernier « étant traversé par un principe implicite de nature à le faire sortir de ses limites, à le porter au-delà de ses propres limites » (ibid. : 73). Ce principe implicite structure doublement le sens et la portée de l’État : en amont d’abord, puisque la vie de l’État s’appuie sur une vivacité qui lui est extérieure, en aval ensuite, parce que cette vie est traversée par une signification qui rappelle inlassablement la promesse d’égalité que porte la modernité. Le concept de sur-signification aide à comprendre et à repérer le fond de vérité qui excède l’État, qui fait que chaque « État est gros d’un surplus qui le dépasse » (Cervera-Marzal, 2013 : 48), qui ne trouve jamais à s’incarner complètement en lui, mais qui est présent et le pousse toujours vers la réalisation – jamais entièrement accomplie – de l’égalité. Abensour trouve chez Marx une critique radicale de la politique conçue comme strict exercice de la domination, ce qui permet à Abensour d’assigner à cette critique la « tâche de jouer de la tension interne à l’État, de mettre en oeuvre cet excès de l’État sur lui-même ou encore d’épouser au plus près la trajectoire de ce mouvement de sur-signification, d’illumination qui traverse l’État politique en s’orientant vers le telos que poursuit volens nolens l’État : le plein épanouissement du principe politique » (2004 : 74). S’active ici un approfondissement du moment machiavélien – au sens du moment de la rencontre contradictoire entre la recherche infinie du plein épanouissement du politique et du caractère fini de l’objectivation sensée lui donner corps – recherché par Abensour chez Marx, puisque c’est spécifiquement au sein du politique que sont identifiés « les horizons implicites de la raison moderne » (ibid. : 75). Cette recherche porte en elle des effets émancipateurs en ce qu’elle ne cherche pas la liquidation du politique, mais plutôt à voir, au coeur du politique, quelles sont les exigences déjà présentes qui permettent de « nommer les figures de l’émancipation universellement humaine » (ibid. : 75).

La sur-signification est donc un horizon tourné résolument vers l’émancipation en ce qu’elle reconnaît « que l’État de par le rapport qu’il entretient à l’implicite porte en lui les horizons méta-éthiques de ses implications » (ibid. : 73), ce qui implique l’institué – l’État – et l’instituant – le peuple – et où se tisse un lien dialectique entre ces deux pôles. Qui plus est, cette sur-signification est démocratique car son rapport à l’implicite est habité par l’imaginaire égalitaire de la modernité, cet imaginaire qui voit en la « forme démocratique [le] couronnement de l’histoire moderne en tant qu’histoire de la liberté » (ibid. : 91). Cette histoire n’est en rien désincarnée ou limitée à une identification de la liberté à une série de droits abstraits, mais s’inscrit concrètement dans le sillage du conflit entre le peuple et les grands autour de la question de l’égalité. L’approfondissement du moment machiavélien repéré par Abensour chez le jeune Marx se trouve précisément dans cette rencontre de l’imaginaire égalitaire moderne et du mouvement pour la liberté que cet imaginaire participe à mettre en branle. L’histoire de la liberté est une histoire de luttes ayant comme toile de fond l’implicite démocratique. C’est alors ce fond référentiel qui donne sens aux différentes formes politiques modernes – de la république à la monarchie constitutionnelle –, véritable « telos vers lequel tend l’ensemble des formes politiques modernes » (ibid. : 91). Abensour considère alors que la démocratie est seule à pouvoir s’auto-connaître, à pouvoir s’auto-comprendre. Dans l’horizon de sens de la modernité, même le référent monarchique doit chercher son fondement hors de lui-même, tant pour rendre son existence compréhensible que pour se donner une assise de légitimité. La démocratie, en raison même de son incomplétude, de son incapacité à se satisfaire de son objectivation étatique, trouve en elle-même le fondement de son existence et le fond explicatif de son actualisation dans le monde :

Donc, si comprendre la monarchie exige un décentrement puisque seule la logique de la démocratie donne la clef de la monarchie, en revanche la démocratie peut s’auto-connaître, recentrée sur elle-même à son propre niveau, puisqu’elle ne relève d’aucune forme supérieure, le sujet réel, le dêmos, s’y instituant dans un plein rapport à soi.

Ibid. : 91-92

Le concept de sur-signification oeuvre à expliciter un paradoxe : la démocratie, qui ne devient jamais État, est tout de même le pôle de sens qui, dans la modernité, traverse et ordonne l’État. Plus encore, la sur-signification met en lumière un conflit insurmontable entre démocratie d’une part et État de l’autre :

Tel le désordre qui n’est pas voué à être un ordre autre, la démocratie a un sens irréductible en tant que refus de la synthèse, refus de l’ordre, en tant qu’invention dans le temps du rapport politique qui déborde et dépasse l’État. Car si la démocratie peut s’opposer à l’État, c’est que le politique ne cesse de s’affronter à lui, c’est qu’il y a un conflit insurmontable entre le politique et l’étatique.

Ibid. : 158

Vie démocratique et vie politique se mêlent l’une à l’autre, s’alimentent mutuellement et se construisent dans une commune opposition à l’ordre étatique, à cet ordre établi qui pèse de sa lourdeur unificatrice sur le corps multiforme du peuple.

Le principe de réduction

La sur-signification qui pousse l’État par-delà ses limites, opérationnalise son actualisation, son action sur l’État, au moyen de ce qu’Abensour nomme le principe de réduction, soit « le blocage de l’objectivation politique tel que cette dernière ne vire pas malgré elle en aliénation » (2004 : 8). La réduction, inspirée d’une « dialectique de l’arrêt » qu’Abensour (2000 : 151) emprunte à Benjamin et à la phénoménologie afin de surmonter en partie les écueils du virement en son contraire de l’émancipation, est objectivation qui se sait simple moment et qui, par la désignation de limites au politique, appelle déjà à son auto-dépassement. Pour suivre l’intuition d’Abensour, il faut alors comprendre la réduction comme prise de conscience du caractère autodéterminé du politique : au moyen de la réduction, les membres d’une communauté politique prennent conscience, en l’exerçant, de leur pouvoir instituant, de ce que « la loi est l’existence de l’homme » (Abensour, 2004 : 97)[3], mais également de ce que cette existence se rapporte et est déterminée par l’action du dêmos comme totalité et non comme simple sommation de consciences individuelles. La réduction porte en elle un effet libérateur puisqu’elle incarne au mieux un mode d’activité qui donne naissance à un ordre institutionnel sans pour autant se laisser enfermer dans un ensemble interprétatif à visée dogmatique. Encore ici, Abensour offre une lecture de l’action politique du dêmos, du sujet trouvant à exister au moment de l’activité donnant naissance, qui porte en elle l’émancipation comme visée implicite et qui, pour reprendre les mots employés par Gilles Labelle, est « l’occasion du surgissement d’une exceptionnelle fécondité de l’instituant » (2010 : 225).

La réduction, comme processus de dévoilement de « l’activité qui donne naissance » à toute objectivation politique et constitutionnelle, se révèle toujours dans son statut de moment particulier du dêmos. Une objectivation politique et constitutionnelle n’est ni une forme politique transcendante ni une loi fondamentale au sens où elle serait destinée à traverser les âges sans connaître une quelconque altération ; elle est forme transcendante et loi fondamentale parce qu’elle est l’incarnation – toujours déjà périmée – de la volonté de l’être du dêmos. La réduction est alors acte d’émancipation en ce qu’elle empêche « que l’objectivation constitutionnelle ne dégénère en aliénation politique » et parce qu’elle est « une détermination de ses limites en tant que moment » (Abensour, 2004 : 101). Plus fondamentalement, la réduction est un acte d’émancipation puisqu’elle évite toute forme de confusion entre, d’une part, l’objectivation constitutionnelle et, d’autre part, le sujet qui s’objective. C’est en cet écart que résiderait la tension dialectique constitutive du politique qui comprend que toute constitution est à la fois 1) création qui suppose « une pleine adhésion de soi à soi, entre le foyer de puissance, le fondement (le peuple réel) et son oeuvre » (ibid. : 104) ; tout en étant 2) une création continuée qui se resoumet à la puissance de son origine ; et 3) une création décalée qui oblige le peuple à faire retour, à se remettre en jeu dans un constant travail sur son oeuvre.

Le caractère continué de la réduction se veut également une mesure de protection contre l’apparition de l’hétéronomie, soit contre toute forme politique extérieure au peuple ayant la prétention de s’installer durablement en lieu et place de son objectivation : « Aussi, la vraie démocratie, régie par le principe de l’auto-fondation continuée, n’est-elle pas pensée comme accomplissement définitif, mais comme une unité se faisant et se refaisant en permanence contre le surgissement toujours menaçant de l’hétéronomie. » (Ibid. : 109) Plus spécifiquement, la réduction, comme rupture toujours possible, en même temps qu’elle bloque « la transfiguration du moment politique en forme organisatrice qui prendrait alors la figure d’un universel abstrait » (ibid. : 112), rend possible le mouvement continué de l’action instituante du dêmos. Par la réduction, le dêmos accède à la conscience de sa propre totalité en libérant « la sur-signification qui hante l’État au point de permettre un passage au-delà de l’État politique sous la forme d’une institution démocratique de la société telle que le dêmos puisse se manifester et se reconnaître en tant que dêmos dans la totalité des sphères, tout en respectant la spécificité de chacune » (ibid. : 114). Au coeur du principe de réduction, on le voit, réside une idée forte de l’unité. Toutefois, cette unité ne se laisse pas saisir suivant « le modèle de la raison unifiante » (ibid. : 115), mais plutôt sous sa forme d’unité d’un moment qui est lui-même réduit, assigné à n’être qu’un moment particulier, passager, d’une chaîne constante de bouleversements instituants. Ce moment particulier opère alors la remise à sa juste place de l’État qui « se pose à côté du contenu non politique [qui,] en tant que contenu particulier dans la coexistence avec les autres contenus particuliers de l’existence du peuple, […] s’en distingue dans son irréductible identité » (ibid. : 116).

Pour finir cette section sur la notion de démocratie, il convient d’insister sur le fait que, pour Abensour, la réduction est l’acte qui marque la relativisation de l’État par l’autonomie du dêmos. L’État, la sphère constitutionnelle, est le lieu qui « se déploie comme l’élément où s’effectue l’épiphanie du peuple, là où le peuple s’objective en tant qu’être générique, en tant qu’être universel, être libre et non limité, là où le peuple s’apparaît à lui-même comme être absolu, un être divin » (ibid. : 119). Le retournement est alors complet. Le peuple, à titre d’être générique universel, devient l’unique sujet de l’histoire apte à convertir « la cérémonie du politique en vie générique » (ibid. : 120). Le côté tragique de cette visée se révèle du même souffle, le peuple ne trouvant toujours, face à lui, qu’une objectivation partielle le laissant « seul » avec la conscience de son propre inachèvement. Le travail effectué par Abensour sur les désordres démocratiques, qui donne de nouveaux objets à investir à la philosophie politique (Cervera-Marzal, 2013 : 21), se relie directement à son exploration de l’utopie : il s’agit chaque fois d’explorer des objets qui placent le politique en relation avec des infinis le dépassant. En un sens, l’utopie et la démocratie se rapportent chacune à leur manière à la découverte d’un matériau nouveau apte à saisir et à intégrer, aux préoccupations de la philosophie politique, les expériences humaines irréductibles à la domination.

Ouverture utopique

La démocratie, chez Abensour, est donc un mode particulier du politique qui s’actualise sous la forme de l’irruption du dêmos sur la scène politique et de l’ouverture d’un temps et d’un espace où s’opère la réduction de l’État à son statut d’objectivation momentanée du peuple. Une telle pensée de la démocratie ne se satisfait pas du cadre formel qu’offre l’État de droit afin de se représenter la richesse et l’étendue du politique[4]. Afin d’approfondir la présente étude, il est pertinent de faire se rencontrer les notions abensouriennes de démocratie et d’utopie pour mieux cerner l’originalité d’une thèse critique de l’État, qui dépasse de beaucoup un anti-étatisme primaire propre à certains courants libertaires. La question de base de cette mise en relation peut se poser simplement ainsi : l’utopie est-elle le mode de pensée, un état d’esprit, qui rend possible la démocratie contre l’État ? À la suite d’Abensour, je propose une piste de réponse qui certes met en relation ces concepts, mais qui, du même souffle, propose de faire quelques pas supplémentaires en tâchant de développer une interprétation qui comprend l’esprit utopique – l’ouverture au tout autre social et la quête insatiable de justice – comme condition de possibilité de l’irruption démocratique. L’exploration de ce questionnement du principe utopique suivra trois différents axes : l’étude du concept d’écart absolu, l’analyse de la spécificité du mode dialectique qu’introduit l’utopie et, finalement, l’association de l’utopie à une forme de pensée qui se met à l’écart de toute domination. L’étude de l’utopie entamée en refusant le « point de vue purement historique voire muséologique » (Labelle, 2011 : p. 3) pose une urgence pour la pensée : urgence de penser le contenu spécifique des autres mondes de la modernité, mais aussi urgence de penser, en supplément d’une revalorisation de la conflictualité du dêmos comme acteur instituant, l’utopie comme cadre métapolitique qui donne à la démocratie insurgeante chère à Abensour une interprétation ne la réduisant pas à n’être que pur désordre passager.

Le concept d’écart absolu et la négation du présent

La démocratie est donc, pour Abensour, principe d’ouverture ou, plus précisément, principe qui s’insère dans toute ouverture afin de provoquer le blocage de l’hétéronomie. Pour ce faire, la démocratie doit s’abreuver à même une conception du juste que rend accessible l’esprit utopique. Cet esprit permet l’ouverture où s’insère le dêmos à condition de ne pas être compris dans son sens le plus limitatif, soit comme une projection prescriptive du monde à construire, mais bien plutôt comme l’oeuvre « d’individus conscients des limites pondérables de leur action et des conditions de leur affranchissement » (Abensour, 2011 : 20). L’utopie, au-delà des voyages fabuleux qu’elle met en scène et des rêves éveillés qu’elle suggère, est d’abord une forme de travail, une prise de conscience du monde, des humains, de leurs limites respectives et de l’action possible sur ces limites. La forme du travail utopique, à l’aide d’une conception du juste, permet de repérer et même de produire des brèches au sein de l’ordre établi. Cet ordre se voit alors soumis, avant même l’acte fondamental de réduction, à un exercice critique qui fonde toute possibilité de contestation. L’utopie met alors en lumière « un point de rupture par rapport à la société existante » (Abensour, 1972, t. 1 : 68) et devient ainsi principe d’écart absolu entre ce qui est donné directement à voir et ce qui est objet d’espoir futur. Il s’agit en fait d’un mode de pensée qui communique une impulsion, un appel à créer un nouveau type de relations humaines, ayant comme base une volonté de bonheur « non dans un sens platement utilitariste, en termes de gains et de pertes, mais en tant que conatus, volonté d’expansion, de libre et joyeux déploiement de l’être, à l’écart du ressentiment et des passions tristes » (ibid. : 142-143). C’est cet appel joyeux au bonheur, dans sa rencontre avec la réalité triste de la domination étatique, des inégalités et de l’exploitation, qui donne à la réduction démocratique son impulsion et sa direction.

La logique d’écart n’est pas un programme, ou du moins ne s’inspire pas du détail des programmes de transformations sociales que propose la pensée utopique des Owen, Fourier, Saint-Simon, Cabet ou Leroux. Les promesses de l’Icarie n’ont pas à être prises au pied de la lettre – bien qu’elles doivent être prises au sérieux. Ce que rend possible l’utopie, et ce qui est particulièrement pertinent pour l’étude de son rapprochement avec la démocratie, ne relève pas non plus d’un simple travail de conscientisation où un parcours vers un autre monde serait révélé. L’utopie éveille et surprend la conscience en la rendant disponible et réceptive envers la possibilité qu’un autre monde puisse traverser la frontière du fantasme et devenir réalité effective :

L’utopie qui choisit la voie de l’affirmation conçoit et pratique la distanciation comme changement de terrain et d’élément. Non plus aider à la prise de conscience, mais plutôt provoquer la surprise de la conscience, sa mutation soudaine, sa métamorphose, engendrer un état de grande disponibilité pour que le voyage vers nowhere puisse s’effectuer.

Ibid. : 84

La « mise entre parenthèses » utopique accorde à l’esprit une liberté nouvelle, celle de se laisser surprendre par un ailleurs et de s’y faire emporter. L’objectif que se donne l’utopie est donc de transporter les esprits vers cet ailleurs, de leur permettre de se laisser aller dans un oubli du monde immédiat qui « laisse le conatus se déprendre des formes où l’histoire l’a enfermé et veut le retenir ; par voie de désertion il peut se déployer dans un espace inconnu » (ibid. : 85). La logique d’écart absolu propre à l’utopie ne s’attarde donc pas tant à conscientiser les inconscients qu’à les réveiller, à rendre leur esprit disponible pour le nouveau et leur coeur disposé à lutter pour la réalisation de ce nouveau. L’utopie occupe donc une fonction de savoir critique, un savoir qui est la condition de base pour la mise à distance de l’ordre établi et pour les explorations et la libération d’autres formes sociales possibles.

En oeuvrant au réveil des consciences par la rencontre conflictuelle d’un tout autre social avec l’ordre établi, l’impulsion utopique rend possible l’exploration d’une « pluralité de nouveaux mondes » (ibid. : 150), soit tous les mondes se situant entre une forme d’objectivation idéale et la contingence de l’objectivation réellement existante. En ce sens, cette impulsion est beaucoup plus forte et féconde comme mode général d’ouverture de l’esprit que l’ensemble des réalisations concrètes des utopistes désireux de faire la démonstration réelle de la possibilité d’un monde meilleur. Sur ce point, l’utopie de William Morris est révélatrice en ce qu’elle vise d’abord « à éveiller, à électrifier les désirs pour qu’ils s’élancent vers leur libération » (ibid. : 299). Cette position d’éveil, apparentée à la position du guetteur de Benjamin, explicite la disposition de l’utopie à occuper un rôle particulier : elle se place dans une situation radicale d’hétérogénéité avec le monde et, ainsi, parvient à activer, sous la forme d’une séparation liante, le dynamisme pluriel du dêmos. Ce travail de l’utopie, bien qu’il soit un travail qui propulse vers l’avant et l’ailleurs, est également toujours un travail sur le présent. L’utopie permet la création d’un écart, d’une distanciation, sur lequel repose toute action du dêmos. Pour agir, le dêmos doit constater l’écart qui le sépare à la fois de la forme politique « actuelle » et d’une forme idéale et c’est par la conscience de cet écart qu’il s’active en vue de la réduction démocratique. Le fait utopique, qui rend possible cette double distanciation et qui, en retour, donne une force motrice au dêmos, repose sur la capacité de la pensée utopique de mettre en branle un « mécanisme de dépaysement qui consiste à faire apparaître historique ce qui est contemporain, contemporain ce qui est historique, familier l’étrange, étrange le plus familier, proche le lointain, lointain ce qui est le plus proche » (ibid. : 80). L’utopie procède donc par distanciation et la vitalité utopique doit être comprise comme la capacité, par l’acte même de son énonciation, à se faire négation de l’ordre présent au nom de l’avenir, de ce qui peut et devrait être. Mais ce regard tourné vers l’avant n’est pas unidirectionnel. La portée du geste utopique, sa radicalité et son effectivité, tiennent en fait tout autant de la projection vers l’avenir que du rappel à soi du passé. J’y reviendrai.

L’ampleur de la tâche, soit de chercher à énoncer la question de la direction de l’humanité sans pour autant en borner d’entrée de jeu le chemin, montre bien la complexité du rôle qui revient à l’utopie : pensée du politique, elle est également oeuvre de création d’un « sens de l’humanité ». À cela s’ajoute un troisième élément qui vient éclairer les deux premiers, soit la fonction proprement prophétique de l’utopie. Les utopistes se font « voyants », ils sont « ceux qui ne se sont pas contentés des figures du passé et des formes du présent, [ce sont] ceux qui ont cherché et entrevu l’avenir et lui ont donné une nouveauté d’une originalité absolue » (Abensour, 2011 : 114). Le style prophétique participe ainsi à montrer la faculté proprement utopique de bloquer le présent en le niant, en le rappelant à l’histoire, tout en se projetant résolument vers l’avant. Pour Abensour, il devient alors possible de reconnaître l’utopiste à l’aide de deux signes : l’écart absolu comme contestation, par la mise en distance, d’un ordre politique historique et la folie de l’avenir qui libère l’énergie créatrice nécessaire à la découverte d’un autre monde.

La fonction prophétique de l’utopie est ce qui lui donne sa résonnance, sa profondeur, sa force indomptable qui trouble l’esprit en repos. L’utopiste prophète est celui qui jette des ponts entre l’ici et le « nulle-part », le maintenant et le plus tard. C’est une oeuvre de liaison, de mise en place des possibilités d’une co-construction nouvelle dont on ne peut présumer du terme. Cette recherche de liaison ne doit pas rendre le propos d’Abensour confus. « Nulle-part » signifie littéralement nulle part, soit le non-lieu. À titre de lieu de l’idéal, il est inatteignable en sa plénitude malgré les ponts que les utopistes parviennent à jeter pour aller vers lui. Le non-lieu est par définition ce lieu où le principe de réalité n’a pas prise, mais qui, par le détour de la prophétie, parvient à retrouver le chemin du monde « réel » pour rendre disponibles de nouveaux modes de l’agir. L’écart absolu des prophètes utopistes consiste dans cette rencontre qui intervient sous le mode du choc, entre ce qui est fixe – l’ordre établi – et ce qui n’est pas appelé à se fixer – l’utopie. La filiation prophétique qu’active l’écart utopique renvoie également à l’écart existant entre la misère, la souffrance, la pauvreté, la tristesse, etc., et la promesse d’une rédemption totale des peines du genre humain. Entre ces deux termes (souffrance et rédemption), le pont utopique permet non pas de combler la distance qui sépare l’un et l’autre, mais de projeter une action sur les formes politiques au nom du juste.

Si d’un côté de l’utopie il y a le principe d’écart, il est important de ne pas oublier que, de l’autre, il y a la folie. Cette folie de l’avenir qui fait douter du présent, qui affaiblit les certitudes et rend disponibles les esprits non pas à la conscientisation, mais à l’autre conscience, la conscience d’un monde à venir qui ne saurait être réduit aux frontières déjà données. C’est cette folie qui pousse les utopistes à aller à la découverte d’une nouvelle société : « L’utopiste serait donc l’anti-philosophe, celui qui parti à la découverte d’une société nouvelle, celui qui possédé de la folie de l’avenir, nie a priori la permanence de l’ordre existant. » (Abensour, 1972, t. 1 : 107) L’utopie comme valeur prophétique est possession de l’esprit, elle est mise en doute et contestation de la permanence de l’ordre. À la manière de Saint-Simon, l’utopiste se laisse posséder par l’avenir :

En communion avec l’humanité, l’utopiste-prophète apporte une nouvelle conscience d’horizon à l’espèce humaine en lui révélant la loi d’organisation du nouveau monde en gestation. XIXe siècle, la prophétie s’énonce ainsi : Il n’y aura plus de règne sur la Terre mais l’Association. Le signe auquel on reconnaît l’authenticité d’un prophète est une véritable folie de l’avenir.

Abensour, 2010 : 126

La dialectique utopique : ambivalence et oscillation

Les concepts d’écart absolu ou de folie de l’avenir mettent en place un rapport ambigu entre le réel et l’irréel en permettant à ce qui n’est pas de peser sur ce qui est. Il y a là structuration d’un espace dialectique original et Abensour s’efforce d’en expliciter les contours. Si l’utopie est impulsion, il est raisonnable de se demander, sans chercher nécessairement à répéter l’exercice à l’infini, quelle est la pulsion, le désir, au fondement de cette impulsion ? Par quelle force le non-lieu parvient-il à se frayer un chemin jusqu’à nous ? Le rêve non seulement d’un autre monde, mais d’un monde meilleur est la source du mouvement mis en branle par l’utopie. Le rêve de justice, d’égalité, de liberté et de fraternité revêt les habits du rêve fondamental, de ce fond qui tend l’énergie utopique et la rend disponible à nos yeux. Le désir utopique parvient à remonter à la surface et à s’actualiser dans le monde au moyen même de cet idéal de justice qui habite les utopistes et qui les fait rêver d’une société égalitaire et bonne où chacun parvient à une jouissance du monde libre de rapports de domination. L’utopie s’associe à ce désir et s’y concrétise, lorsque, à la manière de Pierre Leroux, cette association permet « de resituer l’utopie dans sa terre natale – la lutte pour la justice –, de rappeler que l’émancipation moderne est le berceau des grandes créations utopiques, leur origo fons, là où naît leur impulsion propre, l’orientation à la liberté, à la fraternité » (Abensour, 2011 : 39). Il y a lutte pour la justice dans le lieu même de l’écart entre le juste et l’injuste. C’est au coeur de cette distance, repérée par l’utopie, que l’action politique du dêmos prend place. La dialectique utopique ne s’activerait donc pas selon le schéma classique – thèse, antithèse, synthèse –, mais « en répondant à la logique de l’écart » (Abensour, 1972, t. 1 : 9).

La forme utopique, dans ce qu’elle tire de son fond prophétique, poursuit et se comprend suivant l’expression d’un sentiment religieux qui ne se laisse pas prendre au filet de la parfaite adéquation religieuse. Elle garde toujours présente à elle la distance qui la sépare de toute forme politique fixe et rend possible l’opérationnalisation d’un constant travail sur l’institué. Appliquant à elle-même la dynamique de la séparation liante, l’utopie parvient ainsi à se tenir loin de toute mythologisation figée, elle est plutôt un mode de pensée au travail qui s’articule au moyen même de la rencontre incessamment renouvelée qu’il impose entre toute forme politique et ce qui l’excède. Le tout autre social utopique, loin de l’idée de fantasmagorie et au-delà de l’expression d’une ardente volonté de réconciliation, se révèle, par son caractère de création perpétuelle, être une oeuvre qui se laisse habiter par la présence simultanée de l’avenir et du passé dans un présent qui ne peut être que furtif. Il a été dit plus haut que l’utopie est poursuite de l’avenir. Toutefois, la dialectique qui lui est propre l’amène à intégrer également les souvenirs du passé, soit les luttes oubliées ou encore l’amertume des défaites. Il y a donc, dans la dialectique utopique, une vaste entreprise de rédemption qui ramène à soi un passé oublié :

Un des secrets de l’utopie, c’est qu’elle est la mémoire d’une histoire oubliée et, plus encore, l’histoire même, toujours à naître. Ainsi rétablit-elle l’équilibre entre le passé, le présent et l’avenir. Car de cette mémoire du passé, elle sauvegarde justement tous les éléments refoulés, anéantis, pour les transmettre à l’avenir sous une forme transfigurée afin qu’ils échappent aux dommages du temps.

Abensour, 2011 : 30

Cette méthode dialectique ne cherche pas tant à trouver une loi de l’histoire, mais bien davantage à comprendre le ressort spécifique mis en branle par l’esprit utopique. La jonction, au temps présent, des douleurs du passé et des espoirs d’avenir fait ressortir l’idée du manque indissociable de l’utopie, soit le manque toujours constaté d’une quête de justice ne trouvant pas sa fin : « En réalité, la conception qui associe l’utopie à la conscience malheureuse repose sur une ontologie du désir conçu fondamentalement comme manque. L’utopie devient le signe d’une quête infinie, condamnée par essence à ne jamais atteindre son objet, ou plutôt à atteindre un autre que celui qu’elle visait. » (Abensour, 1972, t. 1 : 11) C’est par cette identification de l’utopie au manque que le mécanisme qui permet le constant retour d’un fond excédant, caractéristique du rapport du dêmos envers ses propres formes d’objectivation, peut être compris. La destinée de l’utopie, soit de ne pas trouver à s’incarner et de constamment voir fuir devant elle toute possibilité de réalisation durable, est à la fois destinée tragique – impossibilité ontologique de réaliser un retour à soi – et salvatrice – rester à l’écart de l’emprise de la mythologie unificatrice. En s’inspirant des indications de Fourier, Abensour considère la quête utopique dans les termes de l’immodération, de l’excès, de l’exagération et de la monstruosité (2010 : 111). La présence d’une mémoire des vaincus place dans l’histoire un besoin de rédemption, un impératif de rachat des fautes. L’impossibilité d’une telle chose – comment en effet racheter aux morts leur sacrifice ? – fait de l’utopie ce moteur de la démocratie qui se déploie dans la conscience de son inachèvement : « La révolution devient le lieu d’une quête de l’infini, à l’infini. » (Ibid. : 112) Il y a là présence d’une immodération, d’une volonté débordante qui ne peut se laisser contenir dans une forme politique donnée et ainsi appelle au déploiement d’un constant mouvement de dépassement. L’utopie a donc à voir avec l’extase démocratique, avec la reconnaissance d’une signification de sens excédante par laquelle le présent est mis en demeure de se justifier d’espérances irrémédiablement déçues.

Le rapport au passé, à la mémoire des vaincus, participe à la mise en relation du sujet individuel avec le sujet collectif. L’utopiste n’ancre pas son rejet de l’exploitation et son goût exorbitant pour la justice dans une révolte personnelle face à un ordre qu’il dénonce. Il s’inscrit dans une tradition, une trajectoire de luttes, de résistances et d’aspirations et reconnaît que c’est de cette tradition qu’il peut poursuivre, en la menant ailleurs, l’action sur le monde entamée par les générations précédentes. « La tradition donne sa matière au but, mais le but exerce un tropisme sur la tradition pour en faire germer, lever et réactiver la matière. Dans ce jeu, le but l’emporte. » (Abensour, 2011 : 100) L’utopiste prend appui sur une tradition, mobilise le passé afin de réveiller les potentialités du présent et parvient du même coup à transformer ce passé au nom de l’avenir et du projet de construction d’un avenir meilleur. Ce rapport à la tradition répond à l’oeuvre de rédemption religieuse qu’Abensour repère dans l’utopie : ce n’est qu’en inscrivant les morts du passé dans la continuité d’une lutte pour la justice que leur mort peut devenir autre chose qu’une perte inutile. Les injustices du passé ne sont ni utiles ni inutiles, elles sont tragiques en ce qu’elles sont à la fois irréparables et porteuses d’une demande de réparation. Si l’utopiste se reconnaît par l’écart qu’il institue et la folie qui l’habite, il convient d’ajouter qu’il se laisse reconnaître également par le rapport de continuation critique qu’il entretient avec la tradition.

De plus, la dialectique utopique est traversée par une double détermination. D’un côté, elle s’abreuve à même une foi envers le caractère perfectible des humains et, de l’autre, elle est portée par une conception radicalement pessimiste de son propre devenir. D’abord, l’utopie prend forme par la pensée de son insurmontable corruptibilité : « À l’envers des lendemains radieux que la science promet, l’utopie serait plutôt l’objet d’une tension permanente, d’une tentation vers le pessimisme radical, car ce qu’elle présente reste toujours suspendu au doute quant à sa réalisation. » (Ibid. : 14) L’utopie est pessimiste en ce qu’elle fait sienne l’incomplétude de son projet, mais également parce qu’elle a la conscience du danger, toujours présent, de verser « dans son contraire pour produire de nouvelles figures de l’exploitation et de la domination » (Abensour, 2010 : 120). Ce pessimisme ne représente toutefois pas le cran d’arrêt de l’utopie, puisque face au principe de corruptibilité se trouve le recours à la notion de perfectibilité qui, justement, intègre à l’utopie une compréhension de l’humain comme être dual porté vers « l’ailleurs » à raison même de cette dualité :

En raison du principe de perfectibilité, l’humanité, être idéal et réel tout à la fois, a vocation à s’orienter vers la réconciliation terrestre ; il n’en demeure pas moins qu’elle restera toujours en deçà d’un avènement total. On ne peut conclure d’une relation entre le fini et l’infini à une réconciliation de Dieu avec le monde. Exprimer Dieu n’est pas être Dieu.

Ibid. : 163

On le voit, le mouvement utopique repéré et étudié par Abensour, loin de toute forme de mythologisation ou de soumission à l’Un, vise précisément à « purger l’utopie de la mythologie qui la met en péril […] » (Abensour, 2009 : 352), à lui faire voir et comprendre que, malgré ses prophéties, elle ne peut se libérer des entraves de la vie terrestre et de sa pesanteur. Faire jouer la dialectique utopique, c’est se référer à une boussole qui fait de la non-coïncidence de l’idéal et du réel à la fois une tragédie à assumer et la meilleure défense contre l’empiètement de l’Un sur l’utopie.

Il y a dans la dialectique utopique un rapport constant d’ambivalence et d’oscillation entre la pulsion vers la justice et la conscience de l’impossibilité de son atteinte complète. Cette oscillation est propre à un mode de pensée qui a comme caractéristique principale de ne pouvoir se fixer dans un lieu et qui met en scène un type d’ambivalence typique de l’utopie au sens que cette dernière fait sienne le drame de la séparation. De l’ambivalence naît la tension dialectique qui fait se rencontrer le fini et l’infini au coeur même de l’articulation concrète, dans l’histoire, du mouvement utopique. L’utopie serait donc au final, en suivant le chemin tracé par Abensour, une forme paradoxale. Elle est à la fois émancipation, contestation et subversion des limites du monde tout en ne pouvant se défaire durablement de toute forme de rechute dans la domination, exposée qu’elle est à la répétition dans l’histoire. L’orientation vers la corruption montre bien « le mouvement interminable qui dans l’histoire voit se succéder une alternance de topies et d’utopies, comme si toute topie devait faire éclore une utopie et toute utopie conduire à une autre topie avant que n’apparaisse une nouvelle utopie » (Abensour, 2011 : 50). La dialectique instituant-institué qu’instaure cette alternance topie-utopie est, en définitive, l’incarnation du mouvement qui va du connu à l’inconnu et inversement qui, par la médiation utopique, parvient à s’actualiser au présent au moyen de l’action politique du dêmos.

L’utopie : un mode de pensée à l’écart de la domination

L’utopie, comme forme subversive qui travaille le présent au nom de l’avenir, « trouble, dérange et inquiète les partisans de l’ordre existant » (Abensour, 1972, t. 1 : 79). Par l’ouverture à de nouveaux possibles et la désignation du caractère historique de l’ordre social, l’utopie est en elle-même une menace à la poursuite normale de la domination. Elle est au fond un principe qui dérange, puisqu’elle bloque l’adéquation immédiate entre le point de vue des élites et celui devant régir le sens commun. L’utopie peut être rattachée, comme le relève Martin Breaugh, au contre Hobbes en ce qu’elle est « un élément incontournable de la poursuite de l’émancipation humaine » (2003 : 61). Elle s’institue en fait, au même titre que le dêmos, dans un rapport conflictuel double : à la fois tourné vers l’État d’Ancien Régime que vers celui qui émerge et vise alors à déjouer les pièges tendus à l’émancipation, que ces pièges proviennent d’une classe dominante installée de longue date ou fraîchement émergée sur la scène historique. En réaction aux formes de contestation et de résistance, « toute classe ou tout groupe social en passe de devenir dominant désigne comme utopie les conceptions d’existence qui, de leur point de vue, ne peuvent en principe jamais se réaliser » (Abensour, 1972, t. 1 : 79). Du point de vue des classes dominantes, la description de l’utopie comme « fantasme irréalisable » vise à court-circuiter tout ce qui menace leur mainmise sur la définition de qui constitue une forme économique, sociale et politique acceptable. Sous le masque commode et déformant du fantasme, se trouve une figure de l’utopie qui gagne en relief lorsque saisie du point de vue des opprimés, ceux que Saint-Simon désigne comme « la classe la plus pauvre et la plus nombreuse ». Au-delà de son caractère subversif directement perceptible, l’utopie, en raison de son existence et sa présence dans le monde, est contestation – une forme d’attaque toujours prête à surgir – face à la domination, en ce qu’elle pose inlassablement la question de l’émancipation. L’utopie s’intéresse au sort des dominés, elle s’intéresse à l’égalité des salaires, à l’autogestion, à la diminution du temps de travail, au respect des écosystèmes, etc. ; elle est donc occupée par la question de l’émancipation et pose de manière concrète les injustices du monde en les situant dans leur contexte historique et institutionnel. En porte-à-faux de l’ordre établi, de cet ordre qui tente toujours de s’auto-décrire comme immuable, l’utopie rappelle que tout ordre a des limites et que le poids de ces limites est le plus souvent assumé par ceux et celles qui sont le plus défavorisés par cet ordre. La confrontation, le défi posé à l’ordre établi tient en la direction que se donne l’utopie, soit l’émancipation comme destinée première. L’utopie est quête de justice, elle est quête d’égalité qui se laisse travailler par l’étalon communiste d’horizontalité qui voit en l’égale répartition des ressources l’unique chemin pouvant mener au bien commun (Abensour, 2011 : 67).

Cette orientation vers l’émancipation, comprise d’abord comme orientation contre le maintien et le renforcement des hiérarchies, relève de la dissidence critique à la base de la pensée utopique. Dans sa mouture socialiste, l’utopie s’est construite dans le sillon des échecs de la Révolution française et s’est inscrite comme « dissidence démocratique théoriquement fondée » (ibid. : 46). Cette dissidence se confirme dans un premier temps par la méfiance utopiste envers l’unité doctrinaire, « méfiance qui résonne aujourd’hui comme une mise en garde contre les prétentions d’une théorie ou d’un parti à disposer de la conscience du peuple, fût-ce sous prétexte de défendre ses intérêts » (ibid. : 31). La mécanique propre à la dialectique utopique emporte tout établissement doctrinaire fixe. Loin de « l’utopie modèle », il importe ici de rappeler l’importance du principe de « l’utopie simulacre ». La vision d’avenir que les utopistes proposent n’est pas à prendre comme modèle idéal à réaliser, mais bien comme élément qui cisaille l’unité de l’ordre établi au moyen d’un simulacre, d’une folie de l’avenir lancée sans ménagement au coeur du présent et qui est appelée, par la rupture de l’apparence d’unité sociale, à pousser les esprits à partir en quête d’un ailleurs. L’horizon ultime de l’utopie, celui de la fin de l’histoire comme fin du régime des castes (ibid. : 108), il importe de le rappeler, n’est pas un horizon totalement atteignable. Simuler sa proximité ne vise pas à rendre possible l’éventualité que l’on s’y établisse, mais plutôt à ce que l’on s’éloigne sans plus attendre de l’ordre établi et de ses hiérarchies. La fin de l’ère des castes, quelque inatteignable qu’elle soit, participe par contre à la rencontre du socialisme et de l’utopie. C’est par la contradiction entre l’idée d’égalité et la réalité des antagonismes de classes que l’utopie en vient à s’associer au socialisme, c’est-à-dire à ce mouvement social et politique qui confie au prolétariat la responsabilité de l’avenir émancipatoire du genre humain. L’antagonisme fondamental – entre riches et pauvres, grands et petits, capital et travail, etc. – qui traverse la société capitaliste désigne, d’un même coup, « la classe qui doit réaliser le règne de l’égalité et celle qu’il faut abattre pour y atteindre » (Abensour, 1972, t. 2 : 142). La base matérielle qui sépare ces classes rend illusoire toute tentative de réconciliation et met en lumière l’effet de simulacre mis en place par l’utopie. Il n’est pas question de proposer une forme ou une autre du meilleur régime apte à refonder l’unité de la société et ainsi en arriver à réconcilier les classes, mais bien de dévoiler la certitude, par la pratique de l’écart absolu, que le monde présent n’est pas le bon. Le dévoilement du conflit de classes donne à l’utopie la direction à suivre, soit l’élimination des hiérarchies. Pour Abensour, le bon usage de l’utopie est donc celui du simulacre, de cette mise à l’écart de l’utopie de toute tentative de s’incarner comme projet concret, comme forme politique instituée, comme État. La pratique du simulacre est ce qui permet à l’utopie « d’échapper à la tentation étatique qui la guette en permanence » (1972, t. 1 93), d’échapper au mirage de l’Un. L’utopie simulacre peut se comprendre comme la volonté des utopistes d’échapper – ou du moins de tenter d’échapper – à l’enfermement de l’émancipation dans ses propres illusions. Par la pratique du simulacre, l’utopie affirme la présence en elle du divers et du multiple, d’une force plurielle qui ne saurait être enfermée dans l’idée de l’État.

Ce qui pousse l’utopie vers l’émancipation est un contenu qui la rapproche sur deux points de la démocratie ; d’abord comme contestation des perspectives doctrinaires, ensuite comme lutte dirigée contre la domination. L’utopie est un état d’esprit propre à l’action politique du dêmos. La démocratie ne se donne pas comme objectif, tout comme l’utopie, la fin de la politique, mais bien plutôt « d’élaborer de la façon la plus féconde et la plus paradoxale un tumulte nouveau qui soit invention de la politique toujours renouvelée, au-delà de l’État, voire contre lui » (Abensour, 2009, 356). Dans l’articulation d’une pensée ou d’une pratique politique anti-hiérarchique, l’utopie est ce qui donne la matière nécessaire à l’actualisation de l’action du dêmos comme fondement des institutions et comme orientation contre l’État. En clair, à la suite de Leroux, Abensour attribue à l’utopie la charge impossible de trouver la loi positive de l’anarchie, la loi qui serait propre à une nouvelle expérience humaine libre de toute hiérarchie et de tout rapport de domination.

Conclusion : le non-lieu comme espace politique de la démocratie

L’oeuvre de pensée d’Abensour invite à prendre contact avec un certain sens de la démocratie travaillant à complexifier radicalement le rapport liant la démocratie aux formes d’objectivation du politique, dont l’État. Complexification en ce sens qu’Abensour s’attarde à démontrer le lien dialectique qui se fonde à partir de l’idée de l’existence fondamentale d’une « lutte réciproque entre la démocratie et l’État » (2004, 152), lien qui donne à la démocratie le rôle d’ordonnateur de sens traditionnellement octroyé à l’État. Par l’étude de la temporalité démocratique, cet essai a tenté d’expliciter la rupture effectuée par Abensour entre une pensée de l’État démocratique et une pensée de la démocratie contre l’État et la manière dont cette rupture ne saurait exister sans être alimentée par la pulsion fondamentale de l’utopie pour la justice. Bien qu’Abensour nous mette en garde contre toute apparence de solution de la mise en dialogue du couple utopie-démocratie, une structure dans laquelle il reviendrait à la démocratie de produire une mise en forme de la division du social et à l’utopie, une mise en forme analogue de la pluralité du social (Abensour, 2009 : 360), il est pertinent de mettre l’accent sur la complémentarité de ces deux concepts pour comprendre la conceptualisation abensourienne du politique. Ce que cette conception laisse paraître, c’est le rejet radical de toute idée de synthèse harmonieuse logeant au bout de l’évolution humaine au profit d’une lecture du déploiement historique du monde humain sous le signe d’une tension irréductible. En fait, Abensour identifie, dans la jonction de l’utopie et de la démocratie, la possibilité de « se rendre disponible à l’étrangeté de l’humain » (ibid. : 361), une étrangeté qui, traversée par une « indétermination immaîtrisable », formerait le foyer capable de rendre intelligible l’expérience humaine complexe de la résistance à la domination.

Pour conclure, je me permets d’insister précisément sur cet élément se rapportant à l’expérience humaine qui habite aussi bien l’utopie que la démocratie : « Non pas l’homme, mais l’humain, non pas la détermination de la nature humaine, ni la destination humaine, mais l’humain, l’imprévisibilité de l’humain, l’indétermination de l’humain. Non pas l’ordre ou le règne humain, mais le dérangement de l’ordre, le surcroît de sens que provoque l’humain. » (Ibid. : 361-362) Si, pour Hannah Arendt, chaque naissance est un commencement miraculeux, Abensour trouve dans la rencontre entre utopie et démocratie ce même miracle, soit l’irruption du nouveau que personne ne pouvait prévoir et que personne ne peut fixer. Une telle perspective rend possible une pratique de la pensée qui interroge directement le problème des formes politiques, tout en se libérant de l’idée de la permanence de la forme étatique. Ce « gain » d’émancipation – le contre l’État – se pose alors comme geste hautement politique. L’émancipation, comme travail toujours à refaire, consiste en la confrontation de l’utopie (le tout autre social) et de la démocratie (le pouvoir instituant du dêmos) avec les formes politiques et c’est de cette confrontation que peut émerger un espace émancipatoire et que la quête de justice peut se déployer et se maintenir comme destinée humaine.