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L’histoire des villes du Maghreb[1] est marquée par un ensemble de vicissitudes qui ont très lourdement pesé sur leur destin. D’abord, au substrat de la médina arabo-islamique, la ville européenne, développée avec la colonisation, usurpa la plupart des prérogatives et des rôles économiques. Par la suite, la ville maghrébine va voir déferler des ruraux à la recherche de refuge et d’emploi. Depuis l’indépendance, les effets liés à l’accélération de l’urbanisation et aux changements de la société ont porté des coups décisifs dans le modelage de l’état actuel du paysage maghrébin. De ce fait, les villes du Maghreb peuvent être considérées comme le témoin, le creuset, l’expression des changements profonds de la société maghrébine et l’espace-miroir de son histoire ancienne et moderne.

Afin de contourner cette thématique, notre approche des paysages urbains maghrébins sera à la fois diachronique et synchronique. Nous allons, ainsi, nous servir de trois disciplines : l’histoire l’urbanisme et la sociologie. Mais, avant d’examiner les spécificités historico-urbanistiques et socio-spatiales du paysage culturel de la tradition et de la modernité au Maghreb, il est important de définir ces notions de bases : le paysage culturel et la modernité.

1. Le paysage culturel

Nous pouvons partir sur la base de trois définitions de la notion du paysage culturel, fournies respectivement par le géographe américain Carl Sauer (« le paysage culturel est façonné à partir du paysage naturel par un groupe culturel. La culture est l’agent, la nature le moyen, et le paysage culturel le résultat »[2]), par l’UNESCO (« ouvrages combinés de la nature et de l’homme »[3]), et par la Commission de la capitale nationale du Canada (CCN) (« un paysage culturel est un ensemble d’idées et de pratiques inscrites dans un lieu. Les "idées et pratiques" forment l’élément "culturel" du concept alors que le "lieu" est l’élément qui en fait un paysage »[4]).

Trois idées essentielles de ces définitions peuvent retenir notre attention : Dans un premier temps, nous pouvons distinguer, dans un paysage culturel, trois éléments : la culture, la nature et l’oeuvre. Dans un deuxième temps, les paysages culturels sont divers et nous pouvons, au sens de la terminologie de l’UNESCO, énumérer trois types : premièrement, le paysage culturel créé intentionnellement par l’homme – comme les jardins et les parcs ; deuxièmement, le paysage culturel évolutif, dans lequel on distingue le paysage relique et vivant – ils sont le résultant des exigences sociales et économiques ; troisièmement, le paysage culturel associatif, qui lie des phénomènes religieux, artistiques ou culturels avec un lieu. Dans un troisième temps, la notion du paysage culturel couvre une vaste gamme de lieux. Ces derniers peuvent être de nature urbaine (comme le cas des villes maghrébines) ou rurale et leur taille peut varier d’une petite place à une région de plusieurs dizaines de kilomètres carrés.

2. La modernité

Au-delà de la substance historique et des apports de la modernité depuis le 16ème siècle, le terme de « modernité », quant à lui, n’a été utilisé pour la première fois qu’au 19ème siècle par Charles Baudelaire. Il désignait les traits de la création artistique d’avant-garde. Depuis ce premier usage, la « modernité » est devenue polymorphe. Chaque époque et chaque discipline ont leurs propres conceptions de la modernité et son caractère innovant empêche de la figer dans une substance unique. Selon le point de vue adopté, la modernité apparait tantôt stable et tantôt mouvante.

Généralement, celui qui parle de « modernité » ou qui, d’une façon ou d’une autre, se meut dans la problématique de la modernité, cherche à cerner les grands caractères ou les tendances déterminantes du moment historique qui est le sien, lequel se constitue aussi comme le lieu naturel de son existence et de son action possible. En se donnant la modernité comme objet, les sciences humaines par exemple cherchent à parfaire et à couronner leur compréhension du présent. Et dans cette réflexion, le présent moderne n’est pas seulement observé en perspective de longue durée ; il se trouve aussi évalué en fonction de la légitimité des expériences essentielles qui le caractérisent[5].

D’un point de vue sociologique, la modernité désigne « la nouvelle civilisation inaugurée à la fin du 18ème siècle par deux événements majeurs que furent la révolution industrielle et la révolution démocratique »[6]. Cela s’est manifesté dans de grands progrès scientifiques et dans une massive industrialisation qui a donné naissance à la sociologie. Cette dernière avait comme objet d’étude les phénomènes sociaux dans les pays industrialisés (travail, rapports de genre, médias, religions, impact de la société sur l’individu et vice-versa, etc.)

La modernité a consisté en Occident dans un ensemble de bouleversements culturels, institutionnels et économiques qui se sont rapidement accumulés ; ce qui a engendré le sentiment d’une intégrité et d’une originalité du temps présent. Ces bouleversements avaient une grande influence socioculturelle et ils ont trouvé leur expression dans des productions artistiques et littéraires. La modernité en occident s’est bâti aussi sur l’opposition du nouveau à l’ancien, le traditionnel. La tradition est l’ensemble de coutumes, de doctrines religieuses, de faits historiques et de légendes ; une manière de penser ou d’agir transmise de génération en génération. En raison de la soumission de toutes les institutions politiques et religieuses au modernisme, les paysages culturels ont subi des bouleversements radicaux.

3. Traits historico-urbanistiques de la ville au Maghreb

Substrat traditionnel de la médina arabo-islamique

Probablement en raison du nomadisme des amazighes (berbères) au Maghreb, la ville ne s’est pas trop développée dans cette région qu’avec les occupations étrangères. Un ensemble de facteurs historiques ont multiplié la création des cités et ont enrichi leur évolution structurelle : l’environnement externe, les héritages internes, la succession des dynasties, la fragmentation en principautés et les changements sociaux. Il est évident, ainsi, qu’on ne peut pas dissocier le développement urbain des faits historiques. Chronologiquement, on compte quatre générations de villes au Maghreb : carthaginoises, romaines, arabo-islamiques et européennes. Toutefois, les comptoirs carthaginois et les villes romaines ne relèvent que de l’archéologie et leurs structures sont encore plus ou moins conservées. C’est la médina[7] (ville arabo-islamique) qui a gardé, jusqu’à nos jours, plusieurs aspects du cadre de vie citadin du Maghreb historique (voire la figure 1).

Figure 1

Principes et structures de la ville marocaine (médina) précoloniale

Principes et structures de la ville marocaine (médina) précoloniale
Source : Les équipements structurants de l’espace social 1975. Ministère de l’urbanisme, Maroc. J. et S. Hensens, étude 1972

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Dans le Haut Moyen Âge, l’Ifriqiya[8] apparait plus urbanisée que le Maghrib Al-aqsa[9]. Cette situation résulte du legs préislamique et des fondations des conquérants. On sait qu’à l’ouest du Maghrib la présence romaine est restée très limitée. Même à l’apogée de l’empire, elle n’a pas dépassé au sud une ligne Sala-Volubilis[10].

Le substrat traditionnel de la ville maghrébine est la médina. Cette dernière se présente comme un labyrinthe à différentes composantes. La silhouette du minaret de la mosquée, qui existe au coeur de l’ensemble, renvoie à la présence divine. La médina comprend un ensemble de quartiers (hawma) ayant chacun un four, un hammam (bain public) et des épiceries. Chaque habitant y trouve de quoi satisfaire ses besoins économiques et spirituels. « Dans le labyrinthe, il n’y a ni progrès, puisque tout s’engouffre dans la répétition, ni système, puisque toute totalisation est brisée par l’auteur, grâce au processus de la saison et découpage de l’espace et d’être »[11]. Tous les chemins reviennent au point de départ « ce qui renvoie à la notion d’un temps répétitif, cyclique, opposé au temps linéaire et progressif de l’urbanisme des sociétés industrielles »[12]. Le labyrinthe est conçu pour la résistance de la ville islamique et de sa structure socio-économique à l’intervention étrangère. La médina est marquée par ses ruelles, ses remparts, le système des impasses relié à la circulation et la vie privée au sein de la maison à entrée coudée et à patio. Si l’espace domestique, dans la maison traditionnelle, était fermé sur l’extérieur, c’est parce qu’il était par excellence le domaine de la femme.

En revanche, la médina précoloniale n’était pas le siège du pouvoir politique comme l’urbs romaine ou la commune européenne du Moyen Âge[13]. Les gouverneurs maghrébins se basaient, dans le maintien d’ordre dans la ville, sur les troupes installées dans la Kasba (fortification) : « qu’il s’agit de dynasties locales ou étrangères, (turques, par exemple), le prince s’appuyait sur des troupes étrangères à la cité, bédouins ou janissaires, installées dans une Kasba dominant la ville ou flanquant ses portes. »[14].

Image 1

Remparts de la médina de Fès.

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Avec l’unification militaire, politique et administrative des pays ; accomplie par l’administration coloniale et avec la mise en place de structures urbaines européennes, la prise de la ville est devenue synonyme de la prise du pouvoir. Jolé, Khatibi et Mertenson soulignent qu’à l’indépendance, la « prise du pouvoir » se traduit par la prise de la ville – mais de quelle ville ? Non de la médina, mais de la ville nouvelle, celle qu’évacuent, soudainement en Algérie, progressivement en Tunisie et au Maroc, les maîtres d’hier[15].

Strate moderne de la ville européenne

Au Maghreb, la ville européenne s’est développée avec la colonisation surtout durant la première moitié du 20ème siècle. Elle est qualifiée de ville nouvelle (médina Jdida) et son organisation, sa technologie et les principes qu’elle concrétise sont inspirés de l’expérience européenne. La médina est perçue, du point de vue de l’urbanisme moderne, comme un espace confus et illogique. Afin de pallier les entraves du système traditionnel, « la solution apportée par l’urbanisme colonial consiste à encercler la médina, à déborder le labyrinthe et à le contrôler, d’une façon rigide, dans un espace géométrique et lisible »[16]. Dans le cas du Maroc, l’idéologie urbaine coloniale ; conçue par le premier résident général Lyautey depuis 1912, a posé deux principes généraux devant guider l’urbanisme : premièrement, le respect de l’intégralité artistique et sociale des villes anciennes et deuxièmement, l’application aux villes nouvelles des règles de l’urbanisme le plus moderne[17]. Les deux parties (la médina et la ville nouvelle) sont séparées par un grand espace libre comme c’est le cas à Fès. En adoptant les principes de l’urbanisme moderne, le Maroc est utilisé, de ce fait, comme un terrain de nouvelles pratiques de la planification urbaine qui seront au service de la domination coloniale.

Ces principes sont conçus, d’une part, pour éviter les erreurs commises en Algérie et en Tunisie à cause de la dispute des espaces dans la médina entre les indigènes et les colons. D’autre part, pour subvenir aux besoins de la nouvelle civilisation installée au Maghreb. La diffusion de l’automobile, qui est devenue d’usage fréquent à l’époque coloniale, a imposé des aménagements routiers liés à la circulation. La ville européenne se démarque ainsi de la médina par sa structure et par l’application des règles de l’urbanisme moderne au niveau de l’habitat, du travail et de la récréation. En raison de cette politique, une différence est manifestée entre la médina et la ville européenne puisque cette dernière est dotée de différentes infrastructures et des atouts liés à l’essor de la civilisation moderne.

Les aménagements de grande envergure ; symboles de la supériorité matérielle de la ville européenne, ont exercé sur les couches sociales montantes des quartiers musulmans une fascination irrésistible. L’idée de vivre mieux dans la ville neuve substitue à l’idée de survivre dans la médina. En effet, « au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la ville européenne est en pleine progression : organisée souvent en damier pour faciliter la circulation de l’époque, autour de bâtiments publics, représentation du pouvoir colonial, concentrant toutes les activités modernes, les infrastructures et les équipements, les commerces et les établissements d’éducation et de culture, elle est le symbole de la puissance et de la modernisation »[18].

La caractéristique des Etats maghrébins, en tant que pays ayant subi cette domination coloniale, est l’importance, dans leur développement urbain, du caractère européen-moderne des villes. Les apports culturels et paysagers de l’urbanisme colonial ne se sont pas passés sans susciter des débats. Mais, en dépit de ce que l’urbanisation à caractère moderne pouvait avoir d’étranger à la tradition, à la culture originelle, il se trouve qu’elle a gagné du terrain face à un système traditionnel qualifié de moins fonctionnel.

La période coloniale qui a produit des architectures et urbanismes néo-mauresques, les « arabisances » ainsi que les cités et logements pour les « indigènes », en est un exemple et constitue en fait avec ses contradictions une période au cours de laquelle ont été posées par les auteurs, des ingénieurs et des politiques quelques une de ces vrais questions de l’évolution culturelle et écologique des villes maghrébines[19].

L’expansion de la ville postcoloniale

Depuis l‘indépendance, les villes maghrébines connaissent une expansion considérable en raison de l’exode rural massif. Elles accueillent des masses d’ouvriers et de paysans qui sont à la recherche de travail. Aujourd’hui, bien qu’elles puissent être interprétées comme des lieux de concentration des richesses, de l’emploi et du progrès, leur forme (et par conséquent leur paysage) a connu un grand changement. Ces villes sont devenues des synonymes d’inconfort, de laideur et d’insécurité. La présence des bidonvilles et des maisons ouvrières modestes sans étage, marquent la ruralité des cités et l’extension de la culture rurale à la société urbaine. « Envahies par les ruraux à la recherche d’un emploi, prolétarisées dans l’habitat, dans les moeurs et dans l’aspect de la rue, les cités au passé glorieux s’enfoncent dans la misère et l’anonymat des vieux quartiers des villes d’Europe, serrées autour de quelques cathédrales »[20]. Cette sur-urbanisation de la ville maghrébine ne s’accompagne pas d’un développement économique et industriel, sinon même qu’elle l’interdit. Les villes maghrébines n’arrivent plus aujourd’hui à contenir le rythme accéléré de l’expansion urbaine et l’accroissement démographique de la population. Cela s’explique par l’absence de structures économiques fortes, par l’inefficacité du système éducatif et par le manque de la créativité intellectuelle.

Une lecture des paysages urbains maghrébins d’aujourd’hui permet de distinguer trois grands ensembles urbains : médina, ville neuve et bidonvilles. En effet « celui qui traverse aujourd’hui de part en part une grande cité marocaine, algérienne, tunisienne ou même libyenne, rencontre successivement : une « médina » traditionnelle – mais combien altérée ! – une « ville nouvelle » construite par et pour les européens et à peu près vide d’européens, un mellah ou une hara (quartier juif) à peu près vide de juifs, une « nouvelle médina » ou se mêlent plus ou moins harmonieusement l’attachement aux traditions et l’appétit de la modernité,- quand ne s’y ajoutent pas les nostalgies folkloriques des architectes européens,- des « bidonvilles » ou des « gourbivilles » ou s’entassent les bataillons serrés de l’exode rural, enfin des quartiers industriels ou, autour des usines prolifèrent HLM, cités ouvrières et quartiers populaires de tous types »[21].

Si ceux-ci sont les traits historiques et urbanistiques de la ville maghrébine, quels sont ses traits sociologiques ?

4. Traits sociologiques de la ville au Maghreb

Le changement social

Les processus urbains interagissent avec les dynamiques sociales et s’accompagnent de bouleversements dans les habitudes, les valeurs et les structures de la société. Au Maghreb, les nouvelles structures spatiales, liées à la fabrication de la ville, ont généré de nouvelles structures sociales et identitaires. Trois critères permettent de distinguer la société de la métropole moderne d’aujourd’hui de la société de la médina traditionnelle d’autrefois : la diversité ethnique des habitants, leur mobilité et leur dispersion professionnelle.

En fait, le cadre de vie de la médina traditionnelle permet à chacun de connaitre ses voisins ; les familles étaient là depuis des générations. Dans la société traditionnelle, chaque individu était soumis à une autorité non seulement politique mais sociale, puisque il faisait partie intégrante d’une communauté obéissant à de forts principes coutumiers. Toutefois, dans la métropole d’aujourd’hui, s’étendant sur de grandes surfaces et abritant des centaines de milliers et même des millions d’êtres humains, les populations se sont renouvelées. Dans l’espoir de mieux vivre ailleurs, les fluctuations du marché de l’emploi ont dispersé les familles ce qui a provoqué le concept d’individu, composant d’une société atomisée. Par ailleurs, de grands changements socio-culturels se sont ressentis dans des domaines essentiels de la culture maghrébine et concernent surtout la structure de la famille et le statut de la femme. La scolarisation des filles était aussi une source déterminante de la révolution culturelle.

Les hawma[22] de la médina avaient un rôle intégrateur ; de cohabitation des riches et des pauvres. Le derb (rue) est l’espace de socialisation pour les enfants et d’identification des statuts des personnes pour les adultes. Des individus qui ont grandi dans un même derb gardent pour la vie la conscience de cette origine commune. Cela peut expliquer le choix de certains néo-citadins de se regrouper dans des rues ou dans des parties précises de la métropole, ils visent la reconstitution de leur environnement dans le nouvel espace.

L’immigration massive vers les grandes villes maghrébines et la croissance urbaine incontrôlée ont provoqué un paysage urbain anarchique créé par des nouveaux venus qui s’installent dans les bidonvilles. Une crise socio-urbaine voit le jour à cause des problèmes de logement et la prolifération de ces bidonvilles : les problèmes d’emploi, la prolétarisation de la communauté urbaine à cause du nombre d’individus mal intégrés et l’inadaptation des villes (et de la structure de leur tissu urbain qui évolue toujours moins vite qu’il ne serait nécessaire) à la pléthore démographique. Ces nouveaux venus ne sont pas admis à une véritable « citoyenneté » dans la ville qu’au bout de plusieurs générations. Les contradictions économiques et sociales sont accentuées à cause de ces déséquilibres démographiques (déséquilibre dans la répartition des activités, chômage, structure de la pyramide des âges, contrastes entre l’équipement et les modes de vie des quartiers modernes, traditionnels et « sous-intégrés »). Par conséquent, le système de valeur a connu de grands bouleversements.

Tradition et modernité dans la ville maghrébine postcoloniale

Depuis l’indépendance des pays maghrébins, les médinas sont le cadre de la culture urbaine traditionnelle. Elles conservent le prestige de la religion et de la culture alors que la ville européenne est dotée du pouvoir politique et économique. Cette dernière se dresse aux portes de l’ancienne citée comme à Fès, quand elle n’a pas déchiré le vieux tissu urbain, comme c’est le cas si souvent en Algérie. La ville ancienne « avait tantôt été réduite à un quartier, la Casbah, à Alger, ou la ville européenne avait accaparé l’espace ; tantôt la cité ancienne avait maintenu la nouvelle création à l’état d’appendice sans profondeur ni relief, comme dans la ville de Fès. Tunis constituait une situation intermédiaire avant que l’urbanisation ne fit basculer l’ensemble dans de nouvelles formes de croissance de la ville »[23]. Ce caractère d’appendice peut s’expliquer, dans le cas du Maroc, par le régime adopté à l’époque coloniale : « de la même manière qu’il met en place une administration coloniale moderne aux côtés du Makhzen (administration chérifienne), le protectorat conçoit un urbanisme bipolaire, en doublant la médina (ville ancienne) d’une ville européenne »[24].

Le Maghreb est-il aujourd’hui moderne ? Si l’on s’en tient au processus relatif à la modernité en occident, la réponse est a priori non. Sans doute, et au niveau urbanistique, il y a de grandes avenues, des gratte-ciel, des réseaux de routes et des voies ferrées, de la circulation automobile, des moyens de communication modernes, etc., et les similitudes de Casablanca, Alger et Tunis avec Paris et Madrid sont évidentes. Mais, est-ce qu’au niveau sociologique et anthropologique, les maghrébins qui vivent dans des villes modernes et utilisent les machines modernes sont identiques aux européens ? La réponse est encore une fois non, mais pourquoi ?

En fait, le Maghreb était forcément, et contre lui, obligé à l’époque coloniale, de s’ouvrir à la modernité. Il a aspiré au type de modernité technologique qui transformera les conditions de vie mais sans créer une rupture radicale avec ses traditions. La modernité a véhiculé l’industrialisation, la science moderne et le mode de vie occidental (langues, système économique etc.) et le monde maghrébin était ainsi contraint de s’adapter sur plusieurs plans : politique, économique et culturel. Malgré la résistance visant la protection de l’héritage identitaire historique, la civilisation moderne a fasciné une grande partie de la société maghrébine. Une autre partie est restée conservatrice ce qui a provoqué un dualisme au Maghreb : société traditionnelle et moderne, techniques traditionnelles et modernes etc. Les villes maghrébines continuent de conserver les deux aspects : traditionnel et moderne, qui ont marqué leur histoire. « Cité ancienne et ville nouvelle composaient un paysage modulé sur deux registres : la modernisation apportée par les européens, et la tradition qui plongeait ses racines dans le temps »[25]. Ce dualisme peut expliquer aussi pourquoi les jeunes maghrébines peuvent circuler en pantalon ou en mini-jupe et dès qu’elles sont invitées à une fête elles revêtent un caftan.

Les phénomènes urbains et socioculturels actuels

Ces dernières années, un phénomène est remarqué : il s’agit de la transformation rapide des médinas (surtout au Maroc) de plus en plus investies par des européens qui achètent et réhabilitent des demeures anciennes en dégradation. Ces bouleversements ne vont pas sans provoquer des tensions et des conflits entre les protagonistes qui oeuvrent dans le domaine.

Le Maghreb dispose aujourd’hui de grandes métropoles qui se sont étalées sur de grandes surfaces et qui utilisent des matériaux de constructions les plus modernes. Ces cités sont le résultat tant de la croissance démographique, du croisement des forces économiques et sociales, de la mondialisation ainsi que de la libéralisation. Les facteurs externes ainsi qu’internes ; les acteurs internationaux comme nationaux, ont une grande influence sur les changements urbains.

Sur le plan social, des interactions peuvent se noter entre l’introduction de nouveaux modèles technologiques, les bouleversements du milieu et les réalités sociales.

La diffusion « sauvage » des technologies, produits et modèles qui s’imposent sur les marchés prend de vitesse l’organisation sociale. Elle détruit les savoir-faire, les matériaux et modes de vie hérités et précipite les dégradations des relations locales et culturelles à la nature et à l’espace[26].

Les mobilités sociales internes et externes ont modifié la trame composante des sociétés urbaines maghrébines. En effet « les villes qui sont ainsi bouleversées par une série de grands mouvements comme l’exode rural à peine finissant, l’émigration à l’étranger et ses multiples effets socio-économiques, spatiaux et culturels, la scolarisation de masse et ne cessent de croitre sont de plus en plus méconnues tant dans leurs fonctionnements sociaux que dans leurs influences sur les rapports sociaux et sur les relations sociales »[27].

Au Maghreb, l’histoire des individus et des villes ont généré des constructions et des traits physiques correspondant à de nouvelles structures sociales. Trois facteurs principaux ont modifié les conditions globales du développement urbain : les mouvements liés de globalisation et de mondialisation, les changements de vision du local et de l’Etat ainsi que la régionalisation de l’ensemble des sphères de la vie sociale[28]. Pour résoudre les problèmes de logement, les Etats maghrébins tendent vers les habitats en grand nombre et les logements économiques. « A l’intérieur de ces champs et modes de production urbaine, certaines expériences, par exemple, la construction en nombre (Algérie), les programmes récurrents de résorption des bidonvilles, apparaissent comme dictées par l’urgence et par les opportunités. D’autres comme les expériences de l’auto-construction, de la promotion résidentielle et de l’urbanisme touristique, comme les programmes de sauvegarde des médinas de Tunis, de Fès, indiquent des tendances plus lourdes »[29]. La politique de sauvegarde des médinas est conçue dans le cadre du maintien de l’héritage et de la conservation du patrimoine, des monuments historiques et des résidences exotiques. En effet, le patrimoine urbain est aujourd’hui interprété dans sa double dimension : arabo-islamique et coloniale. Les médinas et les quartiers arabo-islamiques constituent le patrimoine traditionnel, alors que l’héritage colonial est valorisé en tant que patrimoine culturel de la modernité.

5. Conclusion

Au Maghreb, le temps et les civilisations ont laissé leurs empreintes et ont modifié l’ordonnancement du paysage. L’organisation urbaine qui tient compte des histoires, des institutions, des politiques nationales et des ressources économiques reflète le mode de vie de la société maghrébine. Au terme d’une revue des changements urbains qui accompagnent les chronologies historiques, un nouveau tableau du paysage culturel est esquissé au Maghreb. Si l’on tente un bilan des permanences et des mutations, des paysages de la tradition et de la modernité, on est impressionné par l’importance des seconds (grandes avenues, gratte-ciel, réseaux de routes et de voies ferrées etc.).

Certes, la modernité a permis de promouvoir les nouvelles technologies et la démocratisation des savoirs, mais elle était parfois responsable des inégalités sociales, de la pauvreté, de la frustration et des conflits. La modernité qui s’est reflétée, d’abord dans la civilisation industrielle, fruit de la rationalité scientifique et ensuite dans la société d’information fruit de la globalisation, a modifié le paysage culturel tant urbain que social.

Les actuelles émeutes urbaines au Maghreb ponctuent d’une part l’évolution d’une conscience politique mais, d’autre part, les conséquences d’une sur-urbanisation qui n’était pas accompagnée d’un développement social, économique et industriel.

Les changements urbains et socio-culturels liés à la modernité ne sont pas seulement vrais pour l’Afrique du Nord ni même pour les pays du Tiers-Monde. On les voit aussi en Europe même si la voie prise est de nivellement et d’uniformisation des diversités régionales. Les pays sont ainsi appelés à reconnaitre leurs nouveaux changements sociaux, leur pluralité et leur diversité, d’en tirer profit et d’en limiter les dégâts éventuels.