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Les notions de « paysage culturel » et de « modernité » sont très abstraites et conceptuelles. Communément admise par les autorités de l’UNESCO et les professionnels de la gestion culturelle, l’interprétation de ces deux termes s’avère être difficile et comme un défi. L’invention de ces notions n’est pas due au hasard et correspond à un besoin émergent de définition. De ce fait, elle connait des temporalités, des définitions différentes d’une discipline à l’autre et ainsi des interprétations parfois divergentes. Partant de cette base, mon intention dans cette recherche est de réinterpréter ces termes aussi bien dans leurs diversités, leurs pluralités et leurs relativités en les associant avec le cas du Chinatown.

L’immigration chinoise, à travers le monde, a une longue histoire et s’étend à tous les continents. Elle s’est particulièrement développée vers les grandes métropoles mondiales où les immigrants ont construit des quartiers chinois connus sous la dénomination de « Chinatown ». Le Chinatown, en tant que « paysage culturel particulier », se développe sous les deux influences de modernité : la modernité chinoise et la modernité du pays d’accueil[1]. Il se marque ethniquement dans l’espace et se développe au fil du temps. L’homme, ou l’immigrant chinois, confie sa nostalgie du pays à ces microsociétés en s’adaptant à son environnement urbain et social. Sous cette double modernité, la diaspora chinoise développe son savoir faire économique, applique son organisation sociale et ethnoculturelle et déploie son engagement politique. De cette manière, les Chinois d’outre-mer tracent leur identité collective dans le paysage urbain moderne des pays et sociétés d’accueil.

Le Chinatown est un lieu où la mentalité et la vie traditionnelle convergent avec la civilisation moderne. Il apporte un témoignage unique sur des traditions vivantes associées à des événements folkloriques. Il témoigne également de la continuité du mode de vie à la chinoise, qui a pour qualité de s’adapter rapidement à son nouvel environnement grâce notamment à son remarquable savoir-vivre. Une autre valeur exceptionnelle vient s’ajouter à ce paysage culturel particulier. Il se caractérise par des ensembles architecturaux chinois aux qualités esthétiques originales. Ce haut-lieu du patrimoine communautaire est considéré comme une « petite Chine » par les pays d’accueil et se métaphorise comme une « racine spirituelle » pour la diaspora chinoise.

De nos jours, l’immigration chinoise témoigne de la croissance du développement à l’international de la Chine. La mobilité des Chinois, les échanges de capitaux, de marchandises et d’informations influent non seulement sur l’économie, la politique locale et mondiale, mais aussi sur les espaces sociaux, la culture et la religion. Dans ce contexte de mondialisation, les Chinatowns se développent en un modèle économique, social, culturel et politique. Ce « marquage ethnique » n’est pas uniforme car il varie en fonction des politiques d’immigration et d’intégration des pays d’accueil.

1. Réinterprétation du « paysage culturel » et de la « modernité »

Le Chinatown comme paysage culturel particulier

En premier lieu, il est important de rappeler les origines de la notion de « paysage culturel ». Le géographe américain Carl Sauer est considéré comme la première personne qui introduisit ce terme en 1925 : « Le paysage culturel est façonné à partir du paysage naturel par un groupe culturel. La culture est l’agent, la nature le moyen, et le paysage culturel le résultat »[2]. Carl Sauer avait été largement influencé par le géographe et explorateur allemand du 19ème siècle, Alexander von Humboldt, qui avait souligné l’interaction entre le paysage physique et les cultures folkloriques et nationales : « La terre et ses habitants se tiennent dans les plus proches relations réciproques. Et l’un ne peut pas être véritablement présenté sans l’autre. Donc l’histoire et la géographie doivent toujours rester inséparables […] »[3]. Par contre, dans les années 1950 et 1960, les définitions proposées par J. B. Jackson, fondateur du Magazine Landscape, et de nombreux géographes comme Pierce Lewis, qui sont basées sur celle de Carl Sauer, n’insistent plus sur la dimension culturelle du paysage[4]. Selon eux, tous les paysages étaient intrinsèquement culturels. Pour cette raison, le seul mot « paysage » était utilisé pour signifier ce que Carl Sauer avait initialement défini comme « paysage culturel ». Puis, au cours des années 1980, cette définition est toujours restée vaste et ambigüe. Il faut attendre l’année 1992 pour que le Comité du Patrimoine Mondial adopte ce concept et donne sa propre définition des paysages culturels en tant « qu’ouvrages combinés de la nature et de l’homme, illustratifs de l’évolution de la société et des établissements humains au cours des âges, sous l’influence de contraintes et/ou des atouts présentés par leur environnement naturel et les forces sociales, économiques et culturelles successives, internes et externes »[5]. La patrimonialisation de l’UNESCO, en élisant des paysages culturels en sites classés, offre donc des instruments opérationnels pour la protection, la conservation et la gestion des biens culturels.

Bien que l’UNESCO fasse autorité dans le domaine, on peut malgré tout regarder d’un oeil critique l’application de sa définition en prenant pour exemple quelques-uns des 70 sites inscrits sous cette appellation[6]. En effet, l’identification d’un paysage culturel par l’UNESCO peut parfois être subtile. Selon les « catégories de paysages culturels »[7], les plus facilement identifiables sont les paysages de jardins et de parcs. Outre ceux-ci, sur la liste, les paysages culturels montagneux, considérés par Peter Fowler comme le type le plus populaire, autrement dit « le paysage agricole en exploitation »[8], sont les plus nombreux. Mais parfois cette appellation dépasse les sphères de sa propre définition afin d’atteindre l’un de ses buts cachés, c’est-à-dire, distribuer géographiquement de façon équitable, les sites du patrimoine mondial en tant que « paysage culturel » sur l’ensemble des continents. Par exemple, Peter Fowler a mis en évidence qu’un paysage culturel africain, « Sukur » (Nigeria, 1999), auquel fut ajouté « le bois sacré » d’Osun-Osogbo en 2005, représente exactement le type de patrimoine qui était conceptuellement impossible d’inscrire avant la définition de la catégorie de paysage culturel[9].

En revanche, cette confusion apporte un effet positif. En effet, plutôt que de partir sur une idéographie figée et routinière de la définition du paysage culturel, son ambigüité permet d’ouvrir le champ et de rejoindre les interprétations données par d’autres disciplines. Partant de cette observation, nous discuterons par la suite l’hypothèse que le Chinatown possède lui aussi les caractéristiques d’un paysage culturel.

De façon générale, les discussions qui permettent de définir si un sujet doit être considéré comme un « monument » ou un « paysage culturel » donnent droit à la controverse. Par exemple, un lieu sacré dans une ville ne peut être défini, en raison d’un manque de paysage naturel dans son environnement, comme un paysage culturel, mais comme un simple monument. A l’inverse, un lieu sacré situé dans un environnement naturel est défini comme un élément du paysage culturel. De même façon, le Chinatown peut être considéré soit comme un simple lieu cohérent, soit comme un ensemble de monuments en raison de son architecture chinoise. Si on regarde ces « simples » quartiers étrangers dans leur ensemble, on remarque cependant qu’ils sont souvent bornés de quatre portiques traditionnels chinois en quatre directions, créant un véritable contraste avec son environnement périphérique. Rien que par leurs apparences, on y trouve les contrastes entre l’Orient et l’Occident, entre la tradition et la modernité. Lorsque l’on zoome sur l’intérieur des quartiers, on y découvre les échanges entre les immigrants chinois et leur environnement dans le pays d’accueil. De ce fait, on ne peut restreindre le paysage culturel à « l’action combinée de l’homme et de la nature », mais il faudrait l’élargir au développement plus global et aux interactions entre « l’homme et son environnement ». De ce point de vue, le Chinatown se présente comme un « paysage culturel particulier ». Cette particularité s’exprime par son environnement urbain et social et non plus par son environnement naturel.

La caractéristique la plus remarquable du Chinatown en tant que paysage culturel se trouve dans l’identité collective du groupe immigrant. Cette caractéristique intangible rappelle en fait, le tout premier paysage culturel du patrimoine mondial de l’UNESCO, le parc national de Tongariro en Nouvelle-Zélande. Ce parc comporte de nombreux sites sacrés pour les Maoris et est un symbole de l’ethnogenèse. Dans ce lieu, les Maoris gardent et transmettent leur identité culturelle et religieuse. Il symbolise donc le lien spirituel entre cette communauté et son environnement. De même, depuis les premiers immigrants chinois, la diaspora chinoise pratique quasiment partout le même savoir-vivre et la même façon de s’adapter à son nouvel environnement. Elle transmet son mode de vie à la chinoise de génération en génération dans les différents pays d’accueil. Ainsi tout comme Tongariro est lié aux Maoris, le Chinatown représente pour les Chinois leur façon de garder leur identité et est donc considéré comme un « paysage culturel immatériel ».

Le Chinatown sous sa double modernité

Le mot « modernité », étymologiquement, est apparu d’abord en Europe au siècle des Lumières en philosophie. Cette notion était une évolution révolutionnaire des mentalités sur le plan technologique, scientifique, culturel, social, voire politique. Ce terme est né dans la langue française à l’aube de la Révolution industrielle : « il désigne d’abord les transformations que les techniques modernes apportent non seulement dans la production mais aussi dans l’organisation de la société, dans le décor de la vie quotidienne et jusque dans les moeurs »[10]. Dès son apparition, ce mot prend ainsi un caractère polysémique et suscite l’intérêt des chercheurs, particulièrement en Occident moderne.

Mais quand est-ce que la notion de modernité est-elle apparue en Chine ? Comment l’interprète-t-on dans la langue chinoise ? Et surtout comment définit-elle un rapport entre le Chinatown en tant que paysage culturel et son environnement ? Pour répondre à ces questions, il est indispensable de se pencher sur les origines du concept de la modernité en Chine.

L’histoire de la modernité chinoise remonte au milieu du 19ème siècle[11]. Suite à la défaite des deux guerres de l’opium (1839-1842, 1856-1860) et aux concessions faites par la dynastie Qing (1644-1911) aux puissances occidentales, la Chine, jusqu’alors fermée, a été bouleversée et l’émigration chinoise s’est rapidement accrue au niveau mondial. Dans le but de résister à l’Occident moderne, un mouvement « d’auto-renforcement » (1861-1895) lancé par des lettrés confucéens a été créé. Afin d’introduire une réforme sociale et une modernisation économique et militaire, il prône que la culture chinoise est substantielle et que la culture occidentale est additionnelle et adopte la technologie militaire européenne. L’échec de la « Réforme des Cent Jours » en 1898 entraîne la modernisation vers une révolution radicale, dirigée par Sun Yat-sen, qui aboutit à la fin du régime impérial chinois en 1911. Suite à ces événements naquit la République de Chine ainsi que le Parti nationaliste chinois Kouo-Min-Tang en 1912.

Sun Yat-sen sera ensuite considéré comme le « père de la Chine moderne » et il préconisera une philosophie politique dite des « Trois principes du peuple » : nationalisme, démocratie et bien-être du peuple (ou justice sociale). Le mouvement de modernisation prend alors une nouvelle ère. La manifestation du 4 Mai 1919 est un repère symbolique majeur dans la modernité chinoise. Les étudiants se montrèrent favorables aux sciences nouvelles, critiquèrent le confucianisme et le pouvoir des mandarins et popularisèrent la langue chinoise moderne. La pensée libérale s’était alors installée et le Parti communiste chinois fut fondé en 1921. L’instauration de la République Populaire de Chine en 1949 et du socialisme maoïste marquèrent la troisième période de la modernisation chinoise. « La Chine semble s’engager dès 1955 dans une course à la modernité contre l’Occident » résume Chen Lichuan[12]. Afin de moderniser la Chine, Mao lança le « Grand Bond en avant » et la « Révolution culturelle ». Mais pendant ce temps, le peuple chinois souffrait d’une récession économique et d’une catastrophe culturelle et sociale. A partir de 1978, c’est Deng Xiaoping qui mène la modernité chinoise à son sommet. Sa réforme des « quatre modernisations » portant essentiellement sur l’industrie, le commerce, l’éducation, l’organisation militaire et l’agriculture aboutit à l’ouverture et à la libéralisation de l’économie chinoise. Durant les années 1990, l’ouverture de la Chine accélère de façon sans précédent la croissance économique et augmente les investissements étrangers dans le pays ; et ceci malgré les problèmes sociaux que ces réformes ont entraînés. Pendant cette phase de modernisation, le président Hu Jintao préconise la construction d’une société harmonieuse, qui a pour but de conduire la modernité en douceur. En résumé, la modernité chinoise s’est présentée sous quatre thèmes majeurs : l’évolution, la révolution, la réformation et l’harmonie.

Chacune des périodes de la modernité chinoise a engendré des vagues de migration interne et externe à la Chine. Cependant, durant « l’évolution et la révolution », l’émigration du peuple chinois vers l’extérieur est restée relativement faible. Parmi les pionniers de la modernité chinoise, ceux qui immigrèrent en Occident partirent pour s’enrichir des quintessences de la modernité occidentale, mais aussi pour réunir, auprès des Chinois déjà expatriés et des étudiants, des soutiens financiers à leurs révolutions. Par exemple, Sun Yat-sen était exilé pendant 16 ans à Paris, Londres, Bruxelles, aux Etats-Unis, au Canada puis au Japon afin de propager l’idée de « révolution » dans la communauté chinoise et financer son parti révolutionnaire avant de revenir en Chine pour la Révolution chinoise de 1911. D’ailleurs, les « Trois Principes du peuple » ont été inspirés par les idées d’Alexander Hamilton et d’Abraham Lincoln durant les années d’étude de Sun Yat-sen à Hawaii.

Les révolutionnaires du Parti communiste ont également beaucoup cru au potentiel de la diaspora chinoise. Chou Enlai et Deng Xiaoping[13] ont tous deux étudiés en France dans le cadre du « Mouvement Travail-Etudes »[14] et étaient actifs auprès des étudiants chinois et des activistes français. Par cela, le Chinatown a joué un rôle fondamental pour mettre en scène la modernité chinoise à l’occidental. Il devenait ainsi le centre du radicalisme chinois, où les jeunes militants se rassemblaient, se nourrissaient des modèles occidentaux et propageaient les idées parmi la communauté. La reprise du pouvoir du Parti communiste en 1949 et la Révolution culturelle entre 1966 et 1976 entraînent une immigration chinoise de masse vers l’étranger. Une autre vague, encouragée par la réforme économique de Deng Xiaoping et sa politique favorable aux Chinois d’outre-mer entraîne un pic de l’émigration chinoise. Ces immigrants apportent aux pays d’accueil ou plutôt à leurs propres quartiers, non seulement leurs traditions de Chine, mais aussi les fruits de la modernité chinoise. Ainsi, comme le dit Whittingham-Jones, « New Chinatown is a microcosm of New China […] »[15].

De ce point de vue, le Chinatown se développe sous deux influences de la modernité : la modernité chinoise et la modernité occidentale. Et il se présente comme une grosse « marmite », dans laquelle parfois, la tradition et la modernité se nourrissent mutuellement et parfois se contrastent radicalement (voir schéma 1). De nos jours, par ces temps de mondialisation et de remarquable croissance économique de la Chine, ces échanges de « modernité » sont encore plus flagrants et fréquents. Ils sont alimentés par les immigrants et plus précisément, par les investisseurs, les commerçants, les étudiants ou de simples voyageurs[16].

Schéma 1

Chinatown, sa tradition et ses duo-modernités

Chinatown, sa tradition et ses duo-modernités

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2. Le Chinatown dans l’espace et le temps

Le Chinatown se marque ethniquement dans l’espace urbain et se développe au fil du temps. Il est par essence traditionnel, mais il s’adapte à son environnement. La ghettoïsation n’est pas son caractère et l’autarcie n’est pas non plus son mode de vie. Car comme partie intégrante de la métropole, le Chinatown est sous l’influence de la modernité occidentale. En outre, en tant que quartier de la communauté chinoise, il reste affecté par le changement et la modernisation en Chine. Ces « duo-modernités » s’échangent entre deux mondes : l’une est celle de l’origine des immigrants chinois, qui est souvent géographiquement et physiquement éloignée mais psychologiquement inséparable, l’autre est celle de leur vie quotidienne qui reste réellement nouvelle, parfois étrange, malgré sa présence physique[17]. Pour mieux développer ce sujet, un panorama sur la répartition des Chinatowns dans le monde et l’histoire de l’immigration chinoise, paraissent nécessaire.

Les Chinatowns dans le monde

Sur la base de plusieurs études réalisées entre 2000 et 2005, on estime de 35 à 40 millions[18] le nombre de Chinois vivant à travers le monde hors de la Chine[19]. Ces études ne donnent pas de chiffres exacts en raison de la difficulté des enquêtes, de l’immigration clandestine, etc., mais elles montrent tout à fait la tendance. Les graphiques 1 et 2 expliquent plus clairement la répartition de la diaspora chinoise dans le monde. La graphique 1 montre que la majorité des Chinois d’outre-mer se trouve sur le continent asiatique, soit 75%, puis sur le continent américain 15%, suivi de l’Europe 6%, et très minoritairement, l’Océanie et l’Afrique.

Graphique 1

Répartition par continent de la diaspora chinoise dans le monde, années 2000 à 2005

Répartition par continent de la diaspora chinoise dans le monde, années 2000 à 2005

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Comme le montre le graphique 2, en Asie, les immigrés chinois se sont principalement regroupés en Asie du Sud-Est, et particulièrement en Indonésie, en Thaïlande, en Malaisie, à Singapour et au Vietnam[20]. Sur le continent américain, les immigrés chinois se sont majoritairement installés aux Etats-Unis, au Canada, et plus étonnamment au Pérou et en Argentine. En Europe, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas sont les destinations traditionnelles d’immigration. L’Italie, l’Espagne et l’Allemagne sont les nouvelles destinations. En Océanie, bien que l’histoire de l’immigration dans ces pays soit ancienne, elle ne s’est pas largement développée. L’Afrique Noire est devenue le nouveau lieu pour l’immigration chinoise. En fonction des flux migratoires, les Chinatowns sont principalement concentrés en Asie du Sud-Est et en Amérique du Nord (voir la carte 1).

Graphique 2

La diaspora chinoise par pays. Estimations en milliers

La diaspora chinoise par pays. Estimations en milliers

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Carte 1

Les principaux Chinatowns dans le monde

Les principaux Chinatowns dans le monde

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Bien que le plus ancien Chinatown ait été construit à Manille au début du 16ème siècle, le terme « Chinatown » est apparu pour la première fois en 1857 aux Etats-Unis[21]. Ils sont répandus un peu partout dans le monde, mais ce n’est pas dû à la propension des Chinois à les construire, comme l’araignée tisse sa toile. Les Chinatowns existent là où il y a des besoins ressentis, où les modèles socio-économiques permettent cette concentration spatiale et où les sociétés d’accueil les autorisent. Leur implantation résulte également de la stratégie migratoire du gouvernement ou de la discrimination raciale des autochtones[22].

L’histoire de l’immigration chinoise

La première vague migratoire a eu lieu au cours de la Dynastie Tang (618-907). Selon le protocole de la cour de la Dynastie Qing, des Chinois de différents corps de métiers (ouvriers agricoles, commerçants etc.) étaient sortis hors de Chine en petits nombres depuis le 20ème siècle[23]. Parmi les commerçants chinois, une grande partie suivait les routes côtières vers l’Asie du Sud-Est[24]. Avec le développement de la navigation maritime et du commerce privé au 15ème siècle, les Chinois s’installèrent au centre du Vietnam, au Cambodge, dans les ports du Golfe de Thaïlande, de Java et de Sumatra[25]. Le 16ème siècle, marque le véritable début de l’immigration chinoise de masse, notamment en Malaisie, Indonésie et aux Philippines. Cette période coïncide avec l’expédition maritime européenne en Asie et l’ouverture de la route aller-retour entre Manille et Acapulco par les Espagnols en 1571[26]. Jusqu’en 1850, leurs destinations restent majoritairement l’Asie du Sud-Est et les immigrants sont essentiellement des marchands originaire de Fujian et Guangdong (les provinces côtières du sud-est de la Chine).

La Dynastie Qing avait fermé ses frontières pendant une longue période en raison de la crainte d’une invasion des pays occidentaux et de problèmes de politique interne. Pour mettre fin à la Première Guerre de l’opium, le traité de Nankin en 1842 a ouvert cinq ports[27] de la Chine du Sud-Est au commerce extérieur. Ensuite, en 1858, la Convention de Pékin, qui a mis fin à la Seconde Guerre de l’opium, a autorisé l’utilisation de la main-d’oeuvre chinoise à l’étranger afin de remplacer les esclaves récemment affranchis dans d’autres pays. Une nouvelle vague d’émigration à destination du nouveau monde est liée aux différentes ruées vers l’or (1849 en Californie, 1858 au Canada), à la construction du chemin de fer transcontinental aux Etats-Unis à partir de 1860, et à la construction de la voie ferrée Canadian Pacific Railway vers 1880. Cette immigration fut majoritairement masculine et l’immense majorité des migrants prit souche.

Le rythme de l’émigration chinoise est plus remarquable au 20ème siècle. Cette nouvelle vague a commencé dès la Première Guerre mondiale, lorsque le Royaume-Uni et la France ont recruté 150 000 travailleurs chinois pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, ce flux s’est étendu à toute l’Europe. La prise du pouvoir du Parti communiste lors de la fondation de la République Populaire de Chine en 1949 et la Révolution culturelle de Mao Zedong ont nourri des flux considérables d’émigrants malgré la fermeture des frontières par le gouvernement entre 1950 et 1978. A partir de 1978, la réforme économique chinoise de Deng Xiaoping, accompagnée de l’établissement de relations diplomatiques à travers le monde, a complètement ouvert la Chine vers l’extérieur ; et ceci a eu pour conséquence un accroissement de façon significative de l’immigration chinoise dans le monde. La déclaration sino-britannique signée en 1984 pour la rétrocession de Hong Kong à la RPC (au 1er juillet 1997), a engendré une émigration soudaine des hongkongais, surtout ceux de la classe moyenne. En 1989, le massacre de la place Tiananmen désespère le peuple sur son avenir de liberté et de démocratie à Hong Kong. Par exemple, en 1992, 66 000 personnes immigrèrent majoritairement dans les pays anglophones, dont la moitié au Canada[28].

Un élément important à prendre en compte est la ré-immigration vers l’Europe et l’Amérique du Nord de Chinois ayant auparavant déjà immigré en Asie du Sud-Est. Cette émigration est due aux nouvelles indépendances des pays d’accueil et aux violences antichinoises de la population locale. Par exemple, au moment de l’indépendance de l’Indonésie en 1949, des milliers de Peranakan[29] partirent vers les Pays-Bas. Plus tard, entre 1975 et 1985, de nombreux Chinois fuirent l’ex-Indochine française après la réunification du Vietnam et de la prise du pouvoir des Khmers Rouges au Cambodge (cette migration est connue sous le nom de « Boat-people »).

En conclusion, avant le 21ème siècle, l’histoire de l’émigration chinoise est triste et douloureuse, car en raison des guerres, des mutations politiques et sociales, une partie de la population chinoise a quitté sa terre natale pour travailler ou résider temporairement ou définitivement à l’étranger. De nos jours, le développement économique de la Chine est en forte croissance et la qualité de vie est en constant augmentation. Malgré cela, le flux migratoire ne s’est pas interrompu. En 2007, la Chine est devenue l’acteur principal de l’émigration mondiale[30]. On peut résumer cette émigration volontaire et spontanée en deux tendances : les migrants-investisseurs et les migrants dit de « fuite de cerveaux » (« brain drain » en anglais). Les riches Chinois immigrent à l’étranger par investissement : soit pour l’éducation de leurs enfants, soit pour plus de bénéfices financiers, ou simplement pour de meilleures conditions de vie. En 2011, parmi tous les « migrants-investisseurs » étrangers aux Etats-Unis, les Chinois représentent 75% d’entre eux, soit 10 fois plus qu’en 2007. Quant à la migration de « fuite de cerveaux », elle se présente en deux catégories : les étudiants qui étudient à l’étranger puis y résident, et les intellectuels qualifiés qui immigrent vers d’autres pays. En outre, cette première catégorie reste pour l’instant très majoritaire. En 2010, parmi 270 000 étudiants chinois finançant eux-mêmes leurs études à l’étranger, seulement 25% voulait retourner en Chine après l’obtention de leur diplôme. Au vu de ces nouveaux modes d’immigration, le futur des Chinatowns devient imprévisible, et sa raison et sa façon d’être pourraient être complètement remises en cause.

Marquage ethnique dans le paysage urbain

Qu’est-ce qu’un Chinatown ? Le terme « Chinatown » désigne un quartier où la présence des Chinois et plus généralement des Asiatiques est dominante. Et communément, ce terme présente l’ensemble de la communauté chinoise qui se différencie de la majorité ethnique autochtone[31] et des autres groupes ethniques de la ville. Selon David Lai, « Chinatown in North America is characterized by a concentration of Chinese people and economic activities in one or more city blocks, which forms a unique component of the urban fabric. It is basically an idiosyncratic oriental community amidst an occidental urban environment »[32]. En somme, le Chinatown est conceptualisé comme un « ghetto », une « enclave ethnique » ou encore une « colonie orientale en Occident ». Cependant, ces termes unidimensionnels obscurcissent la culture et l’expérience de vie migratoire des immigrants chinois[33]. En général, l’image que les gens ont des Chinatowns est celle des Chinatowns des Etats-Unis (surtout ceux de San-Francisco et de New York) et d’Asie du Sud-Est. Cette image a été créée et influencée par les médias et les manipulations politiques, qui profitent de leur capacité de « dénommer » ce qu’est un Chinatown pour leurs propres intérêts. Par contre, le sens attribué aux Chinatowns par les médias et la politique est complété et souvent contesté par la façon dont les immigrants comprennent eux-mêmes ce paysage culturel, ce qui nous incite à mettre l’accent sur l’aspect éthique des Chinatowns.

« L’enchinoisement »[34] symbolique

Les Chinatowns impressionnent souvent par leur « enchinoisement » symbolique : les portes (arches) d’entrée, les lions protecteurs, la pagode, le temple bouddhiste, le jardin chinois, les enseignes commerciales et les lanternes rouges suspendues. Ces oeuvres principalement traditionnelles nous rappellent l’architecture chinoise, inspirée des images de la Chine impériale. Dans le contexte de l’internationalisation des métropoles chinoises, ces caractères authentiques rendent les Chinatowns plus « chinois » que les villes chinoises. En effet, les métropoles chinoises s’étant largement architecturalement occidentalisées, on parle de nos jours de concept de « re-sinicisation » ou de « chinatownisation » de l’architecture chinoise dans ces métropoles[35]. Partout dans le monde, comparée aux autres communautés étrangères, la représentation de l’identité collective des immigrants chinois est la plus remarquable et la plus grandiose.

Le symbolisme est premièrement affiché de façon ostentatoire par d’immenses arches d’entrée à l’architecture traditionnelle, souvent accompagnées de lions protecteurs en marbre. Bien qu’en apparence toutes les portes se ressemblent, on ne trouve nulle part une porte similaire au vu des idéogrammes et épigraphes distinctes sur chacune d’entre elles. Trois caractères chinois « 唐人街 » (« Tangrenjie » en Pinyin et en français « quartier des gens de la Dynastie Tang »[36]) sont toujours affichés sur ces portes. Les épigraphes inscrites rappellent l’histoire de l’immigration chinoise dans cette société d’accueil et montrent leurs échanges et leurs amitiés avec celle-ci. Ces portes délimitent fonctionnellement et territorialement le Chinatown, désignent l’entrée dans un autre environnement, marquent la présence de la communauté chinoise et soulignent l’exotisme. Elles symbolisent également le succès de la communauté à l’étranger et son affirmation dans le pays d’accueil. Les arches, en forme de pagode, souvent ajoutées aux édifices déjà existants, sont cohérentes avec les toits à la chinoise et l’application des deux couleurs, rouge vif et jaune vif, couleurs symboliques de la Chine. L’harmonie architecturale est encore plus soulignée par la présence de pavillons classiques et de jardins ou d’une simple végétation à l’allure chinoise. Le temple bouddhiste ou la statue de Confucius amènent ce paysage culturel et urbain à l’apogée du marquage ethnique. Cette image stéréotypée est aussi formée par les grandes enseignes aux reliefs pittoresques et au folklore coloré que l’on peut voir à la chaîne dans les rues commerciales, et aussi par l’omniprésence des lanternes rouges et autres décorations typiquement chinoises. Ces enseignes commerciales se présentent en caractères chinois et locaux, qui souvent, n’ont pas la même signification littérale. Ce détail montre une fidélité communautaire et aussi une adaptation intelligente, tout comme celle des recettes chinoises adaptées au goût local dans les restaurants. Le processus d’ « enchinoisement » n’est pas seulement visuel, il est complété par l’odeur (de l’encens et de la cuisine chinoise, etc.) et par le son environnant (la musique chinoise et les conversations en mandarin ou en dialecte, etc.). Cet ensemble d’éléments visibles, olfactifs et audibles contribue à la construction d’un quartier identitaire et symbolique. Au milieu de ce paysage folklorique, les processus identitaires sont renforcés par des événements privilégiés comme le Nouvel an chinois. Le défilé folklorique, la danse du lion, le bruit des pétards et des semaines consacrées à la Chine pour cette occasion, transforment le Chinatown en un véritable théâtre ethnoculturel.

L’ « enchinoisement » évolue jour après jour et couche par couche. En effet, les différentes vagues migratoires marquent leurs traces distinctes sur ce territoire délimité. Mais la naissance du Chinatown et son évolution ne sont pas seulement dues à la communauté chinoise, qui le promeut et le construit, mais aussi à l’interaction entre le développement urbain et l’évolution moderne de la société d’accueil. Le degré d’ « enchinoisement » dépend également des politiques d’immigration et d’intégration du pays d’accueil. En ce sens, ce marquage ethnique est de fait le lieu d’enjeux économiques et politiques.

Les couches stylisées à la chinoise, coordonnées aux paysages et styles vernaculaires, s’imposent à l’espace urbain déjà existant. Cette appropriation spatiale a rendu l’hybridité culturelle et urbaine plus harmonieuse[37]. Elle dévoile une volonté de différenciation culturelle, ainsi qu’une volonté de confirmer le succès des Chinois, leur fierté et leur place sur le territoire étranger. Une « identité différenciée » se construit, consciemment ou non, grâce notamment à ce processus d’ « enchinoisement symbolique ».

L’immigration économique

L’immigration chinoise, à l’intérieur de la Chine ou à destination des pays étrangers est avant tout économique. Afin d’atteindre leurs objectifs d’enrichissement, les migrants ont développé toute une série de tactiques pour survivre, vivre, puis réussir sur leurs nouveaux territoires. Malgré des divergences d’adaptation à l’origine, les deux chaînes migratoires, internes et externes, ont suivi au final une évolution similaire à celle du « village de Zhejiang » à Pékin. Le « village de Zhejiang » à Pékin est le plus représentatif des villages d’immigrés dans les grandes villes chinoises. Dans les années 1950, du fait de l’instauration du system du Hukou (livret de résidence de contrôle de la mobilité de la population), une séparation durable a été créée entre les villes et les campagnes. Les villageois sont soumis à la discrimination institutionnelle entraînée par ce livret de résidence. Afin de résister aux difficultés, les communautés de villageois ont construit en périphérie des villes leur propre quartier et ont développé leurs réseaux sociaux et commerciaux. Le « village de Zhejiang » à Pékin s’est développé et s’est spécialisé en un centre de production et de distribution de vêtements dont les réseaux s’étendent dans tout le pays. Les villageois ont développé en toute autonomie, un ensemble de services pour la communauté : écoles, crèches, hôpitaux, services de bus entre, etc.[38]. Crissman souligne comment ce modèle d’habitation et d’organisation économique et sociale s’est répandu mondialement depuis ses origines chinoises :

Chinatown mirrors China, where the rural and the urban are closely interknit and the principles of ‘descent, locality and occupation’ that order rural life are mobilized by rural migrants to cope with living in the cities. The same happens when villagers go abroad. Chinatown results from their projection onto alien settings of China’s ‘traditional urban forms’, which derive from rural prototype[39].

L’immigration économique remonte à la Dynastie Tang, quand les marchands et artisans chinois cherchaient fortune ailleurs, surtout en Asie du Sud-Est. Les immigrants étaient majoritairement masculins et, soit ils rentraient riches à leur village natal, soit ils restaient définitivement en épousant une femme du pays d’accueil. Ce dernier cas les aidait à s’intégrer à leur nouvel environnement, et à participer aux activités culturelles, sociales et bien sûr économiques. Ils étaient principalement actifs dans les secteurs économiques à forte rentabilité, puis ils les monopolisèrent de génération en génération. Au fil du temps, ces Chinois de souche, prirent un puissant poids économique, qui devient même surprenant dans certains pays d’Asie du Sud-Est.

Les activités professionnelles des immigrants chinois ont évolué au fil du temps. Dès 1850, les Chinois sont principalement exploités en tant que main-d’oeuvre dans les emplois d’industrialisation. Ils émigrent partout dans le monde en tant qu’ouvriers sous contrat, principalement dans les pays occidentaux et leurs colonies. Ces « coolies chinois »[40] bon marché, travaillent dans les mines, constructions d’infrastructures, plantations, usines, et on les retrouve même sur les champs de bataille. Ces activités de main-d’oeuvre précaires ont largement décliné après la Première Guerre mondiale.

Au début de leur installation, pour survivre dans leurs nouveaux pays et concurrencer les autres communautés étrangères déjà installées, les Chinois ont créé leurs propres activités commerciales spécifiques, comme la vente d’objets chinois, les pédicures, les blanchisseries et épiceries, etc. Mais ces activités ont quasiment toutes disparu après la Seconde Guerre mondiale. Suite à l’augmentation du nombre d’immigrants et de la réunification familiale, la restauration, le commerce alimentaire et les industries de biens de consommation, ont pris une place dominante dans leurs activités professionnelles. Ce sont des secteurs économiques à forte intensité de travail et à faible valeur ajoutée, comparé aux immigrants qualifiés qui travaillent dans des secteurs économiques à forte valeur ajoutée[41]. De nos jours, on trouve dans les Chinatowns, de nouvelles professions libérales ou de services, comme les agences de voyage, les banques, les agences immobilières, des médecins et avocats chinois. La stratégie d’implanter un commerce ethnique[42] dans une zone concentrée et de le diversifier progressivement, a garanti une clientèle intra-communautaire suffisante et une autonomie croissante. Les Chinatowns, souvent situés au centre-ville, s’orientent vers la touristification que planifient les sociétés d’adoption. Cette valorisation touristique stimule également le développement des commerces ethniques vers le marché extracommunautaire. L’autonomie progressive du groupe et l’ouverture dynamique à la population du pays d’accueil s’accordent dans la négociation des identités[43], qui assurent la pérennisation de l’installation économique de la communauté et l’intégration dans le paysage économique de la société locale.

Comparé aux Chinatowns classiques, une autre concentration ethnique plus moderne en termes d’environnement et d’économie s’est formée en raison de l’arrivée d’immigrants qualifiés et d’investisseurs chinois. Ces cadres supérieurs, enseignants et gros investisseurs se démarquent des Chinatowns classiques et s’installent à la périphérie des grandes villes, où s’étendent les quartiers résidentiels des classes aisées des sociétés d’accueil. Ces nouveaux migrants aux nouvelles activités professionnelles engendrent une forte, bien que discrète, « sururbanisation asiatique »[44].

« Une migration économique » signifie des sacrifices de la vie sociale, culturelle (dans une certaine mesure) et politique pour la réussite économique. Les communautés issues de ces migrations sont organisées par et autour de ces motivations très fortes. Mais contrairement aux idées reçues, ça ne veut pas dire que tous les migrants chinois sont commerçants ou ont des activités économiquement profitables. Dans ce contexte économique de mondialisation, les Chinatowns en tant que paysages culturels et urbains ont une fonction de lien ou de négociateur économique entre la Chine et le pays d’accueil, ou entre deux mondes à la modernité différente.

L’organisation sociale et ethnoculturelle

Les immigrants chinois ont souvent débarqué dans les pays d’accueil avec les poches vides, comme simples travailleurs, ou avec un sac à dos comme les boat-people fuyant le Vietnam dans les années 1970. En partant de rien, beaucoup d’entre eux ont eu une grande réussite et ont obtenu le statut de chef d’entreprise ou même de politicien. Ces destins hors du commun ont souvent surpris les peuples des pays d’accueil et notamment par le savoir vivre des immigrants chinois et leur capacité d’adaptation à leur nouvel environnement. Leur « secret » se trouve dans leurs traditions associatives, qui jouent un rôle vertébral dans la construction et la modernisation des Chinatowns dans le monde. Cette tradition découle d’une culture confucianiste, c’est-à-dire une solidarité, une entraide, une confiance mutuelle fortement prononcée.

L’immigration chinoise est loin d’être homogène. A l’intérieur de la communauté, il existe des disparités d’origines géographiques et culturelles, une hétérogénéité linguistique, sociale et économique[45]. L’intercompréhension est quasiment impossible entre les différents groupes ethnolinguistiques. Ainsi, dans les réseaux internes, il existe donc une identité géodialectique et clanique. Ces différents groupes forment leurs propres associations avec leurs réseaux sociaux, économiques et d’entraide.

A l’origine de l’immigration chinoise, ces organisations étaient établies afin d’aider les immigrants à se protéger contre la discrimination locale et se réunir dans des lieux sûrs. Avec le temps, pour les nouveaux arrivants, ces organisations aident à l’installation et leur permettent de trouver rapidement un logement ainsi qu’une première embauche. Ces associations interviennent également dans les cimetières chinois et garantissent le retour des morts au pays natal. De nos jours, ces types d’associations se multiplient et leurs fonctions se diversifient et ont pour but de développer les affaires économiques[46] et les réseaux relationnels, résoudre les problèmes et conflits intra-communautaires, intégrer les nouveaux arrivants plus rapidement à la société d’accueil en donnant des cours de langue, aide juridique et sociale, interprétariat, etc. Elles permettent également de maintenir et renforcer l’identité de la communauté par la gestion des écoles en langue chinoise, créer et entretenir des lieux de culte (temples bouddhiste, taôiste et confucianiste, ainsi que les églises catholiques chinoises), organiser des fêtes, surtout celle du Nouvel an chinois et animer les activités ethnoculturelles comme le tai-chi-chuan, le kung-fu, les échecs chinois, le Mah Jong, les bibliothèques chinoises, etc. Ces activités mettent en scène l’identité de la diaspora chinoise dans l’environnement urbain du pays d’accueil et renforcent leur sentiment « d’être Chinois ». Par ces diverses activités, les immigrants essaient de vivre une vie chinoise à l’étranger, et ils transforment ainsi leur nostalgie du pays à des pratiques habituelles et traditionnelles de leur pays d’origine. D’ailleurs, l’école chinoise et ses activités ethnoculturelles sont principalement prévues pour les descendants des immigrants, qui ne pensent plus au pays de leurs ancêtres et perdent petit à petit la culture et la tradition chinoise. Il s’avère en fait que ces jeunes générations de descendants s’auto-définissent comme des « bananes » : jaune à l’extérieur et blanc à l’intérieur.

Les Chinatowns se structurent donc autour de ces associations dont les dirigeants sont, le plus souvent, des chefs commerçants. Donc cette tradition associative apporte entraide et solidarité, mais aussi du profit économique, comme le dévoile Guillon : « les associations représentent un tremplin utile. En effet, présider une association de Chinois d’outre-mer est une carte de visite qui ouvre bien des portes […]. Pour les commerçants qui pratiquent l’import-export, cette carte de visite est précieuse […] »[47]. De plus, les associations, surtout celles de type clanique et économique, ont formé des réseaux transfrontières (comme les réseaux intra-européens) ou même transcontinentaux. Ainsi leur développement est similaire à la toile que tissent les araignées et elles contribuent aux renforcements de la vie économique et politique de la diaspora dans les pays accueillants.

Par exemple, sur le continent américain, les associations des Chinatowns se sont connectées entre eux à travers les Etats-Unis, le Canada et l’Amérique du Sud tout en gardant un lien avec la Chine (Hong Kong). Deux centres névralgiques, San Francisco et New York ont un rôle dominant et organisent et contrôlent les différentes associations à travers le continent[48]. Cette structure unifiée sur le continent américain a été possible du fait qu’avant la loi de 1965 la plupart des immigrants provenaient de la province de Guangdong d’où les immigrants ont importé leurs structures d’organisation. Il est à noter que de tels réseaux associatifs ne sont pas réalisables en Europe en raison d’un manque d’homogénéité ethnique et géodialectique parmi les immigrants.

Dans tous les cas, les associations chinoises doivent respecter et se plier à la législation des pays d’accueil, qui pour certaines les obligent en tant qu’associations d’étrangers, à construire des ponts amicaux entre les communautés et aider à intégrer les immigrants. De ce fait, ces organisations ne restent pas fermées et opaques. Selon Picquart, « cette diversité associative commence à s’ouvrir aux membres non chinois dans un mouvement qui tend à l’internationalisation »[49].

La croissance de l’engagement politique

De manière générale, les communautés d’origine chinoise s’intéressaient peu à la politique étant donné que, traditionnellement, le but premier des migrants chinois était de créer et de faire fortune par le commerce. Cependant, du fait d’une immigration ancienne, d’une diaspora toujours croissante et d’un pouvoir économique devenu considérable, les Chinois en Asie du Sud-Est sont devenus relativement actifs dans l’engagement politique dans leurs pays d’accueil. Ceux qui ont immigré en Amérique du Nord ont suivi ce mouvement dans les années 1960, quand ils ont joui progressivement des mêmes droits politiques que les autochtones[50]. Dans les autres zones géographiques, la diaspora chinoise est restée longtemps politiquement silencieuse.

A présent, de plus en plus de Chinois se rendent compte que la participation politique est une manière efficace d’exprimer la voix de la communauté, d’objecter l’injustice et de protéger leurs droits et intérêts légitimes. En vertu de leur éducation biculturelle et de leur bilinguisme, ils commencent à briser les barrières raciales et à entrer dans la scène politique. Ce phénomène surgit comme les pousses de bambou après une pluie printanière, non seulement en Asie du Sud-Est et Amérique du Nord, mais aussi en Europe et en Afrique du Sud. La participation collective de la communauté ayant droit au vote et la réussite individuelle dans l’engagement politique contribuent également à améliorer la réputation de la communauté chinoise et à l’amener à une meilleure intégration et à une plus large acceptation par la société d’accueil. L’exemple de la communauté chinoise en Royaume-Uni nous montre bien ce phénomène. Dès 2006, le « British Chinese Participation Politics Plan » s’est développé à Londres dans le but d’encourager les Chinois à s’intégrer à la société britannique et à participer à la vie politique. Grâce à ce programme collectif, lors de l’élection générale au Royaume-Uni en 2010, le nombre sans précédent de huit candidats d’origine chinoise était atteint, et le vote des Chinois d’outre-mer avait augmenté de façon considérable.

3. Conclusion

Le Chinatown, paysage culturel particulier, met en scène des interactions entre « l’homme et son environnement social et urbain ». En tant que marquage ethnique dans les sociétés d’accueil, il s’établit et se développe sous l’influence de deux cultures et de deux modernités, qui sont parfois radicalement contrastées et aussi réciproquement complémentaires. Ce nouveau concept de Chinatown, lié au paysage culturel et à la modernité, s’exprime par la manière dont les Chinois d’outre-mer affichent, vivent et s’adaptent à leurs nouveaux environnements.

De nos jours, sous les conditions de la mondialisation économique, culturel et politique, la mobilité internationale des populations devient plus fréquente. Face à ces changements flagrants, ou parfois radicaux, les Chinois d’outre-mer commencent à chercher de nouvelles stratégies et nouvelles méthodes pour mieux vivre dans cet espace et mieux maitriser leur avenir. Dans ce contexte, les Chinatowns existent en tant que « paysages nostalgiques » ou se développent en montrant des « paysages de l’avenir ». Plus précisément, les Chinatowns anciens et classiques continuent à jouer un rôle accueillant pour les nouveaux arrivants de la communauté. Parallèlement, les Chinatowns, de par le monde, sont aussi considérés comme des attractions touristiques à la renommée de plus en plus importante et appréciée. D’un autre côté, les Chinois commencent à se disperser dans les villes satellites des métropoles et forment une multitude de petits quartiers chinois.

Le futur des Chinatowns, dépend toujours des politiques d’immigration et d’intégration des pays d’accueil. Donc, pour la diaspora chinoise, une diversification ou modification de son mode de vie envers son environnement dominant semble primordiale. Une meilleure intégration, accompagnée d’une identité communautaire, peut probablement devenir une meilleure solution. Et ceci reste et restera toujours un défi pour les Chinois d’outre-mer à travers le monde.