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De la mi-février jusqu’au 5 septembre 2012, un conflit aux contours politiques entre les étudiants et le gouvernement du Québec s’est transformé en une situation déjà connue à quelques reprises dans cette province : une grève étudiante. L’enjeu peut se décliner de multiples façons selon les affiliations des groupements étudiants, mais peu importe, la lutte est bruyante, dérangeante et pendant plus de quatre mois sa présence s’est fait croissante. On parle de « grogne », de « colère sourde » et de « majorité silencieuse » ; un des enjeux, tapi au plus profond de ce conflit, est de « faire entendre sa voix » et de s’approprier les espaces publics de la ville moderne, lieux de concentration des ressources et en même temps de manifestation des forces politiques qui peuvent se permettre de définir le « paysage culturel ».

Évidemment, ce conflit dévoile des enjeux reliés à la prise de parole et par conséquent la fonction politique de la voix et de son complément l’écoute. Toutefois, le rôle de l’ouïe est un des thèmes souvent laissés en friche en termes d’analyse. Les sons ne sont pas visibles même s’ils meublent la ville, rythment le passage du temps et sont autant de marques éphémères de l’activité humaine.

Ceci pose donc des problèmes supplémentaires afin de comprendre une composante pourtant essentielle de la coordination et de l’interaction de l’activité humaine. Lorsque celle-ci concerne la dimension politique et la gestion de l’espace urbain, force est d’admettre que les rapports de pouvoirs deviennent, eux, souvent « invisibles », mais pas pour autant imperceptibles. Comment l’espace acoustique en tant que territoire politisé est-il négocié alors que les sources sonores augmentent en nombre et en intensité ? Quelles sont les relations contemporaines des occupants à ces espaces acoustiques, alors que les moyens techniques mis à leur disposition pour modifier, contrôler et modeler les stimuli acoustiques se développent ? Ces questions seront abordées avec l’objectif de mieux comprendre les développements d’enjeux politisés qui traversent de nombreux domaines d’activités se situant aussi bien au niveau local que global. C’est par l’analyse de l’utilisation des lieux publics comme « corps résonateur » lors de conflits que cette réflexion sera abordée.

1. De la dimension invisible du politique et du territoire

Une analyse phénoménologique et pragmatique de l’usage du son lors de la grève étudiante aura pour objet les métaphores de la place publique comme espace de parole inscrite dans nos villes contemporaines comme des « paysages culturels de la modernité ». Le processus de manifestation du conflit implique que les acteurs veulent se « faire entendre » et dès lors une stratégie implicite de l’utilisation de l’acoustique des lieux se met en place, sans qu’ils en aient nécessairement une conscience claire. Les éléments essentiels à l’analyse proviennent de l’observation participante, approche ethnographique qui reconnaît la validité de l’expérience personnelle des observateurs afin d’élaborer un processus intersubjectif de compréhension.

Que signifie un « paysage sonore » ? Que représente un « paysage culturel » dans la « ville moderne » lorsqu’il est question de son et d’acoustique ? Il est nécessaire de commencer par expliciter et articuler ces notions. Par la suite, il sera plus facile de comprendre les modalités par lesquelles un espace avec des propriétés acoustiques particulières, un « paysage sonore », peut devenir un enjeu politique. Cette exposition sera faite à partir d’une analyse de certains aspects de la grève étudiante liés à l’espace et à sa manifestation à travers sa dimension acoustique ainsi que de l’utilisation du son comme d’un outil, d’une stratégie, voire même d’une arme. Le but visé de l’analyse qui en découlera ne sera pas une description de l’ordre de la physique acoustique ; il s’agira de mettre en lumière l’articulation des métaphores comme cadres culturels du domaine sonore pour comprendre l’émergence d’une dimension politique associée à la gestion de ces espaces, des territoires. Les sons et leurs effets sur les actions de l’être humain font en effet partie d’une dimension négligée en sciences sociales, telle la partie submergée d’un iceberg.

2. La modernité et les paysages culturels : l’ouïe en question

Dans un petit texte sur « l’espace acoustique »[1], Carpenter et McLuhan exposent l’importance de l’ouïe et de l’oralité dans les communautés autochtones n’ayant pas encore épousé la forme de pensée et de représentation de leur monde par l’écriture. Que l’apologie de l’espace acoustique soit très optimiste est en soi une faiblesse de leur thèse, l’ouïe n’est pas un sens parfait ni parfaitement passif, elle peut se dégrader et les humains naissent avec des capacités auditives variables. Cependant, leur analyse évoque une richesse de l’expérience qui semble désormais inconnue aux sociétés « modernes ». Ces dernières sont basées sur la représentation littérale de leurs connaissances sur un support visuel, mais aussi leur représentation du monde à travers un ensemble de métaphores où le sens de la vue est dominant : « Auditory space has no boundaries in the visual sense. The distance a sound can be heard is dictated more by its intensity then by the capacity of the ear »[2].

Cette dimension appréciative de notre environnement est évidemment très forte, mais insoupçonnée lorsque l’on considère la relation entre son et paysage. Par définition, un paysage est un lieu qui est perceptible à partir d’un certain point de vue donnant « une vision d’ensemble ». Or, sur le plan acoustique, ce recul « spatial » est inconcevable. Il faut plutôt parler d’intensité, de définition (dans le sens de découpage des sources sonores), de timbres et de temporalité. En termes de temporalité, la dimension éphémère du phénomène sonore est probablement la source de son défaut de fiabilité pour la constitution d’une connaissance fondée sur la possibilité de reproduction de l’expérience et permettant l’innovation comme un des principes directeurs de l’idée de modernité. Avec la reproduction technique du son et son enregistrement, cette faiblesse peut désormais être facilement surmontée[3]. Par ailleurs, les musiciens passent des années à perfectionner leur art afin de produire à volonté la variété de sons qu’ils sont amenés à concevoir dans leur esprit. Il est possible d’exercer cette capacité à prévoir et contrôler le son produit par un instrument, afin de se conformer aux indications de la forme d’écriture disponible pour cette musique. Ces formes ont gagné progressivement en complexité, mais cette prévisibilité et ce contrôle ne font pas partie de toutes les cultures musicales, loin de là. Elles sont le résultat d’un processus de rationalisation de la musique qui trouve ses fondements dans des réalités culturelles d’ordre esthétique, sociologique, historique et technologique[4].

Des processus comparables d’organisation et de rationalisation ont façonné les villes modernes à travers une recherche de l’organisation positive des réseaux nécessaires à la concentration des éléments permettant la densification de la population dans les espaces urbains. Ce fut une urbanisation massive, mais aussi progressive et en cela ces processus n’ont pas eu lieu selon une planification optimale, mais plutôt par accumulation de mesures correctrices ou novatrices, marquées par de nombreux conflits sociaux.

3. Urbanisation : projet moderniste de domestication de la nature

Au cours des derniers siècles, le processus d’urbanisation s’est accéléré pour atteindre des proportions importantes dans les pays industrialisés. Ce processus représente non seulement l’établissement des individus dans les villes, mais aussi le passage d’activités liées à l’agriculture à des types d’activités plus diversifiés qui prennent place au sein d’un réseau distribuant les ressources et la population sur un territoire plus circonscrit. Ce sont des villes ou plus exactement des zones urbaines. Le Canada peut en donner un bon exemple, alors qu’environ 20% de la population canadienne se retrouvait dans ces zones en 1871 ; en 2009, cela monte à 80,5% de la population. Dans le monde en 2009, cette proportion est par ailleurs de 50,1%, mais de 74,9% pour les pays développés[5].

La condition de possibilité de ce processus réside dans le développement technique et la quête d’innovation, autant sur le plan scientifique et social que commercial et culturel, en ce qu’il permet une intensification des activités et des échanges et une concentration des ressources issues de la nature et les services assurant leur répartition. C’est la manifestation de ce que Kaika nomme le projet prométhéen de l’humain : la domestication de la nature[6]. Les êtres humains construisent et modifient le paysage afin d’amener les produits essentiels au bon fonctionnement de la cité en établissant des réseaux de plus en plus vastes au fur et à mesure que les besoins deviennent diversifiés et que l’activité humaine s’intensifie. La ville étend ses ramifications bien au-delà du territoire dont elle est responsable politiquement. L’activité sociale et humaine s’accroît, ce faisant, non seulement le paysage s’offrant aux yeux change, mais l’expérience sensorielle, dont acoustique en elle-même, se modifie.

Urbanité : la perception sensorielle de l’espace urbain moderne et de ses contradictions

Déjà, à la fin du 19ème siècle, un sociologue s’est intéressé à ce que représentait l’expérience humaine dans les villes modernes. Pour Georg Simmel, la ville est un lieu où les individus sont immergés dans un environnement qui n’offre pas de repos aux sens et qui, par conséquent, les anesthésie partiellement : c’est l’hyperstimulation et son corrélat, l’attitude blasée du citadin[7]. Cette hyperstimulation des sens est, d’une part, le résultat de l’intensification de l’activité de production qui devient de plus en plus industrielle, et d’autre part, un facteur psychosocial participant des formes que prennent les interactions et la gestion du politique par l’entremise de la technicisation de la vie urbaine. Les habitants vont devoir par de nombreux moyens se donner la chance de créer une distance psychologique et psychique avec les autres, davantage dans la mesure où cette distance est difficilement réalisable « physiquement ». Notre corps étant toujours sensible aux stimulus auditifs, il ne lui est pas possible de se prémunir de l’effet des vibrations acoustiques ; le son deviendra bruit et le bruit a un effet dévastateur sur le corps humain et sa psyché.

Or, dans la ville moderne, le « bruit » est omniprésent, mais aussi de natures très diverses. C’est une des constatations fondamentales de l’oeuvre à la source d’une conception écologique de l’espace dans sa dimension jusque-là négligée : la dimension acoustique. En 1977, un musicologue canadien R. Murray Schafer a proposé un ouvrage novateur pour la compréhension d’une réalité changeante, Le paysage sonore (The Soundscape)[8]. Cette oeuvre posait un regard lucide sur les modifications des sociétés qui se sont industrialisées durant des siècles sans jamais prendre pleinement conscience d’une écologie sonore et de l’augmentation des sources et de l’intensité auxquelles les citadins sont confrontés au quotidien. Son propos s’orientait spécifiquement vers la musique, et la compréhension de l’empreinte laissée par l’activité humaine dans une définition en termes d’esthétique musicale : il y a, selon lui, des sons beaux et des bruits.

Il y avait déjà eu, auparavant, le souci de conserver un contrôle sur l’accroissement et le type de sources sonores qui peuvent devenir nuisibles. Cela avait conduit Schafer, à la fin des années 1960, à développer un groupe de recherche, le World Soundscape Project sur l’écologie sonore, duquel il tire, pour le livre mentionné, des constats esthétiques et musicologiques. Voyant la dimension politique, ce groupe s’est rapidement tourné vers un projet normatif se donnant pour but une définition d’un environnement sonore agréable, à l’opposé d’un environnement qui serait néfaste. Il y a donc une conception positiviste qui peut ainsi être traduite en termes interventionnistes par la prévention – concevoir les espaces en prenant en compte les besoins et « désirs » acoustiques – et plus seulement la correction de défauts ou des problèmes récurrents de pollution par le bruit. Il est possible, selon Schafer, de se doter des moyens de contrôler et d’intervenir sur le rapport des individus à une « écologie psychoacoustique de l’oreille ». Elle est cependant indissociable d’une « écologie sociale de l’oreille »[9], corrélat de l’expression des individualités et de leur(s) identité(s) en termes d’expérience esthétique. En fait, cela va jusqu’à la production culturelle d’un environnement acoustique modelant et reflétant l’identité. Il y a des enseignements à tirer de cette réflexion pour l’analyse de dimensions culturelles au coeur d’enjeux politiques de la gestion du territoire, dont une partie concerne spécifiquement l’aménagement acoustique, d’une part dans leurs développements ainsi que leur appropriation par les habitants et, d’autre part, dans leur patrimonialisation[10].

4. Comprendre l’appropriation politique de l’espace par l’expérience acoustique

Les conflits politiques sont un observatoire privilégié de ces modes d’appropriation, puisque dans une période de temps assez facile à circonscrire, tant le mouvement social est perceptible et visible, il est possible d’assister à de nombreuses manifestations des répertoires d’actions qui permettent cette négociation politique sur la place publique. Il convient alors de parler de régimes d’engagement au sens de Thévenot, dans la mesure où les actions relèvent de répertoires différents qui marquent le niveau et le type d’engagement de l’individu ou du groupe à un temps donné entre lesquels les individus se promènent.

Le découpage en trois niveaux du concept de « régime d’engagement » développé par Thévenot est adéquat pour décrire la façon dont émerge une cohérence entre des actions individuelles soumises à des cadres normatifs et stratégiques collectifs (agentivité) dans le cadre d’actions ayant une fonction politique. Comme les exemples analysés le démontreront, il y a le niveau personnel dit familier, avec les dispositifs personnels ; le niveau de l’action en plan, soit l’intervention topique ; et le niveau de l’action en justification, le plan des idées, des valeurs et de la discursivité. De plus, ces régimes peuvent être observés aussi bien de l’angle des détenteurs du pouvoir politique, que de l’angle des critiques de cet ordre et des contestataires.

Il s’agit d’une « actualisation » des lieux et n’est donc pas uniquement constituée de faits objectifs représentés par des phénomènes sonores qui auraient une signification indépendante du contexte culturel. Il s’agit plutôt d’analyser la trame métaphorique sur laquelle s’articulent les actions et l’interprétation du rôle politique du son et du bruit dans un contexte politique. En suivant ces métaphores, les façons par lesquelles un sens est attribué aux interactions avec le monde par la pensée métaphorique deviennent compréhensibles. C’est ce que Lakoff et Johnson appellent « an experientialist synthesis » qui démontre des similitudes avec la sociologie de Thévenot, mais aussi Latour et Hennion :

The reason we have focused so much on metaphor is that it unites reason and imagination. Reason at its very least, involves categorization, entailment, and inferences. Imagination, in one of its many aspects, involves seeing one kind of thing in terms of another kind of thing – what we have called metaphorical thought. […] Ordinary rationality is therefore imagination by its very nature![11]

Les métaphores structurent la pensée qui peut être abordée en termes phénoménologiques. Puisque c’est de « réalité politique » qu’il s’agit, examinons la place que prend le phénomène sonore en termes de métaphores dans les différents « territoires acoustiques » mobilisés lors de la grève étudiante de 2012 au Québec à partir de matériaux obtenus par l’observation participante et des réflexions qui s’en dégagent.

5. Appropriation par les sons : le cas de la grève étudiante

Éléments de contexte historique, acteurs et lieux

Le conflit qui a pris la forme d’une grève étudiante à la mi-février 2012 ne devrait surprendre personne. Certains l’avaient prévu depuis le 5 décembre 2010, jour où les représentants d’associations étudiantes, mais aussi des représentants syndicaux, ont « claqué la porte ». Dans une sortie bruyante, presque théâtrale, ils ont fait entendre leur opposition radicale à toute considération d’une nouvelle hausse des droits de scolarité après une première hausse de 500$ CAN sur cinq ans à partir de septembre 2006. Cette fois-ci, ce serait 1625$ étalés sur cinq ans (de 2012 à 2016), portant les droits de scolarité de 1668$ par an en 2005 à 3793$ en 2016, soit une hausse représentant 125% en dix ans. Le gouvernement et les regroupements étudiants se sont orientés vers une confrontation, après que celui-ci les ait conviés à participer à un forum qui devait permettre à terme de définir les modalités de la hausse des droits de scolarité universitaire pour l’ensemble du territoire québécois. Mais voilà, les associations invitées ainsi que les syndicats d’enseignants n’ont pas été convaincus, au préalable, que la solution proposée, d’une hausse des droits de scolarité, était la seule envisageable.

D’autres l’ont relié aux mouvements « Occupy » qui après s’être formés dans une Europe marquée par des mesures d’austérités et des problèmes économiques structurels menaçant la stabilité de certains gouvernements, se sont transportés de l’autre côté de l’Atlantique à Wall Street, puis un peu partout en Amérique du Nord, dont à Montréal. Les manifestants de ce mouvement ont occupé le Square Victoria du 15 octobre 2011 jusqu’à son démantèlement forcé le 25 novembre 2011. Un certain nombre d’entre eux fait partie des militants étudiants et les similitudes sont frappantes entre certaines de leurs revendications et celles d’une partie des étudiants qui appelle à une mobilisation plus large et surtout à une critique du modèle néolibéral sous-tendant les changements annoncés par le gouvernement dans le mode de financement des universités. Leurs points de convergence ont conduit à l’évocation d’une grève d’envergure inédite au Québec, une « grève sociale ».

Pourtant, de nombreux étudiants ont déclaré lors des assemblées ou dans les journaux que cette grève était prématurée, ou qu’elle avait été déclenchée à brûle-pourpoint, sans qu’il n’y ait eu de préparation. Pour un certain nombre d’étudiants, cette forme de protestation dérange et n’est pas cohérente avec les enjeux qui sont soulevés par les étudiants s’opposant à la mesure du gouvernement et en faveur de la grève. Pour les grévistes, cette action leur donnera l’opportunité d’agir efficacement afin de porter leurs revendications dans l’arène publique et de forcer le Ministère de l’Education des Loisirs et des Sports (MELS) à reculer et envisager la tenue d’états généraux sur l’éducation. Il s’agit d’adresser les problèmes associés au modèle universitaire prôné par les gouvernements occidentaux à la racine et surtout la menace d’infiltration d’une logique néolibérale opposée à la vocation de cette institution que craignent plusieurs membres de la communauté universitaire, pas seulement les étudiants.

Quant au gouvernement, surtout représenté dans ce dossier par la ministre Line Beauchamp qui a démissionné le 14 mai en raison du conflit et le premier ministre Jean Charest, il clame avoir toujours été « à l’écoute » et avoir voulu discuter des modalités de cette hausse avec les étudiants depuis le départ, pour justifier cette mesure annoncée comme « mûrement réfléchie ». Il proposa le projet de loi 78 qui suspendait la session jusqu’au mois d’août 2012 et il en a profité pour déclencher des élections le 1er août, enjoignant les étudiants à retourner en cours et à régler le conflit par les urnes.

Le gouvernement possède de nombreux avantages dans ce rapport de pouvoir. L’un des principaux est son autorité omniprésente dans les médias, ainsi que des moyens financiers pour la publicité et les sondages. Cela lui permet ainsi de se présenter comme porte-parole d’une partie de la population qui trouve difficilement à s’exprimer dans ce conflit. Ainsi s’est engagé ce que plusieurs commentateurs qualifiaient de « dialogue de sourds ». Il n’y a pas eu de résultats probants entre les parties concernées, malgré quelques négociations avortées par l’entremise des médias. Le gouvernement libéral de Jean Charest a perdu ses élections le 4 septembre.

Un grand nombre d’expressions idiomatiques ou des notions ont souvent été utilisées dans les médias et traduisent directement cette dimension sonore et extrêmement politique de la voix. À cet égard, il existe différents lieux privilégiés où se manifestent ces voix, ces revendications à travers la maîtrise de sa production sonore et d’un message : « l’assemblée délibérante », « la rue » et les médias. Le rapport qui existe entre eux est profondément marqué par un élément constitutif de la prise de parole, qui les nourrit et démontre leur perméabilité : l’opinion publique. Ainsi, ces trois lieux forment des « agoras ». Il sera question ici avant tout des territoires physiques, même si les médias ont tenu un rôle important dans ce conflit, le but reste de décrire l’expérience de l’observateur qui participe et prend part aux actions[12], aspirant à une appropriation politique et qui est en mesure de vivre les effets des acoustiques des lieux qu’il fréquente.

Les assemblées délibérantes : le régime d’élaboration en plan du régime de la justification

L’objectif qui s’esquisse dans un mouvement social n’est pas uniforme et parfaitement cohérent, comme pourrait l’être par exemple l’idéologie d’un parti politique. Le fait est que de nombreux acteurs avec des attentes, des répertoires d’actions et des connaissances plus ou moins partielles ou de première main se rencontrent et emploient le temps de la mobilisation afin de transmettre leurs idées, mais aussi de fortes émotions qui participent à les projeter dans l’action militante. En termes stratégiques, c’est une situation sous-optimale, car il y a beaucoup d’incertitudes, de méconnaissance de la situation et d’actions redondantes, mais cela fait partie de l’expérience elle-même et du processus d’apprentissage du militantisme. Faire entendre sa voix n’est pas une évidence pour ceux qui ne l’ont jamais encore fait.

Une des stratégies pour arriver à réduire l’incertitude est de renforcer le message en s’assurant d’augmenter le nombre de médiations simples sur lesquelles il est possible d’avoir un peu plus de contrôle. C’est le but des slogans dans les manifestations, ou encore de passer par des enceintes acoustiques (haut-parleurs) pour haranguer la foule. Les assemblées délibérantes servent cet objectif de médiation pour la constitution d’un consensus par la diffusion et l’évaluation des messages discordants dans l’opinion publique.

Il est relativement malaisé de contrôler le message que chacun des membres pris individuellement peut vouloir exprimer. La stratégie dans le cadre du mouvement étudiant se joue entre le paysage acoustique lo-fi des manifestations, comme manifestation de puissance – car il faut de la puissance pour « élever sa voix » dans ce paysage qui gomme les différences – et le paysage hi-fi des assemblées délibérantes, comme construction des enjeux et des objectifs[13]. Dans le cas de mouvements sociaux, le pouvoir et la reconnaissance qu’on leur accorde dépendent du nombre d’individus impliqués, alors que l’accroissement du nombre réduit la cohérence et la pertinence du message véhiculé. La plupart des associations gèrent et formatent la prise de parole à l’aide d’une forme particulière de l’agora : l’assemblée délibérante, mais il peut y avoir d’autres formes.

On peut voir davantage l’effet du contrôle par le choix des médiations en comparant de petites associations et d’autres plus grandes. Les associations de quelques centaines de membres ont la chance de se parler de vive voix, les débats peuvent aussi relativement s’affranchir de la structure protocolaire des débats et des prises de décision. Un protocole d’assemblée délibérante propose une structure lourde qui contrevient au développement d’une pensée critique demandant temps et flexibilité pour être débattue. C’est ce qui se produit dans les grandes associations, même si elles peuvent difficilement faire autrement. Ces dernières auront le choix de restreindre l’ampleur des discussions en gérant de façon serrée les droits de parole, l’ordre du jour et le déroulement de l’assemblée ou de restreindre le nombre de participants en fonctionnant par délégation. Alors que les petites associations laissent les dynamiques sociales être très marquées par l’initiative individuelle des acteurs, les plus grandes font appel à l’agentivité, soit la capacité de moduler son action en fonction des cadres institutionnels et structurels propres à chacune des institutions.

Les membres représentants de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FEQC) utilisent un fonctionnement calqué sur les partis politiques qui leur permet, à l’instar des politiciens, de s’exprimer plus librement à l’intérieur de certaines limites. En augmentant le nombre de paliers de délégation, ils obtiennent une plus grande flexibilité en travaillant en groupes plus restreints. Toutefois, leurs conseils ne sont pas soumis au vote direct des étudiants et ceux-ci n’ont accès ni aux lieux de prise de décision, ni à l’inscription de cette prise de parole : les procès-verbaux. Ce mode de fonctionnement leur procure un avantage lorsque vient le temps d’entrer en discussion avec le gouvernement dont le déroulement de l’activité est semblable. La Coalition large des associations pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) est par ailleurs représentée sur le mode du porte-parole avec des assemblées qui se réclament de la tradition de la démocratie directe. Là encore, il s’agit d’un système de délégation, mais il est aussi possible d’être observateur. Ainsi, la parole est transmise d’une façon formelle avec des propositions et de longs tours de parole. Afin de générer des réflexions particulières, les participants peuvent être divisés en plus petits groupes pour ensuite revenir ensemble exposer les résultats, mais ces activités ne servent pas à prendre des décisions. Les représentants n’ont pas, en principe, le pouvoir de parler en leur nom ou de prendre des décisions à l’opposé d’un comité exécutif. C’est une forme de représentation différente, qui est appréciée par ses membres, mais qui est contestée par d’autres acteurs politiques au sein de l’opinion publique, dans la mesure où ce porte-parole ne peut aborder certains sujets à travers l’agora médiatique. Cela a conduit le gouvernement à employer cette faiblesse comme stratégie afin de diviser le mouvement étudiant en 2005 et en 2012 en demandant aux porte-paroles de la CLASSE de condamner la violence, alors qu’aucun mandat le leur permettant n’avait encore été voté.

Il y a, à l’opposé de celui mobilisé dans cette première forme d’agora, un autre répertoire de stratégies visant l’accroissement de l’incertitude dans un rapport de force. L’accroissement de la présence des militants et par conséquent du bruit et de la rumeur qu’elle produit participe dans les faits à une restructuration des régimes d’engagement familiers qui peuvent avoir comme conséquence une nécessaire remise en question des fondements routiniers de nos actions en termes d’engagement.

La rue : du régime de reconstruction du familier par le régime de la justification

Accompli à l’échelle individuelle, dans le registre du « chacun pour soi », le détournement d’habitudes résultant d’une routine devenue irréfléchie ou encore la prise de parole sans qu’elle soit relayée par les médias est la plupart du temps « inaudible ». C’est pourquoi la « foule » prend la rue. Cette foule ne peut être considérée comme homogène, mais elle rassemble des individus qui s’y retrouvent parce qu’ils partagent certaines revendications, mais peut-être plus encore certaines contrariétés qui les indisposent et les conduisent à agir. La communion devient possible, car ils sont déjà dans un état de mobilisation. Or, le son joue un rôle important dans ce processus, puisque la vue est rapidement réduite et le champ d’horizon et d’action ne permet plus d’estimer l’ampleur du mouvement. L’intensité des cris et des appels prend dès lors le relais.

Existe-t-il des lieux privilégiés de la mobilisation de masse ? L’observation participante conduit à avancer qu’il existe effectivement un lien entre la perception de la mobilisation et le lieu où elle prend place. Idéalement, les manifestants ne doivent pas être séparés par trop de distance et entendre l’écho de leur cri. C’est ainsi que les manifestations dans les rues de Québec donnent souvent l’impression subjective qu’elles ne sont pas efficaces, à l’opposé de Montréal, puisque les rues de Québec sont larges, les immeubles bas et éloignés. La superficie du centre-ville y étant limitée, une partie non négligeable du parcours se fait hors du centre, leur voix se perd à l’horizon. Pourtant, cette ville avait donné lieu à une manifestation d’ampleur internationale lors du Sommet des Amériques en 2001. La forme en était complètement différente ; il s’agissait d’un siège, dont le coeur de l’activité attirait les militants, vagues après vagues[14].

Les manifestations dans des rues étroites débouchant éventuellement sur des places publiques entourées d’immeubles, d’un centre-ville retournant l’écho des slogans et des voix des manifestants, stimulent davantage cette impression de participer à un mouvement qui prend de l’ampleur. Cette impression subjective de participer à une action collective est très importante afin de permettre la pérennité de la mobilisation, car elle doit aussi transmettre un souci pragmatique :l’efficacité de l’engagement. Graeber fait d’ailleurs le constat de l’efficacité de stratégies employant le son lorsqu’il explique l’action des citoyens de Québec qui, des heures durant, battent le garde-fou en se relayant[15]. Le retour de sa propre voix amplifiée par celle des autres est une des composantes qui permettent de produire cet effet. Le mouvement des appels est une onde sonore, cette onde est une vague avec flux et reflux. L’alternance des slogans entre ceux qui stimulent la solidarité et ceux qui critiquent l’opposant peut être interprétée de la sorte, comme un mouvement de la voix exprimant tour à tour des ondes centripètes qui recentrent les manifestants sur leur action et d’autres centrifuges par lesquelles ils interpellent l’opposant au loin. Ils font « musique » ensemble, les slogans sont des instruments interpellant la mémoire collective[16].

D’ailleurs, grâce aux médias de masse et surtout aux nouvelles technologies de communication, l’imaginaire de ces luttes tend à se diffuser très rapidement. Ainsi, le gouvernement de Jean Charest fit adopter le projet de qui devint la loi 12, le 18 mai 2012, avec l’appui de la Coalition Avenir Québec (CAQ). Cette loi a pour objectif d’encadrer comme jamais auparavant les modalités (sans masques, moins de 50 personnes, le projet de loi 78 limitait à dix personnes), les territoires (approbation du parcours par les autorités policières, interdit sur le territoire des universités là où nécessairement le « piquetage » est effectué) et les conditions (peines et amendes sévères, obligation de donner les cours avec ou sans étudiants) d’exercice du droit de manifester. Un fait intéressant est que malgré un nombre très important d’arrestations au cours du conflit, il semblerait que personne n’ait été inculpé en vertu de cette loi. Presque spontanément, par la participation d’une nouvelle tranche de la population opposée à cette loi, les manifestations ont vu un nouvel instrument être introduit à l’arsenal des militants : les casseroles.

Tapage pour celui qui s’oppose à l’enjeu de la contestation, le principe est inspiré de certaines pratiques ayant pris forme dans des pays d’Amérique latine, plus précisément en référence au Chili, les cacerolazos. Le but est clairement ici de produire un vacarme à l’aide d’instrument que tout le monde, en principe, peut facilement trouver dans son foyer. Même si le sens qu’on attribue à ces manifestations n’est pas univoque, il y a aussi l’idée de manifester l’exposition de la sphère privée dans l’espace public et en même temps le renversement un peu cynique du rapport traditionnel à la politique par lequel les femmes au foyer, responsables des chaudrons, n’avaient pas accès. Dans un contexte explosif, marqué par des annonces d’élection, une vidéo montrant la chef du parti de l’opposition officielle, Pauline Marois participant à une manifestation avec une casserole, fut employée par les stratèges en communication du gouvernement pour la discréditer. Le pouvoir en place a associé sciemment cette participation à l’idée de désordre qui est mal vue en politique institutionnelle, mais inhérente aux mouvements de contestation et au déroulement de manifestations d’envergure.

Ces manifestations bruyantes par le tambourinement de casseroles ou autres corps sonores ont pris place dans différents quartiers de Montréal au départ, puis de nombreux autres endroits au Québec. Les gens se rassemblaient en un point précis dans l’espace public (un parc, un coin de rue), puis pouvaient se déplacer, mais l’idée était aussi que par ce signal sonore, les gens signifiaient leur présence au-delà de leur visibilité permettant à des curieux ou d’autres manifestants de les rejoindre. Ainsi, dans les premiers temps, ces manifestations se déroulaient en partie improvisées en partie attendues par ceux qui ne désiraient pas aller au centre-ville prendre part à la manifestation nocturne de plus grande envergure. Toutefois, ce décentrement des manifestations eut un très grand impact médiatique, et plus encore, un effet d’entraînement qui donna un nouveau souffle à la tendance pacifiste. Le surplus de colère pouvait s’exprimer par le son et la dépense d’énergie pour le produire, il n’était plus besoin de se confronter violemment aux policiers, débordés par les nombreuses manifestations.

Le bruit comme arme

La « voix » comme son dans l’espace public n’est pas seulement un moment de partage et de coordination ou même de revendication, c’est aussi une arme dont les effets peuvent être imaginés à l’aide de termes décrivant des interventions croissantes : revendication, contestation, perturbation, interruption, fulmination. Ce sont ces trois derniers niveaux qu’il convient d’approfondir maintenant.

Dans le volet perturbation, les orchestres qui participent à la création d’une ambiance festive sont avant tout des outils de perturbation. En effet, lorsqu’il est question de régimes d’engagement en fonction de lieux, le fait de subvertir les normes et les règles habituelles d’un paysage culturel ont pour effet de capitaliser sur l’incertitude non plus comme menace envers le mouvement ou la société, mais comme moment privilégié pour reconsidérer nos préjugés et présupposés.

Si cela ne suffit pas, il faut alors augmenter le niveau de perturbation et interrompre l’activité habituelle, le son peut être un excellent outil. C’est le cas par exemple d’une tactique de dérangement lors de rencontres organisées par les opposants. On se présente devant le lieu, on fait du bruit, on « cogne à la porte », aux murs, sur le plancher. Tous les moyens pour se faire entendre sont mis à profit, pour faire connaître notre présence qui n’est pas visible, car des murs les entourent. L’insonorisation, elle, n’est que rarement parfaite et ainsi la perturbation redevient possible.

Les manifestations de casseroles ont eu le même effet, ainsi certains promoteurs d’événements estivaux craignaient de voir ceux-ci dérangés par des manifestations bruyantes, qui perturbent le déroulement normal de ces activités pourtant marquées par des festivités bruyantes.

Les policiers font la même chose en tentant de contrôler les manifestants : ils crient « Bouge ! », « Move ! ». Ce sont des tactiques d’interruption, le but est clairement d’empêcher la tenue et le déroulement normal des activités de contestation et d’intervenir contre la stratégie des manifestants.

Par ailleurs, les policiers emploient à leur façon le son pour contrôler les manifestations. Eux aussi commencent par revendiquer, ils appellent à l’ordre et donnent des instructions concernant ce qu’ils considèrent être le bon déroulement du rassemblement à l’aide de porte-voix ou d’enceintes acoustiques. Lorsque la manifestation est déclarée illégale, mais que les manifestants ne se dispersent pas, les groupes d’interventions procèdent au démantèlement systématique des manifestations. Dans un contexte urbain où les habitations sont concentrées, les gaz lacrymogènes ne sont plus considérés appropriés : c’est le cas à Montréal à la suite des abus qui se sont produits à Québec en 2001. Désormais, l’arsenal policier contient des bombes sonores qui servent à assourdir et surprendre les manifestants, dans le but de favoriser leur dispersion : c’est le niveau de fulmination. Ce niveau est critique dans le sens où seuls les policiers sont « autorisés » à faire usage d’un armement potentiellement dangereux. Les manifestants qui franchissent le seuil de la fulmination sont arrêtés ou neutralisés par la force. Le même principe peut s’appliquer à la charge des policiers qui, tapant du pied, frappant de leur matraque sur leur bouclier, créent un rythme leur permettant de se synchroniser et de faire connaître aux manifestants leur intention de charger en procédant à une accélération du tempo, là encore dans le but de surprendre et effrayer, dans le but de neutraliser et démanteler la manifestation.

À ce stade, les dérapages sont fréquents comme le démontrent de nombreuses vidéos distribuées par les étudiants sur les réseaux sociaux. Les manifestants inquiets crient lors de l’explosion de ces bombes ajoutant au climat d’incertitude que renvoie l’écho amplifié par la ponctuation à haut niveau sonore des explosions. Ces tactiques visent avant tout la désorganisation que peut provoquer la surprise. L’effet de surprise est aussi un procédé de composition musicale efficace afin de créer une instabilité et une imprévisibilité dans une trame compositionnelle dans la mesure où celle-ci respecte par ailleurs les standards et les conventions du genre musical. Là encore, le son employé comme arme capitalise sur l’incertitude et l’insécurité associée à des bruits de forte intensité ou à l’accélération d’un rythme signifiant l’accroissement de l’activité et potentiellement l’engagement dans la violence. Cela, les manifestants l’ont bien compris, certains emploient désormais […] des pièces pyrotechniques et des bombes sonores. Dans ce cas-ci, il s’agit d’une stratégie de subversion.

Les armes employant le son

La gestion d’un territoire par des techniques policières peut donc inclure des armes et le son est un outil privilégié en raison de son haut niveau de perturbation allant jusqu’à un niveau extrême que l’on peut nommer fulmination, avec une durée très limitée dans le temps. La section qui suit quittera brièvement le cas de la grève étudiante pour se pencher sur des usages moins connus du son comme arme ou potentiellement comme moyen de contrôle du territoire par sa dimension acoustique.

Le but recherché avec un tel armement est parfois très évident, mais il apparaît clair que des interventions tactiques utilisent à leur avantage des caractéristiques habituellement dénigrées des sons. Ces avantages sont qu’ils ne laissent pas de traces, qu’ils produisent un effet sans que des dommages et des blessures permanents soient nécessairement infligés, il est possible de discriminer physiquement leur effet sur certaines populations, et le son est potentiellement porteur de valeurs culturelles.

Certaines armes dites Long Range Acoustic Devices (LRAD) développées dans un dessein militaire procèdent en concentrant un faisceau d’ondes sonores. Cela fait partie d’arsenaux dits non létaux, pour lesquels un intérêt croissant s’est développé au cours des dernières années, car un des usages, clairement mentionné, est le contrôle de foule[17]. Un individu se retrouvant dans le champ d’action du faisceau est difficilement capable de supporter l’intensité de ce signal sonore et cherchera à s’enfuir. Le niveau sonore peut causer des dommages permanents, mais invisibles.

Des dispositifs existent visant à repousser les gens qui restent trop longtemps à certains endroits où l’on constatait du flânage ou de l’itinérance. Ils ne sont pas nouveaux, mais ont pu être raffinés, par exemple, afin de discriminer l’accès au territoire en exploitant le fait que les individus ont une sensibilité différente selon l’âge aux très hautes fréquences (au-delà de 17 kilohertz). Ce sont des appareils produisant des ondes de forte intensité que l’ouïe des adultes plus âgés ne devrait pas ressentir, mais qui devient insupportable pour l’oreille fine des adolescents. Certains jeunes en ont détourné cette utilisation en ajoutant des sonneries de téléphones portables à ces fréquences profitant de ce que leurs professeurs n’entendent peut-être pas[18]. Cette « discrimination » n’est pas parfaitement efficace, certains adultes perçoivent ces très hautes fréquences malgré le vieillissement et certains jeunes n’entendront jamais ces fréquences.

Mais, une arme surprenante est l’utilisation de musique considérée agréable par certains comme moyen de torture et arme par son effet psychologique en exploitant les différences de valeurs culturelles ou l’épuisement physique, par exemple. C’est le cas observé à la prison de Guantanamo Bay, lieu circonscrit géographiquement dont le contrôle militaire représente une fonction de politique étrangère à l’opposé de la politique intérieure explorée jusqu’à maintenant. Une puissante musique plaisante pour les militaires est jouée en permanence. Le niveau sonore dans le lieu de confinement des prisonniers atteint des sommets ayant un impact sur leur sommeil, leur condition physique et mentale, sans que personne ne les touche. Un fait encore plus troublant est l’utilisation de la dimension culturelle de la musique comme moyen de torture. Par exemple, certains individus très religieux et fondamentalistes dans leurs croyances considèrent l’écoute de musique comme un crime religieux et un péché. Lorsqu’ils sont exposés à une musique contre leur gré, le conflit moral qui se produit est tel qu’il se transforme en supplice, témoignant de l’efficacité de ce moyen de torture qui ne laisse aucune trace physique[19]. Mais ce n’est rien de nouveau, le film A Clockwork Orange exploitait un thème semblable en 1971[20].

Il s’agit bien sûr de cas extrêmes de l’emploi du son et du bruit à des fins politiques, mais il faut bien admettre que l’attention accordée à cette dimension par les sciences sociales et humaines est insuffisante contrairement aux stratèges politiques, policiers et militaires, qui eux, semblent prendre la mesure de son importance stratégique. Il faut comprendre que cela implique des modes d’actualisation qui permettent à la dimension acoustique de devenir perceptible et par lesquels elle est, par conséquent, vécue et expérimentée. Le phénomène résulte des actions posées, et en retour, de leur attribution d’un sens qui devient à son tour l’objet visé par la connaissance. Il s’agit donc d’un enjeu de connaissance sur les dimensions de l’attribution de sens par l’entremise de l’expérience phénoménologique.

6. Reconstitution de l’analyse des notions du territoire acoustique de la manifestation

Le bruit comme manifestation

Il importe de commencer en décrivant le champ sémantique des métaphores, et par conséquent, de l’expérience qui est directement reliée aux sons. Le son est une entité physique ; en ce sens, il convient de parler d’une manifestation acoustique et donc d’un phénomène. Même s’il n’est pas visible comme le serait un objet matériel, il est un outil, un moyen, une médiation. Il est onde, phénomène vibratoire qui est constitué d’une structure qu’on décompose souvent par les notions d’attaque, de corps et de déclin. Aussi la « manifestation » en tant qu’action de mobilisation à portée politique est un phénomène dont la cause n’est pas nécessairement visible, mais qui possède une durée dont la forme (attaque, corps, déclin) varie dans le temps. Tout comme l’onde est un mouvement, la manifestation est un mouvement fondé sur l’action plus ou moins concertée de différents individus et ainsi un mouvement social. À l’instar d’un son, l’onde porteuse d’un mouvement social peut être plus ou moins forte, avec un registre – dans le cas du son, les harmoniques et dans le cas de la manifestation, les revendications – offrant plus ou moins d’envergure, mais elle met en branle, ébranle et fait vibrer les corps qui s’y unissent.

Ces sons, ce sont les milliers de voix qui s’élancent dans un mouvement, un mouvement social. La métaphore de la voix est profondément inscrite dans le politique, en tant qu’activité. D’ailleurs, la voix participe de la domination charismatique dans la mesure où les idées sont aussi appuyées par les sentiments et les émotions qui peuvent être transmis par cette voix qu’une même parole écrite ne saurait faire vibrer[21]. Vibrer, c’est un mouvement, les émotions sont un mouvement de l’âme, entend-on souvent dans les expressions du sens commun. Il s’agit donc d’une métaphore qui est implantée dans notre culture, car, bien sûr, l’utilisation d’une métaphore comme grille de lecture est un processus variable selon les cultures, mais dont dépend énormément notre raison pour comprendre. Et il ne s’agit pas de la seule métaphore. Par exemple, les émotions nous portent et nous les portons, tout comme la cause nous porte et nous revêtons une cause. Le vêtement devient investissement, la cause commune en est la forme. Il est impossible de prévoir parfaitement les résultats des émotions générées par la cause en tant « qu’investissement de forme », puisqu’elles sont des médiations.

Les paysages culturels acoustiques et leur réalité politique

Il y a des notions importantes qui se greffent à celle d’espace. Les espaces, d’apparences neutres, sont toujours le résultat d’une appropriation par des groupes, et par conséquent, meublés par leurs croyances politiques et les motifs de leur action. Les valeurs qui sont investies dans ces lieux, ce que Thévenot appelle des investissements de forme[22], s’ajoutent en tant que médiations de l’expérience que vivent les individus qui utilisent ces espaces. Il y a donc, d’un côté le lieu avec ses propriétés objectives (physique, acoustique, géographique) qui sont en soi neutres et les valeurs et autres véhicules de pensée qui se surimposent (histoire, culture, croyances, etc.) comme autant de propriétés stimulant la subjectivité et qui sont le résultat de l’expérience de ces lieux en interaction avec la communauté qui l’habite.

C’est aussi en termes d’interaction que l’UNESCO définit les « paysages culturels », soient-ils historiques ou vivants : « Les paysages culturels représentent les "ouvrages combinés de la nature et de l'homme" désignés à l'Article 1 de la Convention [du patrimoine mondial]. Ils illustrent l'évolution de la société et des établissements humains au cours des âges, sous l'influence de contraintes et/ou des atouts présentés par leur environnement naturel et les forces sociales, économiques et culturelles successives, internes et externes. »[23]

Dans le cas des paysages sonores, ils sont toutefois intrinsèquement des paysages vivants, pour cette simple raison que les phénomènes acoustiques sont éphémères et le résultat direct d’une forme quelconque d’activité. Des conditions sociales et historiques peuvent être à l’origine de propriétés acoustiques de lieux, à l’instar de la réverbération ou de la proximité de zones industrielles par exemple, mais ces propriétés ne sont révélées que par l’actualisation à travers la modification des propriétés d’une source sonore. Ce sont ces conditions contingentes à l’espace et aux propriétés physiques qui le constituent et qui inscrivent celui-ci dans le paysage politique. Possiblement, les individus s’orientent en conséquence vers certains modes d’action plutôt que d’autres. Ainsi, la chambre où on « fomente » un complot, l’assemblée où les représentants « débattent », l’agora antique où on s’adresse aux citoyens, la rue où on revendique sont autant d’exemples d’un processus métaphorique de classification des formes politiques qui paraissent adaptées à certains types de lieux[24] et non à d’autres. Ainsi, lorsque le premier ministre Jean Charest dénigre les mouvements parce qu’ils sont dans « la rue », il s’oppose à une façon de concevoir la politique qui remet radicalement en question la politique institutionnelle dont il est l’ultime autorité au Québec.

La notion de paysage culturel de la modernité porte en elle une contradiction qui mérite d’être soulignée et spécialement dans le cas des territoires acoustiques. La définition de l’UNESCO en l’état ne permet pas de préserver ou même d’accorder d’importance à la préservation des particularités acoustiques. Les paysages acoustiques exigent de par la nature des sons une expérience de première main de cette relation homme/nature qu’il est difficile, inévitablement, de préserver et de conserver. Les particularités acoustiques d’un lieu apparaissent d’autant moins importantes que les habitants ne sont pas sensibilisés à percevoir cette expérience acoustique comme fondamentale à leur interaction avec ce paysage. Elle s’impose dès lors en termes métaphoriques. Et de fait, la mémoire auditive n’est pas encore aussi sollicitée que la mémoire visuelle. Cependant, une tendance se dessine avec les nouveaux médias qui permettent d’accumuler de grandes quantités d’informations, de vidéos, de bandes sonores, bref des supports pour la mémoire d’expériences auditives qui sont publiquement accessibles.

C’est en ce sens qu’il est pertinent de parler de territoire acoustique : un contrôle parfait de « l’invasion » d’un territoire par les sons est difficilement réalisable, mais il est possible de réguler et de légiférer ce qui entre dans la « souveraineté » des habitants de ces territoires en termes acoustiques, par exemple, des régulations différentes entre les quartiers résidentiels et industriels. Cela correspond au concept de Brandon LaBelle, bien que celui-ci n’en fasse pas un usage très poussé, n’offrant malheureusement pas vraiment de cadre d’analyse cohérent. Dans le cadre de cette étude, cependant, le concept de « territorialisation » mérite d’être évoqué comme suit :

For on the one hand there is no denial as to the intensities with which noise interferes with personal health and environmental well-being, while on the other hand noise may be heard as registering a particular vitality within the cultural and social sphere: noise brings with it the expressiveness of freedom, particularly when located on the streets, in plain view, and within public space […]. Acoustic space thus brings forward a process of acoustic territorialization, in which the disintegration and reconfiguration of space Connor maps become a political process[25].

Les sons, tout comme l’air, ne respectent pas les frontières de ces « territoires » et c’est cette dimension qu’il convient maintenant d’explorer davantage.

Le « territoire acoustique », manifestation phénoménologique de l’expérience du politique

L’acoustique fait indéniablement partie des propriétés d’un lieu. Elle se voit accorder énormément d’attention dans certains cas, lorsque les lieux ont spécifiquement pour vocation l’excitation du sens de l’ouïe ou, tout simplement, lorsque les qualités acoustiques sont telles qu’on ne peut en faire abstraction. C’est le cas des salles de concert, particulièrement de musique classique. Dans ces lieux, l’acoustique est pensée et des sommes astronomiques sont dépensées dans le but d’obtenir l’effet désiré. De plus en plus, il est possible d’ajuster les paramètres de l’acoustique d’une salle à des considérations esthétiques liées à la périodisation des genres musicaux ou encore à l’instrumentation variée. C’est aussi le cas de lieux comme des églises, des ravins ou des « cuvettes » naturelles qui frappent l’attention par leurs propriétés de réverbération. Ce sont des paysages sonores qui dépeignent une qualité sonore fidèle à la source et à son environnement, ce que Schafer appelait Hi-Fi (Haute-Fidélité), ainsi la campagne et les jardins. À ceux-ci s’opposent les paysages sonores Lo-Fi (basse fidélité) qui sont représentés par une intensité sonore élevée qui brouille les sources sonores, gagnant à être distinguées, en une cacophonie. Pour Schafer, c’est essentiellement le paysage sonore de la ville, des médias électroniques.

Déjà, il s’agit, avec les médias électroniques, d’une autre dimension : celle des moyens techniques ou technologiques mis à notre disposition pour transformer et modifier notre perception d’un lieu. Ce sont des médiations au sens où l’entend Hennion[26], ou encore les fameuses black boxes de Latour[27]. La précarité de la relation de médiation est marquée par le fait que les réseaux d’associations qui permettent d’en prévoir les résultats sont extrêmement riches et innombrables.

Un des aspects étonnants de cette intensification de l’activité humaine dans les zones urbaines est que la pollution sonore s’est accrue et que les moyens de transmettre les voix des citoyens – nécessaire à la concrétisation de la politique comme gestion de l’espace de vie commun – se sont complexifiés. Elles deviennent ainsi toujours de plus en plus sujettes aux défauts de communication résultant, entre autres, de bris dans les dispositifs techniques et technologiques et même des détournements par les élites qui profitent d’une main mise privilégiée sur certains processus de médiation. Mais il ne s’agit pas uniquement de problèmes engendrés par des défauts, il y a aussi des particularités structurelles que nous avons évoquées avec les trois « régimes d’engagement » proposés par Thévenot.

Le niveau le plus intime, l’oreille humaine, implique une appropriation de l’espace par modification au plan individuel de l’environnement sonore. De plus en plus d’individus se promènent avec leurs dispositifs d’écoute individuels, soit un lecteur MP3, un téléphone cellulaire, une tablette électronique, et même encore, parfois, un lecteur de CD. Passant par les écouteurs, cela correspond à l’apaisement recherché par les citadins qui, comme Simmel les décrivait, cherchent à se protéger des agressions de la ville, ils se coupent du reste du monde : « [W]hen sound is conducted directly through the skull of the headphone listener, he is no longer regarding events on the acoustic horizon ; no longer is he surrounded by a sphere of moving elements. He is the sphere. He is the universe »[28]. Il est à noter, cependant, que le paysage sonore recomposé n’est pas complètement de haute-fidélité : la qualité sonore n’est pas assurée par le dispositif de reproduction. C’est même parfois le contraire. De plus, la coupure avec les sons extérieurs n’est jamais parfaitement accomplie, puisque le corps humain réagit aux sons plus particulièrement de basses fréquences en vibrant, comme le signale l’idée du son conduit des écouteurs au crâne. Un phénomène semblable peut être observé sous forme de négatif, lorsque la contestation rejoint les gens extérieurs au conflit dans leur salon. La voix portée par les médias dans la sphère personnelle, le foyer, s’impose dans l’ordre du familier. C’est aussi l’écoute des nombreuses vidéos, conférences et oeuvres musicales produites dans le cadre du conflit et qui participent à la réactivation de la mobilisation. En ce sens, les médias interactifs et les sites de réseaux sociaux ont permis à ce mouvement social de s’ancrer à un niveau très personnel de l’activité, sans pour autant exiger de tous l’engagement des militants de la première heure.

Déjà un peu plus loin du corps, mais toujours circonscrit, c’est l’idée de l’intervention topique pour modifier la perception d’un lieu. C’est par exemple le rôle de ce qui fut appelé la Muzak, mais c’est aussi le principe le plus fréquent d’intervention sur la pollution sonore. Cette forme d’intervention est dite négative, dans la mesure où elle ne tente pas d’approche holistique, ou pourrait-on dire écologique, des paysages sonores en tenant compte de leurs particularités culturelles, structurelles et politiques, mais bien de symptômes particuliers sur lesquels interviennent spécifiquement certaines mesures d’apaisement. Ce sont toutes les mesures d’insonorisation d’immeuble, dont l’aboutissement ultime est la chambre anéchoïque servant à faire des tests acoustiques ; mais ce sont aussi les talus divisant les quartiers, les murs de diffraction servant de mesure d’atténuation des désagréments de la vie urbaine et da sa structure en réseau[29]. Cette réalité « physique » des réseaux urbains est d’ailleurs un enjeu de taille dans la lutte aux inégalités sociales. Ce que visent les militants en s’appropriant des places publiques, c’est la transgression de cette vision de la ville, en tant que zone fonctionnelle d’un plan, circonscrite, en marchant et criant tel un régiment à l’endroit où habituellement les gens ne font que passer individuellement.

En ce sens, il existe une dimension politique lorsqu’il est question de gestion et d’urbanisme. Dans cette perspective, la notion de territoire prend tout son sens qui correspond au troisième régime d’engagement : il sous-tend la présence d’un groupement humain, et son corrélat, des dimensions culturelles, politiques, sociologiques et économiques inhérentes à cette gestion. Par conséquent, le territoire est meublé de dispositifs technologiques et marqué par la technique qui soumet l’espace physique et naturel au travail de l’homme pour l’aménager. Cette définition est conséquente avec la définition de paysage culturel plus classique de l’UNESCO. L’articulation d’un territoire acoustique avec les dispositifs techniques et technologiques qui permettent sa réalisation doit être justifiée, légitimée par les usages historiques et politiques issus des pratiques sociales. Cependant, ces espaces ne sauraient être réduits à des lieux physiques. Ainsi, la notion d’« agora » qui se présente comme coeur de la vie politique démocratique, mais aussi économique et sociale de la cité antique, permet de rendre comparable et de relier des modes de justification propres à chacun des lieux en fonction des régimes d’engagements, en restant au niveau d’analyse des lieux physiques ou non.

7. Conclusion entre bruit et musique : enjeux de définition de « l’harmonie » politique

L’articulation de leur voix permet aux manifestants de communier et de réactiver leur mémoire collective qui s’accroît par les technologies d’archivage. Pourtant, les sons ont aussi une autre fonction dans les enjeux et les conflits politiques : le contrôle par la gestion du « bruit ». Déjà, Attali l’avait bien compris dans un essai d’économie politique, le bruit : tout comme la musique, est un enjeu que le pouvoir a intérêt à ne pas perdre[30]. Son pouvoir réside dans l’organisation, l’affirmation et la justification des fondements arbitraires du Beau. La musique est pour Attali une création de l’homme à valeur prophétique qui renseigne sur le modèle de société qui se développe, imperceptiblement, avant d’en avoir même conscience. La musique correspond à un mode d’organisation économique spécifique. Les sociétés contemporaines sont encore dans le modèle marchand, qui se caractérise pour lui par la capacité de « faire taire », mais les pratiques musicales sont déjà rendues ailleurs[31].

La thèse de Bourdieu dans La Distinction était d’une symétrie exemplaire avec l’interprétation d’Attali. Bourdieu considérait le contrôle d’une élite sur une distinction binaire du goût comme le résultat d’un système sociopolitique qui mobilise la culture et son accès, mais dans des rapports de pouvoirs et de domination eux aussi binaires[32]. Or, depuis la publication de cet ouvrage, de nombreuses thèses ont conclu à l’effondrement de ce système de discrimination fondé sur le goût, qui est passé de principe structurel de classe, vers un système de domination par la capacité à démontrer un éclectisme de plus en plus valorisé avec un pouvoir diffus[33], puis vers un phénomène intergénérationnel[34]. Ce sont étrangement les mêmes lignes de division souvent avancées pour expliquer l’ampleur du conflit étudiant actuel, pourtant elles ne correspondent que très imparfaitement à l’expérience de terrain des manifestants. Le conflit ne se situe pas simplement entre des classes ou des orientations professionnelles, il n’est pas non plus profondément intergénérationnel : il est idéologique par nature.

Serait-ce à dire qu’un autre mode d’organisation économique se met déjà en place ? Il est difficile de le dire assurément en raison de la tendance croissante à faire de l’innovation économique la base même de l’activité capitaliste, qui caractérise aussi la notion de modernité, comme processus de rationalisation. Il devient ainsi aisé de méprendre des changements superficiels pour des changements structurels. Par exemple, l’apparition des transactions électroniques représente une nouveauté, certes, mais elle n’ébranle pas le modèle économique. En revanche, la communauté des logiciels libres remet en question l’efficacité du modèle supposant la propriété intellectuelle exclusive d’un entrepreneur commercial par une critique de son ouverture à la collaboration comme pilier du développement.

Ainsi, le droit d’auteur et les licences commerciales de propriété intellectuelle sont placés aux coeurs d’enjeux politiques internationaux. L’industrie musicale a vécu de profonds bouleversements, qu’elle n’a pas encore su surmonter, en raison de l’augmentation du piratage et du partage de fichiers sur Internet[35]. Cet état de fait correspond à l’impact de l’informatique libre comme nouveau modèle de développement et une compétition directe avec l’économie capitaliste ayant massivement investi ce secteur de l’économie avant le début des années 2000. Les lignes de conflit perceptibles dans l’industrie musicale peuvent aussi être constatées symétriquement dans le genre de contestation observé au sein des différents mouvements à travers le monde et favorisé par les nouveaux outils de télécommunications : le mouvement des Indignés, Wikileaks, la Révolution de jasmin et ce qui est plus largement appelé le Printemps arabe.

Cette grève étudiante participe de ce mouvement à sa façon et à sa mesure dans ce qu’elle impose une nouvelle définition de l’action politique qui rejoint davantage les jeunes adultes catégorisant celle-ci entre « bruit » et « musique » : respectivement, une politique désincarnée et corrompue et une politique vibrante et vécue. Les voix s’élèvent pour dire : « nous voulons composer avec vous ce "monde meilleur", nous voulons aussi être écoutés et cesser de seulement vous donner notre voix ». Pour ce faire, les gens l’exercent dans la rue, mais encore comme une arme visant les faiblesses de la structure sociale et politique et le modèle économique qu’elle sous-tend par tous les moyens à sa disposition.