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La tâche à laquelle se sont attaqués Thomas Christiansen et Christine Neuhold est à la fois complexe et très utile. L’ouvrage collectif, qui couvre un large éventail de sujets – il comporte 5 grandes parties et 27 chapitres rédigés par des chercheurs américains et européens –, n’offre (bien entendu) pas un cadre théorique et méthodologique unifié. Il risque malheureusement d’échapper à l’attention de plusieurs personnes qu’il pourrait intéresser, parce qu’il ne porte ni sur la sociologie politique ni sur les relations internationales, mais parle bel et bien de ces deux domaines à la fois. Il pourrait pourtant contribuer à combler de grands vides en proposant des pistes de recherche sur le phénomène, souvent laissé indistinct, de la « gouvernance informelle », qui s’exprime en dehors du cadre institutionnel officiel. L’ouvrage comprend des chapitres qui s’attardent à la compréhension de ce problème à l’intérieur des États (Russie, Asie de l’Est, États-Unis, Europe du Sud) et des organismes internationaux (onu, g8, Organisation mondiale du commerce [omc] et surtout Union européenne). Dans la dernière partie de l’ouvrage sont traités des enjeux particuliers comme la régulation financière, les technologies émergentes en Afrique, le processus de Bologne et la gouvernance des politiques européennes d’asile. Le sujet n’est pas neuf, mais peu ont eu la velléité de rassembler les études des institutions informelles à tous ces niveaux dans un même ouvrage. De cette façon, les directeurs de l’ouvrage entendent proposer des cadres d’analyse et des catégories conceptuelles pour appréhender des problèmes jusqu’à présent principalement abordés de manière empirique. Cet objectif en sous-tend un autre : celui de créer des outils permettant une montée en généralité. L’autre segment de cette recension s’attarde à cette dimension du livre en développant sur les chapitres de la première partie de l’ouvrage consacrée aux questions conceptuelles et théoriques.

L’un des intérêts du livre est la posture de départ adoptée vis-à-vis des institutions informelles : celles-ci sont considérées comme n’étant ni « bonnes » ni « mauvaises » ; elles sont parfois subversives, mais pas nécessairement antidémocratiques. Dans sa contribution « Informal governance and democratic theory », Hans-Joachim Lauth propose une grille de différenciation des types d’institutions informelles en fonction de leur niveau d’abstraction et de leur universalisme ou de leur particularisme (civique ; anticivique) qui permet de mieux comprendre leurs impacts sur la démocratie, qu’il décompose dans une matrice selon ces institutions principales (procédure de prise de décisions ; régulation de la sphère intermédiaire ; garantie des droits ; règlement des conflits et mise en oeuvre des décisions) et ces dimensions (liberté ; égalité ; contrôle). Christine Reh poursuit dans le même sens en proposant d’évaluer les implications sur les processus politiques de l’adoption de mécanismes informels afin de gérer la complexité grandissante de la prise de décision, en particulier dans le cas de l’ue. L’auteure place ces stratégies de négociation en dehors du cadre formel, en contradiction avec une autre tendance à l’échelle européenne visant à accroître l’inclusion d’acteurs alternatifs (organisations non gouvernementales [ong], par exemple). Elle arrive à la conclusion que, si cette façon informelle de fournir des « pré-décisions » a l’avantage d’accroître l’efficacité du processus, elle limite la délibération et la transparence (ce qui annule par conséquent les effets d’une plus grande inclusion, d’une meilleure représentation des intérêts).

L’apport le plus important du livre est l’éclairage constructif, et surtout nuancé, qu’il fournit aux différents types d’arrangements entre les institutions formelles et informelles, qui amènent à réfléchir, notamment, sur les limites de la formalisation des processus politiques, celle-ci risquant de générer des conflits en créant des incohérences entre les règles qui émanent des deux sphères (voir le chapitre rédigé par Michel Brie et Erhard Stölting, « Formal institutions and informal institutional arrangements »). En effet, les implications de cette « zone d’ombre » de la gouvernance varient en fonction du rôle joué par les mécanismes informels par rapport aux institutions politiques, et en fonction également de la nature de leur imbrication : cherchent-ils parfois à s’y substituer ou bien entrent-ils en concurrence ? En d’autres contextes, ils s’accommodent mutuellement ou se complètent, comme le synthétise le texte de Gretchen Helmke et Steven Levitsky (« Informal institutions and comparative politics : A research agenda ») – déjà publié en 2004 –, qui propose une typologie utile tirée de travaux antérieurs de Hans-Joachim Lauth. En effet, comme le reprennent tous les chapitres de cette première partie, le fonctionnement des institutions formelles n’est souvent compréhensible qu’à travers l’étude complémentaire de leur pendant informel : « Les règles informelles influencent l’issue des processus politiques formels dans plusieurs domaines » (Helmke et Levitsky, 2012 : 87). Il est donc impératif d’élaborer une méthodologie rigoureuse qui permette de comparer ces règles, de ne plus continuer à traiter les institutions informelles comme des sujets « résiduels », mais plutôt d’étudier attentivement leurs origines (les auteurs en identifient au moins trois), les façons dont elles sont créées et dont elles évoluent, au-delà du schéma fonctionnaliste.