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Depuis leurs débuts, les organisations internationales (oi) connaissent un déséquilibre en ce qui concerne la nationalité des fonctionnaires internationaux. Le principe de répartition géographique est pourtant l’un des principes fondateurs de la fonction publique internationale, énoncé dès la Société des Nations[1]. Par la suite, ce principe jugé « crucial » par les fondateurs du système des Nations Unies[2] a été inscrit dans la Charte des Nations Unies et dans les Actes constitutifs des institutions spécialisées[3]. Dès les premières années, des directives claires ont été données à ce sujet par les chefs des administrations internationales[4]. Très vite, la « répartition géographique » a d’ailleurs fait l’objet d’une rubrique en soi à l’intérieur de leurs rapports officiels, rubrique qui se transformera par la suite en rapport à part entière (et ce, jusqu’à nos jours[5]) et dans laquelle est rappelée inlassablement « l’importance qui s’attache à la représentation de cultures diverses au sein du personnel de l’Organisation » (Rapport du directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (unesco) pour l’année 1950 : 351).

Plus de soixante ans plus tard, malgré ces textes et ces discours, les ressortissants occidentaux sont toujours surreprésentés au sein des secrétariats internationaux dans des proportions qui n’ont jamais été définies précisément faute de statistiques en la matière[6]. On sait cependant que la sous-représentation des États non occidentaux, qui est une réalité sur laquelle tout le monde s’accorde, est très largement sous-évaluée dans la mesure où le principe de répartition géographique ne s’applique qu’à une minorité des emplois au sein des oi. D’une part, parce que ce principe de répartition géographique ne s’applique pas aux postes de temporaires et autres précaires en tout genre de la fonction publique internationale qui constitueraient en 2011, selon les associations de fonctionnaires de l’unesco, près de la moitié des personnes employées par cette organisation. D’autre part, parce qu’au sein même des postes inscrits dans les programmes et budgets des oi (contrairement à ces postes temporaires qui n’y figurent pas), le principe de répartition géographique ne s’applique ni aux postes financés sur des fonds extrabudgétaires[7] – alors même que ces postes majoritairement occupés par des Occidentaux[8] sont devenus au début des années 2000 (pour la première fois de l’histoire des Nations Unies) plus nombreux que ceux financés sur le budget courant, comme le donne à voir le graphique ci-dessous[9] –, ni au personnel de service et de bureau qui a toujours été majoritaire au sein du personnel des oi. En 2013 par exemple, plus de 60 %[10] du personnel du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies appartenait à cette catégorie, catégorie d’agents qui sont recrutés localement et, comme la quasi-totalité des oi ont leur siège dans des pays occidentaux[11], ces agents sont essentiellement des Occidentaux.

Le personnel du Secrétariat de l’onu selon la source de financement (1986-2005)

Le personnel du Secrétariat de l’onu selon la source de financement (1986-2005)
Source : Jean-Marc Coicaud (septembre 2006 : 23).

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Enfin, au sein même des postes du cadre organique (appelés « professionnels » ou « administrateurs »), tous ne sont pas soumis à ce principe, les postes linguistiques ou ceux relatifs aux opérations de maintien de la paix par exemple en étant exclus. Ainsi, en 1996 déjà, un rapport du Corps commun d’inspection des Nations Unies[12] affirmait que la moitié seulement (51,1 %) des postes de professionnels sont effectivement soumis à ce principe, cette proportion connaissant cependant des différences notables selon les organisations ; si elle était de 74,5 % à l’unesco, elle descendait à 45,3 % à la fao[13]. Par conséquent, les inspecteurs soulignaient dès cette époque que, « même si le principe de la répartition géographique équitable au sein des secrétariats est universellement accepté, il n’est appliqué qu’à moins de 20 % des postes ». En 2013, ce chiffre était de 7 % au sein du Secrétariat de l’onu[14].

Pour comprendre ce déséquilibre et surtout son maintien dans le temps, il faut, d’une part, remonter aux conditions d’émergence du système onusien après la Seconde Guerre mondiale, et notamment aux premiers recrutements. Ces derniers, qui n’ont pas suivi les principes de la fonction publique internationale en raison de la précipitation dans laquelle ils ont été effectués, ont en effet fortement marqué les institutions qui se sont retrouvées prisonnières de sentiers lourdement sous-optimaux[15]. Cette situation de verrouillage qui s’est installée progressivement explique d’ailleurs la mise en échec de plusieurs tentatives de professionnalisation de la fonction publique internationale[16], tentatives qui visaient toutes précisément le rééquilibrage des nationalités au sein des secrétariats internationaux. D’autre part, le maintien de ce déséquilibre n’est pas le produit d’une reproduction passive d’un héritage historique ; il est aussi le fruit de stratégies conscientes et actives en matière de placement de leurs nationaux au sein des oi de la part des États occidentaux. Ce sont ces « politiques de présence », comme les appelle le ministère des Affaires étrangères (mae) français, le plus souvent absentes de la littérature scientifique[17], qui font l’objet de cet article et la France constituant un « modèle » en la matière, son cas sera particulièrement mobilisé.

Selon les données du mae[18], près d’un fonctionnaire international sur dix[19] est en effet français (seuls les Américains feraient mieux). Ce chiffre, « dément » de l’aveu même d’un fonctionnaire français[20], serait par ailleurs stable depuis plus d’une vingtaine d’années déjà. Le « retournement démographique »[21] mobilisé par les tenants du New Public Management au début des années 2000, argument qui leur avait servi notamment à mettre en place (ou tenter du moins) une « nouvelle culture administrative » au sein des oi[22], n’a donc pas permis de rééquilibrer les effectifs des secrétariats internationaux en ce qui concerne les nationalités, les ressortissants occidentaux y étant toujours surreprésentés. Les graphiques qui suivent, issus de l’enquête 2012 sur la présence française dans les oi réalisée par la Délégation aux fonctionnaires internationaux[23] (dfi), en donnent un bon aperçu. On remarque qu’aucune puissance non occidentale n’y figure, car, de fait, ni l’Inde ni la Chine, par exemple, qui représentent pourtant à elles deux le tiers de l’humanité et qui font partie des États fondateurs aussi bien de la Société des Nations que du système des Nations Unies, ne sont considérées par les autorités françaises comme des « concurrents » en la matière.

Répartition des fonctionnaires internationaux par nationalité et par famille d’organisations

Répartition des fonctionnaires internationaux par nationalité et par famille d’organisations
Source : Délégation aux fonctionnaires internationaux (dfi) (2012 : 101-102).

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Pour cerner ces politiques de présence qui reposent sur la « discrétion » comme nous l’expliquerons et qui sont donc difficilement observables, il faut plonger dans le quotidien des ministères mais aussi des oi, fouiller dans les archives et les documents – réels comme « virtuels » (voir les sites Internet) –, interroger les fonctionnaires aussi bien nationaux qu’internationaux : cette méthodologie exigeante qui permet d’éviter la « situation d’enquête impossible » (Dematteo 2011 : 73) dans laquelle s’est retrouvée l’équipe d’anthropologues réunis autour de Marc Abélès à l’omc[24] demande du temps et de la persévérance que seule une enquête de terrain de plusieurs années autorise[25].

On reviendra dans un premier temps aux « origines » de ces politiques en s’intéressant aux associations nationales de fonctionnaires internationaux ; puis on insistera sur leur caractère « proactif », voire « agressif », selon les termes mêmes des acteurs. En conclusion, on discutera de la réussite de la France en la matière et du modèle que, par conséquent, ce pays représente pour ses voisins proches comme lointains.

I – Aux origines de ces politiques, les associations nationales de fonctionnaires internationaux

C’est par la circulaire No 3121/sg du 14 mars 1986 relative aux fonctionnaires français dans les oi que la « réflexion » au sein du mae quant à la « définition d’une nouvelle politique plus volontariste, plus globale et plus souple » vis-à-vis de ces derniers est entamée. Cette circulaire rappelle que :

le rôle de ces agents a toujours été jugé essentiel, ce qui explique les mesures adoptées en 1969 et 1970 afin d’orienter un plus grand nombre de fonctionnaires de l’État vers la fonction publique internationale : les garanties statutaires des fonctionnaires détachés ont alors été accrues, tandis que l’on cherchait à limiter la durée des détachements et à assurer une rotation entre les deux fonctions publiques. L’objectif fixé n’a, cependant, pas été atteint puisque le nombre des fonctionnaires détachés dans les organisations internationales a considérablement diminué : 1 300 en 1968 et 555 en 1985. Cette baisse se révèle d’autant plus préoccupante qu’elle va à l’encontre d’une tendance générale, car un nombre croissant de fonctionnaires d’autres pays font l’objet de tels détachements. Par ailleurs, le système de « noria » que l’on souhaitait mettre en place n’est pas entré dans les faits.

C’est donc à la suite de ce constat d’échec que la France va mettre en place une nouvelle politique vis-à-vis de « ses » fonctionnaires internationaux, mais aussi et peut-être surtout en raison des sollicitations des fonctionnaires eux-mêmes. Du fait que « les fonctionnaires français en poste dans les organisations internationales se plaignent souvent d’être quelque peu ignorés de la France », comme on peut le lire dans cette même circulaire, les fonctionnaires internationaux français se sont en effet organisés entre eux et ont créé au début des années 1980 des associations nationales de fonctionnaires internationaux.

Si l’on en croit l’historique dressé par l’Association des Françaises et Français des institutions communautaires et européennes (affce 2006) à l’occasion de ses vingt-cinq ans, l’ancêtre de la dfi (c’est-à-dire le Comité des fonctionnaires internationaux et qui s’est appelé de 1995 à 2010 la Mission des fonctionnaires internationaux) se serait développé en effet « en réponse à la création de l’affce[26] » en 1981. Et cette version semble fort plausible, puisque la dfi va par la suite, dans le courant des années 1990-2000, reprendre à son compte la réalisation d’un certain nombre de « documents » ou d’« enquêtes » dont cette association est à l’origine comme l’enquête portant sur le problème de l’insertion dans les institutions européennes (1987), sur la présence française (1988) ou sur la place de la langue française (1991), mais en l’élargissant à toutes les oi dont la France est membre. Outre l’enquête annuelle sur la présence française dans les oi qui constitue la « vitrine » de la dfi au sein du Quai d’Orsay (voir l’encadré), ce service se veut par exemple être une cellule de veille francophone signalant toute organisation, mais aussi tout individu[27], qui se montrerait réfractaire au principe de bi ou plurilinguisme en son sein.

Comme on peut le lire dans l’enquête de 2012, « beaucoup de nos compatriotes en poste dans les organisations internationales ne semblent pas acquis à la cause et ne relaient pas suffisamment à leur niveau l’obligation de diversité linguistique » (dfi 2012 : 77). Quant aux organisations, certaines d’entre elles, sous couvert de restrictions budgétaires la plupart du temps, n’assurent plus la traduction simultanée de certaines interventions ou de certains discours ou ne présentent pas leur site Internet dans leur version française (ou le font trop tardivement pour qu’il soit exploitable). De manière plus systématique, les procédures de recrutement se font maintenant exclusivement en anglais. Mais ce qui inquiète peut-être encore plus les autorités françaises est le recul du droit français (romano-germanique) au profit du droit anglo-saxon, « imposé » selon celles-ci par les « juristes américains » aussi bien au niveau des institutions de la justice que dans les passations de marchés, ce qui est un aspect non négligeable, les achats de la « sphère onusienne » ayant totalisé, en 2009, 13,8 milliards de dollars américains[28].

À la suite de ce précédent, leurs compatriotes en poste au sein des organisations du système des Nations Unies s’organisent à leur tour. L’afif[29]-Genève est ainsi créée la même année que l’affce. Puis, en 1984, deux autres associations voient le jour : celle des fonctionnaires internationaux français d’Autriche (afifa) et celle des Français travaillant dans les oi au Luxembourg (affil), qui explique dans son historique que « l’affil a été fondée […] à l’instar des associations qui représentent les Français employés dans les autres lieux d’implantation d’organisations internationales dans le monde (Bruxelles, New York, Genève…)[30] ». L’année suivante, c’est au tour de l’Association des Français fonctionnaires internationaux de l’eso[31] (affieso), qui, comme les autres afif :

[…] a pour objet et vocation de représenter et défendre les intérêts matériels et moraux des Français de l’eso, notamment auprès des autorités et administrations françaises (Consulat de France à Munich, Mission des fonctionnaires internationaux…), de traiter de questions les intéressant spécifiquement, de collecter et diffuser l’information les concernant, et de renforcer les liens entre eux. Elle se propose notamment de les représenter auprès de tous les organes de l’administration française chargés de suivre les problèmes relatifs à la fonction publique internationale[32].

Aujourd’hui, il existe quinze afif, qui toutes prennent soin de préciser dans leurs statuts leur « nature apolitique » et leur « indépendance totale ». Leurs liens avec le Quai d’Orsay sont cependant évidents et constituent comme on vient de le voir leur raison d’être. Ainsi les statuts de l’afifa ont-ils été déposés auprès de l’ambassade de France à Vienne le 18 juin 1984, et on peut lire sur le site de l’affil que depuis plus de vingt ans celle-ci a « défendu la place de la langue française dans les organisations internationales établies au Grand-Duché », participant par là de manière explicite à la politique étrangère de la France relative à la francophonie. Les positions de la France au sein du système multilatéral sont d’ailleurs partagées et discutées avec les afif lors du Comité des fonctionnaires internationaux (rebaptisé « journée de la dfi »), comité créé en 1995[33] et qui regroupe les différents protagonistes de la politique de présence (dfi, représentations permanentes, afif, France Expertise International). Enfin, le fait que les afif envoient leurs rapports d’activité à la dfi et qu’elles présentent leur nouveau bureau au chef de ce service est également tout à fait significatif, les associations traditionnelles du personnel des oi le présentant quant à elles au directeur de leur agence.

Si, en 1997, c’est à nouveau une afif qui sollicite le gouvernement français dont les actions devaient être jugées trop timorées[34], à partir des années 2000 les autorités françaises ont bien compris qu’elles pouvaient s’appuyer sur ces nouveaux partenaires et n’hésitent pas par conséquent à les « encourager à jouer pleinement leur rôle dans la promotion de la présence française et de la défense de notre langue et de nos intérêts » (mfi 2005 : 59). Et le Quai d’Orsay de se montrer de plus en plus « proactif », voire parfois « agressif », dans l’application de ces politiques de présence.

II – Une politique de plus en plus « proactive », voire « agressive »

Au tournant des années 2000, les afif qui se montrent « particulièrement discrètes » seront en effet signalées par les représentations permanentes et « priées de jouer un rôle plus actif, notamment dans le sens d’un renforcement de la solidarité entre Français » (document interne consulté lors de mon stage à la mfi). Ce fut le cas par exemple de celle de New York (affin) en 2001, L’enquête de la présence française dans les organisations internationales pour cette année-là précisant à propos des fonctionnaires internationaux français en poste à New York qu’« il est fait appel à leur capacité d’information, alors que leur attitude de neutralité peut s’opposer au réflexe de solidarité nationale qui est plus volontiers celui de fonctionnaires internationaux d’autres pays partenaires ou rivaux ». Trois ans plus tard, les « efforts » de la représentation permanente de New York pour « reconstituer » l’affin semblent avoir porté leurs fruits, puisque celle-ci est devenue l’une des afif les plus représentatives, réunissant désormais plus de la moitié des « compatriotes fonctionnaires à l’onu ». L’élection d’un nouveau président est cependant toujours suivie avec attention, car « les Français assumant de hautes responsabilités à l’onu font très inégalement jouer la “solidarité nationale” », constate la Représentation permanente dans une note interne.

Puis, en janvier 2010, on assiste à nouveau à un « rappel à l’ordre » de la part du chef de la mfi qui, lors de son déplacement à La Haye cette année-là, explique dans un discours aux fonctionnaires internationaux français présents pour l’occasion que la mfi travaille avec trois réseaux :

le réseau interministériel, les représentations permanentes, et le troisième réseau c’est le vôtre, et je suis désolée de vous le dire, mais je suis venue vous le dire quand même, il ne marche pas. Donc nous allons en parler. Nous essayons de maintenir ou accroître la présence française. Nous aidons nos compatriotes à rentrer dans les oi, ou à y faire carrière, ou à y améliorer leur positionnement. […] Il faut nous aider à mieux comprendre l’avenir des oi. Quels sont les postes à privilégier pour que demain nous soyons toujours en mesure de défendre nos intérêts, toujours en mesure de faire entendre notre voix.

Et le chef de la dfi de rappeler le nombre de « compatriotes » présents aux Pays-Bas (16 500). Le message sera bien reçu par le nouveau président de l’afif-pb qui, prenant la parole juste après la chef de la dfi, rappelle à ses compatriotes en parlant des agents de la dfi qu’« ils étaient là pour nous rendre service [et qu’]ils ont besoin de nous ». Les statuts de l’association seront par ailleurs modifiés l’année même afin de renforcer et d’expliciter encore plus les liens unissant les deux entités.

Et ces rappels à l’ordre concernent tous les interlocuteurs de la dfi, du simple candidat français lambda ayant bénéficié du soutien de la France aux directeurs des ressources humaines des oi, en passant par les afif donc. Concernant les candidats à un poste en oi, la dfi n’hésite pas en effet à souligner aux Français qui ne jouent pas le jeu[35] qu’ils sont désormais « grillés », c’est-à-dire qu’ils ne seront pas ou plus soutenus soit pour un autre poste, soit dans leur progression de carrière. Occuper un poste en oi est en effet considéré comme une « mission de service public » pour la France, « qui suppose un minimum de fair-play[36] ». D’où également la volonté, à l’opposé, de « distinguer certains de nos compatriotes par l’attribution de telle ou telle décoration le moment venu » afin de rendre « hommage à leur action en faveur de la France », comme Pierre Bandet l’encourageait dès 1992. Et Bandet d’insister sur le fait qu’il faudrait « voir l’accent mis davantage sur la reconnaissance de leur identité et des services qu’ils rendent à la France » en raison de l’importance du « rôle que jouent ces personnels pour la France », qui fait de la présence française au sein des organisations internationales un « problème d’intérêt national fort important » (Bandet 1992 : 82, 57, 34 et 11 respectivement).

Concernant maintenant les administrations des oi et plus particulièrement les services des ressources humaines, deux points sont ici à souligner. D’une part, si les agents du Quai d’Orsay n’hésitent pas parfois à leur « forcer la main[37] » et à admettre que « des méthodes de travail “agressives” portent leurs fruits[38] », la politique de présence auprès de ces acteurs passe généralement plutôt par un mode de lobbying plus atténué, mais tout aussi pesant car continuel. Outre les agents de la représentation permanente présents sur place et qui se chargent donc des appels et des « visites de courtoisie », le chef de la dfi rencontre en effet très fréquemment les directions des ressources humaines (drh) des différentes oi, comme en témoigne son emploi du temps[39] : 20 juin « déjeuner de travail avec le drh de l’ocde[40] », 18 juillet « voyage en Autriche du chef de la dfi » pour rencontrer les responsables des ressources humaines, « courant mars 2006 la dfi a organisé une mission à Washington afin de bien définir notamment avec les drh de la Banque mondiale et du fmi les meilleures voies à suivre pour positionner les Français dans ces institutions ». Du 13 au 17 décembre, le chef de la dfi s’est rendu à New York « pour une prise de contact avec les responsables des ressources humaines des Nations Unies ainsi que la communauté française de l’onu ». Des entretiens avec les directions des ressources humaines de plusieurs oi lui ont été ménagés ainsi qu’avec l’ombudsman des Nations Unies et le président de la Commission de la fonction publique internationale. Dans le compte rendu de mission, il est possible de lire :

À chacun de ses interlocuteurs, le chef de la dfi a rappelé notre détermination à renforcer la présence des Français dans le système onusien, tant par la poursuite de nos efforts en matière de sélection des candidatures soumises aux Nations Unies que par celle du programme des jeunes experts associés. [….] Cette mission aura été particulièrement utile. Elle aura permis notamment d’affiner notre connaissance des règles et pratiques en matière de recrutement, de promotion et de placement aux Nations Unies. Celles-ci doivent nous guider dans notre propre offre à l’organisation.

À la suite de ces rencontres, la dfi envoie des courriers officiels rappelant les termes de la discussion. Ainsi, dans la lettre qu’il adresse au Président de la Cour pénale internationale après sa mission à La Haye au premier semestre 2006, le chef de la dfi écrit :

[Je] regrette que, malgré l’importance de nos contributions, aucun des neuf Français actuellement administrateurs n’occupe l’un des postes de grade P5 ou D1 au sein de la juridiction internationale. Nous sommes prêts à vous présenter dans les mois qui suivent des candidatures françaises de qualité pour les postes vacants à ces niveaux. […] Par ailleurs, comme vous me l’avez suggéré lors de ma visite à La Haye, j’appelle votre attention sur les candidatures de Français à des postes de responsabilité à la Cour. Parmi les candidatures à des niveaux intermédiaires que mes services ont identifiées au stade actuel, je retiens en priorité celle de M. Josselin Gonzag [pseudonyme], magistrat actuellement en poste au Département, candidat à un poste d’avocat plaidant (P4) au bureau du Procureur de la Cour, Division des poursuites[41].

Comme vous me l’avez suggéré ; cette précision va nous permettre d’introduire le deuxième aspect important à souligner à propos des relations entre services étatiques responsables de ces politiques de présence et les administrations des oi. Car si l’« agressivité » des premiers est une réalité qu’a par exemple décrite Aamir Ali, fonctionnaire du Bureau international du travail de 1947 à 1985 (les dix dernières années comme chef du personnel[42]), il faut signaler que la plupart du temps les administrations « jouent le jeu » elles aussi, que ce soit en acceptant des candidatures hors délai[43] ou qui ne sont pas passées par le roster[44], ou bien en encourageant même certains États membres à leur transmettre directement les dossiers des candidats qu’ils soutiennent. On peut lire par exemple dans le compte rendu de mission du chef de la dfi à New York (précédemment cité) que

pour l’avenir, de nombreux drh ne nous ont pas caché qu’au-delà des candidatures devant nécessairement transiter par le système galaxy[45], la pratique de la transmission directe de dossiers de candidats soutenus par la France était non seulement tolérée mais encouragée. C’est ce que nous a indiqué [la sous-secrétaire générale aux ressources humaines de l’onu], comme le Département des opérations de maintien de la paix et le Programme des Nations Unies pour le développement (pnud).

Les juristes en général vont analyser ces manquements à la lettre et à l’esprit de la fonction publique internationale comme une « faiblesse » des administrations internationales. Claire Cordin par exemple, dans sa thèse qui porte sur « le Recrutement et la carrière des fonctionnaires internationaux à travers la jurisprudence des tribunaux administratifs du système des Nations Unies », considère que « si [les pressions politiques] aboutissent, c’est bien parce que le chef de l’administration est faible et se montre passif ou résigné, sinon complice, vis-à-vis des atteintes portées contre les dispositions de l’Acte constitutif de l’Organisation. En réalité, l’atteinte au principe d’indépendance est moins due à l’importance des influences étatiques exercées qu’à la faiblesse de la résistance rencontrée par les États » (Cordin 1996 : 123). Mais, en fait, il s’agit d’échanges entre ces deux ensembles d’acteurs, échanges qui sont effectivement illégitimes ou anormaux aux yeux d’acteurs qui n’y prennent pas part[46]. Dans notre thèse de doctorat, nous montrons en effet que les oi tiennent en partie en raison de ces rapports collusifs qui sont source de stabilité pour les organisations. D’une part, ces échanges sont difficiles à appréhender, car ils sont le plus souvent couverts ou discrets, voire secrets pour certains d’entre eux, d’où l’insistance dans les documents de la dfi sur le fait que la politique de présence doit être « pragmatique, souple et discrète » ; d’autre part, ces échanges ne sont pas nécessairement attentifs à une réciprocité immédiate. Certes, ils le sont parfois, comme dans le cas où l’administration va explicitement demander en échange de la nomination d’un agent, le financement de son poste[47], ce qui est bien sûr en violation avec le principe d’indépendance de la fonction publique internationale. Mais, surtout, la réciproque n’a pas besoin d’être immédiate, car il s’agit d’un principe fort de cohésion des oi. En cela, les politiques de présence peuvent être considérées comme une réussite. Reste à savoir pour qui.

Conclusion : la réussite d’une politique

Depuis que l’enquête annuelle de la présence française dans les oi existe, les rédacteurs du Quai d’Orsay s’y étonnent chaque année du fait que « la position française reste très favorable eu égard à notre contribution financière ». Ainsi peut-on lire dans l’enquête 2012 que « la France continue à être bien représentée au sein du pnud (en troisième position désormais, malgré la faiblesse de nos contributions) » (dfi 2012 : 24). Et il en va de même à l’unicef ou encore au pam[48], la France y occupant également le troisième rang en ce qui concerne les effectifs, alors même que sa contribution financière la place respectivement aux seizième et vingt et unième rangs des donateurs. De manière générale, alors que le Japon et l’Allemagne acquittent des contributions plus élevées que celles de la France, leurs ressortissants sont moins nombreux que les Français dans le système des Nations Unies. Ces deux pays pratiquent donc eux aussi une « politique de présence » très active et assez ancienne, si l’on se base sur la pratique « interdite mais autorisée[49] » du sursalaire qui avait déjà cours dans les années 1970. Sans surprise, ils possèdent tous deux un service analogue à celui de la dfi au sein de leur ministère des Affaires étrangères qui a les mêmes objectifs que celui-ci. Comme l’explique une brochure du Kokusaikikanjinjisenta (Centre des ressources humaines pour les oi), le but de cet organisme du ministère des Affaires étrangères japonais, qui a des bureaux auprès des missions japonaises de New York, Genève et Vienne, est « d’informer sur les possibilités de travail dans les organisations internationales et de guider les candidats sur le chemin jusqu’à l’admission[50] ».

L’Allemagne, quant à elle, a pris comme exemple la France ces dernières années, ce qui s’est traduit notamment par de multiples visites entre le Auswärtigen amt (ministère allemand des Affaires étrangères) et la dfi. Dès 2005, le chef de la dfi avait reçu à Paris, à leur demande, des interlocuteurs allemands qui suivaient les questions de recrutement et de ressources humaines dans les oi. Il avait été ensuite invité à Berlin en 2006, les Allemands se montrant particulièrement intéressés par un renforcement de la coopération franco-allemande dans un cadre multilatéral et dans le cadre des Nations Unies. Deux ans plus tard, le Parlement allemand a adopté pour la première fois une résolution visant à « renforcer la présence du personnel allemand dans les organisations internationales dans l’intérêt national[51] », formulation que l’on retrouve souvent et depuis longtemps dans les documents français. Depuis, le gouvernement allemand doit rendre compte de l’avancement dans ce domaine et soumettre un rapport au Parlement[52]. Une agence, le Büro Führungskräfte zu internationalen Organisationen (bfio)[53] de l’Agence fédérale pour l’emploi, collabore en outre avec le mae afin de recruter des candidats pour des postes internationaux. Une base de données répertoriant les postes vacants et les candidats potentiels a été créée et des ateliers d’information sont organisés dans les universités qui, depuis plusieurs années déjà, publicisent les différents programmes de stages rémunérés au sein des oi. En 2010, enfin, le gouvernement a mis en place une plateforme d’échanges informels entre l’État et les employés allemands travaillant au sein des oi[54], toujours sur le modèle français.

Si la France constitue donc un modèle pour ses voisins – l’Espagne était venue dès 2003 observer le fonctionnement de la dfi et avait reproduit ce service quasi à l’identique l’année suivante au travers la Unidad de Funcionarios Internacionales du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération espagnole[55] –, manifestant par là la réussite de sa politique de présence, son modèle à elle est le monde anglo-saxon. Outre le un Employment Information and Assistance Unit du Bureau of International Organization Affairs du Département d’État américain[56], les Britanniques sont en effet les plus cités dans les documents de la dfi. Ce sont eux, avec les Américains donc, qui sont considérés comme les principaux « concurrents » au sein des oi, alors même qu’il n’existe pas à notre connaissance d’associations de fonctionnaires internationaux anglo-saxons. Dans ce domaine, les Allemands s’étaient au contraire montrés pionniers, puisque le plus ancien regroupement de fonctionnaires internationaux par nationalité semble être l’association des fonctionnaires internationaux allemands (Verband deutscher Bediensteter bei international Organisationen) créée en 1976[57]. En 1982, c’est au tour des fonctionnaires internationaux suisses de se regrouper en association[58]. Les fonctionnaires internationaux de nationalités italienne (Associazione Italiana funzionari internazionali)[59] et espagnole (Asociación de foncionarios internacionales Españoles)[60] ont fait de même, et il est intéressant de remarquer que ces associations de fonctionnaires internationaux, toutes européennes, travaillent ensemble sur les questions des pensions et de la fiscalité[61].

Les seules traces d’associations de fonctionnaires internationaux non européennes laissent à penser que ces associations n’ont jamais eu d’existence réelle. De même, la Chine exceptée[62], aucun pays du Sud ne semble avoir de politique de présence au sein des oi. À ce titre, l’appel dès les années 1990 de l’universitaire gabonais Marcellin Mve Ebang à une « politique de conquête des postes » (Mve Ebang 1991 : 575 ; les citations qui suivent sont tirées de cette thèse) par les pays africains est en tout cas resté sans suite. Celui-ci établissait dans la dernière partie de sa thèse de doctorat un véritable programme politique très précis à l’attention des pays africains, ces derniers devant « savoir en définitive anticiper sur les évolutions futures. Or, rien de tel n’a été entrepris à ce jour. [Le groupe africain] se contente d’appeler l’attention du Directeur général sur la situation de sous-représentation comme si cela pouvait en soi contribuer à y remédier » (p. 592).

Marcellin Mve Ebang appelait donc à « la création dans les États d’un office pour les fonctionnaires internationaux dont le rôle premier sera de suivre la carrière de ces fonctionnaires » (p. 824). Plus exactement, il conseille de « créer des structures de placement et de gestion de leurs nationaux au sein des secrétariats internationaux » (p. 786), soulignant qu’« il est indéniable qu’une action, un discours ou simplement une attitude passent mieux s’ils ne s’entourent pas d’une grande publicité » (p. 610). Selon lui, « le groupe africain doit créer deux cellules : une de gestion et d’évaluation et une de réflexion et d’étude » (p. 789), car « une bonne politique du personnel repose sur une connaissance suffisante des effectifs, de leurs caractéristiques, de leurs variations […] pour être en adéquation à temps » (p. 797). Et « même si les pays africains ne sont pas riches, ils doivent néanmoins suivre cet exemple » (p. 822) du sursalaire et mettre en place « des mécanismes facilitant la réinsertion de leurs ressortissants dans leur administration nationale » (p. 823), recommandation qui fait bien sûr écho à celles du rapport Bandet de 1992. Dès ces années, en effet, la France constituait un modèle à suivre en matière de politique de présence, et Marcellin Mve Ebang concluait : « [Il] apparaît donc nécessaire que les pays d’Afrique francophone dont les institutions administratives sont calquées sur le modèle français s’inspirent une fois de plus de cet exemple » (p. 785).