Corps de l’article

Introduction

En juin 1999, le directeur général de l’Organisation internationale du travail (oit), Juan Somavia[1], présente à l’ensemble des mandants réunis pour la 87e Conférence internationale du travail (cit) son rapport général intitulé Un travail décent, qui reformule le mandat de l’oit autour de quatre « objectifs stratégiques » : l’emploi, les normes internationales du travail, la protection sociale et le dialogue social.

En décembre 2004, à la suite du tsunami survenu en Asie du Sud-Est, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (hcr) intervient pour la première fois[2] au secours de victimes de catastrophes naturelles. Alors que le Haut Commissaire Ruud Lubbers[3] légitime cette opération, qualifiée d’« exceptionnelle[4] » par l’ampleur de la catastrophe, celle-ci marque en réalité le début d’une série d’interventions hors mandat survenant à la suite de désastres naturels.

Aussi différentes semblent-elles de prime abord, ces deux actions nous mettent face au problème du changement au sein des organisations internationales. Plus précisément, les cas du hcr et de l’oit nous amènent à nous poser la question suivante : Dans quelles circonstances et à quelles fins les organisations internationales (ci-après oi) s’engagent-elles dans un processus de transformation de leur mandat et comment rendre compte de ces transformations ?

Pour répondre à cette question, il faut pouvoir appréhender le changement dans toute sa diversité. Or la littérature à notre disposition ne le permet pas. En effet, si, d’une part, les théories dominantes des relations internationales ne reconnaissent pas la capacité des oi à agir comme acteurs autonomes et ne s’intéressent pas à leurs activités internes, les recherches menées sur l’action des oi et l’évolution de leur mandat ne caractérisent pas davantage les types de changements que l’on observe, ni les stratégies menées par les oi dans ces démarches de transformation. Dans cet article, nous proposons donc de combler ce vide en postulant non seulement l’existence de stratégies menées par les oi, qui deviennent dès lors de véritables acteurs de changement, mais aussi en mettant en lumière la diversité des stratégies en question. Dans la continuité des travaux de Crozier et Friedberg, les stratégies de changement envisagées dans cet article ne correspondent pas nécessairement à des projets clairs, cohérents, calculés en fonction des coûts et des avantages anticipés par des acteurs rationnels, mais plutôt à des manières d’organiser un travail, une action non seulement en fonction d’intérêts, mais aussi d’opportunités offertes par le contexte (Crozier et Friedberg 1992), ce qui permet d’insister sur la capacité des oi à mettre en place des conditions propices au changement et à agir dans un environnement contraint[5].

Nous proposons de classer ces stratégies de changement – à la fois fruit d’un travail de comparaison et modèle vérifié empiriquement à partir d’études qualitatives inédites[6] menées sur le hcr et l’oit – à partir d’un continuum allant de la survie à l’autonomisation des oi. Sans prétendre à la typologie, nous proposons des catégories analytiques permettant de penser, d’une manière plus générale, le changement dans et par les oi dans une perspective de sociologie des relations internationales.

I – Cadrage théorique et méthodologique[7]

A — L’insuffisance des théories réalistes et libérales et les limites du modèle du « principal-agent »

Le changement reste l’un des concepts que la science politique et, a fortiori, les Relations internationales ont du mal à saisir. Nous le définirons, dès maintenant, de manière volontairement large comme toute modification formelle et/ou substantielle du mandat de l’organisation internationale, l’objectif de l’article étant précisément de spécifier les modalités et le sens de ce changement ainsi que les acteurs qui conçoivent, portent et animent ces stratégies de changement. Pour les réalistes, le changement est avant tout considéré comme un produit dérivé des volontés de la puissance hégémonique ou bien des négociations entre les puissances dominantes. Il n’apparaît ainsi que comme une variable dépendante des rapports de force internationaux. Pour les libéraux, le changement s’inscrit dans des stratégies de diminution des coûts de transaction, stratégies menées, là encore, par les États (Nay et Petiteville 2011). Or, l’analyse comparée du hcr et de l’oit montre des États finalement très peu impliqués et partiellement au fait de l’action menée par les secrétariats de ces deux organisations. Les études récentes s’appuyant sur le modèle du principal-agent ont permis de nuancer la thèse d’une relation de dépendance unilatérale entre États et oi et ont souligné la possibilité pour des oi de manoeuvrer dans un univers contraint pour tenter de mettre en place des réformes. Ainsi, l’incertitude dans laquelle l’organisation évolue (au hcr, la survenue du tsunami, à l’oit la fin du clivage Est/Ouest et le débat sur la clause sociale) et le haut degré de spécialisation des agents – deux organisations hautement spécialisées – permettent précisément de dégager de telles marges de manoeuvre (Hawkins, Lake, Nielson et Tierney 2006 : 24-25). À la différence toutefois des approches fondées sur le modèle du principal-agent, qui se concentrent sur les stratégies des oi dans leurs relations avec les États (Hawkins et Jacoby 2006 : 200), il s’agit d’élargir le périmètre des acteurs en envisageant à la fois l’environnement interne de l’organisation – ses membres, essentiellement des États mais pas uniquement – et son environnement externe – le système onusien, la société civile[8]. Enfin, notre propos ne vise pas à relancer la discussion sur l’autonomie des oi qui, comme le rappelle G. Devin, « encombre souvent les débats plus qu’elle ne les éclaire » (Devin 2007 : 16), mais à identifier, dans une perspective sociologique, les stratégies de changement et les acteurs qui les pensent et qui les portent.

B — « Ouvrir la boîte noire » des oi[9] : plaidoyer pour une approche sociologique basée sur la comparaison

S’appuyant sur la notion éliasienne de configuration, Guillaume Devin et Marie-Claude Smouts définissent l’oi comme un « construit social, solution provisoire à des exigences d’action collective résultant de la combinaison de stratégies intéressées et d’objectifs en mouvements » (Devin et Smouts 2011 : 8). Ce cadre conceptuel s’avère beaucoup plus pertinent pour notre analyse. En effet, les oi se prêtent tout particulièrement à ce type d’analyse dans la mesure où elles sont, avant tout, le lieu et le produit d’interactions complexes entre différents types d’acteurs, étatiques, non étatiques, administratifs, politiques, etc., qui obéissent à différentes logiques d’action et évoluent dans des univers de contraintes différents (voir aussi Nay et Petiteville 2011). Ainsi, sans nier l’importance des structures et du contexte dans lesquels ces organisations oeuvrent (Rittberger et Zangl 2006 : 61), nous privilégions les jeux d’acteurs et les logiques d’action de ces derniers pour penser le changement dans les oi.

Les travaux des vingt dernières années sur les oi ont largement contribué à faire admettre l’idée que ces dernières ne sont pas des acteurs unitaires et qu’elles ont des capacités de manoeuvre propres (Reinalda et Verbeek 1998 ; Reinalda 2013). Nous nous inscrivons donc clairement dans la lignée des études de Barnett et Finnemore qui nous rappellent, dès les premières lignes de Rules for the World, que : « Ces organisations font bien plus qu’exécuter simplement les accords internationaux signés entre États. Elles font preuve d’autorité en prenant des décisions qui concernent tous les recoins du globe » (Barnett et Finnemore 2004 : 1). Les travaux de Steffan Bauer sur « l’autorité bureaucratique » des oi (Bauer 2007), de James Mathiason sur la « gouvernance invisible » des secrétariats des oi dans la mise en oeuvre de leur mandat (Mathiason 2007), ainsi que les travaux sur le rôle des fonctionnaires et des valeurs qui les animent (Anderfuhren-Biget, Häfliger et Hug 2013), ont été mis à profit et renforcent l’hypothèse de Thomas Weiss (2013) sur une « seconde onu », en parallèle de l’onu des États. Insistant sur la bureaucratisation du monde, les fonctions multiples des oi, leurs capacités d’adaptation et leur autonomie, la routinisation de leurs activités, les différentes facettes de leur autorité et de leur pouvoir, Barnett et Finnemore montrent aussi parfaitement comment les oi évoluent au cours du temps dans des directions non prévues par leurs créateurs (Barnett et Finnemore 2004). Proposant alors de s’inspirer des travaux sur le changement organisationnel que les internationalistes n’appliquent pas selon eux à l’étude des oi, ils poursuivent leur analyse du changement en s’interrogeant principalement sur les sources de ces transformations – internes/externes ; matérielles/culturelles – (Barnett et Finnemore 2004 : 41-44). Néanmoins, s’ils mentionnent la tendance de toute bureaucratie à chercher à étendre son champ d’action, ils ne détaillent pas la multiplicité des manoeuvres de changement et surtout les objectifs – ou stratégies – sous-jacents.

Ces travaux nécessitent donc d’être enrichis par des études de cas spécifiques qui permettent justement de pénétrer la « boîte noire » des organisations pour effectuer un travail de repérage des acteurs pertinents et de leurs stratégies. Ces acteurs du changement sont envisagés non comme des « réformateurs » capables de penser et de maîtriser le changement de bout en bout, mais plutôt comme des « entrepreneurs de réforme », c’est-à-dire des « groupes d’acteurs qui revendiquent l’intention et sont en position de transformer les règles d’une institution en faisant montre de compétences et de ressources pour élaborer les diagnostics, promouvoir des solutions et constituer des coalitions favorables à leurs projets » (Bezes et Le Lidec 2010 : 58). Nous ajoutons à cette définition que les activités transformatrices ne concernent pas que les règles du jeu qui sous-tendent l’institution ; elles peuvent aussi renvoyer à ses objectifs et à ses moyens d’action.

La partie empirique de cet article repose sur la comparaison de deux études qui, dans une démarche de théorie ancrée et d’induction analytique (Becker 1998), nous ont permis d’élaborer la classification des stratégies de changement que nous présentons dans la section suivante. Résolument qualitatives, ces deux études empiriques s’appuient sur des données recueillies au moyen d’entretiens semi-directifs complétés par l’analyse de la littérature grise produite par les organisations étudiées. L’étude sur l’oit repose sur deux enquêtes de terrain (l’une à Bruxelles, l’autre à Genève) et sur la conduite d’une vingtaine d’entretiens avec des hauts fonctionnaires de l’organisation ainsi que des représentants français (syndicats de travailleurs et d’employeurs, gouvernement). Quant à la seconde étude, elle repose sur une enquête de terrain au siège du hcr à Genève comprenant une dizaine d’entretiens auprès de fonctionnaires des différents services de l’agence. Pour des raisons de synthèse, les sources primaires, notamment les entretiens, utilisées pour ces recherches ne seront que partiellement citées dans cet article dont l’originalité et la valeur ajoutée se situent essentiellement dans la comparaison des deux cas qui a permis l’élaboration de l’analyse séquentielle des stratégies de changement.

Avant de présenter notre modèle, quelques mots sur le bien-fondé d’une comparaison entre l’oit et le hcr. Partant de deux cas a priori éloignés, l’intérêt de la comparaison « par paires » (Tarrow 2010) réside dans la mise en évidence d’une tendance commune, au sein de ces organisations et entre elles[10]. Les différences entre ces deux organisations tiennent autant à la nature du mandat et de l’intervention qu’à la temporalité dans laquelle se déroule leur action. Pour autant, ces deux organisations s’inscrivent d’emblée dans des stratégies de transformation de leur mandat : cette analogie minimale justifie la comparaison. Pour le reste, ce sont les différences qui priment, différences qui contribuent d’autant plus à renforcer la valeur opérationnelle du modèle[11].

Le hcr a été instauré en 1950 par l’Assemblée générale (ag) de l’Organisation des Nations Unies (onu) afin de venir en aide aux Européens déplacés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Créée en 1919, l’oit, doyenne du système onusien, a pour objectif de réglementer les relations professionnelles et de promouvoir les droits des travailleurs par le biais de normes internationales du travail[12]. Les personnes relevant de la compétence du hcr – des migrants forcés, déplacés pour des raisons politiques[13] – sont définies par la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, toujours en vigueur plus de soixante ans plus tard. L’agence est placée sous l’autorité du Secrétariat général ainsi que du Conseil économique et social des Nations Unies (ecosoc) et de son comité exécutif, composé de représentant de 87 États en septembre 2013. Cette structure interétatique réduite tranche avec celle de l’oit qui regroupe, outre les représentants gouvernementaux de ses 185 États membres (en 2013), les représentants des employeurs et des travailleurs de ces derniers. Cette structure tripartite fait la particularité de l’oit au sein du système onusien. Ces deux organisations sont par ailleurs très inégalement dotées : au tournant des années 1990-2000, période qui nous intéresse ici, le budget de l’oit atteint environ 500 millions de dollars sur les seules contributions régulières de ses membres[14], là où celui du hcr, qui ne reçoit qu’une vingtaine de millions de dollars du budget courant de l’onu, est, sur le papier du moins, largement plus dépendant que l’oit des contributions volontaires de ses membres[15].

En outre, les stratégies mises en place par ces organisations, à travers l’assistance aux victimes de catastrophes naturelles dans le cas du hcr et le lancement de l’Agenda du travail décent dans celui de l’oit, s’inscrivent dès leurs débuts dans des logiques différentes. Dans le cas de l’oit, il s’agit d’une stratégie revendiquée de changement marquée par l’usage de la notion d’« agenda » qui vise à s’inscrire sur le long terme.

Dans le cas du hcr, l’intervention à la suite du tsunami de 2004 ne relevait pas, a priori, d’une stratégie délibérée d’élargissement, mais bien d’un tournant imposé. Toutefois, les interventions qui ont suivi ont été « choisies » par l’organisation, dévoilant un choix stratégique et une appropriation progressive du changement.

Partant de l’hypothèse que l’élargissement du mandat du hcr à la protection des victimes de catastrophes naturelles et l’Agenda du travail décent de l’oit s’inscrivent, de manière progressive, tous deux dans des dynamiques délibérées de changement, cet article vise à caractériser ces dynamiques et à en identifier les principaux protagonistes en recourant à une analyse séquentielle des stratégies mises en oeuvre par les oi pour impulser le changement et s’adapter, maîtriser voire neutraliser, un certain nombre de contraintes induites par leur environnement.

C — De la comparaison à la modélisation

Ces stratégies s’inscrivent selon nous dans un continuum allant de la survie de l’organisation à sa prise d’autonomie. Il est possible de le délimiter de la façon suivante : stratégies de reconnaissance, stratégies de rénovation, stratégies d’expansion, stratégies d’émancipation. Ce continuum doit être appréhendé comme un outil heuristique et interprétatif plutôt que comme un outil explicatif. Il ne prétend pas au statut de typologie, étant donné la porosité existant entre ces différentes catégories de stratégies. Suivant sur ce point Daniel-Louis Seiler (1994) qui déplore l’usage abusif du terme typologie, ce modèle vise essentiellement à caractériser et à classer les transformations observées sur des terrains multiples. Les stratégies mises en évidence ne sont a priori ni interdépendantes ni cumulatives sans être mutuellement exclusives.

Si, parmi les quatre stratégies évoquées ci-dessous, celles de reconnaissance et de rénovation s’inscrivent plus dans des logiques de survie, et celles d’expansion et d’émancipation dans une logique d’autonomisation, elles sont le plus souvent solidaires de ces deux logiques, d’où l’importance de les considérer sous l’angle d’un continuum et non de stratégies indépendantes les unes des autres.

Continuum des stratégies organisationnelles

Continuum des stratégies organisationnelles

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Avant de les tester empiriquement, définissons brièvement ces différentes stratégies organisationnelles de changement.

Les stratégies de reconnaissance renvoient au fait pour une organisation de mettre en avant, voire de revendiquer, sa place au sein du système multilatéral.

Dès lors, l’idée de reconnaissance est le plus souvent associée, sinon à celle de la lutte, du moins à celle de la revendication. La reconnaissance n’est, en ce sens, jamais acquise. Cela est d’autant plus vrai que les oi n’ont, en théorie du moins, pas d’existence propre en dehors des États qui les composent et à qui elles doivent rendre des comptes. Par ailleurs, les oi évoluent dans un système particulièrement compétitif, notamment en matière de financement. Bien que ce système repose sur une logique de spécialisation et de division internationale du travail censé promouvoir la coopération inter-organisations, l’interdépendance des enjeux économiques, sociaux ou encore environnementaux a rendu inévitable le chevauchement des mandats, ce qui peut conduire à des tensions.

En outre, dans un contexte de ressources rares, le système onusien constitue un terrain particulièrement fertile à la naissance de rivalités entre les organisations qui composent le système multilatéral. Dès lors, les organisations doivent démontrer leur utilité sous peine, sinon de disparaître, du moins de voir l’investissement des États en leur sein affaibli et leur action progressivement discréditée. Notons toutefois que les États ne sont pas les seuls destinataires de ces stratégies : la société civile et les médias, notamment, constituent des cibles privilégiées par les oi pour renforcer leur légitimité.

Les stratégies de rénovation procèdent également d’une logique de survie. Le terme « rénovation » signifie littéralement « renouvellement », que l’on peut interpréter soit comme un rétablissement dans l’état premier, soit comme une remise à neuf. La rénovation peut prendre différentes formes : la reformulation du mandat, voire sa réinterprétation, la redéfinition des priorités de l’organisation, sa réorganisation interne, le recours à de nouveaux moyens d’action et de communication, etc. Dans tous les cas, la rénovation indique un changement, mais un changement dans la continuité : il n’y a donc pas de modification fondamentale du mandat de l’organisation. Une rénovation a priori superficielle, « de façade », peut avoir des répercussions sur la portée même du mandat de l’organisation. En outre, il est tentant pour l’organisation de minimiser l’aspect « hors mandat » de l’action qu’elle mène afin d’éviter un rappel à l’ordre de la part des mandants ou des autres organisations qui peuvent voir dans cette extension, sinon un non-respect du mandat assigné, du moins une interprétation abusive de ce dernier.

Les stratégies d’expansion sont les plus fréquentes et les plus étudiées : Yves Schemeil parle ainsi du « potentiel infini d’expansion » du mandat des oi (Schemeil 2007 et 2013). Il s’agit là de pratiques quasi routinières, à tel point que l’on peut se demander s’il convient de parler de stratégies. Nous maintenons néanmoins le terme dans la mesure où ces pratiques sont, selon nous, la résultante de choix délibérés.

Les stratégies d’émancipation, enfin, consistent pour l’oi à se libérer progressivement des contraintes fixées soit par les États qui la composent, soit par le système multilatéral au sein duquel elle s’inscrit. Cette émancipation peut être le fruit d’une tentative délibérée d’agir selon ses propres règles. Elle peut aussi découler de la capacité à mener des stratégies de reconnaissance, de rénovation et d’expansion, sans que ces dernières nécessitent l’accord formel des États ou de la maison mère. Comme nous le verrons par la suite, le fait que certains États soient en désaccord avec ces stratégies, voire les sanctionnent, n’empêche pas nécessairement leur développement. Comme le rappellent là encore Barnett et Finnemore : « Les organisations internationales, comme toutes les organisations, évoluent de façon inattendue pour leurs créateurs » (2004 : 42).

II – Multiplicité et complémentarité des stratégies à l’oeuvre

Dans cette partie, nous montrerons comment cette catégorisation des stratégies organisationnelles nous permet d’appréhender le changement à l’oeuvre au sein du hcr et de l’oit et de mettre en évidence la variété d’acteurs concernés par cette démarche délibérée de transformation. Tout en revenant sur certains éléments de l’histoire de chacune de ces organisations et en mettant en évidence les dynamiques de continuité qui sont à l’oeuvre, nous privilégierons avant tout l’analyse des changements spécifiques qui font l’objet de cet article et qui révèlent la multiplicité et la complémentarité des stratégies de changement des oi.

A — Les stratégies de reconnaissance : une dynamique de revendication

D’entrée de jeu, plusieurs éléments permettent de dire qu’une stratégie de reconnaissance est à l’oeuvre dans les deux organisations. La fin de la guerre froide, la disparition progressive du communisme et l’accélération de la libéralisation des échanges constituent en effet pour l’oit deux défis majeurs au début des années 1990 qui remettent profondément en cause sa « raison d’être ».

Outre la disparition du clivage Est/Ouest, le débat sur la clause sociale qui ressurgit à la suite de la création de l’Organisation mondiale du commerce (omc) en 1995 a profondément divisé l’organisation entre pays en développement et pays industrialisés. Il interroge en outre la capacité de l’oit à faire respecter les normes internationales du travail dans le contexte d’une économie mondialisée. Les syndicats des pays développés lorgnent ainsi du côté de l’omc dotée, elle, de pouvoirs incitatifs et coercitifs bien plus importants que ceux de l’oit (Weisband 2000).

En cette fin des années 1990, l’oit se trouve ainsi dans une position fragile où sa légitimité et son utilité sont profondément remises en cause. L’Agenda du travail décent vise donc à faire reconnaître la valeur ajoutée de l’organisation en mettant d’abord un terme au débat sur la clause sociale ; en arrimant, ensuite, les questions de travail aux Objectifs du millénaire pour le développement (omd) énoncés en 2000 par le Secrétaire général des Nations Unies ; et, enfin, en plaçant l’oit au coeur du débat sur la mondialisation alors dominé par l’omc, l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde), le Fonds monétaire international (fmi) et la Banque mondiale[16].

Dans le cas du hcr, c’est davantage la volonté de s’affirmer ou plutôt de conforter sa position en tant qu’« agence leader » (« lead agency ») dans le domaine de l’humanitaire qui prime. Contrairement à l’oit qui a survécu à la Seconde Guerre mondiale et qui, en raison du tripartisme, bénéficie d’un avantage comparatif sur les autres organisations en termes de légitimité sociale, le hcr est le fruit d’un compromis fragile caractéristique de la guerre froide et il s’est vu attribuer une mission certes d’ordre général mais néanmoins limitée. Comme le soulignent Gil Loescher, Alexander Betts et James Milner, « aucune organisation internationale n’a connu d’entrée en fonction aussi peu prometteuse que le hcr » (Loescher, Betts et Milner 2008 : 272). Le hcr a donc, depuis sa création, diversifié ses activités et il a acquis, au fil des années, un certain nombre de capacités opérationnelles dans le domaine humanitaire.

De même que l’oit lançait l’Agenda du travail décent en vue de restaurer la confiance des pays en développement, l’un des éléments décisifs de l’intervention de 2004 résidait, pour le hcr, dans le besoin de maintenir sa crédibilité auprès des pays atteints par le tsunami avec lesquels il travaillait depuis plusieurs années. Il était en effet impératif que l’organisation maintienne des relations cordiales avec les pays où elle avait pour mandat de remplir des missions de protection à l’égard de réfugiés ou de déplacés internes dans la région. Enfin, outre l’ampleur de la catastrophe, le nombre de touristes occidentaux touchés par le désastre et sa médiatisation, l’élément véritablement déterminant de cette stratégie réside dans l’injonction faite par le Secrétaire général des Nations Unies de l’époque. L’onu étant alors en pleine crise de légitimité[17], il a demandé à toutes les agences humanitaires du système onusien d’intervenir au secours des victimes du tsunami. Dès lors, on peut parler d’une stratégie de reconnaissance par procuration – c’est-à-dire une stratégie qu’un acteur met en oeuvre et qui vise à obtenir cette reconnaissance grâce aux actions d’un acteur tiers. Par ailleurs, dans un contexte de remise en question du système de coopération humanitaire onusien se dirigeant inévitablement vers une réforme[18], il s’agissait pour le hcr d’un « impératif stratégique organisationnel : faire preuve, en pleine réforme onusienne, de capacités organisationnelles pragmatiques qui seraient reconnues, quels que soient les éventuels résultats de cette réforme » (Lambert et Pougin de La Maisonneuve 2007 : 9).

Les interventions qui ont suivi montrent aussi une volonté du hcr d’être reconnu comme acteur humanitaire global non restreint à la cause des réfugiés. Dans ce cas, il s’agissait bien d’un impératif de survie pour le hcr, le régime des réfugiés élaboré en 1951 étant aujourd’hui fortement discuté (Keely 2001 : 312).

Les interventions postérieures ont pu compléter cette stratégie de reconnaissance en cherchant à faire reconnaître les apports positifs d’un tel investissement auprès du département « Protection » – relativement opposé à ces opérations – et à montrer aux autres organisations humanitaires onusiennes, mais aussi aux médias et à la société civile en général, la valeur ajoutée de l’intervention du hcr en cas de catastrophes naturelles.

B — Les stratégies de rénovation et d’expansion : une frontière ténue

La frontière entre la rénovation et l’expansion est ténue. Les organisations cherchent en effet le plus souvent à déguiser l’expansion en rappelant que ce qui pourrait être perçu comme un élargissement du mandat n’est qu’une réinterprétation de ce dernier ou la conséquence logique de pratiques qui se sont cristallisées au fil du temps.

L’expansion du hcr

Cette stratégie est tout à fait remarquable dans le cas du hcr qui s’est progressivement affranchi des nombreuses restrictions d’intervention induites par son mandat. En effet, le champ d’action original de l’agence pour les réfugiés était limité par deux restrictions, l’une temporelle et l’autre géographique. Les personnes relevant de la compétence du hcr devaient avoir migré avant le 1er janvier 1951 et les États signataires de la Convention de 1951 avaient la possibilité d’inclure une clause limitant leurs obligations au territoire européen. Or, en 1956 tout d’abord, à la suite de l’intervention au secours des réfugiés hongrois approuvée par l’Assemblée générale[19], la compétence du hcr n’est plus limitée dans le temps. Puis, suit la fin progressive de la restriction géographique du champ d’intervention du hcr avec, dès novembre 1957, la première intervention en dehors de son champ territorial d’action européen lorsque l’Assemblée générale en appelle à ses « bons offices » pour secourir les réfugiés chinois à Hong Kong. Ainsi, l’organisation a peu à peu acquis un caractère universel sans lequel elle n’aurait pas pu intervenir en 2004.

À cela s'ajoute l’acquisition de compétences et de capacités opérationnelles. Alors que le hcr n’avait pas vocation à diriger des opérations humanitaires de grande envergure, son rôle de point central de coordination ou d’agence leader lors de grandes crises – en Asie lors de la création du Bangladesh ou dans les Balkans dans les années 1990 – en a fait l’une des plus importantes agences humanitaires du système onusien.

Toutefois, la détention de capacités indispensables à l’opération ne justifie pas à elle seule le fait d’intervenir pour secourir des personnes pour lesquelles le hcr n’est pas mandaté. Le hcr était aussi prêt à protéger des personnes ne relevant pas de la catégorie des réfugiés, comme le montre son engagement progressif en faveur des déplacés internes. Il s’agit donc là d’une stratégie délibérée d’élargissement de son champ de compétences.

Cependant, son engagement à l’égard des déplacés internes n’était ni systématique ni obligatoire ; l’agence avait donc une certaine disposition à s’intéresser à d’autres formes de migrations forcées, mais ne souhaitait pas pour autant se saisir d’un rôle permanent et unilatéral dans ce domaine. De même, si le hcr avait publié un article concernant la notion de « réfugiés environnementaux » en 2001, soulignant ainsi une ébauche de réflexion sur le sujet, il n’en tirait aucune conclusion concrète sur son investissement à l’égard de cette catégorie de migrants et niait même la pertinence d’un tel concept (Black 2001). Finalement, la catastrophe a donc permis de débloquer le processus d’élargissement alors en suspens. Si l’intervention de 2004 n’est pas l’aboutissement d’une réflexion longuement menée, elle est bien l’exploitation d’un potentiel progressivement construit.

À cette approche relativement prudente et réactive va succéder une stratégie plus proactive dans le cadre de la nouvelle approche modulaire (cluster approach) du secteur humanitaire onusien qui permettra au hcr de s’affirmer comme acteur légitime et reconnu dans les opérations humanitaires suivant les catastrophes naturelles. En effet, si, au moment de la mise en oeuvre de la réforme à la fin de 2005, le Haut Commissaire Guterres, en poste depuis six mois, refuse de s’investir pleinement dans cette approche, dont il doute de l’efficacité et de la pérennité, l’organisation s’implique tout de même dans trois secteurs – et peut bien sûr intervenir dans d’autres secteurs si l’agence leader le lui demande. Le hcr est ainsi responsable des clusters « Abris » et « Gestion des camps » pour les déplacés internes en situation de conflits et du cluster « Protection ». L’architecture de ce dernier est toutefois beaucoup plus complexe. On distingue les victimes de conflits et les victimes de catastrophes naturelles : dans le premier cas, le hcr est leader, dans le second cas, le hcr, le fonds des Nations Unies pour l’enfance (unicef) et le Bureau du Haut Commissariat pour les droits de l’homme (ohchr) débattent entre eux pour désigner l’agence la plus adaptée pour gérer la situation. Cette disposition au sein du cluster « Protection » a permis ainsi au hcr de s’investir progressivement sans prendre d’engagements véritablement contraignants à l’égard des victimes de catastrophes naturelles. Enfin, la multiplication des interventions du hcr en cas de catastrophes naturelles et l’élargissement de la notion de protection confirment la mise en place d’une stratégie d’expansion.

Rénovation et expansion, deux stratégies distinctes à l’oit

Dans le cas de l’oit, la frontière entre stratégie de rénovation et stratégie d’expansion est plus nette. La rénovation est double : à la fois conceptuelle et organisationnelle. Si la formule se veut moderne, l’Agenda du travail décent est placé dès son lancement sous le sceau d’un « changement dans la continuité[20] » et s’inscrit donc clairement dans un esprit de rénovation et non de rupture. Il fait appel à des référents classiques pour les mandants de l’organisation : la référence au travail (et non à l’emploi) ainsi qu’à la dignité du travailleur. La filiation avec la déclaration de Philadelphie de 1944, qui rappelle l’interdépendance des objectifs économiques et sociaux (Supiot 2010), est également revendiquée.

La rénovation organisationnelle est, pour sa part, plus ambitieuse. Comme le rappellent Michael Barnett et Martha Finnemore, la bureaucratisation et la compartimentalisation constituent l’une des pathologies les plus répandues des oi, pouvant conduire au développement de véritables cultures de contestation au sein de l’organisation (Barnett et Finnemore 2004 : 40). L’oit n’échappe pas à cette règle, et la modification de la culture organisationnelle[21], jugée trop segmentée du fait de l’étanchéité des départements et divers programmes (une quarantaine), régnant au sein de l’organisation va constituer l’une des priorités de l’Agenda du travail décent. Les activités du Bureau sont ainsi réorganisées en seulement quatre départements, l’activité de chaque département renvoyant désormais à l’un des quatre objectifs stratégiques énoncés par l’Agenda. L’Agenda du travail décent ne vise donc pas seulement à reformuler les objectifs de l’oit, il met aussi l’accent sur l’interdépendance des quatre objectifs stratégiques et vise à améliorer la coopération entre les départements, une entreprise délicate (et non achevée).

Cet agenda procède également d’une stratégie prudente d’étendre les compétences de l’oit au domaine économique. L’oit va donc s’efforcer de produire une analyse économique des évolutions du monde du travail afin, là encore, de proposer des solutions complémentaires, voire alternatives, à celles de l’omc, de l’ocde et des Institutions financières internationales (ifi). Cette entreprise délicate est perçue avec méfiance par les mandants de l’organisation, notamment les employeurs, qui rejettent l’idée que l’oit puisse proposer des orientations de politique économique et l’enjoignent fréquemment lors des réunions du conseil d’administration à respecter les limites fixées par son mandat. Certains auteurs ont également vu dans cette stratégie une dérive qui risquait de faire se transformer l’oit en « agence de développement » (Standing, 2008). En dépit de ces critiques, l’oit a mis en place deux initiatives qui vont dans le sens d’une stratégie d’expansion : un programme de recherche commun avec l’omc et une réflexion engagée en novembre 2010 avec le fmi lors d’un sommet conjoint qui a abouti au lancement du concept de « socle de protection sociale[22] ». Cette évolution est d’autant plus intéressante qu’en 1996 la Conférence interministérielle de Singapour avait clairement statué sur la séparation entre la sphère économique et sociale de la mondialisation afin de mettre un terme au débat sur la clause sociale. Dans le cas de la coopération avec l’omc, c’est donc en insistant sur le caractère « exploratoire » et surtout limité des activités de recherche que l’oit et l’omc ont pu poursuivre cette stratégie d’expansion vis-à-vis de mandants soucieux de ne pas réactiver le débat sur la clause sociale.

C — Les stratégies d’émancipation : s’affranchir du système

Que ce soit dans le cas du hcr ou de l’oit, les stratégies de rénovation et d’expansion décidées au niveau du secrétariat posent la question de l’émancipation des organisations vis-à-vis des acteurs qui les constituent, en premier lieu des États. Dans le cas de l’oit, l’émancipation se traduit dans les faits par une prise d’initiative quant aux orientations prioritaires de l’organisation et au choix des débats dans lesquels l’organisation compte s’engager. Cette autonomisation de l’organisation se retrouve également au hcr, qui bénéficie d’une marge de manoeuvre plus grande que jamais dans le choix de ses interventions. En effet, ayant la possibilité d’intervenir dans le cadre de l’approche modulaire, mais sans y être contraint, le hcr peut s’investir dans des situations très diverses, à la condition d’obtenir les fonds nécessaires. Qu’il travaille dans le cadre d’un groupe (cluster), dans un pays où il mène déjà des opérations avant un désastre naturel, ou qu’il intervienne par contournement – comme dans le cas d’Haïti où il est intervenu en ouvrant un bureau en République dominicaine –, le hcr a de multiples possibilités pour secourir, en toute légitimité, les victimes de catastrophes naturelles.

Dans les deux cas également, on note une véritable appropriation du système institutionnel onusien dont les faiblesses sont exploitées par les organisations pour démontrer leur caractère indispensable, voire s’affranchir de la tutelle de la maison mère. Les faiblesses récurrentes de l’ecosoc à coordonner le débat sur les questions économiques et sociales constituent, du point de vue de l’oit, une fenêtre d’opportunité pour s’affirmer comme organisation de référence sur ces questions. De même, la confusion laissée autour de la direction du cluster « Protection » en cas de désastre naturel permet au hcr de choisir ses interventions, en accord avec l’ohchr et l’unicef.

La régularité du budget est frappante et témoigne, sinon d’une adhésion des États aux stratégies poursuivies par l’organisation, du moins d’une absence de refus des stratégies mises en place par cette dernière. L’émancipation dans le cas du hcr se situe donc à deux niveaux : d’une part, l’agence cherche à s’émanciper du cadre institutionnel onusien et, d’autre part, elle aspire à une certaine autonomie à l’égard des États membres du Comité exécutif.

Dans le cas de l’oit, la création, en 2006, d’un mécanisme original de financement des Programmes par pays de travail décent, le compte supplémentaire au budget ordinaire (csbo), alimenté par les contributions volontaires des États, donne de nouvelles marges de manoeuvre à l’organisation. Si les États peuvent toujours désigner le pays bénéficiaire de leurs contributions, ils ne peuvent plus décider du type de programme à mettre en oeuvre dans le pays concerné, cette décision étant du ressort du récipiendaire, en concertation avec le Bureau international du travail (bit). Cette mesure réduit donc le pouvoir discrétionnaire de l’État donateur en matière de coopération technique[23].

Un autre élément à prendre en compte pour étayer la thèse de l’autonomisation réside, dans le cas de l’oit, dans la reconnaissance officielle tardive de l’Agenda du travail décent par les États en 2008, dans la Déclaration de l’oit sur la justice sociale pour une mondialisation équitable faisant pour la première fois explicitement référence au travail décent comme priorité de l’organisation. Le fait que la reconnaissance officielle de cet agenda ne soit intervenue que dix ans après son lancement, sans que cela ralentisse pour autant la réforme de l’Organisation, confirme la relative indépendance du secrétariat dans l’énonciation des normes, des concepts généraux et des procédures qui structurent le quotidien de l’organisation.

III – Rôle clé des secrétariats et passivité des États

A — Secrétariats et bureaucratie en action

Le leadership est un élément essentiel dans tout processus de changement (Crozier et Friedberg 1992 : 401). Les oi n’échappent pas à ce constat. Dans la lignée des travaux de Kent Kille sur les capacités et les qualités de leader des secrétaires généraux des oi (Kille 2013), nous avons observé que les « têtes » des organisations ont en effet joué un rôle décisif dans la mise en place et la concrétisation des stratégies évoquées précédemment. Dans le cas de l’oit, le rôle du directeur général J. Somavia est essentiel sur le plan de la reconnaissance tant externe qu’interne (en réorientant son discours sur le développement, le thème de l’emploi et de la protection sociale, il cherche à mettre fin à l’image d’une oit faite par les pays développés pour les pays développés ayant les moyens de s’offrir une législation sociale). L’élection de ce diplomate chilien, expérimenté et fin connaisseur du système des Nations Unies[24], a considérablement facilité la réinsertion de l’oit au sein du système onusien et la reconnaissance du travail décent dans les omd en 2005. Sur ce point, il convient également de souligner le rôle très souvent éludé des bureaux régionaux de l’oit, notamment celui de New York, dont l’activité de lobbying a contribué à faire reconnaître l’Agenda pour le travail décent par l’ecosoc (résolution 2008/18 « Promouvoir le plein emploi et le travail décent pour tous ») ainsi que par l’Assemblée générale (résolution 60/1, incluant le travail décent dans les omd, plus précisément dans l’objectif no 1 visant à réduire l’extrême pauvreté et la faim). En ce qui a trait à la reconnaissance par les instances économiques et financières, l’invitation de l’oit au G20 de Pittsburgh (invitation réitérée par la suite), pour la première fois depuis la création de cette instance, a constitué un symbole fort, contribuant à faire admettre l’oit dans le débat sur la gouvernance économique mondiale. Concernant la stratégie de rénovation mise en oeuvre par l’oit, le Directeur général et son « équipe de transition » constituée en 1998 pour préparer son entrée en fonction ont joué un rôle décisif dans la réorganisation des activités de l’oit. La constitution d’une telle équipe est un fait unique dans l’histoire de l’oit. Sa mission a consisté à élaborer, avec le Directeur général, les grandes lignes du rapport annuel qui sera présenté en 1999, stratégie qui prendra enfin le nom d’« Agenda du travail décent ». Comme le relate un ancien membre de l’équipe : « L’approche devait être politique et non bureaucratique. Somavia a demandé à l’équipe de considérer comment elle présenterait une telle plate-forme d’action si elle avait été un parti politique en pleine élection[25]. » Si le rôle du directeur général dans le déclenchement de cette stratégie est capital, celui de ses conseillers ne doit pas être sous-estimé. Cela nous amène également à distinguer, lorsque l’on évoque le « secrétariat », le cabinet composé du Directeur général et de ses conseillers, des départements composés essentiellement de fonctionnaires internationaux, qui, comme nous l’évoquions précédemment, ont davantage résisté aux transformations organisationnelles impulsées par l’Agenda du travail décent.

Dans le cas de l’intervention post-tsunami du hcr, le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, semble être l’acteur central de cette stratégie de reconnaissance par procuration. Le statut du hcr est clair : l’organisation agit « sous l’autorité de l’Assemblée générale » et est mandatée « sous les auspices de l’Organisation des Nations Unies »[26]. Ainsi, alors que l’oit et les autres institutions spécialisées sont « contrôlées » par l’ecosoc, le hcr doit, quant à lui, se soumettre aux décisions de l’Assemblée générale et aux requêtes du Secrétaire général qui a exigé l’investissement de chacune des entités onusiennes après le tsunami de 2004.

Pour les interventions qui ont suivi, des opérations à la fois choisies et ponctuelles, la stratégie de reconnaissance était plus directe. Il s’agissait pour le hcr de se faire reconnaître dans la nouvelle structure onusienne de coordination des actions humanitaires. Il s’agissait par ailleurs d’une reconnaissance interne à deux niveaux. Tout d’abord, les acteurs en faveur de cet élargissement, et en particulier le département « Opération », devaient convaincre le département « Protection » des apports positifs de ces nouvelles opérations pour l’organisation. Ensuite, les membres du comité exécutif devaient approuver ce nouvel enjeu afin de l’inscrire à l’agenda du hcr. Finalement, la stratégie de cette reconnaissance interne a été essentiellement portée par le Haut Commissaire Guterres[27], qui a su obtenir le soutien (au moins formel) du personnel du hcr ainsi que des États membres qui ont renouvelé son mandat en avril 2010. Le rôle du Haut Commissaire Guterres dans cette expansion est central. António Guterres, ancien premier ministre portugais, n’est pas, comme le souligne le directeur du service évaluation et développement politique, « a refugee person ». Élu en 2005 au poste de Haut Commissaire, il arrive dans une période de crise, notamment après le scandale qui a touché R. Lubbers, accusé de harcèlement sexuel. Rétablissant l’image du hcr auprès des autres agences en s’investissant dans la réforme humanitaire onusienne, A. Guterres impose progressivement à l’organisation, en partie grâce à son charisme et à sa personnalité, un nouvel agenda se focalisant sur le déplacement forcé en général.

Dans le cas du hcr comme de l’oit, le secrétariat s’avère donc jouer un rôle clé dans la préparation, sur le long terme, de l’expansion. Si elle est impulsée, là encore, par le Directeur général ou le Haut Commissaire, l’expansion est le plus souvent assumée par les départements de l’organisation qui élaborent les capacités, voire les surcapacités, nécessaires pour intervenir dans un domaine qui s’écarte du mandat premier.

L’analyse permet donc de mettre en valeur le rôle moteur des secrétaires généraux, corroborant ainsi un certain nombre d’analyses antérieures sur la fonction décisive du leadership dans les oi. Déjà en 1964, dans Beyond the Nation State, Ernst Haas insistait sur le rôle clé du leadership, plus précisément d’un leadership créatif (creative leadership) dans la vie et la survie d’une oi dans la mesure où il lui permet de se réformer et de faire face aux pressions internes et externes (Haas 1964 : 4). John Mathiason parle quant à lui de « leadership exécutif » (executive leadership) pour désigner la capacité à « naviguer » dans l’environnement externe de l’organisation, à créer du consensus parmi les membres et, enfin, à produire une vision pour l’organisation (Mathiason 2007 : 76-79).

Si l’action des secrétaires généraux mentionnée plus haut est importante, il ne s’agit toutefois là que de la partie émergée de l’iceberg, la partie immergée étant la bureaucratie dans son ensemble.

La façon dont les départements s’approprient les enjeux et les orientations impulsées à la tête de l’organisation est en effet décisive afin d’ancrer un certain nombre de pratiques dans la routine des organisations et de faciliter leur institutionnalisation. Dans le cas de l’oit, la politique de communication intensive mise en oeuvre autour de l’Agenda du travail décent, ce dernier figurant désormais partout (du simple rapport interne aux affiches accrochées dans tous les départements du bit), a permis une intériorisation du concept par les fonctionnaires de l’organisation. Elle n’a toutefois pas mis fin au caractère très compartimenté du travail, à la suprématie du département des normes et des services juridiques sur les autres services, ni au faible degré de coopération entre les départements. La culture organisationnelle qui règne au sein de ces institutions ne doit donc pas être sous-estimée : elle peut être un moteur dans l’émancipation de l’organisation sur le long terme, mais également un frein sur le court terme, comme c’est le cas à l’oit. Paradoxalement, les faiblesses du système onusien en matière de coordination et de collaboration constituent également une occasion de s’affirmer[28]. En n’établissant pas un environnement favorable à des débats internes concluants, la culture organisationnelle du hcr a ainsi permis au Haut Commissaire de mettre en place une politique expansionniste, en dépit des critiques formulées par certains départements. Le département « Protection » se préoccupait tout particulièrement de ce changement, craignant que les activités de secours du hcr à l’égard des victimes de catastrophes naturelles ne nuisent, en termes de financement des activités et de ressources humaines disponibles, à la protection des réfugiés qui ne peuvent bénéficier de la protection de leur État, à la différence des victimes de désastres naturels.

B — La position ambivalente des États

Alors que nous venons de montrer le rôle clé des secrétariats pour mettre en oeuvre les changements, le rôle des États se distingue par son ambivalence. Bien que nous privilégiions une approche sociologique de déconstruction des acteurs internationaux en ouvrant la « boîte noire » des oi, les États, à la fois créateurs et membres des organisations que nous étudions, apparaissent ici comme des acteurs unifiés dont le comportement transparaît à travers les positions prises dans le cadre des organes décisionnels des organisations. Il ne s’agit donc pas d’analyser les transactions internes qui ont conduit chaque État à choisir cette position, mais d’observer le comportement adopté à l’égard des changements impulsés au sein de l’oit et du hcr.

Dans le cas de l’oit, les États se sont montrés, dans un premier temps, relativement passifs : ainsi, en 1999, le rapport du Directeur général (qui avait pris soin d’insister sur un « changement dans la continuité ») ne fait pas l’objet de réactions négatives de la part des États. Juan Somavia bénéficie clairement d’un contexte favorable post-élection, du soutien massif des pays du Sud et de celui du groupe des travailleurs. L’expression « travail décent » est par ailleurs suffisamment large pour que chacun y trouve son compte. Les États, sans forcément manifester un fort soutien, ne montrent donc pas non plus d’hostilité. Ce n’est ainsi qu’en 2008 que les membres y adhèrent véritablement lors de l’adoption de la déclaration qui reconnaît officiellement le travail décent comme objectif de l’oit. Cet attentisme relatif des États, contrebalancé par l’activisme du Directeur général et de son cabinet et par le soutien d’une majorité du groupe des travailleurs[29], a paradoxalement permis à l’agenda de prendre de l’importance, en dépit d’une méfiance du groupe des employeurs. Si les employeurs voyaient d’un oeil bienveillant le message du Directeur général consistant à insister sur l’objectif du plein emploi, le groupe des employeurs n’en percevait pas moins cet agenda comme flou et craignait, à juste titre, une expansion des pouvoirs du secrétariat[30]. Enfin, l’organisation d’une campagne transnationale autonome de soutien à l’Agenda du travail décent par une coalition de syndicats et d’organismes non gouvernementaux internationaux (ong)[31] a par ailleurs largement contribué à populariser le concept au niveau national et international, notamment en Europe, et à faire pression sur les États pour qu’ils adoptent cet agenda.

Dans le cas du hcr, il semble qu’en dépit d’une apparente opposition les États soutiennent en partie l’élargissement du mandat du hcr, confortant l’idée d’un processus d’émancipation. Créé en 1958 par l’Assemblée générale de l’onu, le comité exécutif du hcr est composé d’États élus à l’ecosoc qui se portent volontaires pour se rencontrer chaque année en octobre afin d’approuver le budget et le programme de l’organisation. A priori, cet organe devrait donc pouvoir considérablement influencer la politique expansionniste du hcr. Les réactions des membres du comité exécutif du hcr en octobre 2009 révèlent, il est vrai, une forte opposition à l’élargissement du champ d’intervention du hcr. En effet, en dépit de quelques bonnes appréciations, le discours du Haut Commissaire Guterres a globalement suscité la surprise et la critique de la part des délégations gouvernementales. Nombre d’entre elles ont rappelé au hcr son obligation de se concentrer sur son mandat originel afin de ne pas disperser ses capacités. Cependant, les clivages internes et notamment les divisions Nord-Sud réduisent considérablement l’efficacité du comité et donc son habileté à contrôler les politiques proposées par le Haut Commissaire (Loescher, Betts et Milner 2008 : 76-79). En outre, les États qui influencent véritablement le hcr sont ses principaux donateurs. Enfin, la politique expansionniste étudiée n’affecte ni la souveraineté ni l’autonomie des États. Il est donc plus facile pour les gouvernements de l’accepter (Rittberger et Zangl 2006 : 97), d’autant plus que le hcr constitue aussi pour ces derniers une source de légitimité du fait de son autorité morale[32]. Ainsi, dans le cas de l’élargissement au secours des victimes de catastrophes naturelles, même si elle est limitée, on observe une relative autonomie du hcr, notamment à travers le renouvellement du mandat du Haut Commissaire Guterres, pourtant fortement critiqué, pour cinq ans en avril 2010.

Le rôle des États est donc ambivalent : essentiellement passif dans le cas de l’oit, à la fois moteur et soutien dans le cas du hcr. L’élément le plus frappant de ce rôle réside néanmoins dans le fait que ces derniers n’ont pas joué un rôle décisif.

Conclusion

Si l’Agenda du travail décent a permis de réinsérer l’oit dans le débat sur la gouvernance de la mondialisation, des obstacles persistent néanmoins qui vont désormais au-delà des capacités d’action du secrétariat. Outre la difficulté de mieux faire coopérer les départements, la réticence du groupe des employeurs et d’une majorité d’États à approfondir l’initiative de cohérence entre les dimensions économique, sociale et financière de la mondialisation amoindrit considérablement la portée transformatrice de cette réforme en dépit du soutien global des travailleurs. De même, malgré un certain succès dans la mise en place des différentes stratégies présentées précédemment, et ce, même si de vives oppositions internes et externes étaient notables, le hcr doit lui aussi faire face à un certain nombre d’obstacles, en particulier les limites légales de l’organisation et notamment l’absence de normes internationales concernant les « réfugiés environnementaux ». En d’autres termes, le hcr doit s’intéresser à d’autres catégories de migrants pour rester pertinent, tout en défendant vigoureusement les textes qui fondent son existence mais le limitent à la protection des réfugiés. Malgré ces limites, des transformations importantes en termes de mandat et de champ d’action ont été observées tant à l’oit qu’au sein du hcr. Au-delà des différences structurelles des deux organisations, cet article a montré l’existence de stratégies de changementcommunes.

En proposant une analyse séquentielle des stratégies organisationnelles mises en oeuvre, nous avons identifié quatre types de stratégies à l’oeuvre dans les deux cas explorés : reconnaissance, rénovation, expansion et émancipation. S’il convient de les penser de manière solidaire, ces stratégies ne peuvent pas être mises sur le même plan : l’intérêt de la modélisation sous forme de continuum consiste à montrer que certaines sont mues par une position défensive de survie, là où d’autres tendent à positionner l’organisation de manière plus volontariste comme un acteur à part entière du jeu international.

Cette analyse en termes de stratégies n’en propose pas moins une nouvelle manière d’envisager le changement au sein des oi qui tienne compte des pressions imposées par l’environnement externe et interne de l’organisation sans occulter le rôle des acteurs. D’une part, elle permet de caractériser le sens, entendu à la fois comme direction et signification, pris par ce changement. D’autre part, elle met en évidence les capacités de ces dernières à s’adapter et à amorcer le changement. En effet, l’émancipation des oi par l’intermédiaire de leurs secrétariats respectifs constitue le trait saillant de la comparaison, émancipation qui semble prendre le pas sur l’objectif premier de survie de l’organisation et qui témoigne d’une dynamique de plus en plus proactive des oi vis-à-vis de leur environnement. Pour compléter notre étude, une analyse plus détaillée de chacun de ces acteurs, en prenant en compte toute la profondeur historique nécessaire (en comparant notamment ces réformes avec des réformes antérieures) et en spécifiant les raisons qui ont poussé à la mise en oeuvre des stratégies évoquées permettrait d’élargir la réflexion lancée dans cet article.

S’il ne bouleverse pas le fonctionnement du système international en tant que tel, ce changement, tantôt rampant, tantôt revendiqué, à l’oeuvre dans et par les oi vient redéfinir le rôle et les interactions des acteurs qui le composent et renforcer la place des oi sur la scène internationale.