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Ces dernières années, les rapports entre colonialisme et modernité ont attiré l’attention de nombreux chercheurs, en particulier dans les Amériques, où la rencontre de l’Ancien et du Nouveau monde ne s’est pas faite sans heurts. Dans cet ouvrage, Michael A. Robidoux s’attaque à cette problématique en s’intéressant au hockey tel que pratiqué au Canada par les Premières Nations amérindiennes. Il faut dire que le hockey est lui-même issu d’un sport pratiqué à l’origine par les Amérindiens – la crosse –, à qui les Occidentaux ont par la suite donné la forme que l’on connaît aujourd’hui. On pourrait y voir un signe d’assimilation, les Amérindiens ayant depuis délaissé la crosse – sport ancestral – pour le hockey. Pour Robidoux, il faut plutôt y voir un signe d’intégration. S’inspirant du concept de la « double conscience » élaboré par William Edward Burghardt Du Bois, l’auteur émet l’hypothèse que le hockey constitue pour les Premières Nations ce qu’il appelle, à la suite de Walter Mignolo, une forme de border thinking. Selon lui, « [t]he notion of border thinking provides insight into this process of alternative knowledge formation and the construction of local identities in a global environment, where the local is often constructed through the tools provided by dominant culture » (20).

Professeur agrégé à l’École des sciences de l’activité physique de l’Université d’Ottawa, Michael A. Robidoux s’intéresse depuis quelques années déjà au hockey dans une perspective ethnographique qui lui vient du doctorat en folklore qu’il a obtenu en 1998. En 2001, il a fait paraître aux McGill-Queen’s University Press un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, Men at Play: A Working Understanding of Professionnal Hockey, où il s’intéresse au regard que les joueurs portent sur leur propre sport. C’est au cours de ses travaux sur la question que l’auteur en est venu à s’intéresser au regard que les membres des Premières Nations portent sur le hockey. Cette recherche, menée dans les années 2000, l’a conduit à visiter deux communautés locales et à fréquenter cinq tournois, les uns d’envergure, les autres un peu moins, afin de brosser un portrait d’ensemble de la pratique du hockey parmi les Premières Nations amérindiennes sous toutes ses facettes. À la lumière de ses observations, Robidoux soutient qu’en pratiquant ce sport transformé par les Occidentaux, les membres des Premières Nations amérindiennes n’ont pas été assimilés. Bien au contraire, ils se le sont appropriés.

Après quelques considérations théoriques auxquelles l’auteur consacre le premier chapitre, où il revient sur les notions de colonialisme, de modernité et de border thinking, Robidoux s’attaque à la démonstration de sa thèse dans les deux chapitres suivants. Nous le suivons tout d’abord alors qu’il fait la découverte et la connaissance de quelques communautés locales. Bénéficiant du soutien d’un informateur appelé tout au long du récit simplement « Don », l’auteur découvre les conditions dans lesquelles se pratique le hockey dans les communautés locales. Notons d’ailleurs que Robidoux ne se limite pas à ses seules observations. Ancien gardien de but, il a lui aussi chaussé les patins afin de partager la même expérience.

Ce sport est vu comme une manière de discipliner les jeunes, de les éloigner à la fois du désoeuvrement et de l’ivrognerie, un fléau qui ravage les Premières Nations. À ce propos, l’auteur consacre quelques pages (29-33) à la communauté d’Alkali Lake en Colombie-Britannique, tristement célèbre. À la fin des années 1960, cette petite communauté a entièrement sombré dans l’alcoolisme, avant de sortir progressivement de cet enfer par la suite. Mais la renaissance de cette communauté, nous avertit l’auteur, est fragile, et son héritage, un poids lourd à porter. Dans ce contexte où l’on a déjà vu une communauté sombrer toute entière dans l’alcoolisme, le hockey est vu comme une manière d’éviter que les jeunes sombrent ainsi dans les vices que sont l’alcool ou la drogue. Ainsi, au contraire de ce que l’on voit couramment en Amérique du Nord, l’alcool est proscrit dans les vestiaires des Premières Nations. Il importe que les célébrations d’après match restent sobres.

S’il est toutefois un élément qui retient l’attention de l’auteur, c’est bien que le hockey est vu par les membres des Premières Nations comme une manière de retrouver la spiritualité d’antan. La préparation tout comme le sport lui-même sont soigneusement ritualisés selon les rites d’autrefois. Il en est ainsi des huttes de sudation – sweat lodge dans le texte –, parfaitement intégrées à la pratique du sport, qui précèdent chaque partie. Cet élément de leur passé – parfois oublié dans certaines communautés, comme celle d’Alkali Lake – possède ainsi la faculté d’être actualisé. Robidoux revient longuement sur cette pratique, ayant lui-même eu l’occasion d’y prendre part à deux reprises (38-44). Dans ces pages, Robidoux présente deux fois plutôt qu’une ses impressions ; celles du chercheur revenant a posteriori sur la chose, avec tout le recul nécessaire, ainsi que les impressions du participant qui, dans les minutes qui ont suivi l’expérience, transpose sur le papier ses sentiments. L’auteur reproduit ici comme ailleurs des notes manuscrites produites sur le moment qui donnent une autre perception de cette expérience, de ce rituel.

Le troisième chapitre porte quant à lui sur les tournois de hockey organisés par et pour les membres des Premières Nations. La logistique nécessaire pour ces événements est tout autre, car parfois des dizaines d’équipes sont rassemblées. Chacun de ces tournois – l’auteur a assisté à cinq d’entre eux sur une période de trois ans, dans le cadre de ses travaux – possède sa petite histoire, ses us et coutumes, ses personnages, ses déboires et ses légendes. Étant lui-même un ancien gardien de but, Robidoux connaît bien le hockey – à la fois comme joueur et comme chercheur. Mais rien ne le préparait au spectacle auquel il a assisté durant ces tournois. La compétition ne ressemblait en rien à ce à quoi il était habitué, ce qui le déroutait. Les joueurs étaient, à son avis, vicieux sans même qu’il puisse comprendre leur agressivité. Il fait ainsi état, par exemple, d’un échange fort acrimonieux entre le joueur professionnel retraité Gino Odjick – une icône chez les Premières Nations – et un homme fort des ligues mineures qui lui cherchait noise, ne cessait de le provoquer, sans le respect qui lui était dû en sa qualité de hockeyeur (87-98) ; ou du moins sans le respect auquel Robidoux s’attendait, selon sa vision du sport. Or, c’est qu’ils avaient tout simplement une façon autre de voir, d’envisager à la fois le sport et la compétition.

Il s’agit là d’un autre exemple qui montre bien comment les membres des Premières Nations ne se contentent pas de jouer au hockey comme les Canadiens ou les Américains ; ils se sont appropriés le hockey à leur manière, selon leurs codes, leurs propres rituels qui, parfois, échappent au regard extérieur. C’est ce qui fait dire à l’auteur dans le cinquième chapitre que le hockey constitue en soi un border thinking.

Michael A. Robidoux est passionné par son sujet. Cela se voit. La passion peut parfois être mauvaise conseillère et introduire un biais dans l’analyse, dans le regard que l’on porte sur son sujet. Bien conscient de ce péril, c’est à cette fin que l’auteur s’attarde au quatrième chapitre de son ouvrage à présenter l’autre côté de la médaille. Après avoir montré comment le hockey a été repris et actualisé par les membres des Premières Nations, il était nécessaire pour l’auteur de rappeler que le sport n’était pas pour autant une panacée. L’alcool et les drogues restent des réalités bien présentes dans ces communautés fragiles. Qui plus est, l’auteur a lui-même été témoin au cours de ses visites des comportements discriminatoires dont sont victimes les Amérindiens, eux qui ont la réputation d’être turbulents, pour user d’un euphémisme, alors que le phénomène des « hooligans » à la grandeur du monde, en Europe en particulier, n’est plus à démontrer. À ce propos, le titre de l’ouvrage est on ne peut plus approprié. Si le hockey permet en effet aux membres des Premières Nations de grandir au sein de leurs propres communautés, ils n’en sont pas moins isolés dès qu’ils en sortent un tant soit peu.