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Cet article porte sur la situation du patrimoine culturel dans le contexte postrévolutionnaire en Tunisie. Il prend appui sur une lecture critique des enjeux et des luttes qui marquent ce contexte et qui sont en train d’agir sur le devenir de ce pays, voire de la région tout entière pour le meilleur et pour le pire. Il faut notamment penser aux changements politiques et sociaux qui sont en cours et dont les échos annonciateurs se font entendre à travers les évènements et les débats houleux sur des questions épineuses telles que l’identité, la place et le rôle de la religion dans la société, la relation avec l’autre – entendre l’autre occidental et oriental –, le rapport au passé et au patrimoine dans le présent. Parmi toutes ces questions, celle qui se rapporte au patrimoine s’annonce des plus cruciales et des plus problématiques, non seulement parce qu’elle cristallise et condense en quelque sorte toutes les autres questions, mais aussi parce qu’elle fait l’objet de luttes et de conflits entre les deux courants politiques et idéologiques qui ne cessent de diviser la société tunisienne depuis trois ans, à savoir les laïcs et les modernistes d’un côté, et les islamistes modérés et rigoristes de l’autre.

Inspirés des idéaux universels révolutionnaires, notamment ceux de la Révolution française, les premiers veulent faire de la Révolution du jasmin un « moment axial » (Ricoeur 1985 : 157) dans l’histoire du pays qui permet à celui-ci de rompre avec toutes les formes de tyrannie et de sous-développement et d’accéder de plain-pied à une modernité incarnée par le modèle occidental du progrès et de la liberté. Plutôt tournés vers un âge d’or révolu de l’islam, les seconds voient en la Révolution une occasion de renouer avec cet âge en instaurant un État religieux ou pour le moins conservateur régi selon les préceptes de la Charia, la loi islamique élaborée par les exégètes des premiers siècles de l’islam.

Deux raisons au moins placent le patrimoine au coeur de ce conflit qui a fait déjà des victimes par l’assassinat de deux leaders laïcs. D’une part, le rapport au patrimoine en Tunisie et dans le monde arabe est très complexe dans la mesure où il y renvoie à un autre rapport encore plus compliqué, à savoir le rapport au passé dans toutes ses époques et toutes ses déclinaisons : le passé colonial dans toutes ses phases historiques, le passé religieux, le passé national, etc. Toutes ces sources et déclinaisons du passé ont fait en sorte que le patrimoine soit à l’origine de voix discordantes et de plusieurs tensions sociales réduites pour la plupart au silence en raison du sens même du patrimoine et de son acception dans la civilisation arabo-islamique d’une manière générale, et dans le contexte tunisien en particulier. Nous verrons plus loin que cette acception diffère de celle connue en Occident, d’où la différence définitionnelle et pragmatique qui en découle quant au rapport à la mémoire et au passé en Tunisie. D’autre part, le patrimoine, notamment celui appelé immatériel, est intimement lié aux modes de vie au quotidien et aux manières de se représenter, de s’exprimer et de s’affirmer à travers des expressions identitaires partagées par le commun des Tunisiens. Il permet, en effet, à ces derniers de se projeter dans le miroir de leur Soi collectif en vue de se reconnaître les uns les autres dans leur tunisianité, pour ainsi dire en tant que communauté imaginée (Anderson 1991) et nouvellement libérée du joug de la dictature.

D’ailleurs, c’est surtout en tant qu’univers de références culturelles mettant en évidence cette tunisianité sous formes d’expressions vestimentaires, artistiques, corporelles, culinaires et autres pratiques de la vie quotidiennes, que le patrimoine est interpellé en ces moments de crise et de désillusion postrévolutionnaire et qu’il est disputé par ces deux clans. À cet effet, le bras de fer entre ces derniers se joue bel et bien dans l’espace public, à même la rue, les trottoirs, les ruelles et les places publiques les plus fréquentées par la population, ainsi qu’à travers les pages Facebook et les plateaux de télévision. Il se décline sous forme de manifestations, d’accrochages musclés, d’activités culturelles inédites telles que les expositions et les séances de lecture à ciel ouvert, de prêches religieux et de tentes de prédication, de polémiques médiatiques, etc.

Nous verrons que ces clivages et confrontations prennent en quelque sorte le patrimoine en otage dans le sens où ils accentuent la situation d’imbroglio et de confusion dans laquelle il s’était toujours trouvé. Faut-il rappeler que ce patrimoine dont je parle ne concerne pas – au moins jusqu’à ce jour – les monuments et les sites historiques tunisiens les plus somptueux, mais plutôt ce que l’on appelle de nos jours le petit patrimoine, pour ne pas dire en ce qui concerne la Tunisie, le patrimoine doublement orphelin. Il s’agit de ce patrimoine qui a été longuement marginalisé et dénigré par les modernistes à l’époque de la dictature et qui se trouve aujourd’hui tactiquement récupéré par ceux-là mêmes, mais sérieusement menacé et maltraité par les courants intégristes.

Dans cette perspective, le propos sera axé sur la façon dont l’espace public, l’activisme artistique et les manoeuvres politiques à connotation laïque et religieuse, sont articulées pour créer de nouvelles formes de patrimonialités et de nouveaux rapports au passé et à la mémoire. En ce sens, les activités se produisant notamment sur les places publiques et relayées par les réseaux sociaux, seront étudiées en tant que facteurs et acteurs qui prédisposent ces places à être postérieurement patrimonialisées du fait qu’elles accueillent depuis plus de deux ans des évènements mémorables. On peut ainsi dire qu’elles font implicitement l’objet d’un processus de pré-patrimonialisation (Tunbridge et Ashworth 1996) et qu’elles constituent désormais des lieux de mémoire dans lesquels les Tunisiens se battent et se débattent pour renouveler leur rapport au patrimoine matériel et immatériel.

Dans cet ordre d’idées, l’accent sera mis dans un premier temps sur quelques éléments historiques en vue de contextualiser la genèse du patrimoine culturel immatériel en Tunisie et de cerner les politiques qui l’ont régi depuis l’époque coloniale. Dans un second temps, l’attention sera portée de près à la période postrévolutionnaire à travers l’étude de ces activités et conflits qui prennent le patrimoine culturel immatériel pour un champ de bataille. Il faut préciser que l’article prend appui sur des données recueillies par l’observation directe de ces activités sur le terrain en Tunisie et à travers l’examen des polémiques qu’elles ont suscitées, notamment celles relayées par les réseaux sociaux.

Du patrimoine et de sa politique en Tunisie

D’emblée, il y a une difficulté d’ordre linguistique et, partant, conceptuelle qui saute aux yeux dès qu’on évoque ce sujet. Le mot « patrimoine » dans son acception moderne n’a été employé comme tel en Tunisie et au Maghreb qu’après l’invasion coloniale. Avant cela, on parlait plutôt de Turath, dont la traduction intégrale serait « héritage » et par lequel on signifie ce qui relève essentiellement de l’héritage religieux et dans une mesure moindre du patrimoine oral populaire. Le patrimoine matériel antéislamique, comme les ruines romaines par exemple, n’est pas concerné par cette approche[1]. Dès lors, on peut mentionner deux principaux volets considérés par les Tunisiens d’antan comme constituant les linéaments du Turath. Le premier est lié à la religion musulmane et consiste en les textes coraniques, les hadiths (paroles du prophète), les hagiographies des Saints et tout autre aspect mémoriel ou rituel ayant un lien avec cette religion. Le deuxième, qui n’est pas nécessairement dissocié du premier, consiste en ce que l’on a appelé, en fonction des approches et des écoles qui avaient étudié ce domaine à la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe : arts et traditions populaires, littérature orale, folklore. Dans le cas de la Tunisie, il s’agit plus précisément des arts dénommés populaires (chansons, danses, poésies, contes, épopées, proverbes, jeux de société) ; des rites reliés au cycle de la vie (naissance, circoncision, mariage, mort) ; de l’artisanat et des métiers dits de nos jours traditionnels (comme la tapisserie, le tissage, la broderie et toute autre technique se rapportant à cette catégorie).

Compte tenu du mode de vie et du contexte social de l’époque précoloniale, ces aspects étaient vécus, pratiqués et appréciés par les Tunisiens en tant que composantes essentielles de la vie quotidienne et du temps présent et non seulement comme héritage ou souvenirs légués du passé. Autrement dit, bien qu’ils soient conscients de la dimension historique de ce patrimoine, et fidèles à ses valeurs ancestrales, les Tunisiens de cette époque vivaient en osmose continuelle avec ces valeurs. Ainsi le Turath faisait partie intégrante de toutes les phases de leur vie et assurait la continuité du passé dans le présent.

Cette acception de Turath a été remise en cause après l’avènement de la colonisation. Non seulement parce que la notion occidentale du patrimoine diffère dans une certaine mesure de celle arabo-musulmane, mais parce que la politique coloniale a opté pour la valorisation d’un autre aspect du patrimoine, celui dit matériel et particulièrement archéologique datant de l’époque romaine. Le but de ce choix consistait, entre autres, à justifier la conquête de la Tunisie, et du Maghreb en général, en la faisant prévaloir comme étant une reprise d’un territoire qui appartenait à l’empire romain duquel la France coloniale se proclamait héritière (Boissier 1902 ; Proser 1924 ; Arlaud 1927). En revanche, le patrimoine immatériel, quant à lui, était plutôt laissé pour compte, sinon dégradé et dévalorisé, que ce soit par le désintérêt qu’il a subi ou par les préjugés et les stéréotypes qui l’ont marqué, notamment ceux l’associant au sous-développement et à l’indigénisme.

Par conséquent, le patrimoine culturel immatériel tunisien était régi à travers le prisme de l’art indigène. Il s’agit d’une dénomination à connotation politique et idéologique qui, au lieu de classer, déclassait – dans le sens d’inférioriser – un certain nombre de pratiques, d’expressions et d’objets représentatifs de la société tunisienne et révélateurs de son identité et de son image, comme le costume, l’artisanat, la gastronomie, la chanson, la danse, les rites et les croyances, etc. La dévalorisation de ces éléments et le désintérêt dont ils ont souffert ont marqué, dès lors, les politiques qui, soi-disant, se chargeaient de la gestion dudit art indigène ainsi que les attitudes à son égard par ses dépositaires, à savoir les Tunisiens. Traité de telle sorte, ce patrimoine a subi des stigmates qui ont affecté, non seulement son image, mais aussi ses dépositaires ainsi que les personnes intéressés à son sort, comme les chercheurs et les défenseurs de ses survivances (Weber 1991).

Cette politique coloniale du patrimoine a beaucoup influencé la situation et l’évolution de celui-ci à l’époque de l’indépendance. Il en a résulté le rejet de ce patrimoine et la dévalorisation des expressions qui lui sont associées. Cela est d’autant plus vrai qu’il a été accentué par le choix politique et sociétal majeur entrepris par l’État postcolonial, un choix animé par le mythe du progrès et par une politique de modernisation diamétralement opposée au legs du passé (Abassi 2005). De fait, c’est une politique qui, dans une certaine mesure, intériorise la vision coloniale du patrimoine. Entretenue et véhiculée sous différentes formes dans les discours de Bourguiba, ainsi que dans celui des médias, elle a considérablement dénigré la présence du patrimoine culturel dans l’espace public et a réduit sa visibilité à quelques expressions folkloriques ou touristiques stéréotypées.

En effet, plusieurs manifestations et structures de ce patrimoine ont été réduites au silence, sinon effacées définitivement sous l’effet des discours et des propagandes médiatiques qui faisaient l’éloge de la politique précitée. Par exemple, la plupart des groupes mystiques, ainsi que plusieurs pratiques qui étaient consacrées à la célébration des marabouts. Il faut penser notamment aux processions, aux sacrifices des animaux et à l’entretien des mausolées abritant ces Saints. Appelés Sidi, c’est-à-dire « Seigneurs », ceux-ci étaient considérés selon les croyances populaires en Tunisie et au Maghreb comme étant les dépositaires et les garants de la baraka, la bénédiction, et d’autres valeurs bénéfiques. Or, au regard de la vision bourguibienne de la modernisation, la tradition maraboutique était associée aux « structures périmées » du passé, selon l’expression chère à Bourguiba.

Dans cette optique, plusieurs mesures ont été prises pour réorganiser, sinon contraindre, les rapports des Tunisiens à ces Saints et, de ce fait, limiter leur influence sur la vie spirituelle et culturelle au sein de la société. Ce sont des mesures qui avaient spécifiquement marqué les positions et attitudes de Bourguiba à l’égard des marabouts et de la religion en général. Selon lui, c’est à l’État qu’il revient de gérer cette dernière et non l’inverse. Ainsi, ses discours ont souvent prôné un islam de l’État par opposition à un État de l’islam (Krichen 1992).

En outre, l’État de l’indépendance voyait dans le patrimoine culturel immatériel une menace pour l’unité de la nation. Le fait que ce dernier soit diversifié et pourvu de multiplicités linguistiques, dialectales, religieuses et ethniques suscite chez les autorités du pays la crainte de voir apparaître des situations d’effritement social, voire des mouvements de dissidence politique. Ayant à l’esprit la stratégie des autorités françaises, qui consistait à se servir de cette diversité pour diviser les sociétés maghrébines afin de les dominer, les décideurs politiques tunisiens s’étaient montrés très sceptiques à l’égard de toute évocation de la diversité patrimoniale. Ayoub, un ethnologue tunisien ayant longuement travaillé sur la situation du folklore dans le monde arabe, parle d’une « politique de la peur » (Ayoub 2000) en évoquant ce scepticisme. Selon lui, les autorités dans les pays arabes craignent le folklore et les folkloristes en raison de la phobie séparatiste qui se nourrit de la diversité ethnique dans ces pays.

Dans cet ordre d’idées, la perception et le traitement réservés au patrimoine populaire rural constituent un exemple éclatant qui atteste de cette réalité. Ce patrimoine est généralement connoté d’un sens péjoratif référant à celui qu’on attribuait pendant l’époque coloniale à l’art indigène. Traités de Baddou (nomades) ou d’Aâraab (paysans ou ruraux), ses dépositaires étaient à leur tour stigmatisés et faisaient objet d’ironie et de moquerie (Grandgillaume 1983). Notons en passant qu’à l’aube de l’indépendance, la population tunisienne était dans sa majorité rurale, analphabète et menait généralement un mode de vie « traditionnel ». Ainsi, les manifestations et les composantes de ce qui tenait lieu et image du patrimoine immatériel étaient de nouveau déclassées et laissées pour compte. L’ancien et le traditionnel et, à partir de là, le populaire et le rural ont constitué les nouveaux ingrédients des stéréotypes qui avaient renforcé la dégradation de ce patrimoine.

Identité délicieuse et opposition crémée

Cette situation du patrimoine culturel immatériel n’a vraiment pas changé durant le règne de Ben Ali. Ce dictateur qui a gouverné le pays de 1987 à 2011, à la suite d’un coup d’État médical mettant fin à l’époque de Bourguiba, s’était inscrit dans la perspective de son prédécesseur, en préservant quasiment les mêmes préceptes de la modernisation et en maintenant dans une certaine mesure la même politique du patrimoine. De fait, même s’il a essayé ne serait-ce que dans les apparences de se distinguer de Bourguiba en s’appropriant le double titre de protecteur de la religion et de la patrie et de garant de la réconciliation de la société avec ses traditions et son patrimoine, il n’en demeure pas moins que, ce faisant, il s’est limité à des manoeuvres de récupération politique. En d’autres termes, le discours propagandiste de réconciliation avec soi véhiculé par les médias comme programme de salut du patrimoine et de préservation de l’identité à l’époque de Ben Ali, visait essentiellement à présenter ce dernier à l’image d’un sauveur et d’un réformateur exceptionnel. Il cherchait également à couper l’herbe sous les pieds des islamistes en se servant du patrimoine comme d’un vernis pour embellir l’image du dictateur par rapport à celle de son prédécesseur, haï par ces derniers.

Dès lors, l’explosion des polémiques et des conflits autour du patrimoine à la suite de la chute de la dictature témoigne d’un malaise qui présidait depuis des décennies au rapport des Tunisiens au passé et à la mémoire collective. Il renvoie en effet à un problème, voire à une crise latente qui n’a jamais été résolue et qui a éclaté telle une bombe à retardement à la face de tout le monde dès que l’autorité de l’État n’a plus été en mesure de la contenir par la force de la censure et de l’oppression. Or, pour mieux saisir la teneur de ce bouleversement qui, comme je l’ai dit, a divisé la Tunisie postrévolutionnaire entre modernistes et traditionnalistes, pour ne pas dire rétrogrades, je me penche dans ce qui suit sur quelques exemples de ces polémiques et conflits parfois violents entre les deux parties.

Je commence par un exemple des plus révélateurs de l’importance du rapport au patrimoine pour les Tunisiens sur les deux plans, politique et religieux. Il concerne un plat de crème traditionnelle appelé assida qui, mine de rien, s’est transformé en un sujet d’intérêt national, voire en une affaire d’État, déclenchant une dispute acharnée entre les deux clans précités. Cette déclaration de Mohsen Marzouk, un leader politique de Nidaa Tounis, « Appel de la Tunisie », le plus grand parti d’opposition laïque qui fait le bras de fer avec Ennahdha, le parti islamiste qui a été au pouvoir durant plus de trois ans, en dit beaucoup sur cette zone désormais trouble entre le politique et le religieux en Tunisie.

Cette année la préparation de aassidet zegougou est un devoir national, une action politique et identitaire. Une expression de notre identité tunisienne et un acte de résistance contre les tentatives de colonialisme culturel de notre pays. Et, je ne vous le cache pas, celui qui se pliera à ce devoir national et identitaire… ne le regrettera pas… ce devoir national est particulièrement délicieux.

Marzouk 2013

Cette crème traditionnelle, assidet zegougou, est essentiellement préparée à l’occasion du Mouled, la commémoration de l’anniversaire du prophète, et ce à partir de graines de pin d’Alep. À cette occasion typiquement religieuse, mais aussi très populaire, les Tunisiens s’échangent des bols d’assida entre voisins, amis et proches, rendant ainsi la décoration des bols aussi importante que le goût de la recette. Mais où est le devoir national dans tout cela ?

Afin de répondre à cette question, il convient de contextualiser le lancement de cet appel politico-culinaire de ce politicien tunisien. Pour ce faire, je tiens à souligner trois évènements majeurs qui ont motivé cet appel, mais surtout qui ont propulsé le patrimoine dont on parle au-devant de la scène durant les trois dernières années en Tunisie. Le premier concerne une fatwa, un avis juridique religieux, proclamée par un prédicateur religieux salafiste, pour ainsi dire radical, appelant à l’interdiction de l’assida et de la commémoration de l’anniversaire du prophète, considérées toutes deux comme étrangères à l’islam selon lui.

Le deuxième évènement se rapporte au mouvement de vandalisme qui s’est attaqué à plus de cinquante mausolées de marabouts un peu partout dans le pays. Ce mouvement est animé par ce même type de fatwa et de croyances religieuses extrémistes rejetant la tradition du maraboutisme et les pratiques soufies au Maghreb et en Afrique subsaharienne, les considérant comme des hérésies qui nuisent à la foi musulmane. Rappelons en passant les évènements douloureux qui se sont déroulés au Mali, plus particulièrement la destruction de ce type de lieux de culte à Tombouctou et ailleurs par ces mêmes courants religieux.

Le troisième évènement enfin concerne le lancement d’une campagne réelle et virtuelle via Facebook sous le titre : « Restez tunisiens et éloignez-vous du modèle afghan ». Comme il appert de cet intitulé, le but de cette campagne, qui se poursuit d’ailleurs à ce jour, est de lutter contre ces tentatives exogènes et en partie endogènes visant le changement, pour ne pas dire la déformation du mode de vie des Tunisiens, en créant un mouvement de résistance populaire. Celui-ci a d’ailleurs commencé à prendre forme par la mise sur pied de plusieurs activités de la société civile, activités qui, comme on le verra plus loin, oeuvrent avec force à sensibiliser la population quant à la gravité de ces agissements.

Pour m’attarder brièvement à cette campagne, je tiens à souligner qu’elle a consisté essentiellement en la création de quelques pages Facebook sous le titre précité. Ces pages diffusent pour la plupart des photos et des vidéos mettant en scène des illustrations de pratiques alimentaires, mais surtout vestimentaires des Tunisiens, et plus particulièrement des Tunisiennes. Elles véhiculent également des illustrations d’espaces publics typiquement tunisiens comme les places publiques, les cafés, les hammams, les souks, etc.

Dès lors, l’on peut noter que les acteurs de la société civile auteurs de cette campagne sont tout à fait conscients que le mouvement intégriste cherche à imposer son contrôle sur la société par l’assujettissement des corps, notamment le corps de la femme, et par une présence active et je dirais même agressive dans l’espace public. Ainsi, ce mouvement de résistance essaye d’utiliser en quelque sorte les mêmes armes, d’où l’usage de ces illustrations qui promeuvent une tunisianité qu’il est facile pour les Tunisiens, mais aussi pour le reste du monde, de reconnaître et de saisir.

De fait, ces photos et vidéos diffusées dans le cadre de cette campagne reproduisent presque à l’identique des représentations traditionnellement véhiculées à destination du public touristique, majoritairement occidental. Autrement dit, ces représentations qui étaient jusqu’à la veille de la Révolution taxées péjorativement d’exotisme, de folklorisme et d’orientalisme, et souvent présentées sous le libellé du patrimoine touristique, sont désormais investies de la qualité d’armes et d’étendards de résistance. Force est de constater en passant que le regard touristique jadis dénoncé pour sa nuisance, sa débilité, sa domination et son impérialisme, semble désormais être sollicité comme lieu de refuge, voire comme un garant de l’authenticité, de la diversité et de l’universalité des éléments typiques de cette tunisianité défendue ici par la société civile de la Tunisie postrévolutionnaire.

Un art nouveau : la résis-danse

Les exemples et les évènements cités plus haut font en partie écho à d’autres tensions et conflits qui ont eu plus d’ampleur à l’échelle de la société. Il s’agit de clivages qui ont plus particulièrement opposé des artistes et des activistes de ladite société civile à des salafistes radicaux. Encouragés par l’ascension au pouvoir du parti islamiste Ennahdha à la suite des élections du 23 octobre 2011, ces derniers ont multiplié leurs tentatives d’occuper l’espace public par l’organisation de diverses activités spectaculaires comme l’implantation de ce qu’ils appellent des « tentes de prédication » en face des établissements scolaires et universitaires, l’occupation de plages touristiques à Hammamet et à Sousse sous prétexte de présenter des prêches religieux animés par des prédicateurs wahhabites « vedettes », invités d’Égypte et des pays du Golfe, l’organisation de rassemblements et de manifestations dans les grandes artères, notamment à la sortie des prières hebdomadaires des vendredis, la mise en place de points de vente ou de distribution gratuite de livres religieux, mais surtout de hijab et de niqab, devant les mosquées et dans les quartiers populaires les plus peuplés, etc.

Or, pour contrecarrer cette invasion en quelque sorte programmée et méthodique de l’espace public par ces groupes radicaux très actifs et au financement louche, des artistes se sont mobilisés en vue de se réapproprier cet espace par l’organisation d’activités culturelles et artistiques. Citons, par exemple, ces artistes qui ont organisé en 2012 le festival multidisciplinaire Dream City dans les médinas, c’est-à-dire les vieilles villes de Tunis et de Sfax, en y présentant des spectacles de danse, de théâtre, des expositions, des installations, des films, etc. Citons également d’autres artistes qui ont organisé une exposition collective d’art contemporain dans l’espace Elabdillya dans une banlieue de Tunis, et qui ont été agressés par les salafistes et ont fini par perdre plusieurs de leurs oeuvres.

Dans tout cela, l’exemple qui serait le plus pertinent et qui met encore une fois le patrimoine au centre de ces conflits, est celui qui concerne un groupe de danseurs professionnels qui ont fait le choix d’utiliser la danse traditionnelle en tant que moyen de résistance, ou ce que l’on peut appeler ici la « résis-danse ». Pour ce faire, ils se sont engagés dans la présentation des spectacles de ce type de danse dans des endroits qui leur permettent d’atteindre des gens de toutes les couches sociales, comme les rues, les places publiques, les souks et les marchés hebdomadaires, les wagons de métro. Leur approche repose sur une démarche participative qui consiste à attirer progressivement l’attention des spectateurs en les surprenant par des styles de musique et de danse rappelant l’ambiance des mariages et des fêtes populaires, ce qui invite les spectateurs à s’impliquer dans la danse spontanément et avec joie.

La scène de danse que je décris dans ce qui suit explique davantage l’originalité de cette démarche et l’impact qu’elle a eu sur le public. Relayée par les médias sociaux sous forme d’une vidéo partagée par des milliers de Tunisiens, la scène a lieu à Tunis sur une place baptisée La porte de France, située à l’entrée de la médina du côté de l’avenue Habib Bourguiba, artère principale de la capitale tunisienne.

À l’ouverture de la scène, on voit apparaître des passants ordinaires qui traversent une place publique. En plan rapproché, la caméra se focalise sur deux jeunes hommes assis sur deux chaises et jouant l’un d’une darbouka et l’autre d’un tambourin, des percussions traditionnelles reconnaissables par les Tunisiens. De fait, elles mélangent deux styles de danse et de chant très populaires en Tunisie, dont le premier est connu sous le nom de mizoued, la cornemuse, dont on joue surtout dans les milieux urbains, et le second sous le nom de fezzani, pratiqué dans les milieux ruraux. On voit ensuite entrer en jeu un autre jeune homme costaud, le crâne rasé et portant un jean. Il ralentit le pas et s’approche des percussionnistes, puis par un geste élégant commence à danser au rythme émis par ses derniers. Il attire petit à petit l’attention des passants qui l’entourent en cercle et fixent leur regard sur lui. Quelques minutes plus tard, trois autres danseurs, deux filles et un garçon, rejoignent la scène et, à l’instar de leur camarade, s’engagent dans différents styles de performance, du hip-hop au break dance en passant bien sûr par des genres de danses traditionnelles tunisiennes à la suite desquelles ils invitent les spectateurs à les rejoindre. De fait, le message, pour ne pas dire la contagion, n’a pas tardé à passer : des hommes au début, suivis par quelques femmes parmi les spectateurs et spectatrices se sont mis volontairement à danser avec les artistes, créant ainsi une ambiance d’enjouement. D’ailleurs, la scène a été couronnée par une danse spontanée d’une dame voilée, dans la cinquantaine, qui, emportée par les rythmes, a enlevé à moitié son voile en le faisant s’envoler en l’air en signe de joie et de convivialité.

Tel que mentionné dans le générique de l’enregistrement vidéo, ce spectacle porte la signature d’un collectif de jeunes artistes tunisiens connu sous le nom d’Art Solution. Comme son nom l’indique, ce collectif prône l’art comme moyen de résolution de problèmes politiques et sociaux, voire comme arme de lutte et de résistance, notamment par l’usage d’expressions artistiques inspirées du patrimoine. De l’aveu de Bahri Ben Yahmed, chorégraphe et danseur à la tête du collectif, la création de celui-ci n’est autre qu’une réaction aux violences et agressions perpétrées par les intégristes radicaux. Dans un entretien accordé au quotidien libanais, L’Orient-Le Jour, il explique que l’idée de ces performances lui est venue après l’incident du 25 mars 2012, lorsque des manifestants salafistes ont attaqué des artistes qui offraient un spectacle de rue sur l’avenue Habib Bourguiba à l’occasion de la Journée mondiale du théâtre. « C’est une date qui marque encore les esprits des artistes tunisiens, affirme le chorégraphe. “Rentrez à l’intérieur de vos théâtres”, nous criaient les salafistes. “La rue ne vous appartient plus !” »

Le 28 mars, suite à ce violent incident, le ministère de l’Intérieur décide d’interdire toutes les manifestations sur l’avenue Bourguiba.

Nous avons eu peur qu’ils nous enferment entre quatre murs, qu’ils nous coupent du monde, qu’ils interdisent aux gens de fréquenter le théâtre, confie le jeune danseur tunisien. Notre initiative vient justement pour dire non à ces pratiques. La rue nous appartient encore ! Ces performances [relayées en vidéos diffusées sur Facebook et YouTube] sont l’expression d’un acte de résistance contre l’obscurantisme. Nous sommes en confrontation directe avec les salafistes, et notre seule arme est l’art.

Ben Yahmed 2012

Il faut préciser que le spectacle en question a été présenté à la suite d’une démonstration de force effectuée un jour avant dans ces mêmes lieux par les salafistes qui, se sentant forts et intouchables, sont allés jusqu’à hisser leur drapeau noir sur l’horloge monumentale de l’avenue Habib Bourguiba. S’empressant de reconquérir les lieux au lendemain de cet évènement, les jeunes danseurs d’Art Solution viennent en quelque sorte libérer ces lieux envahis par ces porteurs de drapeaux noirs, ou pour ainsi dire rétablir l’ordre en redonnant vie et joie à cette artère centrale de la capitale tunisienne hantée de temps à autre depuis la Révolution par la violence, le répression, la peur et l’anarchie.

Les commentaires qui ont fusé de tous bords en marge de la diffusion de la vidéo relayant le spectacle sur Facebook en disent beaucoup sur cette volonté de reconquête de l’espace public, de spatialisation de la résistance et « d’artialisation » de la lutte contre ce qui est perçu par maints Tunisiens comme des tentatives de défiguration des paysages du pays et de ses visages, à savoir ses rues, ses places publiques, ses plages et ses modes de vie. En effet, ces commentaires dénoncent l’agressivité, la violence, le chaos, la discorde et défendent la solidarité, la beauté, la joie et l’harmonie. « La danse et la joie ne doivent pas laisser place aux discours de la haine et aux actes barbares de décapitations », écrit un commentateur. « Qu’ils le veuillent ou non, nous sommes le peuple du bonheur continu, nous aimons la vie et détestons l’obscurantisme et l’extrémisme », renchérit un autre. « Seuls les malades et les complexés […] n’aiment pas ce pays souriant », lit-on dans un autre commentaire. « Voici notre Tunisie qu’on aime : belle, touristique, artistique et pacifique, qu’ils aillent vivre en Afghanistan si cela ne leur convient pas », ajoute un énième commentateur.

Conclusion 

La Tunisie a beaucoup changé depuis trois ans, soit depuis que le peuple tunisien a clamé d’une seule voix, un certain 14 janvier 2011 : « Ben Ali dégage… le peuple veut la chute du régime ». Ce changement a été tellement fort et brusque qu’il a débordé des frontières de ce petit pays de douze millions d’habitants pour se répandre à l’échelle de la région, voire du monde, d’où l’intérêt d’explorer les dédales et les horizons de ce qu’on appelle aujourd’hui le Printemps tunisien et arabe. Toutefois, soumettre à l’étude une question aussi délicate que le patrimoine dans un pays en pleine révolution, où les évènements se succèdent en se bousculant, laissant ainsi se profiler plus d’un scénario, nécessite de la prudence quant aux conclusions à en tirer à ce stade-ci de la réflexion. En effet, il est difficile de faire le bilan de ce qui s’est produit jusqu’à présent ou de ce qui adviendra plus tard tant et aussi longtemps que la situation politique, économique et sociale demeure instable, voire explosive et imprévisible.

Chose certaine, ce tsunami révolutionnaire qui déferle encore sur le monde arabe est loin d’être fortuit comme le laisse parfois penser la soudaineté apparente de son éclatement. L’étude du rapport problématique des Tunisiens au patrimoine nous montre que la Révolution est de fait le produit de crises mues et étouffées, crises qui, comme celle qui se rapporte au patrimoine, en s’accumulant, prédisposent un système politique à un effondrement subit et vraisemblablement inattendu. Méheust parle en ce sens de « saturation », notion qu’il emprunte à Simondon (1989) pour expliquer de telles situations prérévolutionnaires où un régime politique devient « incompatible avec lui-même » (2009 : 31) à force d’être saturé de ses propres crises. Dans de pareil cas, ce système se fragilise à tel point qu’« un “germe”[2], c’est-à-dire un évènement singulier et contingent, [peut] l’enflammer à tout moment et l’engager dans un mouvement imprévisible » (35).

Dans cette perspective, l’étude du rapport au patrimoine avant et après la Révolution nous a montré que le malaise et les conflits en lien avec ce rapport sont révélateurs d’autres tensions et problèmes chroniques qui ont préparé le terrain à la Révolution et qu’on a fait passer ici en filigrane faute d’espace et de temps. Pensons surtout aux disparités sociales et économiques entre les régions côtières et citadines et celles de l’arrière-pays, pauvres et non urbanisées ; au phénomène de l’exode rural et aux bidonvilles éparpillés ici et là à la marge des hôtels de luxe ; aux représentations illusoires de la modernité ; et à l’image dégradée et réductrice véhiculée durant des années sur le patrimoine culturel immatériel et sur les populations qui le revendiquent, aux « nouvelles influences » des courants politiques et religieux provenant des pays du Golfe et qui accentuent, ainsi, les déchirements du pays entre Orient et Occident. Ce sont tous ces éléments qui, d’une manière ou d’une autre, expliquent ces conflits et clivages autour du patrimoine, ainsi que les motivations des courants qui cherchent à en faire un champ de bataille ou à le prendre en otage.