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1. Introduction

Lu Xun (1881-1936), l’un des plus grands écrivains, sinon le plus grand écrivain chinois des temps modernes, est un monument incomparable de la littérature chinoise du xxe siècle. Il est une présence incontournable quand on aborde les questions relatives à la littérature chinoise moderne et même contemporaine. Depuis près d’un siècle, de son vivant ou après sa mort, on ne cesse de lire ce grand maître et d’essayer de l’interpréter et de le comprendre. Ses oeuvres de différents genres et ses pensées profondes exercent encore aujourd’hui une influence bien présente et vivante, et constituent un précieux héritage culturel de la nation chinoise. Elles engendrent en effet de nouvelles créations littéraires et de nouvelles réflexions sur la littérature et sur ses relations avec la société et la culture chinoises. Son rayonnement dépasse largement les frontières de la Chine ; il s’étend dans de nombreux pays étrangers comme le Japon, la Russie, les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, la France, etc. Ses principales oeuvres ont été traduites dans une vingtaine de langues, dont l’anglais, le français, l’allemand, l’espagnol, le russe, l’arabe et le japonais, ce qui a beaucoup contribué à élargir l’influence de l’écrivain à l’étranger, à enrichir dans un certain sens sa création – parce que la traduction est par nature un acte d’enrichissement et pourrait apporter de nouveaux éléments dans l’interprétation et la compréhension de l’écrivain traduit – et à prolonger sa vie littéraire et sa pensée. Les contextes historiques et sociaux des pays récepteurs étant différents, la traduction des écrits d’un auteur comme Lu Xun est marquée nécessairement par la différence du mode d’interprétation et des motifs de traduction. Ce qui constitue en effet autant d’épreuves pour la diffusion et la réception des oeuvres de l’écrivain dans les différents pays.

Lu Xun est le premier écrivain chinois moderne traduit en langue française, parmi les auteurs chinois issus du Mouvement du 4 mai, il est aussi le plus traduit et retraduit en France (Gao 2011 : 113). Le présent article tente de tracer un parcours de la traduction et de la réception de Lu Xun en France et d’y apporter nos réflexions. Comment les Français ont-ils rencontré Lu Xun ? Pourquoi Lu Xun a-t-il été choisi ? Quelles sont les motivations des traducteurs ? Comment Lu Xun a-t-il été interprété ? Quels sont les facteurs qui déterminent le choix et la traduction des oeuvres de Lu Xun ? En nous référant aux préfaces, aux articles des critiques et des traducteurs, nous tenterons de répondre à ces questions et attacherons une attention plus particulière aux facteurs déterminants qui participent activement à la traduction et à la réception de Lu Xun en France. Nous proposerons d’abord un rappel succinct qui aidera à tracer l’itinéraire de la traduction et de la diffusion des oeuvres de Lu Xun en France, pour ensuite examiner les problèmes relatifs à la compréhension, à l’interprétation et à la réception de l’écrivain au cours de plus de huit décennies.

2. Traduire Lun Xun en français

Quand on considère rétrospectivement le parcours qu’a connu Lu Xun en France, la première constatation évidente est que Lu Xun est sans doute le plus traduit des écrivains chinois modernes. Au moment de notre recherche[1] (2010), nous avons recensé 146 publications traduites en français (sous forme de livre) de la littérature chinoise moderne (1917-1949) ; parmi ces oeuvres, les livres publiés sous le nom de Lu Xun sont au nombre de 39, soit plus d’un quart d’entre elles (voir annexe).

La présentation de la littérature chinoise moderne en France a commencé par la traduction de A Q Zhengzhuan ( Q正传) (Lu 1921)[2], réalisée par Jing Yinyu, publiée dans Europe, en 1926 (Lu 1921/1926 ; voir note 2). Ce choix est justifié : en effet, cette nouvelle est toujours reconnue comme une des oeuvres les plus représentatives et les plus influentes de l’écrivain, ainsi que de la littérature chinoise moderne. Cet événement revêt une importance particulière, car il a ouvert aux Français une voie pour la connaissance de la Chine, si lointaine et si différente de leur pays. Si l’année 1926 marque le début de la traduction des oeuvres de Lu Xun, et aussi celui de la littérature chinoise moderne en France, l’histoire de la traduction et de la réception de la littérature en question compte déjà plus de huit décennies. Or, la traduction de l’oeuvre de Lu Xun s’étale, précisément, sur plus de 80 ans. Parmi les écrivains chinois modernes traduits et présentés successivement aux lecteurs français, Lu Xun est celui qui est le plus traduit et retraduit.

La traduction en français touche à peu près tous les genres auxquels Lu Xun s’est attaqué : nouvelle, poésie, sanwen (essais et pamphlets). Les oeuvres concernant ses recherches sur la langue et la littérature chinoises ont été aussi traduites, en partie, en français. Le classement par genre des 39 oeuvres traduites que nous avons répertoriées permet de dénombrer :

  • six nouvelles isolées[3],

  • treize recueils de nouvelles,

  • treize recueils de sanwen[4],

  • trois recueils de poèmes,

  • quatre anthologies.

À ces oeuvres, il faut ajouter encore deux études sur l’auteur lui-même (Jullien 1978b ; Loi 1981)[5], dans lesquelles ont été retenus quelques poèmes et essais traduits en français. Il faut cependant savoir que, parmi ces ouvrages, quelques-uns font double emploi[6], qu’un même texte a été édité de différentes manières, totalement ou partiellement, surtout les nouvelles et les essais, et que la plupart de ces ouvrages comportent des textes annexés, notamment préfaces, postfaces, bibliographies de l’auteur, mais aussi études proprement dites sur l’oeuvre ou sur l’homme lui-même. En plus de ces 39  livres imprimés, les traductions en français des écrits de Lu Xun ont été publiées dans des périodiques français, comme Europe et Tel Quel (voir notes 2, 12 et 13). Des textes traduits de l’écrivain sont parus dans Littérature chinoise, une revue rédigée et distribuée par la maison d’édition du même nom, laquelle, dans plusieurs numéros parus au cours des années 1970, a consacré une rubrique aux écrits de Lou Sin [Lu Xun][7]. Soulignons que les textes publiés, soit dans les périodiques français, soit dans la revue Littérature chinoise, sont surtout des nouvelles ou écrits de sanwen. En effet, en examinant la répartition par genre des textes traduits en français, on constate que ce qui a intéressé le plus les traducteurs dans l’écriture de Lu Xun, ce sont sans aucun doute ses nouvelles et ses écrits d’essais et de pamphlets, puisque les textes de ces deux genres constituent la quasi-totalité des oeuvres traduites de l’écrivain. Ainsi, s’est formée une représentation double de ses oeuvres, deux facettes de l’écrivain se révélant au public français : Lu Xun le nouvelliste et Lu Xun le polémiste. Si le choix des textes à traduire obéissait dans une certaine mesure aux mobiles éditoriaux et financiers, l’intérêt que les traducteurs ont porté à Lu Xun reflète plutôt leur position à l’égard de la Chine et leur propre compréhension de l’oeuvre et de l’identité de Lu Xun. Qui est Lu Xun ? Quelle est la fonction de Lu Xun ? Comment l’interprète-t-on ? Ces questions constituent en réalité le noeud du problème de la traduction et de la réception de l’écrivain en France.

La traduction de l’oeuvre de Lu Xun en France est marquée par le phénomène de retraduction et de réédition. Prenons l’exemple de A Q Zhengzhuan (Lu 1921 ; voir note 2). Après l’année 1926, où A Q Zhengzhuan a connu sa première traduction française, à nos jours, on peut trouver au moins six versions en français (tableau 1 ; voir annexe).

Tableau 1

Traductions successives en français de A Q Zhengzhuan (Lu Xun 1921)

Traductions successives en français de A Q Zhengzhuan (Lu Xun 1921)

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En plus de ces éditions, on trouve aussi dans les revues, les recueils de nouvelles ou les anthologies de Lu Xun la traduction complète ou incomplète de cette nouvelle. En réalité, en plus des textes pris et repris dans divers recueils ou anthologies, quelques ouvrages de l’écrivain ont été intégralement traduits plusieurs fois. Dans leur version originale, on peut citer les titres suivants[8] : Gushi xinbian (故事新编) (Lu 1936), Yecao (野草) (Lu 1927), Nahan (呐喊) (Lu 1923) et Panghuang (彷徨) (1926).

Si l’on fait un état des lieux des éditeurs responsables de la publication et de la diffusion de l’oeuvre de Lu Xun en France, on est frappé par le fait que ses ouvrages sont publiés dans des maisons d’édition très diverses (voir annexe). Les 39 livres imprimés ont été publiés chez 23 éditeurs : vingt éditeurs français, un éditeur suisse, un éditeur allemand, et les Éditions en Langues étrangères de Beijing, qui, ayant comme objectif la diffusion des lettres chinoises hors des frontières du pays, ont publié durant plus d’un demi-siècle treize livres de Lu Xun en langue française. Dix-sept éditeurs ont publié seulement un livre, et cinq ont publié deux livres : Gallimard, Union Générale d’Éditions, Acropole, Éditions Rue d’Ulm et Alfred Eibel, qui a mis les oeuvres de Lu Xun dans la collection La Chine d’aujourd’hui, dirigée par Michelle Loi. En fait, d’un côté, cette dispersion des lieux de publication pourrait s’expliquer par le manque de continuité de l’intérêt chez les éditeurs concernés, et d’un autre côté, elle révèle aussi des difficultés de la publication des oeuvres de Lu Xun en France. Enfin, il faut souligner que les traductions réunies sous forme d’ouvrages sont toutes parues après 1949, et que la majorité de ces traductions ont été réalisées dans les années 1970-1980 : entre 1973 et 1979, onze livres ont été édités, et le nombre de publications entre 1981 et 1989 est de douze. Enfin, huit traductions ont vu le jour en 2004.

La traduction de Lu Xun est en effet étroitement liée au contexte historique du pays récepteur et de son pays émetteur : les traductions de Lu Xun dans les années 1970 pourraient s’expliquer par les motifs politico-idéologiques issus de la Révolution culturelle et du mouvement maoïste ; celles des années 1980 seraient dues aux efforts conjoints des traducteurs et des chercheurs français et chinois ; enfin, les traductions publiées en 2004 ont bénéficié de l’élargissement des échanges renforcés à l’occasion de la première Année croisée France-Chine qui eut lieu à ce moment (2003-2005). Dans chaque moment-clé des échanges entre la France et la Chine, Lu Xun est toujours présent avec ses oeuvres et ses pensées, et il est presque le seul écrivain chinois moderne qui n’ait connu aucune interdiction en Chine après 1949. Son influence plus ou moins durable à l’étranger est, selon nous, en grande partie liée à sa place privilégiée en Chine.

3. Pourquoi traduire Lu Xun ?

Nous l’avons vu, depuis plus de huit décennies, Lu Xun est sans cesse traduit et retraduit. Mais force est de constater qu’en comparaison avec les grands écrivains à portée internationale, Lu Xun n’a pas été suffisamment lu et reconnu par le public français. En 1978, François Jullien déplorait cette situation :

Si nombreux sont ceux qui connaissent en France le nom de Tolstoï, de Tchékhov ou de Gorki, et se sont penchés sur leurs oeuvres ; si peu nombreux sont ceux qui connaissent le seul nom de Luxun… À l’horizon des littératures étrangères, une littérature comme celle de l’Union soviétique est encore intégrée à notre perspective même si elle n’existe qu’à sa périphérie. Mais la littérature chinoise est au-delà de cette périphérie ainsi qu’extérieure à nos références. Vouée d’avance à être ignorée.

Jullien 1978a : 11

Avant François Jullien, René Étiemble (1974 : 22) avait lui aussi remarqué cette ignorance :

[…] dans une autre part du monde, une autre littérature exerça, exerce encore, et depuis des millénaires, une situation aussi privilégiée que la nôtre durant huit siècles : la chinoise, qui n’est pas représentée par un seul titre dans la Bibliothèque idéale.

Étiemble 1974 : 22

La Bibliothèque idéale avait été établie par Raymond Queneau (1956)[9], qui avait demandé à plusieurs dizaines d’écrivains de choisir cent oeuvres dans une liste d’environ trois mille cinq cents titres. À partir des années 1970, la situation commença à s’améliorer. Des intellectuels français tournèrent leur regard vers la Chine en pleine période de grande Révolution culturelle, cherchant à mieux comprendre cette Chine moderne et révolutionnaire.

3.1. « Lu Xun est le plus court chemin pour aller en Chine »

Loin d’être un acte isolé et purement linguistique, la traduction est le principal véhicule de la circulation de la littérature, et elle est aussi prise dans un rapport de force au sein des échanges linguistico-littéraires. En considérant les rapports ou les relations entre la littérature chinoise et la littérature française, et en mesurant les échanges littéraires franco-chinois, il nous faut reconnaître que la littérature chinoise s’est trouvée bien souvent dans une situation plus ou moins marginale dans le champ d’échanges, ou, selon les propos de François Jullien, elle restait même au-delà de la perspective française. Mais avec l’évolution de la société chinoise, cette situation de déséquilibre dans les échanges ne cesse de s’améliorer, ce qui est en partie dû aux efforts des traducteurs et des chercheurs français fort motivés dans leur travail. Pour faire comprendre la Chine, surtout la Chine moderne, ils essayent de se frayer un chemin qui mène à ce pays lointain et d’ouvrir une voie possible et efficace par la traduction. En suivant cette ligne conductrice, on pourrait voir plus clairement les motifs profonds et bien justifiés de leurs pratiques traductives ou de leurs recherches. En effet, lire ou traduire Lu Xun n’est pas un simple acte littéraire. Derrière cet acte concret s’exprime en réalité une forte volonté de s’approcher de la Chine et de la comprendre :

Luxun est le plus court chemin pour aller en Chine.

En même temps qu’elle représente un noeud essentiel et unique au sein du xxe siècle chinois, l’oeuvre de Luxun n’est pas totalement étrangère au lecteur d’Occident. Celui-ci y retrouvera ses références les plus essentielles, travaillées et réinterprétées : l’évolutionnisme d’Huxley, Nietzsche, Freud, le marxisme. Il y retrouvera aussi les questions qui lui sont familières : l’Ordre moral et la Révolution, les incertitudes de la jeunesse, la fonction de la littérature, idéologie et théorie… Luxun est aussi le plus court chemin pour communiquer avec la Chine.

Jullien 1978a : 12

Les raisons de lire Lu Xun sont bien évidentes pour François Jullien : le lecteur pourrait retrouver dans son oeuvre des questions qui intéressaient tant les intellectuels français de l’époque et qui touchaient même la société française : la Révolution, l’idéologie, la fonction de la littérature… Selon lui, Lu Xun est non seulement « le plus court chemin pour aller en Chine », mais aussi le plus court chemin pour communiquer avec une Chine en mutation, dont le régime et l’identité étaient bien différents de ceux de la France. Pour les Français,

[…] que rend si perplexes la continuité de la Chine par-delà sa Révolution ainsi que la forme de son identité, il en est une première qui tient à la situation historique qu’occupa cet écrivain. Luxun a vécu et écrit à la charnière de la Chine ancienne et de la Chine nouvelle, il a été formé comme un lettré de l’Ancienne Chine mais dénonce néanmoins continûment la sclérose idéologique du Monde dont il est issu ainsi que l’aliénation extrême qui en résulte.

Jullien 1978a : 11

3.2. Lire Lu Xun pour plusieurs raisons

L’opinion de François Jullien ne nous est pas étrangère. En réalité, déjà en 1973, à l’époque où la Chine se trouvait en pleine Révolution culturelle, Michelle Loi écrit et publie dans Tel Quel un long article intitulé également Lire Luxun (Loi 1973a). Michelle Loi est bien connue pour avoir consacré beaucoup d’efforts à la traduction et aux recherches sur Lu Xun. L’article écrit à la demande de Philippe Sollers pour la revue Tel Quel mérite une attention particulière. À cette époque, la Chine était au plus fort de la Révolution culturelle, à laquelle les intellectuels français de gauche prêtaient une grande attention. Pour mieux comprendre cette révolution, ces derniers ont essayé de trouver des réponses aux interrogations qui tourmentaient le peuple chinois. Or, les oeuvres de Lu Xun pouvaient fournir certaines réponses et alimenter la réflexion. Michelle Loi trouvait nécessaire de lire Lu Xun, donc de le traduire. Malgré les difficultés de la lecture et les obstacles de la traduction causés par le style dense de Lu Xun, par ses références historiques fort nombreuses à une époque mouvementée et par sa langue qui n’est déjà plus celle qui se parle aujourd’hui (Loi 1973a : 49), Michelle Loi a répondu à Philippe Sollers, qui lui demandait avec insistance en juin 1972 de traduire quelques-uns des écrits de Lu Xun qu’elle préférait. Elle ne choisit pas pour Tel Quel des textes de fiction, mais des articles que Lu Xun écrivait dans les années 1920 sur la révolution, sur la littérature révolutionnaire et sur la littérature nouvelle. Par ce choix, Michelle Loi cherchait manifestement à faire comprendre aux intellectuels français l’évolution de la Chine moderne et la valeur de l’oeuvre de Lu Xun. Soulignant précisément les dimensions politiques et sociales, la traductrice insistait pour expliquer les raisons de lire Lu Xun aussi bien en Chine qu’en France :

D’abord c’est la meilleure façon de se familiariser avec une période de l’histoire chinoise qui est particulièrement importante puisqu’elle est celle de la montée révolutionnaire. Ensuite la richesse de la pensée, la profondeur des analyses font de la lecture de Luxun une éducation politique de haut niveau qui reste parfaitement valable. Ses oeuvres écrites pour le service de la révolution et des masses continuent à les servir parce qu’elles ont su dégager les lois historiques permanentes de toute société. Enfin elles restent le meilleur exemple d’un bon style de combat révolutionnaire, qui trouve toujours la forme appropriée à la lutte, et force le passage de la vérité. Parce que les lecteurs auxquels je voudrais essayer de montrer ici la justesse de cette position, non pas seulement pour des lecteurs chinois, mais surtout ou d’abord pour des lecteurs français.

Loi 1973a : 56

Rappelons que cet article a été écrit en 1972 et publié en 1973, et qu’à la même époque, le mouvement maoïste trouvait en France un terrain fertile où s’était engagée activement Michelle Loi avec bien d’autres intellectuels français en faveur d’une Chine communiste imaginaire. Dans cet article, Michelle Loi utilise un langage empreint du style révolutionnaire, influencé par la Révolution culturelle chinoise. Sa volonté et sa motivation de faire traduire et lire les textes de Lu Xun sont sincères et ardentes. Par ces quelques lignes, nous voyons très clairement pourquoi elle voulait traduire Lu Xun, et nous saisissons mieux la motivation et la portée de sa traduction et de ses recherches sur l’écrivain – la traduction de Lu Xun ne se limite pas à sa dimension littéraire, et quelques mots-clés qu’on peut remarquer dans le paragraphe cité ci-dessus sont significatifs : révolutionnaire, révolution, politique, combat et lutte. Si les oeuvres de Lu Xun étaient pour Michelle Loi une sorte de clef pour mieux comprendre une période de l’histoire chinoise importante et un instrument efficace pour l’éducation politique des masses, inciter à les lire était éminemment politique. En effet, le choix des textes à traduire effectué par Michelle Loi a été guidé dans une grande mesure par l’idéologie en cours chez les intellectuels de gauche en France dans les années 1960-1970. Pour Michelle Loi, la traduction devait répondre au besoin des lecteurs du pays récepteur, et le choix des textes à traduire devait aussi faire référence à la réalité du pays récepteur. Sur ce point-là, elle a une explication claire et précise :

[…] si l’oeuvre de Luxun est de première importance pour les Chinois, quoi qu’ils n’aient plus sur le dos leurs « trois montagnes » d’oppression, elle l’est à nous, je pense, beaucoup plus encore, parce que la société dans laquelle nous vivons présente beaucoup plus d’analogies avec la sienne (dirons-nous qu’elle est prérévolutionnaire ?) Ses analyses du combat de classe et des différentes catégories d’ennemis ne nous sont pas étranges.

Loi 1973a : 59

Les valeurs que Michelle Loi confère à l’oeuvre de Lu Xun sont de toute évidence d’ordre politique. La création de Lu Xun permettait alors aux lecteurs français non seulement de comprendre la Chine moderne, mais aussi de mieux connaître la réalité de leur propre pays en butte au conflit idéologique. La traduction de l’oeuvre de Lu Xun sert encore une fois de miroir dans lequel les Français pourraient se mesurer et se connaître.

L’interprétation de l’oeuvre de Lu Xun par Michelle Loi dans l’article Lire Luxun (1973a) est-elle bien fondée ? On pourrait la contester, d’autant que plus de trente années sont passées et qu’avec le temps, la compréhension et l’interprétation de l’écrivain peuvent varier. Ici, nous ne voudrions pas juger ou critiquer telle ou telle façon de comprendre ou d’interpréter l’oeuvre de Lu Xun. L’important est de montrer combien le choix des textes à traduire est influencé par l’intention ou la motivation de celui ou celle qui traduit, et combien l’interprétation du texte est liée à l’objectif de la traduction. Lu Xun est sans aucun doute le plus grand écrivain chinois moderne, mais il est aussi vrai que « Lu Xun a toujours été utilisé par les uns et par les autres pour satisfaire des objectifs très différents » (Dutrait 2004 : 4)[10].

3.3. Les motifs de la traduction varient selon le temps : une dimension politico-idéologique de la traduction

En effet, l’objectif de la traduction de Lu Xun en France varie selon le temps et les sujets traduisants. On sait que la traduction d’A Q Zhengzhuan a pu être publiée en France grâce à la recommandation de Romain Rolland, qui adressa une lettre à Léon Bazalgette, rédacteur en chef d’alors de la revue Europe[11]. Dans cette lettre, Romain Rolland demandait la publication de la traduction d’A Q Zhengzhuan, en insistant surtout sur le terrible humour de l’auteur, sur l’image du misérable drôle, héros du récit, à qui il s’est attaché après avoir fini sa lecture, et sur le contexte historique de l’oeuvre. La peine que Romain Rolland s’est donnée pour faire publier le récit de Lu Xun dans Europe était plutôt liée au désir que l’écrivain français nourrissait pour s’ouvrir à l’étranger. En effet, quand le jeune traducteur Jing Yingyu lui a demandé l’accord de traduire Jean Christophe, Romain Rolland le lui a accordé bien volontiers, parce qu’il y voyait la possibilité de se lier avec la Chine et de la découvrir. Et quand le même traducteur lui a demandé de faire publier A Q Zhengzhuan en France, il est intervenu sans hésitation, dans le même but : faire connaître l’écrivain chinois avec son oeuvre, et en même temps attirer le regard des Français vers ce pays, surtout vers la réalité de ce pays qu’ils connaissaient si peu et si mal. La première traduction de l’oeuvre de Lu Xun a ouvert ainsi un chemin dans lequel de nombreux traducteurs et chercheurs se sont engagés depuis plus de huit décennies.

Malgré les efforts de Romain Rolland pour introduire Lu Xun en France, il a fallu pourtant attendre la fondation de la République populaire de Chine pour attirer plus ou moins l’attention des Français vers ce pays, sa société, sa littérature et ses écrivains. En 1953, La Véritable Histoire de Ah Q, traduite par Paul Jamati, fut publiée à Paris, chez les Éditeurs français réunis (voir annexe). Claude Roy préface la traduction en tentant de pénétrer au coeur de l’oeuvre et en expliquant, en termes assez précis, comment on pouvait la comprendre à une époque où la Chine connaissait un grand bouleversement dans son histoire, et pourquoi elle avait été traduite :

Lou Sin [Lu Xun] est un des hommes dont la réflexion, les livres, les actes ont hâté, ont mûri et permis le passage du passé au présent, cet arrachement de cinq cents millions d’hommes à leur nuit, qui a fait en cinquante ans franchir plusieurs siècles à sa patrie. J’ai raconté dans Clefs pour la Chine sa vie, tenté de suggérer ce qu’elle a d’exemplaire. Il est bien qu’on traduise aujourd’hui la Véritable histoire de Ah Q.

Roy 1953 : 8

Cette traduction parut en 1953. La Chine venait de connaître un changement radical de régime. À cette époque de grands changements, l’oeuvre de Lu Xun et l’homme même pouvaient aider les Français à mieux comprendre ce pays à la fois vieux et jeune. Vieux, parce que prévalait, juste avant, la « Chine des Empereurs, des mandarins, des nattes, des images toutes faites de la “Chine chinoisante” » (Roy 1953 : 7), et jeune, parce que la Chine venait de changer de régime en aspirant à fonder une société toute nouvelle. C’est donc 

[…] un pays tout jeune, le sang vif, un pays qui sera dans vingt ans une grande puissance industrielle, qui est dès aujourd’hui un pays où il peut y avoir encore des techniques de travail qui datent de deux mille ans, des tas de résidus de superstitions, de peurs, de millénaires sottises, mais qui est cependant exactement le contraire d’un pays arriéré : un pays avancé, un des peuples du monde qui avance le plus vite, du meilleur pas, vers le bonheur de tous.

Roy 1953 : 8

Pour Claude Roy, La Véritable Histoire de Ah Q est un « grand livre, bref [un] grand témoignage ». Il décrit son expérience de lecteur :

[…] je n’ai pas toujours très bien compris d’abord, ni très profondément aimé au début, cette façon qu’ont les dirigeants de la révolution chinoise d’organiser la colère des masses, d’attiser le ressentiment des opprimés contre leurs anciens maîtres. Mais j’ai compris cela après avoir lu la Véritable histoire de Ah Q. Parce que le pire mal qu’on puisse faire à un homme, c’est celui qui a été fait à Ah Q : on l’a amené à tourner sa colère contre soi, ou contre les plus faibles que lui, on l’a amené à être celui qui s’insulte lui-même, parce qu’il n’a pas la possibilité d’insulter ceux qui l’écrasent, l’avilissent, en font un homme chien.

Roy 1953 : 11-12

Cette valeur cognitive de l’oeuvre est d’autant plus importante que la Chine révolutionnaire était à cette époque en butte à la critique, à la condamnation, voire à la dénonciation, et qu’elle était mal comprise ou mal vue par les pays d’Occident. La Véritable Histoire d’Ah Q survenait donc à point nommé, comme l’a dit Claude Roy, parce que cela pouvait aider les Français à mieux comprendre la Chine révolutionnaire et la révolution chinoise : 

La révolution chinoise, la révolution tout court, ce n’est pas seulement donner aux hommes un toit, du travail, un espoir, ce bonheur qui se mesure en kilos de pain et en bouquets de roses. C’est aussi leur rendre ce qu’Ah Q a perdu jusque dans sa mort : la libre et chaude respiration de la dignité.

Roy 1953 : 12

En lisant ces lignes, on pourrait se demander si c’est la bonne compréhension de la Chine révolutionnaire qui a aidé Claude Roy à interpréter de cette façon, apparemment idéologique et politisée, la portée et la valeur de l’oeuvre de Lu Xun, ou si c’est, au contraire, une interprétation politisée qui l’a amené à mieux comprendre la valeur de l’oeuvre et à mieux saisir l’essence de la Révolution chinoise et de la révolution.

À partir de 1957, les tensions politiques en Chine s’accroissent. Surtout avec la Grande Révolution culturelle, qui commence en 1966, la propagande chinoise lève bien haut le drapeau révolutionnaire. Beaucoup d’écrivains chinois connurent un destin tragique : ils furent victimes de violentes critiques, et leurs oeuvres furent interdites. Mais Lu Xun fut toujours présent. La Chine moderne ne suscita jamais autant d’engouement dans le milieu intellectuel français qu’entre 1967 et 1975 – les intellectuels de gauche faisant écho à cette « révolution chinoise », considérée comme un mode de fonctionnement et un modèle révolutionnaire par les maoïstes français. C’est précisément dans ce contexte politique que Lu Xun fit l’objet d’une traduction de plus grande envergure en France, et l’écrivain, en tant que porte-drapeau de la révolution chinoise et noeud essentiel de la Chine moderne, était dans une certaine mesure incontournable pour ceux qui s’intéressaient à la Chine, aux problèmes les plus aigus de son temps. Entre temps, les Telqueliens manifestèrent un grand intérêt pour la Chine et s’engagèrent en cherchant à lier l’idée d’une révolution dans les lettres à la révolution culturelle préconisée par Mao Zedong. Tel Quel publia des documents ou des textes littéraires parus en Chine. En 1972, la revue fait paraître deux numéros[12] entièrement consacrés à la Chine. Dans le numéro du printemps, le nom de Lu Xun [Lou Sin] figure en deuxième page avec un extrait d’un de ses poèmes, sous forme de texte bilingue, et deux textes de l’écrivain ont été publiés dans le même numéro : Pour oublier et Opinion sur la Ligue des écrivains de gauche[13]. Au printemps 1973, sous la plume de Michelle Loi, Tel Quel met Lu Xun à l’honneur en publiant dans le numéro 53 un long article intitulé Lire Luxun (Loi 1973a) ainsi que six textes de l’écrivain, tous traduits par Michelle Loi[14].

Bien que le maoïsme telquelien reste toujours lié au projet d’une révolution, que les Telqueliens eux-mêmes soulignent à plusieurs reprises le caractère foncièrement littéraire de leurs entreprises, l’intérêt qu’ils ont porté à Lu Xun n’est sans doute pas purement littéraire. Dans le numéro spécial du printemps 1972, Philippe Sollers écrit un article intitulé La lutte philosophique dans la Chine révolutionnaire (Sollers 1972). L’article n’est pas long, et on peut y lire une forte volonté de guider les lecteurs pour comprendre la lutte philosophique alors en cours en Chine. Dans la conclusion, cette intention politico-idéologique est exprimée en termes bien précis :

Signification de tout cela : la révolution culturelle prolétarienne, la lutte philosophique actuelle en Chine ne sont en rien comme voudraient le faire croire les idéologues bourgeois ou révisionnistes, une « fuite en avant », un « culte », une « lutte de palais ». C’est la lutte d’une pensée longtemps refoulée, d’une pratique révolutionnaire de masse désormais consolidée, au grand jour. Espoir et confirmation pour les révolutionnaires du monde entier.

Sollers 1972 : 132

La conclusion que Philippe Sollers tire de la « lutte philosophique » en Chine pourrait expliquer, selon nous, son intérêt à lire Lu Xun et à le faire traduire et publier dans Tel Quel. Les textes traduits par Michelle Loi et parus dans le numéro 53 au printemps 1973 portent, précisément, sur « la littérature révolutionnaire ». La Chine ainsi que les oeuvres littéraires chinoises ont été utilisées encore une fois comme les exemples qui pouvaient apporter l’espoir et la confirmation pour les révolutionnaires, ce qui montre combien la traduction et la présentation des écrivains chinois modernes, et en particulier Lu Xun, étaient liées à la situation et à la réalité du pays de départ et d’arrivée. En fait, à partir des années 1980, la Chine tourne une nouvelle page de son histoire avec une détermination de plus en plus ferme d’ouverture et de réforme. La traduction des oeuvres de Lu Xun connaît alors une véritable floraison. À cette période de grands changements politiques et sociaux, on remarque aussi chez les traducteurs, chercheurs et éditeurs un changement de motivations, qui deviennent plus variées, et commencent à dépasser les dimensions politico-idéologiques. Ils s’engagent dans une nouvelle et longue quête de la vérité et de la pensée de Lu Xun.

4. Qui est Lu Xun : Lu Xun au coeur de la polémique

À diverses époques, Lu Xun a été interprété de façon plus ou moins dissemblable pour « satisfaire des objectifs très différents », comme Noël Dutrait l’a indiqué :

En Occident, dans les années 1960-1970, Lu Xun a été « récupéré » à des fins partisanes par les maoïstes, qui se sont appuyés sur ses écrits pour tenter de faire croire que la culture n’était pas aussi menacée qu’on le disait pendant la révolution culturelle qui faisait alors rage, puisqu’on célébrait un écrivain aussi riche et complexe que lui !

Dutrait 2004 : 4 ; voir note 10

Comme on l’a montré, dans les années 1970, les facteurs politico-idéologiques ont exercé des influences considérables sur le choix des oeuvres de Lu Xun à traduire et l’interprétation de ses oeuvres représentatives. Cette différence d’interprétation entraîne inévitablement une question fondamentale : qui est Lu Xun ? Si chacun l’interprète à sa façon pour satisfaire son objectif, les lecteurs ne peuvent que constater une contradiction des interprétations et des différences de points de vue tant sur l’oeuvre que sur Lu Xun lui-même.

4.1. Lu Xun en butte aux ambiguïtés, aux malentendus et aux préjugés

Sur la pensée et l’identité de Lu Xun, en Chine comme en France, on peut relever des divergences de point de vue. Mais un point recueille l’unanimité : Lu Xun est le plus grand écrivain dans la littérature chinoise moderne. Dans la simple présentation ou les études approfondies sur Lu Xun, la place de l’écrivain au tout premier rang de la littérature chinoise moderne n’est jamais contestée. Selon Jean Guiloineau,

Luxun est le seul écrivain à n’avoir jamais subi d’éclipse, en particulier depuis 1949. Cela tient sans doute à deux raisons principales. La première, c’est que Luxun n’est pas un romancier ou un poète avec une oeuvre uniforme et majeure comme Pa Kin ou Kuo Moro. S’il a écrit de petits romans et principalement des nouvelles, s’il a écrit des poèmes, il est aussi et surtout essayiste. Il est donc difficile de l’enfermer dans une seule image. La deuxième raison, c’est que de 1900 à 1936, Luxun ne s’inscrit dans aucun dogme, dans aucune idéologie. S’il se situe toujours dans le sens du progrès et de l’émancipation, il réagit en intellectuel. Cela permettra aux différentes tendances et aux différentes lignes politiques, après 1949, de trouver en lui des arguments soutenant leurs thèses, quitte à ignorer le reste.

Guiloineau 1998 : 31-32

L’explication de Jean Guiloineau sur la place de Lu Xun, bien particulière en Chine, surtout après 1949, est pénétrante. Il est vrai que l’hommage que le président Mao Zedong lui a rendu en plusieurs occasions « a beaucoup joué dans son destin posthume » (Guiloineau 1981 : 36), mais ce qui assure la survie et l’influence de l’oeuvre de Lu Xun, c’est son esprit critique, sa pensée humaniste, son sens du progrès et la grande valeur de son oeuvre.

Au sujet de la présentation de Lu Xun en France, l’année 1949 est une année charnière. Avant 1949, Lu Xun a été très peu traduit en France. C’est à partir des années 1970 que l’écrivain a connu de nombreuses traductions et que certaines de ses oeuvres ont été retraduites. Accompagnant ces traductions et retraductions, les préfaces, les postfaces ou les études proprement dites se sont efforcées d’expliquer qui était Lu Xun et comment ses oeuvres pouvaient être comprises.

Avant 1949, en Chine, les missionnaires ont mené des travaux pionniers sur la littérature chinoise moderne[15], et Lu Xun attira spécialement leur attention. En 1946, Henri Van Boven publie Histoire de la littérature chinoise moderne, aux Éditions Scheut. Dans cet ouvrage, il consacre à l’écrivain un chapitre intitulé LOU SIN 鲁迅, L’Homme et son oeuvre (Van Boven 1946 : 120-132). Au début de ce chapitre, il écrit :

La personnalité et l’activité de Lou Sin forment le point central de la littérature chinoise contemporaine, et par suite, méritent une étude plus approfondie et une place toute spéciale dans le travail qui nous occupe. Depuis plus de vingt ans tant d’ambiguïtés, de malentendus et de préjugés viennent défigurer sa personnalité, son caractère et son oeuvre qu’il est devenu bien difficile de l’apprécier à sa juste valeur, surtout si on veut tenir compte en même temps du milieu social, moral et intellectuel du Maître.

Van Boven 1946 : 120

En lisant ces quelques lignes, on ne peut qu’être frappé par la pertinence de Van Boven. Sur Lu Xun, tant d’ambiguïtés, de malentendus et de préjugés ! Pour Van Boven, Lu Xun est un grand Maître dont la personnalité et l’activité méritent une étude approfondie. Ayant pour objectif de faire comprendre Lu Xun, Van Boven essaya de tracer le parcours littéraire de l’écrivain et d’analyser les raisons pour lesquelles il a été au coeur des controverses et des polémiques en Chine. Les polémiques ou les controverses le visant se sont déroulées surtout sur le plan idéologique, et la question centrale était de savoir si Lu Xun était communiste ou non.

La même année, c’est-à-dire en 1946, Octave Brière consacra une étude à Lu Xun, publiée sous la forme d’un assez long article dans le Bulletin de l’Université L’Aurore sous le titre Un écrivain populaire : Lou Sin鲁迅 (1881-1936). Selon Brière, Lu Xun

[…] reste le maître incontesté que beaucoup de jeunes cherchent à imiter. Aucun écrivain actuellement vivant ne peut rivaliser avec lui d’influence ou de popularité. Cet homme, dont la personnalité domine la littérature moderne en Chine, a été tour à tour comparé à Voltaire, à Swift, à Tchekhov ; mais le plus souvent on lui décerne le titre de “Gorki de la Chine”, et c’est en effet l’épithète qui lui convient le mieux ; au surplus, Gorki était l’un des auteurs préférés de Lou Sin.

Brière 1946 : 51-52

Mais pourquoi cette influence immense ? Brière décrit deux figures de Lu Xun, lesquelles correspondent à deux tranches bien distinctes de sa carrière d’écrivain :

Sa carrière d’écrivain se partage en deux tranches très distinctes. Dans la première partie de sa vie, domine le conteur, le traducteur, celui qui croit en son art littéraire. Dans la seconde, au contraire, il professe le mépris pour la littérature et se cantonne dans l’essai, la polémique, la satire directe ; et son effort de traduction non ralenti se portera plutôt alors sur la théorie littéraire marxiste.

Brière 1946 : 52

Selon Brière, entre le Lu Xun qui croit dans la première partie de sa vie en son art littéraire et le Lu Xun qui professe dans la seconde partie de sa vie plutôt le mépris pour la littérature, on peut relever apparemment une contradiction. La mise en relief de cette scission entre Lu Xun littéraire et Lu Xun combattant exerça une influence non seulement sur la réception de Lu Xun en France, mais aussi, et surtout, sur la critique ultérieure sur l’écrivain.

Les travaux de Jean Monsterleet méritent une attention particulière. Dans son ouvrage Sommets de la littérature chinoise contemporaine, Jean Monsterleet consacre à Lu Xun un chapitre intitulé Lousiun (1881-1936)Le créateur d’ « Ah Q » (Monsterleet 1953 : 64-72) qui donne aux lecteurs français une idée pertinente sur l’opposition et la contradiction que Lu Xun a provoquées par son caractère, sa personnalité, ses activités et sa création à une époque de grandes mutations, de révolutions et de remous. Il s’efforce de faire état, avec un oeil critique, d’une figure de Lu Xun pas trop dénaturée politiquement. Selon lui, les vues de Lu Xun « nous paraissent bien souvent celles d’un primaire et nombre de ses écrits polémiques n’intéressent plus que la petite histoire, mais ses essais et ses contes offrent des modèles d’ironie d’une valeur incontestable et révèlent en Lousiun un maître de la satire » (Monsterleet 1953 : 65). Et c’est grâce à l’écrivain que « le peuple a conquis droit de cité dans la littérature chinoise » (Monsterleet 1953 : 65).

4.2. Lu Xun vu et interprété selon deux dimensions opposées : littéraire ou politisée

À partir des années 1960, avec les changements politiques qui se sont produits en Chine, la critique littéraire adopte un langage politico-idéologique, et la France connaît presque la même situation dans la présentation de Lu Xun.

Comme Jean Monsterleet l’avait indiqué avec clairvoyance en 1953, Lu Xun deviendrait bientôt le Gorki chinois que l’on respecte et vénère, et que l’on utilise aussi avec des objectifs différents (Monsterleet 1953 : 72). On accole à son nom des épithètes au superlatif. En France, parmi les chercheurs qui ont travaillé sur Lu Xun à partir des années 1970, nous voudrions prêter une attention particulière à trois noms : Michelle Loi, François Jullien et Pierre Ryckmans (Simon Leys).

Michelle Loi était, à l’époque, une militante maoïste. Elle a fait beaucoup d’efforts pour développer les études sur la littérature chinoise moderne, et en particulier celles sur Lu Xun. En juin 1970, elle a soutenu sa thèse de Doctorat d’État Roseaux sur le mur, les poètes occidentalistes chinois 1919-1949, dirigée par René Étiemble. Elle y consacre un chapitre à Lu Xun intitulé Luxun, le poète en prose. Naissance du réalisme socialiste. Elle s’est ensuite concentrée sur la traduction de Lu Xun et la critique sur l’écrivain. Pour elle, Lu Xun est incontestablement « le plus grand écrivain moderne ». Ses articles écrits au début des années 1970 affirment assez souvent sur un ton péremptoire : « Le plus grand écrivain de la Chine moderne est Lu Xun (Lou Sin) » (Loi 1972 : 28) ou « le plus grand écrivain de la Chine actuelle, c’est Luxun » (Loi 1973b : 94). Pour elle, ce n’est pas seulement une affirmation, mais une conviction. L’attitude de François Jullien est plus nuancée. Il écrit en 1976 dans sa préface à la version française de Fleurs du matin cueillies le soir :

Bien qu’il vécût au temps de l’Ancienne société et cessât son combat plus de dix ans avant la Libération, Luxun est reconnu par la Chine d’aujourd’hui comme son écrivain – comme l’écrivain par excellence ; c’est que de ses premières oeuvres jusqu’à sa mort – en 1936 – il mit continûment sa plume au service de ce même et unique dessein : l’avènement d’une Chine nouvelle. Depuis la Libération, chaque nouvelle étape de la Révolution « continue », « approfondie », revient à Luxun pour accentuer l’importance de son engagement. Le Président Mao a écrit de lui qu’il est le « Généralissime de la Révolution culturelle, non seulement comme écrivain mais aussi comme penseur et comme révolutionnaire » […].

Jullien 1976 : 10

« Lu Xun est reconnu par la Chine comme son écrivain », dit Jullien. L’usage du possessif « son » est significatif : Lu Xun est de la Chine, il est unique et exemplaire. Pour comprendre Lu Xun, il faudrait pénétrer dans l’histoire chinoise, dans le temps de Lu Xun, et dans la culture chinoise. François Jullien invite les lecteurs à lire les oeuvres de Lu Xun. Dans l’ensemble, son opinion sur Lu Xun se montre moins catégorique que celle de Michelle Loi. Il a même omis l’adjectif « grand » dans l’éloge dont le président Mao fit de Lu Xun, et auquel il fait référence.

Mais contrairement à François Jullien, Michelle Loi a plusieurs fois cité dans ses travaux cet « éloge que fit Mao Zedong en 1940 (Sur la démocratie nouvelle) » :

Luxun est le généralissime de la révolution culturelle chinoise ; il est non seulement un grand écrivain, mais encore un grand penseur et un grand révolutionnaire. Luxun est un homme d’une fierté inflexible, sans une ombre de servilité ou d’obséquiosité, et c’est là la qualité la plus précieuse pour le peuple d’un pays colonisé ou semi-colonisé. Luxun, qui représente sur le front culturel l’écrasante majorité du peuple, est le héros national le plus lucide, le plus courageux, le plus ferme, le plus loyal et le plus ardent qui ait jamais livré assaut aux positions ennemies. La voie suivie par Luxun est celle de la nouvelle culture du peuple chinois.

Loi 1973b : 94-95

Cette citation du président Mao doit être prise en considération, au moins pour deux raisons : d’abord, parce qu’en Chine, cette citation qui représentait l’idéologie dominante dans le milieu littéraire a beaucoup influencé ou même guidé la critique et les études sur Lu Xun, ce qui a déterminé dans une grande partie une réception politico-idéologique de l’écrivain ; ensuite, parce qu’en France, cette citation a été employée, surtout dans les années 1970, par les uns comme une approche idéologique pour présenter Lu Xun aux lecteurs français, par d’autres comme une vérité absolue, ou encore comme un exemple servant à expliquer la « canonisation » de Lu Xun en Chine. Pierre Ryckmans fait, lui aussi, référence à cet éloge :

[…] Lu Xun est le plus grandiose et le plus brave de tous les porte-drapeaux de la nouvelle culture ; Lu Xun est le généralissime de la révolution culturelle chinoise ; il est non seulement un grandiose homme de lettres, mais encore un grandiose penseur et un grandiose révolutionnaire […] Lu Xun est le héros national le plus lucide, le plus courageux, le plus ferme et le plus ardent qui ait jamais livré assaut aux positions ennemies.

Ryckmans 1975 : 9-10

Ainsi, François Jullien, Michelle Loi et Pierre Ryckmans utilisèrent tous cet éloge. Mais la comparaison de leurs « citations » révèle des divergences : sur le plan lexical – certains mots ne sont pas repris à l’identique –, et sur le mode de citation – on cite le même éloge, mais de façon différente. François Jullien n’a pas cité l’éloge fidèlement. Il a mis entre guillemets les extraits de la parole du président Mao, mais sa traduction n’est pas fidèle au texte original, parce qu’il a omis un terme qui est fondamental – grand. De plus, il a évité de citer les autres phrases contenant plusieurs superlatifs. Par contre, du point de vue de la traduction, Michelle Loi a fait preuve d’une fidélité exemplaire, et la citation est complète et fiable. Dans le passage cité par Pierre Ryckmans, nous voudrions remarquer deux points qui nous paraissent significatifs : premièrement, il a traduit le mot 伟大 par grandiose, et non par grand ; deuxièmement, il a sauté quelques phrases importantes sur « la qualité » de Lu Xun, telle que « la qualité la plus précieuse pour le peuple d’un pays colonisé ou semi-colonisé », en abandonnant les termes superlatifs. Ces différences laissent entrevoir des divergences d’attitude envers la parole du président Mao. Les intentions sous-jacentes à la citation par ces trois sinologues nous paraissent aussi distinctes, ce qui pourrait être motivé par leur attitude à l’égard de Lu Xun et leur interprétation personnelle de l’homme et de son oeuvre.

De fait, François Jullien paraît avoir intentionnellement omis le terme grand et les superlatifs en présentant Lu Xun, sans doute parce qu’il ne voulait pas s’enliser dans la répétition des mêmes formules, même si la citation du président Mao était incontournable dans le discours critique sur l’écrivain en Chine comme en France à cette époque. Relevant cette répétition, cette uniformisation, et en évoquant les dangers, il écrit en 1978 :

Or il s’avère que dans le système idéologique de la Chine actuelle, « Luxun », comme objet du discours, outrepasse le domaine d’une oeuvre et de son auteur, il s’agit là d’un noeud idéologique essentiel qui possède une configuration originale et un fonctionnement propre.

Les différents discours qui sont tressés aujourd’hui autour de ce Classique qu’est devenu Luxun frapperont d’abord le lecteur occidental par leur similitude : les mêmes citations, la répétition des mêmes formules et souvent les mêmes exemples. Il me semble néanmoins que si « Luxun » s’est vu constitué progressivement en une thématique définie et bloquée, il a aussi pu servir d’enjeu pour des discours différents, voire même adverses.

Jullien 1978b : 15

Il est vrai qu’après la Libération en Chine, Lu Xun a servi pendant longtemps de modèle idéologique. François Jullien fut l’un des premiers chercheurs français qui aient pris conscience du changement possible de l’usage uniquement idéologique que l’on faisait de Lu Xun. Pierre Ryckmans en est un autre, mais avec un objectif différent. Dans sa citation de l’éloge du président Mao, on peut percevoir un ton ironique et une intention de le tourner en dérision. En effet, il cite un passage extrait de La démocratie nouvelle de Mao Zedong (1940/1955)[16] pour expliquer comment Lu Xun a été « canonisé » :

Cette entreprise de canonisation a commencé il y a plus de trente ans avec un célèbre passage de La Démocratie nouvelle de Mao Zedong – passage tellement truffé de superlatifs qu’il rappelle d’ailleurs curieusement la prose de Lin Biao et les éloges que « le Plus Intime Compagnon d’Armes » avait coutume de confectionner pour le « Grandiose Timonier, Grandiose Leader, Grandiose Général-en-chef et Grandiose Maître à penser, Soleil rouge, suprêmement rouge qui éclaire tous les coeurs » – […].

Ryckmans 1975 : 9

Tout de suite après ce passage, Pierre Ryckmans cite l’éloge de Mao à l’égard de Lu Xun. Il a ainsi fait d’une pierre deux coups : l’éloge du président Mao et l’image de Lu Xun « canonisé » sont tournés en dérision simultanément. En réalité, l’objectif de Pierre Ryckmans est de critiquer le culte de Lu Xun en Chine, mais aussi en France à l’époque. Selon lui, ce culte a justement commencé par cet éloge et, après la Libération, l’écrivain a été peu à peu « canonisé » et même « déifié » par le pouvoir maoïste :

Après la Libération, pour parachever le succès de cette opération d’annexion et de neutralisation du grand écrivain, le pouvoir maoïste confia le monopole du culte de Lu Xun à ses anciens ennemis (Zhou Yang et consorts) cependant que ses amis, confidents, disciples et héritiers spirituels se voyaient impitoyablement purgés les uns après les autres (Hu Feng, Feng Xuefeng, Xiao Jun, Huang Yuan, etc.), et leurs souvenirs et témoignages sur Lu Xun ainsi que la correspondance qu’ils avaient échangée avec lui, étaient définitivement retirés de la circulation.

Ryckmans 1975 : 13-14

Le ton est de toute évidence critique. Le « culte officiel » de Lu Xun est accompagné d’une purification « impitoyable ». Et ce culte serait donc celui d’utiliser Lu Xun à des fins politico-idéologiques :

La « Révolution culturelle » vint ouvrir un nouveau chapitre dans les métamorphoses du culte de Lu Xun. […]

C’est ainsi qu’à trente ans de distance, l’affaire Lu Xun fournit un prétexte en or pour épurer le département de la Propagande dont la direction se trouvait, par la force des choses, composée en bonne partie de ces Commissaires qui, en 1936, avaient persécuté Lu Xun sur ordre du Parti.

Ryckmans 1975 : 14-15

Apparemment, Lu Xun ne serait qu’un instrument idéologique ou qu’un instrument de l’épuration. Pierre Ryckmans a voulu, d’une part, expliquer que Lu Xun a été « canonisé » pour des raisons politiques et idéologiques et, d’autre part, montrer que l’engagement politique de Lu Xun et sa passion pour la polémique ont abouti à une stérilité de la création littéraire :

Mais quels qu’aient pu être ses motifs, en troquant l’introspection créatrice et le « spleen » fécond de l’artiste pour l’engagement politique et les servitudes du polémiste, en tournant le dos aux sources nocturnes et fécondes de l’enfance, des songes et de l’inconscient (dont s’est nourrie sa Mauvaise herbe) pour affronter le plein soleil des places publiques, il s’est condamné à une relative stérilité […].

Ryckmans 1975 : 24-25

Sans entrer en détail dans l’analyse précise de La mauvaise herbe faite par Pierre Ryckmans, attirons surtout l’attention sur un point essentiel : pour cet auteur, La mauvaise herbe est une des plus grandes oeuvres (Errances aussi) de Lu Xun – une oeuvre conçue « à un moment où son engagement politique avait été minimal et sa liberté créatrice maximale » (Ryckmans 1975 : 25) ; et « dans les plates-bandes officielles, La mauvaise herbe demeurera toujours comme défi pour les jardiniers totalitaires » (Ryckmans 1975 : 51). Ainsi, Pierre Ryckmans lança un défi à tous ceux qui croyaient sincèrement à la Révolution culturelle chinoise et à la grandeur de Lu Xun : un défi double, dénoncer les « jardiniers totalitaires » (c’est-à-dire le régime communiste chinois) et affaiblir la valeur des oeuvres de Lu Xun qui ont été créées après La mauvaise herbe.

Michelle Loi fut la première à relever ce défi qu’elle jugeait mal intentionné :

Le polémiste malhonnête qu’est Simon Ryckmans [sic] choisit donc de comprendre herbes « sauvages » par « mauvaises » herbes uniquement parce qu’il a l’intention de les faire pousser dans les « plates-bandes » du Parti communiste chinois – un parti monolithique et éternellement soumis à l’unique Mao – et par là même : 1. Il occulte le sens et la beauté de la parabole des herbes sauvages dans l’oeuvre de Luxun ; 2. Il fait passer la lutte qu’il menait alors contre l’aile droite du Guomindang pour une lutte contre le PCC.

Loi 1975 : 7-8

Pour Michelle Loi, Yecao (野草) ne signifie pas en français mauvaise herbe, mais herbes sauvages. Le titre de l’oeuvre Yecao doit être donc traduit par Les herbes sauvages, d’autant plus qu’il a un sens métaphorique :

Dans les Herbes sauvages et dans les autres textes de cette époque, ces herbes rares et écrasées, ce sont les écrivains, tels ceux des Herbes rases (Qiancao) à qui le Guomindang alors au pouvoir permet de moins en moins de s’exprimer. La grandeur de Luxun dans les Herbes sauvages, c’est d’avoir déjà deviné et de dénoncer dans le Guomindang encore allié aux communistes les oppresseurs et les bourreaux qui vont montrer leur vrai visage en 1927. Pourquoi Leys ne le dit-il pas ? C’est qu’il y a de sa part une volonté de confusion entre le Guomindang (le Guomindang corrompu et fascisant que dénonce Luxun, pas le Guomindang actuel qui partage les sentiments et la lutte de Leys contre la Chine communiste) et le PCC. Il veut qu’on croie que ceux que fustige Luxun, ce sont les cadres du PCC parce qu’il veut qu’on comprenne que le « désespoir » de Luxun, c’est de voir la Chine aux mains des communistes, lesquels, en fait, sont alors menacés, comme Luxun et tous les progressistes.

Loi 1975 : 8-9

Après avoir exprimé son interprétation de la volonté et de l’intention politique que Pierre Ryckmans aurait nourries, Michelle Loi livre une « exégèse » vitriolique de ses écrits :

Nous sommes reconnaissants à Pierre Leys [sic] de nous avoir défini sans ambiguïté le Luxun qu’il aime et qu’il se rêve : « une conscience déchirée de contradictions, rongée de doutes, fascinée par la tentation du néant et le vertige du désespoir, irréductiblement individualiste et indépendante » (p. 8). On ne peut pas l’accuser d’avoir projeté là sa propre image vu qu’une telle conscience n’a certainement rien à voir avec la quiétude douillette où baigne celle de Simon. […] Je conseille vivement au lecteur de la préface à La mauvaise herbe de ne pas sauter les pages 24 et suivantes qui développent remarquablement tous les grands beaux thèmes de l’individualisme bourgeois : la grandeur de cette oeuvre de Luxun, c’est qu’elle représente l’« engagement politique […] minimal et [la] liberté créatrice maximale ». Le Luxun d’après, ça n’existe pas : il n’est plus capable d’employer « les zones obscures du Moi », il a bêtement troqué « le « spleen » fécond de l’artiste pour l’engagement politique et les servitudes du polémiste »… (j’en passe, la broderie est trop chargée), « il s’est condamné [à la] stérilité » en affrontant « le plein soleil des places publiques ». Bref cette décrépitude est consommée en 1932, où il a « renoncé à la création littéraire pour se consacrer exclusivement à l’essai polémique ». Sic ! On ne peut pas mieux montrer, plus que le bout de l’oreille, une oreille tout entière et le coeur et le corps de l’« humaniste » bourgeois, entêté (et intéressé) à opposer l’artiste et le politique, le moi et les masses, la « liberté » de « l’artiste-moi » toujours menacée par la « politique-dictature des masses », car la « politique-dictature de la bourgeoisie », on voudrait faire croire qu’elle n’existe pas, on en parle d’autant moins que mieux on la sert.

Loi 1975 : 11-12

Le ton de Michelle Loi est aussi satirique que violent et reflète l’opposition fondamentale entre elle-même et Pierre Ryckmans. Michelle Loi défend Lu Xun au nom de la politique pour justifier les grandes valeurs de la création du Lu Xun polémiste : dans les années de révolution et de mutation, la grandeur de Lu Xun réside justement dans la lutte qu’il menait contre ceux qui étouffaient la liberté de la pensée et de l’esprit. Selon Loi :

[…] Or, toute l’oeuvre de Luxun postérieure à 1927, le moment où il a commencé à se donner une formation marxiste, n’est qu’un fer de lance gigantesque dirigé contre ces gens-là qui lui refusent la qualité d’écrivain parce qu’il joue un rôle politique éminent dans le développement de la lutte idéologique, c’est-à-dire, en fait, parce qu’il fait une politique qui contre la leur, parce qu’il les gêne, parce qu’il a délibérément « porté le scalpel » dans le « moi je » de l’écrivain d’origine petite bourgeoise qu’il se trouve être, pour mettre sa confiance dans le prolétariat.

Loi 1975 : 12

Cette opposition de points de vue entre les deux sinologues montre combien l’interprétation de Lu Xun a été influencée par la position politique et idéologique ouverte ou voilée. D’un côté, Pierre Ryckmans désavoue Lu Xun pour dire que la création de Lu Xun postérieure à La mauvaise herbe est condamnée à la stérilité et n’aurait qu’une valeur politique, et serait donc sans valeur littéraire. De l’autre, Michelle Loi défend fermement Lu Xun tout en exprimant sa position militante et pro-chinoise, Pierre Ryckmans paraissant, selon nous, voiler son intention politique par l’écran de la littérature.

Trente ans sont passés, la polémique entre Michelle Loi et Pierre Ryckmans pourrait paraître close. Mais loin de là. D’une part, cette polémique a témoigné de l’interprétation politisée de l’écrivain, ce qui a beaucoup influencé la réception ultérieure de Lu Xun en France ; d’autre part, les questions fondamentales qu’elle a soulevées demeurent encore : qui est Lu Xun ? Un Lu Xun révolutionnaire, un Lu Xun écrivain ou un Lu Xun polémiste ? Où réside la grandeur de Lu Xun ? Avec le temps, les réponses à ces questions pourraient bien varier. En effet, après la Révolution culturelle chinoise, la Chine ouvre peu à peu sa porte vers l’extérieur. L’ouverture et la réforme ont été accompagnées par un mouvement d’émancipation de pensées. L’interprétation de Lu Xun en Chine est sortie de ses ornières politico-idéologiques. De nombreuses approches ont été adoptées par les critiques chinois pour nous montrer un Lu Xun plus complexe et plus riche. Pour les critiques français, ce changement de situation et de discours critiques sur l’écrivain était incontournable. De leur côté, ils essayent aussi de suivre ce changement afin de réfléchir rétrospectivement sur les études menées sur Lu Xun et d’ouvrir de nouvelles voies qui mènent à une meilleure compréhension de l’écrivain.

5. Un chemin qui se prolonge pour faire parler Lu Xun lui-même par son oeuvre

Michelle Loi (1975 : 12) se serait rendu compte que, pour le public français, la polémique n’aurait pas suffi à faire comprendre le Lu Xun qu’on avait peine à « séparer du politique ». Au fur et à mesure des changements politiques, culturels et économiques survenus en Chine, elle a pris conscience qu’il était important de « faire parler le (Lu Xun) lui-même » (Loi 1975 : 12). Or pour faire parler Lu Xun lui-même et « apporter enfin la vérité », une condition préalable est pour Michelle Loi (1981 : 22) « de faire connaître le plus tôt possible la totalité de l’oeuvre de Luxun ». Elle croit toujours que « le plus court chemin pour aller en Chine, c’est Luxun ». « Partant de lui, en effet, il y a beaucoup de choses que nous aurions mieux comprises et plus tôt » (Loi 1981 : 22). Poussée justement par ce désir d’apporter la vérité, Michelle Loi s’est rendu compte de l’importance de la traduction des oeuvres complètes de Lu Xun. L’objectif est bien clair : par les efforts de traduction et les études sur Lu Xun, elle voudrait ouvrir de nouvelles possibilités de mieux faire comprendre Lu Xun aux lecteurs français. D’où est né le projet de groupe consacré à la traduction et à l’étude de l’oeuvre de Lu Xun, le groupe Luxun.

Ce groupe a été fondé au milieu des années 1970 par Michelle Loi, alors professeur à l’Université de Paris VIII (Vincennes) et Robert Ruhlmann, directeur des études à l’INALCO (Université de Paris III) ; il a réuni, avec leurs fondateurs, une vingtaine de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants des Universités de Paris VIII, Paris III et Paris VII ainsi que des chercheurs indépendants, dont François Jullien, Joël Bellassen et Li Tche-houa.

En réalité, dans les années 1970, Michelle Loi avait déjà nourri le désir de faire connaître aux Français et aux francophones le plus grand écrivain chinois moderne. Avec l’application en Chine de la politique d’ouverture et de réforme, elle avait pris conscience de l’évolution de la situation politique, culturelle et littéraire en Chine. Cette évolution a ouvert en effet de nouveaux horizons, la possibilité de nouer des contacts directs avec les universitaires, les chercheurs et les éditeurs chinois pour mener à bien le projet de traductions et d’études de l’oeuvre de Lu Xun. Le groupe Luxun, qui dépendait du Centre de recherches de l’Université de Paris VIII, s’est efforcé, d’une part, de constituer peu à peu un « corpus » en langue française des oeuvres complètes de Lu Xun, de publier parallèlement des recueils de nouvelles ou d’essais dans le but de faire connaître Lu Xun au grand public, et, d’autre part, de réunir la force des chercheurs chinois sur l’oeuvre de Lu Xun et des spécialistes chinois de langue et de littérature françaises, qui se sont en effet joints au groupe pour accélérer la réalisation du projet que le groupe Luxun s’est fixé.

Une telle entreprise a bénéficié en effet d’un large soutien de la part des spécialistes et des chercheurs chinois. Dans les documents qu’on a pu retrouver dans les archives de Michelle Loi (Bibliothèque municipale de Lyon)[17], un rapport de mission rédigé par Chantal Séguy a attiré notre attention[18]. Chantal Séguy, alors titulaire d’un DEA de l’Université de Paris VIII et membre du groupe Luxun, avait obtenu une aide aux jeunes chercheurs sur l’Asie culturelle, et parmi les 11 récipiendaires de cette aide, elle était la seule à être allée en Chine continentale, pour le projet Luxun.

Cette mission, mise en place par Michelle Loi et Robert Ruhlmann, est en fait importante : elle témoigne des efforts conjoints dans la traduction de l’oeuvre de Lu Xun, et surtout de la participation des spécialistes et des experts chinois à cette entreprise. Les discussions avec les spécialistes de Beijing ainsi que leur « aide attentive et dévouée » sont précieuses dans le travail de mise au point de la traduction de La Tombe, version française du premier recueil des oeuvres complètes de Lu Xun (Loi 1981 : 15).

La traduction et l’étude de l’oeuvre de Lu Xun sont une entreprise immense et difficile. Parfaitement conscients des difficultés que cette tâche pourrait soulever, les responsables du groupe Luxun, Michelle Loi et Robert Ruhlmann, ont essayé surtout d’associer à ce travail la force des établissements de recherche chinois ainsi que les chercheurs et traducteurs chinois de Lu Xun.

Pour soutenir ce projet de traduction, de nombreux spécialistes de langue et de littérature françaises répondirent à l’initiative de Michelle Loi. Ainsi, en 1983, à l’Université Fudan, fut créé « un groupe d’études et de traduction des oeuvres de Lu Xun »[19] qui était en relation directe avec elle et qui travaillait sur les textes que cette dernière leur demandait de traduire, pendant qu’elle cherchait très activement à prendre contact avec les éditeurs chinois, afin d’obtenir leur soutien pour la traduction des oeuvres de Lu Xun. Le 25 avril 1984, elle rédigea le projet d’accord entre le groupe Luxun du Centre de recherches de l’Université de Paris VIII et les Éditions de la Littérature du Peuple[20]. Quatre mois plus tard, l’accord fut signé entre les Éditions de la Littérature du Peuple et le groupe Luxun du Centre de recherches de l’Université de Paris VIII. Cet accord témoigne de la volonté de contribution aux échanges culturels par l’entremise de la traduction, et aussi de l’intention d’assurer une bonne qualité de traduction. Pour montrer ces efforts de coopération, remarquons aussi qu’en 1984, le groupe Luxun de l’Université de Paris VIII et le groupe d’études et de traduction des oeuvres de Lu Xun de la section française de l’Université Fudan signèrent aussi une convention de coopération – démarche sans précédent dans l’histoire de la traduction de la littérature chinoise moderne en France.

Les activités du groupe Luxun dirigé par Michelle Loi ne se sont pas limitées à la traduction. Pour faire connaître Lu Xun aux Français et aux francophones, ce groupe participa activement à toutes les manifestations organisées autour de l’oeuvre et de la vie de l’écrivain (colloques, expositions, conférences, etc.). Ainsi, à l’occasion du centenaire de la naissance de Lu Xun, le groupe Luxun organisa une soirée commémorative, sur l’initiative de sa directrice, au Centre culturel Georges Pompidou avec le concours des établissements et des institutions suivants : le ministère des Relations extérieures, le ministère de la Culture, le Service culturel de l’Ambassade de la République populaire de Chine en France, l’Association des Amitiés franco-chinoises, les éditions Acropole et la librairie Phénix. À cette activité commémorative sont venus spécialement des spécialistes de l’oeuvre de Lu Xun, comme Chen Yong, de Beijing, Anna Bujatti, de Rome et Wolfgang Kubin, de Berlin-Ouest.

Malgré tous ces efforts, le groupe Luxun rencontra des difficultés pour la publication des oeuvres de l’écrivain en France. En 1985, Michelle Loi rédigea un rapport de travail, dans lequel elle évoqua surtout ces difficultés :

Après la publication de plusieurs recueils, de façon non suivie et chez des éditeurs divers, nous avons publié en 1981 le premier recueil intégral, correspondant au premier recueil du premier volume des Oeuvres complètes de Luxun, La Tombe, aux éditions Acropole et sous l’égide de l’UNESCO. Le recueil qui fut prêt pour l’édition après celui-là a reçu aussi une aide de l’UNESCO, mais attend chez l’éditeur depuis quatre ans. Un autre ouvrage intégral, actuellement presque achevé a obtenu une aide du C.N.L., risque d’attendre à son tour au moins aussi longtemps et a fortiori ceux qui, avec l’aide de nos collègues chinois, seront prêts fin 85 ou 86, si nous n’arrivons pas à trouver un éditeur solide ou des moyens d’édition d’une autre formule. Nous poursuivons actuellement le travail, pour le confier au moins à la « mémoire » de nos machines.

Loi 1985[21]

De fait, Michelle Loi fit beaucoup d’efforts pour que divers éditeurs publient Lu Xun. Le 11 novembre 1992, elle écrit à un éditeur (nous pensons que le destinataire de cette lettre était Albin Michel) pour essayer de le convaincre de publier Les deux Coeurs et Cris dans une même collection[22]. Dans cette lettre, Michelle Loi insistait sur l’importance d’une présentation systématique de Lu Xun, qui, selon elle, est un très grand écrivain, mais encore mal connu : en France, on n’a pas suffisamment pris conscience de la richesse de son oeuvre avec la profondeur de sa pensée et la diversité de ses techniques littéraires. Elle demanda à l’éditeur de faire tomber la barrière injustifiée dressée traditionnellement en France entre les lecteurs de fiction et les lecteurs d’essais. En fait, cette barrière entre les deux catégories de lecteurs et le « manque d’actualité » de l’oeuvre constituèrent, pour l’éditeur, les deux raisons principales de son hésitation.

Quelques années plus tard, quand Michelle Loi proposa aux éditions Hachette Littérature de publier deux recueils de nouvelles et d’essais de Lu Xun, elle reçut une réponse déclinant sa proposition :

Avec regret, je ne pense pas que nous puissions donner une suite favorable à ce projet. Ces essais et articles sont tout à fait intéressants, mais pour un public de non-spécialistes, ils demanderaient des notes fort abondantes, voire une solide [culture ?] historique, ce qui n’est pas exactement le type de projet que nous souhaitons engager[23].

C’est encore au nom du public que l’éditeur donne une suite défavorable au projet de Michelle Loi. Malgré l’intérêt et la grande qualité des nouvelles et des essais, les difficultés qu’ils soulèveraient pour un public non spécialiste font que l’éditeur déclina ce projet. Grâce à cette correspondance, on constate que la réception de Lu Xun en France est difficile. Mais grâce aux efforts des traducteurs, des chercheurs français et chinois et en particulier à ceux du groupe Luxun, la plupart des oeuvres importantes de l’écrivain ont été traduites en français. Les lecteurs français spécialistes ou non spécialistes ont pu découvrir plus ou moins Lu Xun et, à travers lui, comprendre mieux le chemin que la Chine moderne a traversé.

Les difficultés de la traduction et de la publication de Lu Xun montrent aussi que la réception d’un auteur dépend dans une large mesure du besoin du pays récepteur et du discours critique sur cet auteur, et que ce chemin est long. Après la disparition de Michelle Loi, la nouvelle génération continue à traduire Lu Xun, à l’interpréter, et à le faire comprendre au lectorat francophone. Dans le nouveau siècle, les échanges de plus en plus nombreux entre la Chine et la France ont favorisé la traduction, et en 2004, à l’occasion de l’Année de la Chine en France, huit traductions de l’écrivain ont vu le jour, parmi lesquelles le travail de Sebastian Veg mérite une attention particulière. Ce dernier a voulu proposer une interprétation personnelle de Lu Xun. Pourtant, on regrette que cette nouvelle édition d’Errances, « par ailleurs très riche, stimulante et bien documentée, en accentuant de manière parfois caricaturale le rôle de tribune qu’ont pu jouer ses textes, fasse peu, en définitive, pour corriger “l’image idéologique” du grand écrivain » (Rabut 2005 : 4).

6. Conclusion

La traduction est une voie qui devrait s’ouvrir aux échanges libéraux et mutuels dans le champ culturel et littéraire mondial, et elle a pour objectif idéal d’établir le rapport dialogique et respectif entre le proche et le lointain, entre le propre et l’étranger. Pourtant, dans le champ réel de la traduction qui est fort complexe, le rapport à l’étranger n’est pas toujours teinté d’ouverture, d’accueil fidèle ou respectueux ; il existe aussi le refus, la méconnaissance ou l’annexion défigurante (Berman 1984 : 104). Dans le champ de traduction français, la littérature chinoise moderne rencontre de nombreux obstacles. Mais dans l’ensemble, le sol français n’est pas entièrement fermé à ce qui est autre et étranger, encore moins à la Chine, qui a derrière elle une histoire plusieurs fois millénaire et possède une riche culture. Ainsi la littérature chinoise moderne a-t-elle attiré tout de même le regard français. Cette littérature, liée étroitement au processus de la modernisation chinoise et aux révolutions qui se sont succédé durant la première moitié du siècle dernier, a servi de miroir aux Français pour saisir l’image et les valeurs de la Chine révolutionnaire. La traduction de Lu Xun en est un cas bien significatif et représentatif. Elle montre que la traduction se voit contrainte par de nombreux facteurs, comme le contexte socioculturel, qui détermine dans une large mesure le choix des oeuvres à traduire ; les intentions du traducteur, qui agissent sur le choix ; la stratégie et les manières d’interpréter et, surtout, l’idéologie, qui modèle la réception et la traduction.