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Études françaises : Vous faisiez partie, avec Georges-André Vachon qui le présidait, Paul-Marie Lapointe et Naïm Kattan, du jury qui a attribué le prix de la revue Études françaises à L’homme rapaillé de Gaston Miron en 1970. Mais le premier texte critique qui reconnaît la poésie de Miron est sans doute la conférence que vous prononcez le 10 février 1966, à l’Université de Montréal, dans le cadre des Conférences J.-A. DeSève, « Miron le magnifique ». Vous êtes alors professeur à l’Institut d’études médiévales et vous êtes aussi un poète connu, vous avez déjà publié Mémoire en 1965, tandis que les poèmes de Gaston Miron n’ont encore paru que dans des revues.

Jacques Brault : Sur le titre de cette conférence, même s’il est vrai, comme le dit Pierre Nepveu dans sa biographie de Miron, que « le qualificatif “magnifique”, qui apparaît dans le poème Foyer naturel (« moi le noir/moi le forcené/magnifique »), le conférencier l’a trouvé dans une note récente de Miron qu’il s’est empressé de recopier[1] », j’avais déjà choisi ce titre. J’avais d’ailleurs dû me battre un peu avec André Bachand[2] qui s’occupait du financement des Conférences J.-A. DeSève et qui, avec toute son urbanité et sa diplomatie, se demandait, au contraire de Danielle Ros[3], la directrice des PUM qui l’acceptait tout à fait, si cet adjectif n’était pas un peu excessif, mais j’ai tenu bon. Or ce titre me venait des surréalistes qui surnommaient ainsi « Saint-Pol-Roux le magnifique[4] », le poète breton qu’ils admiraient. Je l’avais dit à Gaston Miron qui, à sa manière, m’avait répondu en m’envoyant cette note citée par Pierre Nepveu :

Magnifique : comme un sportif dont on dit qu’il a fourni un effort magnifique, même s’il est vaincu. Un magnifique effort. C’est cela, pour moi, être magnifique (dans mon poème). C’est aussi me tenir en forme […], en cette forme qui harcèle les confins de la résistance et de la découverte humaines, toujours plus poussées[5]

J’ai été d’accord, bien sûr, et j’ai placé les vers du poème « Foyer naturel » en épigraphe de mon texte. C’est un petit détail, mais je le signale pour éclairer la réaction de Miron. À l’époque, il m’envoyait des textes, mais, lors de la publication de L’homme rapaillé pour le prix de la revue Études françaises, ce n’était pas moi le maître d’oeuvre, je servais d’intermédiaire. Au colloque de 1970 organisé par La Barre du jour[6], on a parlé d’« un livre consenti par Miron », c’était injuste et ce n’était pas exact. Gaston Miron est resté le maître d’oeuvre de son livre. Il ne se serait pas laissé imposer des choses qu’il ne voulait pas.

C’est Georges-André Vachon qui a eu l’idée d’inclure les textes en prose dans le livre, pour des raisons d’édition, pour faire un volume un peu plus substantiel en termes de quantité, comme le souhaitait aussi Danielle Ros. Nous en avions également discuté avec Paul-Marie Lapointe et Naïm Kattan. Il fallait qu’il y ait une certaine harmonie quantitative avec le livre du lauréat précédent, le roman de Kourouma[7]. Georges-André Vachon trouvait que, du point de vue de l’édition — même s’il n’était pas éditeur —, le livre avec les seuls poèmes serait un peu mince… Georges-André Vachon pouvait être un peu carré quand il s’exprimait avec conviction. J’aimais bien sa manière, on savait ce qu’il pensait, même quand il se trompait, on pouvait discuter avec lui. C’est ainsi que L’homme rapaillé est un livre double. Mais dans l’optique de Miron qui a sans cesse été consulté. Il était d’accord avec la structure du livre et, en effet, la présence des textes en prose est intéressante parce que c’est tout Gaston Miron qui se trouve réuni : l’homme, l’écrivain, le poète. Ainsi le texte « Le poème et le non-poème » éclaire les poèmes. Georges-André Vachon a mis en ordre les proses et a soumis le projet à Gaston Miron qui a retiré un texte et en a ajouté un autre. Tout cela pour rappeler que, surtout quand il s’agissait de ses textes, Gaston Miron ne se laissait pas imposer quoi que ce soit.

Études françaises : Comment avez-vous connu Gaston Miron ?

Jacques Brault : Je l’ai connu en 1957. J’avais fait paraître, avec deux amis, Richard Pérusse et Claude Mathieu, un petit livre qui s’intitulait Trinôme[8], des poèmes de jeunesse qu’on avait publiés à compte d’auteur, écrits quand j’avais dix-sept, dix-huit ans. Or Gaston Miron qui, déjà, suivait tout ce qui se publiait, avait lu le recueil qui lui paraissait « curieux », comme il disait. Il m’a donc téléphoné parce qu’il organisait à ce moment-là, avec les Éditions de l’Hexagone, la première Rencontre internationale des écrivains, qui s’appelait alors la « Rencontre des poètes ». C’était à l’automne 1957. La rencontre[9] a eu lieu à Québec, au Manoir Montmorency, il voulait que j’y participe. J’y suis donc allé, je n’étais personne à l’époque. Je l’avais rencontré peu auparavant pour en discuter, dans un café, boulevard Saint-Laurent, près de la Petite Europe. C’était un petit monde. Les gens prenaient des poses, on jouait un peu à l’existentialisme de Saint-Germain-des-Prés…

Par la suite, nous avons gardé le contact. Aussi quand Gaston Miron est arrivé à Paris en 1959, où j’étais déjà installé comme étudiant depuis l’automne 1958, à la Cité universitaire, nous nous sommes revus. Il lisait beaucoup. Par exemple, il me cassait les pieds avec Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre. Moi, je ne l’avais pas encore vraiment lu, mais j’avais trouvé sur les quais un exemplaire pas cher, je me suis mis à le lire de A à Z, à l’annoter. Ensuite, j’en ai discuté avec Gaston Miron, sur des points précis, et j’ai fini par lui dire : « Tu ne l’as pas vraiment lu. » Il s’est mis à rire et il en a convenu. Un ou deux mois plus tard, nous en avons reparlé et j’ai pu voir que cette fois il l’avait lu attentivement. S’il lui arrivait parfois de survoler des livres, on le savait, mais, quand le sujet lui tenait à coeur, c’était un lecteur très, très attentif. Après, nous avons continué à nous voir à Montréal.

Études françaises : Pourquoi aviez-vous choisi de parler de Miron pour cette conférence ?

Jacques Brault : Parce que ça s’imposait. Oui, Gaston Miron était connu dans de petits milieux et déjà, sa légende existait : ah oui, disait-on, Miron écrit des poèmes mais il les cache. Il prétendait qu’il n’écrivait pas, mais il arrivait souvent avec un nouveau poème : « J’en ai un autre, là… Qu’est-ce que tu en penses ? » Il m’avait passé quelques papiers et je voulais essayer de faire le point sur ses textes. C’était un peu prétentieux de ma part, parce que je n’avais pas toute la documentation. Miron avait une espèce de cantine, pleine de paperasses toutes à l’envers… Il m’avait donné des dates pour certains textes, mais je lui disais : « Gaston, tu triches, tel texte, tu m’en avais parlé avant… »

Études françaises : Votre texte « Miron le magnifique » lui confère en quelque sorte le statut de poète. C’est donc le geste d’un poète ami, d’un camarade, qui en reconnaît un autre ?

Jacques Brault : Oui. Moi, je croyais au dialogue avec les écrivains. Et j’étais heureux d’en trouver la possibilité chez nous. Miron faisait partie de mon entourage…

Études françaises : Des « gens de votre quartier[10] » ?

Jacques Brault : En effet, je n’ai pas exagéré en m’exprimant ainsi… Ces poètes m’étaient vraiment proches. Je me promenais en Nouvelle-Angleterre avec Madeleine, c’était l’automne et je me disais : « Ce sont les ciels de Cumming. » J’allais en Touraine et c’était le monde du premier Balzac, et Nerval, bien sûr… C’est même géographique : la Nervalie existe, je l’ai parcourue. Et Saint-Denys Garneau que j’ai lu quand j’avais 16 ans… Au Collège Sainte-Marie, pour le 10e anniversaire de sa mort en 1953, nous avions organisé une « Soirée Saint-Denys Garneau », les Jésuites se demandaient un peu ce que nous voulions faire, mais ils nous avaient prêté une salle. Les parents de Saint-Denys Garneau étaient présents, ainsi que Gilles Marcotte qui était journaliste au Devoir à ce moment-là. On avait mobilisé Jean Le Moyne et Robert Élie. Cette proximité de la poésie était tout à fait naturelle.

Études françaises : C’est dans cet esprit que « Miron le magnifique » a été écrit ?

Jacques Brault : Oui, exactement.

Études françaises : Vous reprenez ce texte dans Chemin faisant en 1975, avec des notes marginales ajoutées. Quand le recueil est republié en 1994, Miron est devenu l’écrivain que vous disiez qu’il était en 1966.

Jacques Brault : Quand Gaston Miron a accepté de faire le livre pour le prix, il a envoyé des textes aux membres du jury, à Georges-André Vachon, à Paul-Marie Lapointe, à Naïm Kattan et à moi, mais par la suite il a continué de m’en envoyer, à moi seul. Je lui disais : « Je vais te les retourner », mais il répondait : « Non, garde-les. » Il y avait des papiers, toutes sortes de notes… J’ai accepté de les conserver et je lui demandais de dater ses textes. J’avais donc une petite documentation supplémentaire après la conférence. Chez Miron, l’évolution s’était faite, il avait écrit de nouveaux textes et il avait continué son action. Il suivait son chemin. Dans mon esprit, au moment de publier Chemin faisant, je trouvais que mon texte commençait à dater. Aussi, comme pour tous les autres textes du recueil, j’ai voulu l’annoter un peu, le mettre à jour. Et puis, je trouvais qu’on manquait de lectures de Gaston Miron, on en parlait beaucoup, mais une analyse solide et significative restait encore à venir. J’étais un peu déçu de cela. Il ne s’agissait pas, bien sûr, d’enterrer l’oeuvre sous des commentaires, mais il me semble qu’il a fallu longtemps pour qu’on ait, comme aujourd’hui, des lectures différentes de son oeuvre. Moi-même, j’aurais dû revoir, corriger, rectifier certaines choses.

Études françaises : Et aujourd’hui, la poésie de Gaston Miron est-elle toujours aussi importante pour vous ?

Jacques Brault : Sans aucun doute. Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu ont publié ses textes « épars » et c’est très intéressant. Il y a d’ailleurs eu, à l’UQÀM, un colloque auquel j’ai assisté. Les gens faisaient la comparaison inévitable entre ces textes édités plus tard et L’homme rapaillé, et aussi avec Courtepointes, qui avait été publié à Ottawa. À mon avis, il n’y a pas vraiment d’opposition entre ces textes. Certains parlaient des « grands poèmes ». Pour moi, l’oeuvre de Gaston Miron est un tout. Avec ce qui est actuellement publié, et bien qu’il reste à éditer sa correspondance, cette oeuvre est à peu près dessinée dans son ensemble, sans être fixée à tout jamais. C’est un classique, c’est ce que cela veut dire, qu’il est bon pour les classes !

Études françaises : Les textes de Gaston Miron ont beaucoup circulé pendant le mouvement étudiant du printemps 2012, ils ont été lus, chantés, taggés, transformés en slogan…

Jacques Brault : C’est le signe que l’oeuvre a pénétré la société, quelle que soit la manière dont on la reprend, à travers les modes, peu importe. Moi, je crois à cette pénétration progressive des oeuvres majeures.

Études françaises : Dans le « Post-scriptum » que vous ajoutez à l’édition de 1994 de Chemin faisant, vous revenez à l’oeuvre de Miron. La question est celle de l’éthique :

Et les écrivains essayistes continuent à s’embrouiller dans l’inassurance d’une prose qui n’est ni poésie ni philosophie ni tout ce qu’on supposera. Gaston Miron, d’une stricte exigence littéraire, prend position :

Je ne veux pas me laisser enfermer

dans les gagnages du poème, piégé fou raide

mais que le poème soit le chemin des hommes

et du peu qu’il nous reste d’être fier

Voilà, au coeur du poème, l’instance éthique de la poésie[11].

Si lire revient à se faire un chemin dans un texte, comme votre essai le performe en ajoutant à votre première lecture au fil des années, où en êtes-vous aujourd’hui[12] dans la poésie de Miron ?

Jacques Brault : On a beaucoup nationalisé le poète Miron, et ce n’est pas toujours à son avantage. Lui-même avait évolué. Je pense que dans les dernières années de sa vie, il aurait été d’accord avec cette remarque, de même qu’avec ce que je dis dans mon texte sur le pays, pays réel, pays mythique[13]… Si on se dégage un peu de l’époque, sans la renier ni créer d’anachronisme non plus, les perspectives sont un peu plus complexes. Gaston Miron, même s’il n’en a pas toujours été conscient, sentait ces choses. Évidemment, dès qu’il se manifestait en public, dès qu’on lui donnait un public, il jouait un peu son rôle, comme un comédien, mais il ne perdait pas sa conscience critique. Il y a bien plus de substance dans ses poèmes que ce qu’on lui en accordait pour la dimension politique. Son côté « grande gueule » tenait peut-être davantage aux perceptions qu’on avait de lui, mais il avait un sens critique aigu et c’était un sacré bon lecteur ! C’est là un indice qui ne trompe pas et bien des universitaires auraient pu apprendre de lui. En plus, il savait se reprendre : par exemple, au début, il n’aimait pas tellement Saint-Denys Garneau, ce en quoi il suivait le mouvement de l’époque. En fait, il ne l’avait pas vraiment lu… Il est revenu plus tard sur cette impression.

Études françaises : Vous esquissez, dès « Miron le magnifique », une lecture de l’oeuvre, qui se distancie aussi bien de la lecture politique — vous écrivez en note que « l’aspect politique de la poésie de Miron ne provient pas d’une greffe idéologique. Le sous-homme, l’exploité, l’aliéné, le sans-patrie dans son pays, Miron le porte en lui[14] » — que du renversement de cette première lecture, ce « Miron dépaysé » qui est celui du premier livre de Pierre Nepveu[15], pour vous situer plutôt sur le terrain de l’éthique où sa poésie tente de sauver quelque chose. De nouveau, dans les notes ajoutées en 1975 à « Miron le magnifique », vous écrivez : « la voix de Miron se caractérise et doit s’entendre comme une angoisse cernée de courage[16] ».

Jacques Brault : Oui.

Études françaises : L’inclusion des textes en prose dans L’homme rapaillé, décidée pour le prix de la revue, a eu des conséquences sur la lecture ultérieure de l’oeuvre…

Jacques Brault : Je le crois. Pour la publication chez Gallimard, quand Marie-Andrée Beaudet m’a consulté sur cette question, je me suis commis et j’ai suggéré de ne pas inclure les textes en prose et elle s’y est résolue. Il faut faire de Miron une lecture poétique. L’arrière-plan politique et social est important, mais il est présent dans les poèmes aussi. Cela n’annule pas les actions de Miron, du reste c’était un agitateur, il le disait lui-même, et aussi un agité, mais ça, c’est autre chose…

Mais ce sont là des lectures courantes. La littérature, et pas seulement la poésie, il est très rare qu’elle soit lue comme littérature. Avec tout ce qu’elle comporte. Il ne s’agit pas de faire de l’esthétisme, mais d’éviter les oppositions faciles. Je suis en train d’écrire un petit quelque chose sur Mallarmé qui est une vieille connaissance, et Dieu sait si c’est tout un défi, et je vois bien qu’on s’est fendu en quatre, à gauche et à droite, même chez les philosophes, pour « l’incarner ». On veut l’incarner dans son oeuvre, mais même à ce niveau-là, on fait des erreurs : on a dit qu’il était paresseux. Non. Il était insomniaque ; et il l’est même dans sa poésie. C’est là qu’il faut retourner. Il ne s’agit pas de dire que l’écriture vient d’un esprit désincarné, la question n’est pas là. Toute la question, c’est de savoir si on veut lire ou si on cherche toujours une caution et une satisfaction, au sens fort du mot (satis, « assez », « se combler dans ses besoins »).

Je n’étais pas d’accord avec Gaston Miron, et je n’étais pas le seul, sur certaines de ses positions. Par exemple, au moment où les éditeurs français souhaitaient publier des oeuvres d’ici, Miron voulait créer des collections spéciales nommément québécoises. Je lui disais : « Est-ce qu’il s’agit de faire une entreprise nécessairement collective, ou de publier des oeuvres qui produiront un choc en retour ? » Mais, là-dessus, Miron, qui était désintéressé pour lui-même, était peut-être, en tant qu’éditeur, un peu trop « politique », encore que le terme ne soit pas exact. Il était très important pour lui de faire connaître la littérature québécoise en France. Je lui disais : « Laisse partir le livre, ce n’est pas une personne, c’est une signature, le salut collectif n’est pas en cause. » Mais s’il adoptait ces positions dans sa vie, il n’en faisait pas nécessairement une doctrine dans son oeuvre.

Études françaises : L’homme rapaillé paraît en 1970, année de la Crise d’octobre. Miron, comme environ cinq cents autres personnes, est arrêté chez lui, au carré Saint-Louis, le 16 octobre, incarcéré à la prison Parthenais et relâché le 27 octobre[17]. En réaction, un colloque est organisé par le Département d’études françaises, le 23 octobre 1970, en hommage à Miron et en signe de protestation[18], vous y participez. Quels souvenirs gardez-vous de ces moments ?

Jacques Brault : J’étais alors professeur à l’Institut d’études médiévales. Pierre Trudeau avait promulgué la Loi sur les mesures de guerre. La réponse de l’Université, c’était ce colloque et là, il y a eu un peu de tout… Toute la lecture « politique » des textes a rebondi. Mais c’est de la petite histoire, de la très petite histoire. Dominique Noguez, qui était au Québec à ce moment-là, s’étonnait que nous ne soyons pas tous d’accord. Un colloque a donc été organisé sur l’oeuvre de Gaston Miron, sur ses poèmes et ses textes en prose. Pour ma part, j’avais relu « Notes sur le non-poème » et j’en avais proposé une analyse[19]. Plusieurs poètes étaient présents, dont Yves Préfontaine. Roger Soublière était venu nous voir juste avant le début du colloque pour nous prévenir qu’il souhaitait faire une déclaration de politique partisane. Je m’y étais opposé, je n’étais pas d’accord, je lui disais : « Vous êtes libre, mais je ne suis pas d’accord. Là, on va brouiller les cartes. » Les gens ont temporisé et finalement, il a fait son intervention. De mon point de vue, une telle prise de position venait fausser la perspective parce qu’il s’agissait justement de démontrer l’inanité — in actu exercitu, dans l’acte même — de cette arrestation. Miron n’était pas un terroriste, il n’était le chef de rien, il ne menaçait personne. Et il n’y avait pas que lui, on avait arrêté aussi, entre autres, Gérald Godin… Le but du colloque était de répondre par la poésie. Mais l’intervention de Soublière n’a pas non plus empêché cela. Le colloque a été la réponse, je ne crois pas qu’il y en ait eu d’autres qui allaient en ce sens.

Études françaises : C’est ce que vous écrivez dans « La cinquième saison[20] », au fond, pour vous, c’est la littérature qui devait répondre, car protester sur le même terrain, c’est donner trop d’existence à la chose contre laquelle on proteste.

Jacques Brault : Oui, on avait là une occasion. La Crise d’octobre a été un énorme embrouillamini, chose dont nous avons le secret d’ailleurs. C’était invraisemblable. On l’a vu par la suite, à l’occasion de reportages, par exemple en 2010, au moment du 40e anniversaire des événements, quand des anciens du FLQ sont passés à la télévision. Les deux cellules principales étaient plus ou moins concurrentes. Et amateures. Ils complotaient, je m’en souviens encore, au restaurant, au coin du carré Saint-Louis et de la rue Saint-Denis, à haute voix. C’était ridicule. Ils étaient tous connus, identifiés. Et les mesures de guerre ont été décrétées, ce qui était encore plus ridicule, vraiment bête. C’était complètement démesuré, stupide. L’une des deux cellules a, bien sûr, enlevé le diplomate James Richard Cross, et on a raconté que l’autre cellule, pendant ce temps-là, s’en allait en vacances aux États-Unis. Ils ont entendu les nouvelles à la radio et ils ont fait demi-tour pour ne pas rater la situation. Et puis, il y a eu la mort de Laporte… Quelle bavure ! Parce que c’est une bavure. Infiniment dommage. C’étaient des jeunes gens qui n’étaient pas tout à fait au point sur le plan de la réflexion et de l’action politiques.

Études françaises : Gaston Miron savait-il qu’un colloque avait lieu sur son oeuvre ?

Jacques Brault : Non, il l’a su en sortant de prison. Ils ne l’ont pas gardé longtemps, tandis que certains ont été là pendant deux mois. Remarquez, ce n’était pas la Loubianka, mais c’était grotesque…

Études françaises : Dans sa biographie, Pierre Nepveu souligne comment ces circonstances vont associer L’homme rapaillé aux événements d’octobre, jusqu’à provoquer la lecture anachronique du poème « Octobre » pourtant daté de 1963.

Jacques Brault : Oui, on ne peut pas interdire les lectures, dans la mesure où elles ne sont pas abusives… La période était très compliquée. J’avais été mêlé malgré moi à tout cela. Avant 1970, je suis allé visiter Pierre Vallières et Charles Gagnon à la prison de Bordeaux, à leur demande. J’étais « chargé de leur formation intellectuelle » (sic) et je suis allé leur apporter des lectures. Un policier assistait à nos entretiens. J’avais aussi une correspondance avec eux. Quand octobre 1970 s’est dessiné, un de mes collègues de l’Institut d’études médiévales s’est précipité dans mon bureau et m’a dit : « Je sais que tu as de la correspondance, confie-moi ça, je vais le cacher pour que tu n’aies pas d’ennuis. » Moi, j’étais un peu naïf, je ne savais pas que les choses allaient être aussi bêtes avec la police… Finalement, je lui ai donné le paquet et il l’a caché.

Études françaises : C’est intéressant que Vallières et Gagnon aient demandé à un poète comme vous de s’occuper de leur « formation intellectuelle ».

Jacques Brault : Cela passait bien auprès de la direction de la prison !

Études françaises : Selon la biographie de Pierre Nepveu, Gaston Miron a peu parlé de cette expérience-là…

Jacques Brault : Il avait été choqué par son arrestation en pleine nuit, alors qu’il avait dû confier rapidement sa petite fille à quelqu’un. La police avait défoncé sa porte, il avait à peine eu le temps de s’habiller… On n’était pas habitué à ces façons de faire. Ce n’est pas dans notre tradition, si je peux employer le mot « tradition ». Alors, il était sous le choc de tant de brutalité. C’était un pacifique, Gaston Miron, « grande gueule » mais pacifique. Il n’était pas méchant. Cela, je l’ai écrit et j’y tenais, je ne l’ai jamais entendu dire du mal de quelqu’un comme être humain. Même pas de Pierre Elliott Trudeau… Il disait des folies sur « Peter », mais il n’a jamais parlé de sa vie privée, il ne l’a jamais attaqué sur le plan personnel.

Tout ce qu’il m’a dit sur son incarcération, c’est : « J’ai honte. » Je lui ai répondu : « Ne prends pas la honte à ton compte. » Et il a eu cette phrase : « Oh, ça déteint toujours un peu. » Il était fin, sensible. « Ça déteint toujours un peu. » Cette expression me rappelait qu’il était d’origine modeste. II y avait quelque chose de ça chez les Québécois d’une certaine époque. Pas sa génération, mais celle de ses parents, de ses grands-parents. Je ne sais pas très bien comment le définir. Mais ce n’est pas son expérience personnelle qui était prioritaire à ses yeux. Ce qui le préoccupait, c’était le sort des autres, comme toujours. Non, il n’a pas fait de son emprisonnement un épisode de sa légende, contrairement à bien d’autres qui regrettaient presque de ne pas avoir été même perquisitionnés…

Études françaises : Que « la bêtise des uns déteigne sur tous », c’est, de nouveau, la question du collectif ?

Jacques Brault : Exactement. Gaston Miron se rendait bien compte que dans ses revendications, il ne parlait pas toujours comme écrivain. J’aime distinguer entre « poète » et « écrivain ». On peut être poète sans être écrivain et on peut être écrivain et manquer de poésie. Il faudrait, mais ce n’est pas le lieu ici, s’expliquer sur cette distinction qui n’est pas coutumière. Gaston, manifestement, ce n’était pas un analyste politique, avec tout ce que cela comporte d’étude et de formation préparatoire. Il le savait fort bien. Il en fut conscient tout au long de sa vie. Là aussi, il sentait vivement les choses, il comprenait finement et tâchait de se débrouiller avec les moyens du bord.

Quand l’Université de Montréal lui a décerné un doctorat honoris causa en 1995, il a été très fier. Il avait été écrivain en résidence au Département d’études françaises, il était ébahi par tout ce qui s’y faisait, il le savait, mais sur place, il était impressionné ! Il avait non seulement du respect, mais de l’admiration pour les travaux universitaires. Il n’avait pas soupçonné tout à fait qu’on travaillait autant et il est resté très attaché à l’université. Il était très content d’être écrivain invité et plus tard, de recevoir ce doctorat. Oui, c’était un point sensible pour lui, l’homme qui a tâché d’utiliser tout ce qu’il a reçu, mais qui, quand même, n’est pas diplômé, et on peut être très dur sur cette question dans le milieu intellectuel. Et voilà que, tout à coup, il avait un doctorat. Il était heureux, très heureux. Il fréquentait des universitaires depuis longtemps, mais là, il avait été en quelque sorte admis.

Études françaises : Les circonstances politiques ont-elles donné au prix de la revue Études françaises, après le roman de Kourouma et le recueil de Miron, un retentissement plus grand ?

Jacques Brault : Sans doute. Les premiers lauréats donnaient de l’importance au prix. J’ai été membre du jury jusqu’à la quatrième édition du prix, il y a donc eu successivement Ahmadou Kourouma, Gaston Miron, Juan Garcia, Michel Beaulieu et Fernand Ouellette.

Études françaises : L’attribution du prix de la revue Études françaises à Gaston Miron mettait la barre très haut pour la suite. Vous souvenez-vous des circonstances dans lesquelles le jury a décidé ensuite de donner le prix à Juan Garcia ?

Jacques Brault : Ce choix n’a pas causé de problème ni d’opposition, d’après mes souvenirs. Je pense même que Georges-André Vachon en avait parlé avec Gaston Miron qui l’avait appuyé. Il le connaissait, il l’appréciait. Et dans le décor, si je puis dire, Garcia ne détonnait pas vraiment. Le choix était un peu audacieux. Comme pour Gaston Miron d’ailleurs. Car même si celui-ci était connu, on avait pensé à bien d’autres poètes, plus officiels, comme Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette[21], Roland Giguère, des gens placés, arrivés. Il y en avait beaucoup, pour ne prendre que les poètes d’une génération. Mais on est allé chercher Gaston Miron. Juan Garcia, c’était un peu la même chose. Il était au Québec mais il n’était pas québécois, un peu comme on avait choisi Kourouma dans la francophonie, et Miron, lui, était entre les deux. L’oeuvre de Juan Garcia n’était pas non plus très connue. Il y avait également cet aspect-là dans le prix, ce n’est pas pour rien qu’il consistait aussi en une édition d’une oeuvre. C’est moi qui ai hérité de la tâche de présenter Juan Garcia. Évidemment, c’était un cas particulier, il était parti, il avait dû quitter le Québec parce qu’il était requis par le service militaire. Je savais qu’il ne serait pas retenu dans l’armée, il avait aussi séjourné en institution psychiatrique. Mais je ne voulais pas qu’on fasse une lecture en quelque sorte « pathologique » de ses textes. C’est ce qu’on fait parfois pour Marie Uguay, on évoque son destin tragique, ses souffrances, oui, bien sûr… Mais c’est l’oeuvre de Marie Uguay qu’il faut lire, puisqu’on a maintenant son journal. C’est une oeuvre étonnante. À mon avis, elle est, et de loin, la plus douée de sa génération. Quant à Garcia, la suite est un peu triste, il a cessé d’écrire.

Études françaises : Donc, au début de ce prix, vous prenez des risques, vous sélectionnez des oeuvres peu connues, au Québec et dans la francophonie, et vous ne présentez pas non plus Garcia à travers son origine.

Jacques Brault : Non, c’était vraiment l’aventure intérieure qui comptait et il y avait un risque. L’oeuvre de Garcia n’a pas eu le succès de L’homme rapaillé, ce qui se comprend. Il y a eu aussi un colloque où je suis allé, des années plus tard.

Études françaises : L’attribution du prix avait donc des suites. Et pour Jean-Yves Soucy ?

Jacques Brault : Là, je ne faisais plus partie du jury ; c’était Robert Marteau qui travaillait avec Danielle Ros. Ils avaient préparé l’édition et c’était un peu plus professionnel que pour L’homme rapaillé. Pour cette première édition de L’homme rapaillé, le livre n’est vraiment pas beau, ni le caractère, ni l’encrage, ni la mise en page… Moi, je suis très difficile là-dessus. Et il reste des coquilles. Mais personne n’était maître de cela. Danielle Ros elle-même ne pouvait rien faire, l’université ne disposait pas de plus de moyens… Gaston Miron, pourtant éditeur lui-même, ne s’est pas plaint de la facture de son livre. Bien qu’il ait dû trouver la qualité de l’édition plutôt moyenne, il n’a pas fait de critique. La revue était d’ailleurs assez laide aussi. Mais à l’époque, on n’avait pas les moyens de faire mieux. Plus tard, il y a eu une belle édition à BQ, à tirage plus important.

Études françaises : Dans ces années-là, il y a eu aussi des moments où vous avez décidé de ne pas décerner le prix.

Jacques Brault : Le prix était attribué sur manuscrit, cela faisait partie des risques. D’ailleurs, même pour des livres publiés, j’attends qu’un jour, on dise : « Non, on ne donne pas le prix, il n’y a rien qui soit assez bon », mais on ne le fera pas, si on pense aux décisions pour le moins étranges de certains jurys…

Enfin, si je reviens au présent et si je considère les années passées, d’un point de vue critique, je pense, ça n’a rien d’original, que les prix littéraires comporteront toujours des limites et des avantages, sinon parfois des inconvénients. En fait, un prix montre sa valeur et sa portée par la liste de ses lauréats. À ce titre, le prix de la revue Études françaises se défend très bien, mieux que d’autres prix, dont, par exemple, les Prix du Gouverneur général où l’on trouve le meilleur et le moins bon.

Cowansville, 10 février 2014