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Des textes, une idée

Avant de publier Aimer, enseigner [1] en 2012, Yvon Rivard a fait paraître, dans la collection « Papiers collés » du Boréal, deux essais qui rassemblent des articles qu’il a écrits depuis vingt ans [2]. À première vue, ce type d’assemblage de textes pourrait poser un problème de continuité de la pensée de l’essayiste, laquelle change nécessairement avec les années, évolue, bifurque sur de nouveaux chemins, se ressaisit, se corrige. Ce problème, pourtant, n’en est pas un, si l’on considère que le genre essayistique accompagne une pensée qui n’est jamais achevée, toujours en travail, en devenir, comme l’a enseigné Michel de Montaigne [3]. Les « papiers collés » partagent avec la chronique — « forme connexe de l’essai [4] » qui a connu un essor notable dans les années 1980 et 1990 au Québec — plusieurs aspects, dont celui, appréciable, du rassemblement après coup des chroniques en un seul volume. Que ce soit sous l’une ou l’autre forme, la disparité apparente des textes est toutefois compensée par différents effets de continuité produits au moment de leur réédition en recueil [5].

Outre ces effets que l’on peut observer chez Rivard, il y en a un qui engage plus essentiellement sa pratique et sa pensée de l’essai. Cet effet consiste en une narrativisation des thèmes et des sujets qui n’exclut pas l’utilisation occasionnelle de personnages fictifs et qui se prolonge dans une énonciation équivoque où le « je » peut être aussi bien auteur que narrateur ou personnage. Il en découle une « confusion intergénérique [6] » qui donne l’impression que ces textes disparates s’efforcent tous finalement à décloisonner le genre essayistique en le rapprochant de la fiction. Cette confusion s’observe tout particulièrement chez Rivard dans la porosité des frontières entre ses essais et ses romans, entre lui et son personnage fictif Alexandre. La porosité entre les genres s’intensifie au point que l’on peine parfois à différencier quelques extraits de ses romans de certains fragments de ses essais. C’est ce qui a fait dire à Pierre Vadeboncoeur qu’à « l’origine de la propension pour l’essai » chez Rivard, il y a un « principe d’ambiguïté [7] » qui fait disparaître les frontières entre le réel et la fiction, entre le monde, la pensée et l’écriture.

Ce principe ne caractérise pas simplement la poétique des essais de Rivard, leurs formes d’écriture qui traversent les genres ; il nourrit également les racines profondes de sa pensée, stimule sa quête intellectuelle et précise son rapport au monde. Il se note chez lui dans l’ambivalence qui caractérise son amour pour certains grands auteurs, qu’il cite pratiquement par coeur, et dans son désir — modeste — de chercher la compagnie des petites gens, des ignorants, des simples d’esprit, « d’une clocharde couchée sur le trottoir » (IS, 25), bref, « des êtres, des choses, des vaches » (IS, 22). Cette ambivalence se retrouve autrement chez lui dans cette tension constante entre son statut social enviable d’écrivain, de scénariste, de professeur d’université, d’éditeur, bref d’homme public, et sa quête existentielle, qui s’accomplit dans une sorte d’anéantissement de son « moi » social, où les éléments qui assurent la singularité d’un individu — nom, visage, corps, désirs ou volontés — se confondent avec la toute-puissance de la nature et avec le recommencement perpétuel du monde. Il ne faut pas y voir la complaisance d’un intellectuel qui, désabusé de la vie professionnelle et mondaine, jouerait ironiquement de sa personne. Ce serait le méconnaître. Rivard cherche plutôt à accéder au pouvoir des gens humbles qui ne possèdent ni l’argent ni les signes qui contrôlent le monde.

La confusion intergénérique n’est que l’enveloppe apparente d’une ambiguïté profonde qui exprime, dans les essais de Rivard, la quête d’un rapport essentiel au monde et à l’autre, à soi-même et au pouvoir. Cette quête s’exprime à travers l’idée équivoque d’un pouvoir de l’impouvoir. Je m’efforcerai d’abord à rendre lisible cette idée en découpant méthodiquement de nombreux passages de ses essais sur le plan du contenu (idées, sujets, thèmes, etc.) pour les assembler sous la notion d’« action intelligente », formule que j’emprunte à Stanley Cavell pour identifier le point nodal où se croisent les pensées itinérantes de Rivard. Cette entrée en matière me permettra par la suite d’éclairer la valorisation et la recherche d’un certain mode d’énonciation dans ses essais, l’anonymat, et de préciser enfin sa position à l’égard d’un sujet fréquemment abordé dans l’essai québécois, l’« héritage de la pauvreté ». Je me servirai surtout des textes parus dans son recueil Une idée simple parce que ce sont eux qui, de ses essais, contiennent la version la plus achevée de cette idée directrice, qu’on voit néanmoins traverser toute son oeuvre. J’évoquerai aussi à l’occasion ses autres essais et certains de ses romans où on la retrouve exprimée différemment. Cette idée ambivalente d’un pouvoir de l’impouvoir témoignera en somme de l’adhésion de Rivard à des courants de pensée contemporains qui s’expriment au confluent de discours d’ici et d’ailleurs.

L’« action intelligente »

Les réflexions de Rivard ou les méditations de son personnage fictif Alexandre échoient à l’essai [8] d’une manière particulière en engageant la pensée dans un mouvement non pas de ressaisissement ou de recherche intérieure, mais d’écoulement vers le dehors, au-delà du cadre de la subjectivité. C’est que, pour Rivard, la réflexion ne doit pas se perdre dans les brumes du moi, mais offrir à l’individu l’occasion de se mettre en contact avec le monde et le réel, avec autrui également. Rivard a bien défini ce mouvement à la fin des années 1980 dans un texte au titre évocateur : « Confession d’un romantique repentant [9] ». Dans ce texte, il prend nettement ses distances avec la figure du romantique qui est incapable de sortir de lui-même en s’appliquant à rivaliser avec la toute-puissance de Dieu. C’est bien l’esprit de cette figure qu’il tente de corriger, car il en reconnaît les indices chez lui, chez les personnages de ses premiers romans et, plus généralement, chez plusieurs écrivains québécois. Ce repentir donne ainsi une nouvelle impulsion au romantisme de Rivard, une impulsion par soustraction, dirais-je, puisqu’elle vise à supprimer ce sentiment de puissance qui imprègne l’esprit romantique.

Les pages que Rivard consacre à Saint-Denys Garneau s’emploient à définir en partie cet esprit. Il faut dire que la personnalité du poète y est pour quelque chose. En jouant avec les motifs de l’enfance et du rêve, en se reposant dans l’entre-deux et le déséquilibre, le poète ne nous donne guère une représentation de la toute-puissance du moi. Et c’est bien ce que Rivard aime chez Garneau, cette humilité intérieure qui réfléchit à la vie, à la mort, à l’art et à l’amour par l’intermédiaire des jeux et des rêves de l’enfant. Le poète lui rappelle son enfance ludique dans les forêts et les rivières de la Mauricie. Pourtant, Garneau, n’ayant jamais été capable de déborder le cadre de sa subjectivité pour apprivoiser le réel et s’accorder avec le monde, ne le satisfait pas entièrement. C’est un « enfant trouvé » qui fuit le monde au lieu de le confronter comme le fait le « bâtard [10] ». Son séjour malheureux à Paris a scellé à jamais cette incapacité à saisir sa puissance d’agir. C’est pourquoi Rivard tient à préciser ce qui les distingue, malgré leur proximité. Or, c’est son personnage d’Alexandre dans Le siècle de Jeanne qui y arrive le mieux lorsque, seul à Paris, il songe à l’expérience parisienne de Garneau avant de conclure qu’il se sent moins seul que lui, car il sait que sa petite-fille Jeanne, être bien réel, l’attend dans ce monde-ci [11]. Cette « promesse de bonheur » est un sentiment esthétique de l’artiste qui a compris que la beauté n’est pas qu’un sentiment intérieur, qu’elle est une chose du monde qui incite l’individu à mettre fin à l’entretien solipsiste en formant avec l’autre une petite communauté de sens ou un être-ensemble [12].

La pratique de l’essai chez Rivard, qui, comme on vient de le voir, n’est pas étanche à sa pratique du roman, doit être comprise en regard de cette « promesse de bonheur » qui incite à sortir de soi. Ce mouvement vers l’extérieur, le dehors ne signifiant pas pour autant qu’il renonce à la vie intérieure, à son moi tout-puissant, sert à s’abandonner à la vie nue, sans visage, du monde. Se réconcilier avec le monde ne veut pas dire s’y fondre entièrement ; cela ne ferait qu’inverser le problème. Rivard essaie plutôt de préciser une position médiane où rien n’est fixé à l’avance, ni le moi ni le monde, où tout se joue entre eux dans une dialectique sans fin [13]. À la figure de l’enfant trouvé, il oppose non pas celle du bâtard, mais celle de l’enfant prodigue de Nietzsche qui a « ce désir de mourir d’une façon ou d’une autre pour renaître indestructible de ses cendres [14] ». Si son personnage Alexandre n’ose pas encore « appeler sur [lui] cette nuit » même s’il sent qu’elle approche, Rivard, lui, semble connaître cette « renaissance » lorsqu’il parle de l’enfant prodigue et de son « retour », qui correspond à cet esprit romantique qu’il voit chez Rainer Maria Rilke ou chez Pierre Vadeboncoeur. Dans son « refus d’être quelqu’un » (IS, 39), l’enfant prodigue meurt à lui-même, « se défait de son nom, de son visage » (ibid.) pour découvrir la sensation d’être une chose de l’univers. Mais c’est au moment où il se reconnaît comme étant le fils de personne qu’il doit effectuer un « retour », sans quoi il retrouvera le « “vieux manteau du moi” » (IS, 45[15]) . Saint-Denys Garneau a été incapable d’un tel retour.

Rivard imagine ce mouvement comme un « tableau sans cadre », figurant ainsi une position médiane entre le double risque auquel s’expose l’artiste qui le réalise :

La perfection des oeuvres que j’admirais tenait à cette transformation insensible de la « réalité en un tableau sans cadre [16] » et cette perfection me masquait le danger qui guette une telle entreprise, à savoir que la tension entre le moi et le monde, entre le visible et l’invisible, cesse d’un seul coup. Dans le meilleur des cas, si je peux m’exprimer ainsi, cela se produit lorsque l’artiste, l’écrivain s’enfonce dans le silence ou la folie d’un regard trop vaste, lorsque la disparition du cadre entraîne celle du tableau et, du coup, celle de la réalité que le tableau contenait. Dans le pire des cas, la tension cesse, entraînant la disparition de l’oeuvre et de la réalité, quand l’écrivain, pour sauver sa peau, se regarde regarder et perfectionne un cadre vide qui n’est plus soumis à la pression du dedans et du dehors.

IS, 45-46

À l’artiste qui ne se fie qu’à son propre regard, Rivard préfère l’écrivain qui s’écoule dans la « réalité en un tableau sans cadre ». Cette préférence, bien sûr, n’est qu’un pis-aller. L’essayiste cherche plutôt une manière de maintenir la tension entre le moi et le monde et non de la relâcher. Cette tension n’est pas nouvelle en art. Longtemps avant Rivard, et bien qu’il fût étranger à sa pensée, Marcel Duchamp l’a imaginée sous la notion d’« inframince », figurant ainsi la frontière extrêmement ténue entre l’oeuvre et la réalité. L’inframince sert à indiquer une pratique chez des artistes qui tentent de répondre à la surenchère des oeuvres et aux déluges d’images en faisant disparaître la densité des formes. Or, plutôt que de s’abîmer dans le silence ou dans la folie, l’artiste de l’inframince trouve une respiration dans le « moins » qui témoigne de sa volonté d’élargir la perception en réduisant à l’extrême les manifestations de sa présence dans l’oeuvre. C’est bien ce que Thierry Davila soutient dans son ouvrage sur l’imperceptible en art :

Il s’agit donc toujours de mettre la perception à l’épreuve de ses propres limites, à l’épreuve de sa propre anesthésie dont il revient à l’art, par des gestes sans épaisseur, de prévenir le triomphe. Tel est le rôle de ces travaux modestes et intenses à la fois, de ces dispositifs et formes à la ténuité extrême : permettre une ouverture du champ de la perception mais dans ses parages les moins démonstratifs et les moins tonitruants, dans ses visages les moins spectaculaires et les moins autoritaires [17].

L’inframince, frontière quasi-imperceptible qui ne relâche pas la tension entre le moi et le monde, voire qui l’accentue en mettant à l’épreuve la perception, convient au sujet des essais de Rivard ainsi qu’à leur mise en oeuvre. On aura compris que ce dernier cherche à déterminer l’essayiste dans un mouvement de recherche et non à le saisir dans une station ou une position fixes ; il ne cherche pas non plus à préciser la place ou le temps de l’essai, mais à entrevoir le chemin pour que la pensée et le moi croissent et s’élargissent dans le monde sans pourtant s’y dissoudre complètement. Cette recherche est un thème récurrent des essais de Rivard et était déjà présente dans « Confession d’un romantique repentant », où il propose « une vision de la littérature québécoise qui corresponde d’assez près à la vision qu[’il a] de [lui]-même » (BC, 11). Cette vision pourrait donner l’impression que l’essayiste est incapable de parler du monde sans parler de lui-même, qu’il épanche sans gêne son égo. Il faut modérer cette impression cependant, car sa vision de la littérature québécoise lui permettra de s’autocritiquer, d’enlever le « vieux manteau du moi ». Il redit la même chose de manière plus achevée vingt ans plus tard, en 2009, dans un texte dont le titre évocateur, « L’élargissement de la beauté » (IS, 203-210), précise le seul mouvement qui nous permette d’échapper à la mort et qui consiste à s’abandonner « à tout ce qui nous fait sortir de nous-mêmes sans nous détruire, à tout ce qui nous élargit et nous rend libres, à tout ce qui nous rend libres en nous élargissant. » (IS, 204)

Ce mouvement d’élargissement de soi ne correspond pas, chez Rivard, à la recherche du non-être par les voies lumineuses de la contemplation indienne, du darshan dans Les silences du corbeau, mais à l’esprit romantique d’Henry David Thoreau et de Ralph Waldo Emerson. Ce changement de perspective correspond au retour de l’enfant prodigue Alexandre — alias Rivard, qui renaît de ses cendres sur le sol américain. Les « transcendantalistes » en Amérique, tous épris d’une passion pour la nature, ont inauguré ce que l’on appelle le « perfectionnisme », qui est très bien défini par Emerson lorsqu’il figure l’expérience en des cercles concentriques qui ne cessent de se multiplier et de s’étendre de manière centrifuge. L’un des commentateurs actuels d’Emerson, Stanley Cavell, n’a pas hésité à faire de lui un « essayiste moderne », justement en l’associant à un mouvement de la pensée similaire à celui qui nourrit la pratique de l’essai chez Rivard :

Je considère comme admis ici que c’est lui-même qu’Emerson décrit par l’expression « essayiste moderne » et donc qu’il affirme constituer un chemin vers notre moi non réalisé. Je dirai qu’il s’agit du moi prochain, car pour moi Emerson évoque ici la même chose que Thoreau lorsqu’il remarque […] : « Du fait de la pensée, il se peut que nous soyons à côté de nous-mêmes, sans avoir perdu pour autant notre santé mentale. » Il identifie ainsi la pensée à une sorte d’extase [18].

Cavell caractérise ainsi l’essai moderne par un mouvement extatique. Ce terme ne doit pas être compris au sens fort d’une union mystique avec un être ou un objet au-delà du sensible ; il indique plutôt l’action de mener sa pensée à la rencontre du monde, de la transporter au milieu de l’expérience, d’aller la promener dehors sur les trottoirs ou dans la rue [19]. Cette sortie de soi, de ses cogitations solitaires, Cavell l’appelle l’« action intelligente » pour la différencier de l’acte aveugle d’un esprit qui aurait perdu sa santé mentale ou qui s’abîmerait dans l’entretien exclusif avec lui-même [20]. Pour le dire autrement, l’action intelligente définit la pensée qui rencontre le monde de l’expérience, et non une pensée qui se figure elle-même en faisant abstraction de son environnement. C’est ainsi qu’il faut comprendre cet extrait d’Emerson que Rivard met en exergue de son texte « Une idée simple » : « Chez l’intellectuel, l’action est subordonnée mais elle est essentielle. Sans l’action, l’intellectuel n’est pas encore un homme. Sans l’action, la pensée ne peut jamais mûrir jusqu’à devenir vérité. » (IS, 13) L’action intelligente n’a donc rien à voir ici avec l’échafaudage de systèmes abstraits ou de théorèmes avec lesquels on cherche à maîtriser le monde, la vie et l’humain ; elle est plus simplement un mouvement « démocratique » de la pensée lorsqu’elle avance dans l’expérience sans volonté de pouvoir et avec le désir d’écouter l’autre. L’intellectuel ne trouve la force d’élargir son moi, de devenir un homme et d’atteindre la vérité que s’il cède son pouvoir absolu de penser en s’approchant de ses semblables. Idée essentielle qui nourrit les réflexions de Rivard, l’action intelligente donne une consistance et une cohérence aux divers sujets, thèmes et idées qui font la richesse de ses essais, et trouve dans Une idée simple son expression la plus achevée. Rivard ne se contente pas d’en faire l’idée directrice de ses essais, d’en proposer des représentations ; comme il s’agit d’une action, il la met également en oeuvre dans l’énonciation même sous la forme de l’anonymat.

Effacement de soi et anonymat

Rivard ne désire pas penser à la place des autres ou servir de porte-voix pour les sans-voix en révélant de manière abstraite les vérités qui conditionnent leurs expériences. Bien qu’il soit lui-même un universitaire, il n’a jamais caché son aversion pour les intellectuels qui profitent du pouvoir des signes pour justifier, voire jouir, de la « pureté formelle » (IS, 175) de leur discours. Sa critique — passablement stéréotypée, il faut l’avouer — des intellectuels satisfaits de la rigueur formelle des signes sert tout de même de contre-figure à l’action intelligente qui, elle, consiste plutôt à remettre constamment en jeu son pouvoir de pensée au coeur d’un univers d’expériences plus vaste que celui de la raison jalouse de la pensée toute-puissante. C’est pourquoi Rivard, l’essayiste et l’écrivain, se préoccupe des gens simples dans la rue, s’émerveille devant la beauté des enfants — seule richesse de l’Inde, comme le dit Alexandre (SC, 90) — et admire certains écrivains et philosophes. Il est à l’écoute de tous les humains qui, comme lui, atténuent les frontières entre le moi et le monde, la réalité et le rêve. Et c’est avec eux, innocents dont on ignore parfois même l’existence [21] ou écrivains reconnus, que Rivard partage sa parole dans ses essais. Si l’action intelligente définit l’idée directrice de ses essais, elle conditionne également leur énonciation. L’essayiste met sa pensée en jeu dans le monde vaste de l’expérience en mêlant sa voix à de multiples autres. Cette pratique énonciative, qui s’appuie sur l’exigence éthique de l’action intelligente, cherche à figurer une communauté égalitaire sur le principe de l’ignorance et de l’effacement de soi, bref de l’anonymat.

L’attention à autrui et à la parole de l’autre est illustrée de façon évidente lorsque Rivard cite Maurice Blanchot qui définit l’« idée simple » par « l’obligation d’assistance à autrui qui, selon Hermann Broch, passe avant toute activité de travail personnel » (IS, 14 [22]). Il précise ici sa préoccupation altruiste sur le mode de la citation, comme si, au moment où il énonçait de manière la plus achevée l’idée qu’il ne cessait de remettre au travail dans ses essais, il performait ce qu’il voulait dire en laissant le soin à quelqu’un d’autre de le faire à sa place. Rivard cite de nombreux auteurs dans ses textes, ce qui est bien entendu une pratique commune de l’essai. Ce qui m’apparaît toutefois plus singulier chez lui, c’est sa volonté manifeste de s’effacer derrière les mots des autres. En se retirant en partie de son énonciation, Rivard accueille l’autre dans sa parole. La forme énonciative de ses essais rappelle la figure de l’enfant prodigue qui, en se défaisant de son nom et de son visage, découvre qu’il y a, entre lui et l’abondance des expériences et des discours, un « même souffle, une même vie inaltérable » (IS, 39). Enfant prodigue de l’essai, Rivard y découvre que sa parole est une chose qui appartient à un univers d’expériences, de mots et de paroles qui la dépasse largement. Il en résulte une impression de ténuité extrême entre lui et les auteurs dont il use abondamment. Cette impression suit l’effet du mirage que produit sa prose remarquable qui force les nombreuses citations issues de ses lectures inspirées à épouser la forme de son discours et à exprimer ce qu’il veut bien leur faire dire [23].

Je crois que la mise en oeuvre énonciative de ses essais rejoint l’art de l’inframince : elle conduit à une perception presque invisible des limites entre sa pensée et le monde en maintenant la tension entre sa parole et celle des autres [24]. Cette perception qui aplanit les voies entre le sujet et le monde, entre la réalité et l’imaginaire, et entre l’être et le non-être, il l’appelle, dans un autre texte, « l’extrême réalité [25] ». À défaut de pouvoir départager les paroles selon les intentions exactes des auteurs que Rivard cite ou paraphrase, il faut assumer, je crois, la zone d’indiscernabilité que ses essais produisent entre les autres et lui. Son moi, néanmoins, n’erre pas dans cette zone tel un spectre. Au-delà des nombreuses répétitions qui caractérisent ses choix, ses préférences, ses humeurs, sa morale, au-delà de son style ou des éléments qui entretiennent des liens évidents avec sa biographie, je reconnais sa présence dans cette « promesse de bonheur », seul tribut à la recherche esthétique de l’« extrême réalité ». Elle exprime, à mon sens, son désir de partager une sensibilité commune, un goût des autres qui tient à l’idée que le monde est beau sans les parures du savoir parce qu’il est ainsi prêt à être recommencé ensemble. Or, cette promesse qui représente si bien la pensée de Rivard coïncide avec la pratique d’autres essayistes qu’il ne cite pas, mais qui, comme lui, cherchent à penser l’émergence de formes de vie commune sur le principe de la désubjectivation de l’individu.

Le travail d’effacement chez Rivard trouve des échos dans des essais récents qui s’intéressent aux « expériences de déprise et de désubjectivation qui ouvrent sur de nouveaux modes d’être-ensemble [26] ». Foucault anonymat d’Érik Bordeleau commente plusieurs de ces essais qui conçoivent l’anonymat comme le principe d’émergence de la communauté [27]. Ce principe découle en grande partie d’expériences linguistiques et littéraires modernes, comme le « ça parle [28] » de Jacques Lacan, la formule « qu’importe qui parle [29] » de Foucault qui traite de Samuel Beckett ou encore les premières lignes de L’ordre du discours [30], dans lesquelles il exprime le désir — qu’il aurait aimé réaliser — de s’effacer dans son discours, ce qu’il énonce clairement dès le début de sa conférence : « D’abord, “qu’importe qui parle” esquisse la possibilité d’une expérience collective anonyme, un devenir quelconque qui peut, par exemple, prendre la forme d’un “se constituer résistant” à la privatisation des existences [31]. » La critique virulente que Rivard adresse aux luxes marchands, aux plaisirs solitaires de l’intellectuel cynique et à la marchandisation du savoir et de l’université rejoint la pensée d’Érik Bordeleau, qui consacre tout son essai Foucault anonymat à définir ce mouvement qui consiste à se retirer de son carré d’existence privée pour exercer une force de résistance politique positive [32]. Il faut prendre la mesure de ce rapprochement, car malgré tout ce qui les sépare — le ton, le style, les références, les objectifs —, les essais de Bordeleau et de Rivard se rejoignent dans cette promesse de bonheur d’une « communauté qui vient [33] », d’un élargissement de soi dans le futur et dont le principe actif est l’anonymat et le but, la production d’un être-ensemble qui résiste à la richesse, au pouvoir et à la marchandisation de la vie — qui résiste, bref, à la barbarie qui découle de la privatisation des existences. La pratique de l’essai chez Rivard, par son sujet et son énonciation, exprime la figure politique du résistant.

Il faut tirer toutes les leçons de cette pratique de l’anonymat, en retrouvant par exemple des échos de son discours dans la pensée contemporaine. Comme la figure du résistant qui tire son pouvoir de l’impouvoir apparent de l’anonymat, la pratique de l’essai chez Rivard se conçoit à la manière du maître ignorant que Jacques Rancière oppose à celle du maître à penser qui recouvre la masse muette de ses leçons. Le maître ignorant représente l’expérience pédagogique singulière de Joseph Jacotot, qui a défini, au xixe siècle, une méthode d’enseignement fondée sur la « panécastique », c’est-à-dire la recherche du « tout de l’intelligence humaine en chaque manifestation intellectuelle [34] », et ce, indifféremment de la provenance, de l’origine ou du statut social du penseur. La figure du maître ignorant avec sa politique égalitaire et émancipatrice rejoint assez bien le sens de la pratique énonciative de Rivard, puisque « [c]e que peut essentiellement un émancipé, c’est être émancipateur : donner non pas les clefs du savoir mais la conscience de ce que peut une intelligence quand elle se considère comme égale à toute autre et considère toute autre comme égale à la sienne [35] ». C’est bien le genre d’humilité que je reconnais dans l’action intelligente chez Rivard : en atténuant sa présence dans son énonciation, il met les voix et les expériences qu’il accueille sur le même pied.

Pour saisir la force de la comparaison avec le maître ignorant qui a confiance en l’intelligence des gens simples, il faut lire attentivement son texte « L’intelligence des innocents », qu’il consacre au documentaire de Bernard Émond Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces. Rivard y fait l’éloge du personnage du film, Henri Turcotte, un simple d’esprit « “enfantillé total” [36] » (IS, 165) qui marchait sans but des heures durant dans Montréal. Rivard corrige littéralement le récit du documentaire qui met de l’avant l’échec apparent de cette vie en montrant plutôt que l’intelligence de l’innocent Henri Turcotte réside dans sa capacité à épouser le monde sans pouvoir et en n’y laissant aucune trace. Il fait aussi référence à cet autre innocent du cinéma d’Émond dans La neuvaine, François, qui arrive à « habiter pleinement l’instant en l’élargissant par-devant et par-derrière » (IS, 169) lorsqu’il regarde le fleuve des heures durant, comme Henri Turcotte marche dans Montréal sans objectif déterminé. Si elle reste indéterminée, l’action solitaire de l’innocent n’est pas indifférente pour autant : il contemple ou marche pour soutirer au temps non pas un pouvoir mais une promesse de bonheur. L’innocent est son propre maître et il n’est jamais seul parce qu’il est disposé à recevoir les impressions de la réalité qui l’entoure. Il a appris à combattre le mal qui déchire le monde et à raccommoder « les trous que le temps et les hommes font dans le tissu même de la vie » (IS, 164), en comprenant qu’il est une chose dans l’univers. Sa leçon accompagne celles des grands maîtres dans les essais de Rivard. C’est pourquoi l’essayiste n’hésite pas à la suivre en faisant de sa pensée un regard qui se confond avec ce qu’il voit. C’est ainsi que l’innocent recommence le monde. À l’inverse, suggère Rivard, lorsqu’on connaît trop le monde, lorsqu’on l’a intellectualisé ou conceptualisé comme une science, on ne le regarde plus mais on se regarde le regarder, ce qui nous empêche de le recommencer [37]. L’intelligence de l’innocent échappe à cette impasse en comprenant naturellement l’adage zen que Rivard répète inlassablement dans ses essais et ses romans : « il faut regarder la lune et non le doigt » (IS, 31). L’innocent n’est pas un idiot. Sa simplicité d’esprit renvoie à l’intelligence du maître ignorant : ils savent tous les deux que l’action est un mouvement tendu vers l’avenir. Rivard unit sa pratique de l’essai à cette leçon de l’« innocent » et de l’« ignorant », et c’est pourquoi — comme la méthode pédagogique de Jacotot — la marche de Turcotte et la contemplation de François se dirigent, comme il le dit, là où la pensée l’attend :

tous ces fragments étaient pour moi comme des fenêtres ouvertes, des bouts de chemin qui m’invitaient à partir, à penser : pense jusqu’à ce que ta pensée se confonde avec ce que tu vois, regarde jusqu’à ce que [ce que] tu vois te conduise là où ta pensée t’attend. Mais pour entendre cet appel et y répondre, il ne faut pas avoir peur d’être innocent, d’être ignorant […], car pour recommencer le monde, pour redonner au monde sa virginité, il faut constamment ramener la pensée dans le regard […], et l’écriture dans la description.

IS, 115-116

Si l’action intelligente est un moyen d’élargir son moi au contact du monde, elle est aussi, à l’origine, une façon d’échapper à la tyrannie du moi, de fuir l’égo tout puissant abruti par sa perception univoque du monde et du réel, comme le rhéteur et académicien Eugène Lerminier, que Rancière oppose à Jacotot [38]. Dans son dernier essai sur l’enseignement, Rivard se situe au plus près du maître ignorant lorsqu’il définit la relation pédagogique comme un abandon, un don de soi du professeur : « Pour que ce don existe, qu’il ait le pouvoir de remettre le professeur et l’élève en contact avec ce qui les dépasse et les a réunis dans un désir commun de connaissance, d’amour et de beauté, il faut que le professeur s’efface, se retire [39]. » (AE, 83) Il faut, pour que l’élève ait confiance en son professeur, que ce dernier « mérite cette confiance en s’oubliant lui-même “pour adhérer à la vie d’autrui, à une autre vie”, celle qui s’exprime dans l’oeuvre qu’il enseigne, celle de l’élève dont il a la garde » (AE, 90). N’y a-t-il pas, dans cette relation pédagogique où le professeur et l’élève se soustraient à eux-mêmes pour s’ouvrir à l’autre, quelque chose comme un « rapport nouveau entre deux ignorants qui se connaissent désormais comme intelligences [40] » ? Comment ne pas voir, dans cet abandon de soi du professeur dans sa leçon et dans l’effacement du moi de l’essayiste dans ses textes, une même volonté de fonder une « communauté qui vient », dont tous les membres sont égaux par la parole et l’expérience ? À travers la forme énonciative de l’anonymat, l’action intelligente éloigne du pouvoir de la parole autoritaire, sans pour autant confiner celui qui s’y adonne à l’indolence d’un esprit engourdi par le mutisme.

La figure du pauvre

J’ai projeté jusqu’ici l’idée directrice des essais de Rivard sur un univers d’expériences et de discours américains et français, d’aujourd’hui et d’hier, pour en entendre les échos. Je la confronterai maintenant à un sujet prégnant dans l’essai québécois à partir d’une autre figure chère à Rivard, le pauvre. Je crois qu’il serait assez juste de rapprocher l’action intelligente de l’« héritage de la pauvreté » que l’essayiste revendique, entre autres, dans son texte « Pauvre nous » (IS, 71-77), qui est la version écrite de l’allocution qu’il a prononcée lorsqu’il a reçu le prix Jean-Éthier Blais en 2006 pour son essai Personne n’est une île. Cet héritage est une manière pour Rivard de faire fond sur l’histoire du Québec, de se reconnaître dans la figure non de l’enfant trouvé ou du bâtard, mais de l’enfant prodigue qui rêve, dès son retour, d’abandonner son entretien solipsiste pour former une communauté à venir. C’est ainsi que j’interprète son essai « Rêve québécois » (IS, 217-224), qui rappelle, sous la forme de l’anaphore, la voix imaginaire du Québec qui traverse Maria Chapdelaine [41] — sans en reprendre le contenu, bien sûr — et celle, manifestaire, de Borduas : « Nous sommes nés innocents, [n]ous sommes nés de parents pauvres, [n]ous sommes nés, à la campagne ou à la ville. » (IS, 217) Ce texte qui entremêle les voix n’est pas l’occasion pour Rivard de s’agenouiller devant le passé, mais plutôt d’avoir le courage de se reconnaître tel qu’il est avec ses habitudes, ses préjugés, son statut social, etc. (ce qu’il appelle « le monde fini ») avant d’obéir à la tâche collective d’ouvrir l’avenir en jetant « ce monde fini dans l’infini » (IS, 223).

La figure du pauvre chez Rivard exprime un état d’esprit et non une condition matérielle ni un statut social ; elle ne renvoie pas à l’indigence, mais nous protège des dérives de la richesse (argent, savoir, pouvoir) « en nous maintenant vivants au contact de “la dure réalité à étreindre” » (IS, 72). Cet état d’esprit est un héritage qui traverse Rivard de l’intérieur et enrichit la personne qu’il est. Sa reconnaissance lui permet de raccommoder les trous dans le tissu de l’expérience qui le séparent des écrivains et des essayistes d’ici. Et c’est pourquoi elle est une action intelligente et non une soumission passive au « maître le passé », comme on l’a cru naguère.

La figure du pauvre suscite un dialogue avec un passé qui n’est pas si lointain. Elle fait entendre, dans l’univers du discours littéraire, la voix de Jacques Brault qui lit les poèmes de Gaston Miron « le magnifique » dans Chemin faisant [42]. On se souvient que Brault apprécie, chez l’homme rapaillé, « le courage et la tendresse de s’aimer dans les autres [43] », la volonté de rejoindre, par la parole, « l’anonymat de l’humanité » — les pauvres d’argent, d’esprit ou d’amour — parce que la poésie n’admet pas que « l’homme soit la proie de l’homme [44] ». Ce dialogue avec Brault n’en est peut-être pas un, puisque Rivard, à mon avis, ne fait que perpétuer sa proposition en lui ajoutant des compléments qui marquent de nouvelles circonstances de temps, de lieu ou de personne. Il mêle sa voix à une autre pour interroger, sous la forme d’un dialogue avec les expériences qui le conditionnent, l’état d’esprit de la collectivité québécoise. Ce dialogue, toutefois, se poursuit différemment ailleurs — sous une forme guerrière chez Hubert Aquin, par exemple [45]. Le véritable interlocuteur de Rivard sur la pauvreté est sans nul doute Jean Larose. Les différences qui les séparent ne sont pas si simples, car on doit reconnaître d’emblée une certaine parenté entre eux. En effet, Larose accorde un intérêt non dénué de passion à « l’amour du pauvre », par le témoignage de son admiration à André Laurendeau, qui « donne à sa pensée sa profondeur poétique […], sa force de fidélité au réel [qui] accompagne, et surveille en quelque sorte le rêve de grandeur [46] ». Néanmoins, il prend nettement ses distances avec la figure du pauvre lorsqu’il l’estime en regard de la forme de l’inconscient romantique des modernes. C’est là, à mon sens, que le conflit avec Rivard apparaît clairement et que le dialogue s’engage entre eux : leurs désaccords sont profonds, surtout sur la question de la formation qui aura occupé l’esprit romantique.

Toutes les poétiques modernes sont des poétiques de la nudité et de la pauvreté, comme si nudité et pauvreté prouvaient plus de vérité et plus d’authenticité, moins de distance et moins de mensonge que la richesse ornementale et conventionnelle des poétiques — des langages, voire des langues — reçues du passé. Cette tendance irrésistible au toujours plus nu, au jamais assez vrai, forme le noyau de ce qu’on pourrait appeler l’inconscient esthétique moderne, qui se traduit par la déchéance de toutes les formes, sous mille formes souvent contradictoires — artistiques, mais aussi sociales, politiques, pédagogiques, et bien sûr économiques. En réalité, les modernes ne peuvent concevoir et refusent par principe de reconnaître la force déterminante des formes. Aux temps modernes, le premier effet de cet invincible penchant pour la pauvreté, la nudité, la vérité, est donc une méconnaissance de la force réalisatrice des formes elles-mêmes, en elles-mêmes, par elles-mêmes [47].

La pauvreté que Larose critique est bien celle que revendique Rivard, qui, malgré son repentir romantique, en aurait gardé l’inconscient [48]. C’est que Rivard ne cherche pas la forme, mais l’atténuation de ses effets grandioses dans le regard de l’innocent et de l’ignorant. À l’inverse, Larose associerait ces dernières figures à une absence de forme, à une pauvreté qui les empêche d’évoluer, de s’élargir, ce qui les rend inaptes à s’approprier l’autre. Il faut comprendre que, pour Larose, cette appropriation n’est pas économique mais symbolique. Même s’il ne discute pas de Rivard, l’article de Karim Larose sur le texte intitulé « Le pas gagné », que Jean Larose a fait paraître dans La petite noirceur, nous permet d’identifier clairement la profonde divergence entre les deux essayistes en montrant à quel point le « symbolique » chez Jean Larose, qui signifie « fonder par la forme » et qui donne du « jeu pour parler [49] », est nécessaire à l’appropriation de l’autre dans le langage. Or, comme la pauvreté exprime une insuffisance de formes, elle ne peut déboucher sur un acte symbolique, mais seulement sur un repli dans l’imaginaire. Le pauvre est donc, chez Jean Larose, une figure de fermeture et non d’ouverture à l’autre ; il est le signe, pourrait-on dire, d’une mort annoncée qui est très bien représentée dans l’exemple des Aztèques que l’auteur de La petite noirceur reprend dans « Le pas gagné » et que Karim Larose résume parfaitement :

Les Aztèques auront perdu la partie, dira Larose, parce que, « collés » à leur système symbolique, trop fidèles aux injonctions d’une culture ancestrale, ils n’ont pas su se mettre « dans la peau » des conquérants espagnols de façon à pouvoir leur résister ; ils n’ont pas su librement « emprunter » au système symbolique étranger pour pouvoir mieux les déjouer [50].

On ne saurait dire combien cet exemple contraste avec la pensée de Rivard. La richesse des Espagnols conquérants, leur pouvoir aussi bien matériel que symbolique trouveraient peu de grâce à la lumière de l’action intelligente ; ce serait plutôt une action sournoise qui scelle la domination du pouvoir fondée sur l’appât du gain, troue l’expérience et déchire les hommes. Au-delà de l’anecdote anthropologique et des données de l’histoire, l’incapacité du pauvre à symboliser et sa propension à se replier sur lui-même laissent présager, chez Jean Larose, un destin funeste auquel la littérature et la culture québécoises n’échappent pas. Ce destin contraste bien sûr avec l’espoir d’une collectivité à venir que Rivard entrevoit dans la figure du pauvre et dans celles, voisines, de l’innocent et du simple d’esprit.

Leurs divergences apparaissent plus évidentes encore lorsqu’on confronte leur manière de représenter l’enseignant. Le professeur de Larose doit revêtir les grandes formes de la culture humaniste, voire latine, pour imposer sa leçon aux étudiants afin qu’ils reconnaissent ce qu’est un acte de symbolisation pour espérer vivre au-delà d’eux-mêmes au lieu de s’abîmer dans l’imaginaire étroit de la culture marchande ou nombriliste. Jean Larose n’a rien de la figure du maître ignorant ; en incarnant celle, plus frondeuse et distante, du maître qui, en marquant de ses leçons l’étudiant comme un « rabot qui le ronge [51] », il cherche à susciter, chez eux, un sentiment ambigu d’amour et de haine à son égard pour nourrir leur désir de dépassement. À cette figure du professeur qui forme les étudiants dans la distance, Rivard oppose ouvertement celle du professeur aimant qui n’hésite pas à révéler son moi pour l’élargir, ensuite, dans l’oeuvre qu’il enseigne et dans le regard des étudiants :

Cette confiance que le lecteur doit avoir à l’égard de l’oeuvre, de l’auteur, n’est possible que si l’élève peut faire confiance au professeur, que si le professeur mérite cette confiance en s’oubliant lui-même « pour adhérer à la vie d’autrui, à une autre vie », celle qui s’exprime dans l’oeuvre qu’il enseigne, celle de l’élève dont il a la garde et qu’il a pour fonction de « former ». Et comment se forme une vie, une pensée, un être ? Essentiellement par l’apprentissage du mouvement, par l’imitation d’une vie, d’une pensée, d’un être soumis au mouvement qui va du fini à l’infini au fini, capables de supporter cette tension entre le rêve et le réel, non plus perçus comme des forces antagonistes, mais comme des forces créatrices.

AE, 90

Rivard s’applique à définir, dans Aimer, enseigner, la tâche délicate du professeur qui doit s’effacer devant l’auteur qu’il enseigne, mais en le faisant avec une assurance qui incite l’étudiant à s’abandonner à son tour, c’est-à-dire à se livrer en toute confiance à l’oeuvre. Cette démarche du professeur a pour objectif de favoriser le lien entre l’auteur, l’étudiant et le professeur, sous la forme d’une communauté à venir. Rivard est conscient néanmoins qu’une telle relation pédagogique peut éveiller le désir charnel entre l’étudiant et le professeur.

L’expressivité des figures

Même si ses essais ont été écrits à des moments et dans des circonstances différentes, ils témoignent dans l’ensemble d’une pensée qui perfectionne une idée simple à travers les époques et les genres. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à citer quelques-uns de ses textes essayistiques plus anciens et certains passages de ses romans. La forme même que j’ai donnée à mon article voulait épouser l’action intelligente qui la définit en partant de l’idée qui caractérise le mieux sa pensée pour l’ouvrir sur un univers de discours plus vaste que celui auquel nous renvoient ses essais. J’ai fait ce choix de projeter sa pensée au-delà d’elle-même à la rencontre d’auteurs qu’il n’a peut-être jamais lus en m’accordant avec le mouvement d’ouverture et d’extériorisation dans le vaste champ de l’expérience qui caractérise l’action intelligente. Par ailleurs, j’ai fait largement usage des figures dans les textes de Rivard, celles de l’enfant trouvé, du bâtard, de l’enfant prodigue, du résistant, du romantique, du maître ignorant, de l’innocent, du pauvre. Il faudrait analyser chez lui le travail sur les figures qui consiste, me semble-t-il, à prélever sur chacune une expressivité propre dont il se sert ensuite pour définir une forme d’action. Les parentés sont si grandes qu’elles viennent à n’en former qu’une seule dont la complexité emprunte à chacune son expressivité. Je pense par exemple que les figures du pauvre, de l’innocent, de l’ignorant, de l’enfant prodigue sur le chemin du retour partagent leur pouvoir expressif pour définir non pas un individu, mais l’ensemble des conditions de l’action intelligente. Il s’agirait en quelque sorte d’une galerie de personnages dont les caractères mis bout à bout trameraient les conditions de cette action dans son oeuvre. Appartenant à la fois à la fiction et à la réalité par leur provenance ou par leur destination, les figures chez Rivard, qu’il trouve souvent déjà prêtes dans un livre, un film ou une expérience de vie concrète, atténueraient la perception des frontières entre les genres en élevant d’un cran la tension qui les anime. Et bien qu’elles soient éloignées de l’esprit des ready-made de Duchamp, elles occuperaient avec eux l’espace labile entre le rêve et la réalité, entre le monde et l’art.