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Introduction

Les alliances stratégiques représentent l’un des véhicules préférés de beaucoup d’organisations à la fois pour la course aux marchés mondiaux et pour le maintien des avantages compétitifs (Doz et Hamel, 2000). Le jeu concurrentiel se déplace alors vers la recherche de partenaires locaux performants pour atteindre une taille globale, notamment dans un environnement de plus en plus réactif, intense et incertain. Les impératifs stratégiques concernent alors l’atteinte d’une masse critique à l’échelle mondiale et l’implantation sur de nouveaux marchés. Dans une optique d’ouverture des marchés à l’International, les petites et moyennes entreprises cherchent aussi à s’allier à des géants mondiaux, compte tenu des enjeux concurrentiels et compétitifs.

Dans la pratique, l’émergence d’un nombre croissant de cas d’alliances entre de petites, moyennes et grandes entreprises a été relevée (Cheriet, 2009). Des firmes multinationales aux compétences reconnues se lancent dans des alliances avec des entreprises appartenant à des pays moins industrialisés, caractérisés par des ressources financières et technologiques limitées, et des profils stratégiques et organisationnels différents. Malgré l’abondance des recherches académiques traitant divers angles théoriques de ce phénomène et démontrant un taux d’échec élevé, rares sont celles qui ont tenu compte de l’aspect asymétrique touchant aussi bien les caractéristiques que les apports des deux parties impliquées dans ces relations interorganisationnelles (Chrysostome, Beamish, Hebert et Rosson, 2005). Les controverses théoriques concernant les issues des alliances stratégiques asymétriques se rapportent essentiellement au déséquilibre entre les partenaires, source de pouvoir et de dépendance. Dans les faits, l’alliance stratégique n’est plus une manoeuvre qui s’établit naturellement, mais fait plutôt l’objet d’une construction sociale complexe et délicate dans laquelle chaque partenaire cherche à défendre ses propres intérêts. L’alliance échappe ainsi au modèle de la relation « donnant-donnant » pour dévoiler au contraire des relations de dépendances, des formes de domination et des rapports de forces. Selon certains auteurs, il est tout aussi problématique d’avancer l’idée que toutes les ruptures d’alliances stratégiques sont dues à leur instabilité que d’avancer celle que toutes les alliances non terminées sont stables : « ces relations ne changent pas de stables à instables la nuit qui a précédé leur instabilité » (Yan et Zeng, 1999, p. 404). Cette conception réductrice ignore à la fois le caractère dynamique (Ring et Van de Ven, 1994) et multidimensionnel (Mohr, 2006) de l’instabilité des alliances stratégiques et s’oriente plutôt vers des mesures stériles de taux de sortie, souvent sur la base d’échantillons de données se rapportant à des contextes et à des relations de natures différentes.

Dans ces conditions, des interrogations découlent naturellement en ce qui concerne la nature de l’instabilité de ces relations interorganisationnelles puisqu’elle a fait l’objet de vifs débats entre les chercheurs en sciences de gestion (Kogut, 1991 ; Blodgett, 1992 ; Meschi, 2003 ; Mohr, 2006 ; Cheriet, 2009). Cet article se propose alors d’élargir les investigations, d’appréhender la nature de l’instabilité des alliances stratégiques asymétriques et de chercher ses déterminants. Est-il le résultat des rapports de force ou s’inscrit-il plutôt dans une démarche stratégique délibérée d’un des partenaires ?

L’idée défendue dans cette contribution est que l’instabilité est loin de survenir de manière « spontanée » (ou non programmée par les deux alliés comme suggérée dans la littérature [Inkpen et Beamish, 1997 ; Yan, 1998]). Elle va au-delà d’un résultat du fonctionnement (ou du dysfonctionnement) de la coopération, pour révéler des options stratégiques de la firme dominante (Meschi, 2003). En d’autres termes, nous soutenons que l’instabilité est une stratégie de sortie de la coopération, programmée et mise en place de manière délibérée par la multinationale pour mettre fin à la coopération dans sa configuration initiale. Pour démontrer cela, nous adopterons une analyse dynamique de huit cas d’alliances stratégiques asymétriques, entre firmes multinationales européennes et entreprises locales tunisiennes. Les alliances internationales constituent un mode d’implantation fréquent des firmes multinationales dans ce pays (Cheriet, 2009).

Nous aborderons dans un premier temps le volet théorique, en mettant en lumière les enjeux des alliances asymétriques, puis les étapes de son cycle de vie et les déterminants de leur instabilité. Nous présentons dans une deuxième partie, le protocole de recherche adopté et les cas de notre échantillon. Nous discuterons enfin les résultats obtenus et esquisserons quelques éléments d’extension de notre recherche.

1. Les considérations théoriques sur les issues des alliances asymétriques

1.1. L’asymétrie dans les alliances stratégiques : effets et risques pour les alliés

Les alliances stratégiques sont des relations entre des organisations autonomes au départ, formées pour répondre aux objectifs et aux besoins mutuels des partenaires. Les objectifs stratégiques de ces derniers figurent comme le principal moteur relatif au choix du type d’alliance à conclure, du choix du partenaire et des modes organisationnels à mettre en place. D’après Chtourou et Laviolette (2005, p. 2), l’alliance stratégique ne peut être qualifiée d’asymétrique que lorsqu’elle est conclue entre des partenaires possédant « de fortes différences en termes de portefeuille de ressources et de positions concurrentielles ». Dans la même optique, Meier et Missonier (2009, p. 9) entendent par asymétrie au niveau de la relation coopérative, « une situation qui place deux acteurs économiques dans des échanges collaboratifs, où les positions concurrentielles et les effets de taille (chiffre d’affaires, parts de marché, effectifs) se relèvent radicalement différents, voire s’opposent ». Les ressources de différentes natures apportées par chaque partenaire dans la relation s’avèrent occuper une place très importante dans la définition du niveau d’asymétrie entre les associés.

Pour définir une alliance asymétrique, il faut prendre en compte plusieurs critères. D’après Harrigan (1988), la taille des partenaires, leur origine géographique, le niveau d’expérience dans les coopérations sont les indicateurs de mesure du degré d’asymétrie. Pour que la coopération soit durable, Harrigan (1988) considère que les partenaires doivent se ressembler dans la culture d’entreprise, dans la taille des actifs échangés, dans le niveau d’expérience. Dans la même optique, Mouline (2005) cite la taille des partenaires, les capacités et les ressources engagées, la zone géographique des partenaires et le niveau de développement des pays ou zones dont les partenaires sont originaires.

Les alliances stratégiques entre partenaires de tailles différentes sont souvent marquées par des rapports de dépendance et un déséquilibre dans les pouvoirs de négociation. Cette différence de taille induit très souvent à des perceptions différentes en termes de risques et d’équité pour le partage des bénéfices par les partenaires (Lu et Beamish, 2006). Ces caractéristiques peuvent précipiter l’issue d’une alliance causée à la fois par les évolutions des rapports de force entre les partenaires (Tinlot et Mothe, 2005), l’achèvement des apprentissages organisationnels ou institutionnels des parents (Inkpen et Beamish, 1997) ou par l’émergence de conflits (Mohr et Spekman, 1994) liés à des risques relationnels réels ou perçus (Vidot-Delerue et Simon, 2005). La construction de l’architecture de la relation de l’alliance basée sur la forme, le mode de gouvernance et l’exercice du contrôle, se font en fonction des intentions stratégiques des partenaires, de leur pouvoir de négociation et des conditions externes de l’alliance (Inkpen et Beamish, 1997 ; Lee, Chen et Kao, 2003). En dépit de sa connotation négative, la notion d’asymétrie sous-entend une complémentarité multidimensionnelle recherchée par les deux parties. Les ressources aussi bien tangibles qu’intangibles figurent parmi les principaux critères recherchés par les petites entreprises dans une alliance asymétrique. La zone géographique répond de façon adéquate aux objectifs de l’extension spatiale et de pénétration de nouveaux marchés des multinationales prêtes à transférer en échange de l’appui sur le partenaire local, une partie de leurs compétences.

Certains auteurs soulignent le risque que les petites entreprises courent en se lançant dans des alliances asymétriques, caractérisées par des rapports de forces et de domination, sources d’actions et de manoeuvres opportunistes de la part de la grande entreprise au détriment de la partie la plus faible (Fréchet, 2003 ; Chtourou et Laviolette, 2005). Il est évident que dans la majorité écrasante des cas, les grandes structures disposent d’un actif de ressources tangibles et intangibles incomparable, en termes de valeur, à celui d’une petite structure. Dans ce contexte d’asymétrie, au profit de la grande entreprise, le partenaire en position de besoin ou de dépendance se trouve obligé de répondre favorablement aux exigences de son allié concernant le contrôle du management, les transferts technologiques ou le partage des bénéfices de la coopération. La détention des ressources rares, indispensables et source de valeur ajoutée, offre à leur détenteur une légitimité considérable au moment des négociations. Ces dernières sont très souvent conduites dans le sens des intérêts du partenaire en position de force, au moment de la négociation, et au détriment de ceux de son allié.

D’autres auteurs soulignent en revanche les intentions opportunistes des petites entreprises à vouloir exploiter l’option des alliances asymétriques avec des firmes multinationales pour accaparer et internaliser des ressources stratégiques, augmenter le niveau des ventes et gagner plus de légitimité sur le marché local et international (Chen et Chen, 2002 ; Alvarez et Barney, 2001 ; Kalaignanam, Skandar et Varadarajan, 2007). Dans ce sens, une alliance avec une grande entreprise offre à la petite « une certaine forme de légitimité qu’elle n’aurait jamais pu acquérir toute seule » (Alvarez et Barney, 2001). Au final, les effets demeurent ambigus, car l’asymétrie, bien que source de certains dysfonctionnements de l’alliance, peut aussi assurer une complémentarité et des synergies entre les partenaires.

En effet, toute asymétrie est source de pouvoir et de dépendance. Il existe un lien « symétrique » entre le pouvoir et la dépendance des partenaires au sein d’une alliance asymétrique. Dès lors, toute évolution du niveau d’asymétrie, vers la baisse ou vers la hausse, se répercute systématiquement par un changement au niveau de la balance initiale du pouvoir et de la dépendance entre les alliés (Tinlot et Mothe, 2005). Compte tenu du lien symétrique entre pouvoir et dépendance, si le niveau du besoin de l’un des partenaires pour son allié tend vers la baisse, l’alliance peut perdre son attrait et son importance stratégique (Blodgett, 1992).

1.2. La dynamique de l’alliance stratégique asymétrique : un cycle de vie atypique

La dynamique d’une alliance stratégique asymétrique peut être décrite à travers les changements produits pendant les étapes de son cycle de vie. L’examen de l’évolution de la relation traduit l’émergence des déterminants pouvant « déstabiliser » la relation pendant les principales phases de son cycle de vie (Parkhe, 1993 ; Ring et Van de Ven, 1994 ; Doz, 1996). Parkhe (1993, p. 229) avait déjà signalé la rareté des études dynamiques sur les coopérations et la surreprésentation des analyses quantitatives présentant un potentiel limité de développement théorique. En effet, « même si nous connaissons les inputs, la structure et les outputs et que cette connaissance constitue la base de l’analyse dynamique, elle ne renseigne que peu sur comment évolue la relation interorganisationnelle… Dans une perspective de développement du processus, les relations coopératives sont des mécanismes socialement dérivées de l’action collective, continuellement structurées par les actions, les interprétations symboliques et les perceptions des parties engagées. » (Ring et Van de Ven, 1994, p. 91).

Les études consacrées à l’examen des processus dynamiques au sein des alliances ont à la fois utilisé des études de cas (Arino et De la Torre, 1998 ; Doz, 1996) et tenté de développer des modèles théoriques (Kumar et Nti, 1998 ; Ring et Van de Ven, 1994 ; Zajac et Olsen, 1993). Plusieurs études ont conclu à l’existence de liens significatifs entre les conditions initiales de la formation des alliances stratégiques et leurs issues (Hagedoorn et Schakenraad, 1994 ; Lorange et Roos, 1992). De même, certaines caractéristiques de l’évolution de l’alliance peuvent être liées à sa structure même (Doz, 1996 ; Ring et Van de Ven, 1994) ou aux spécificités des parents (Arino et De la Torre, 1998 ; Koza et Lewin, 1998). Même si de nombreuses études avaient recommandé d’utiliser ce type d’analyse, il s’avère selon certains auteurs que l’approche dynamique est celle « qui a reçu le moins d’attention systématique dans la littérature existante, représentant une omission critique pour la construction d’une théorie plus complète des alliances stratégiques » (Parkhe, 1993, p. 234).

Plusieurs auteurs ont décomposé les « échanges interorganisationnels » en quelques étapes temporelles avec des effets différenciés sur la relation. Ainsi, Zajac et Oslen (1993) avaient étudié la dynamique des alliances en termes d’initialisation, de processus et de reconfiguration de la coopération, alors que Ring et Van de Ven (1994) avaient examiné les effets du processus de négociation, d’engagement et d’exécution sur les perceptions d’efficacité et d’équité de la relation par ses parents. Le cycle de vie de l’alliance est composé de trois étapes clés, à savoir l’étape de la formation, de l’opérationnalisation et du résultat. La progression et le développement ainsi que le passage d’une étape à une autre dans le cycle de vie de l’alliance stratégique sont significativement influencés par les conditions dans lesquelles elle a été conclue. Les chercheurs notent que les conditions initiales d’une alliance stratégique affectent considérablement son fonctionnement ultérieur (Doz, 1996 ; Cheriet, Leroy et Rastoin, 2008c).

1.3. Les explications théoriques de l’instabilité des alliances stratégiques

L’instabilité est définie par Inkpen et Beamish (1997) comme les changements majeurs qui ne sont pas planifiés par l’ensemble des partenaires. Ces changements concernent la modification de la forme initiale de l’alliance, de la répartition du capital ou la renégociation du contrat de départ. L’instabilité peut être définie de ponctuelle, lorsqu’elle fait l’objet de réorganisation ou de renégociation des contrats entre les partenaires dans le but de réduire les clivages et les inégalités (Blodgett, 1992). Plus l’activité de l’alliance se développe et plus les partenaires s’orientent vers des politiques de réajustement et de réorganisation. Quels que soient le sens et la nature de l’évolution, les changements apportés constituent souvent un passage instable voire une variation dans le cycle de vie de l’alliance. Dans ce sens, l’instabilité revêt la signification de la dynamique sans atteindre le sens de la rupture (Blodgett, 1992 ; Harrigan et Newman, 1990 ; Yan et Gray, 1994). En revanche, l’instabilité est définitive quand elle mène à la fin de l’alliance. Cette dernière recouvre d’autres significations en plus de celle de l’échec (Meschi, 2003 ; Cheriet, 2008a).

L’instabilité au sens de l’échec est causée par les conflits et les divergences entre les partenaires, expliquée par des objectifs commerciaux non atteints ou par l’absence de synergie et d’implication. Dans ce sens, l’instabilité rejoint la définition de Yan et Zeng (1999), « l’instabilité se réfère aux situations non programmées ou prématurées par au moins un des partenaires, ou dans lesquelles il y a conflit entre les directions stratégiques, renégociation du contrat, reconfiguration de la propriété ou des structures de management ou changements majeurs dans la relation des parents entre eux ou des parents à la relation avec des effets significativement négatifs sur sa performance ». Cette instabilité peut être expliquée selon Das et Teng (2000), par des tensions et divergences comportementales (coopération-concurrence) ou structurelles (rigidité-flexibilité). Plusieurs travaux de recherche établissent une forte corrélation entre le niveau de participation dans le capital, le contrôle des opérations, et le succès de l’alliance stratégique (Lecraw, 1984 ; Beamish, 1985). La compatibilité stratégique et la flexibilité comportementale sont considérées comme les facteurs clés d’un climat coopératif et symbiotique (Doz et Hamel, 2000 ; Inkpen et Beamish, 1997).

L’instabilité des alliances stratégiques peut être expliquée par plusieurs facteurs : certains sont d’ordre conflictuels et structurels, alors que d’autres sont spécifiques aux partenaires et à l’environnement. Les conflits entre les partenaires sont relatifs à des conflits d’objectifs (Kogut, 1989), de culture et de structure managériale (Harrigan, 1988), ou des divergences dans les visions stratégiques et d’exploitation (Das et Teng, 2001). Les déterminants de l’instabilité relatifs à la structure de gouvernance et aux mécanismes de contrôle sont plutôt liés à leur répartition entre les partenaires, compte tenu des objectifs et des motivations de chacun. Il y a une forte influence de la structure de propriété et de la gouvernance sur la stabilité de l’alliance. L’évolution, le changement des orientations stratégiques (Meschi, 2003), les difficultés financières de l’un des partenaires (Hennart, Kim et Zeng, 1998) et le manque d’expérience de collaboration (Harrigan, 1988) constituent aussi des facteurs de l’instabilité des alliances stratégiques.

L’instabilité est également causée par certaines spécificités de l’environnement de l’alliance : politique du gouvernement d’accueil (Yan et Gray, 1994) et structure de l’industrie (Kogut, 1989). La théorie des coûts de transaction explique la fin de l’alliance, soit par le retour au marché quand il s’agit d’une décision de dissolution, soit par le retour à la hiérarchie quand il s’agit d’un rachat ou d’une cession. L’approche de la dépendance des ressources fournit aussi des explications relatives à l’instabilité des alliances stratégiques. Elle indique que les sociétés comptent sur certaines ressources appartenant à d’autres entreprises et gèrent des relations interorganisationnelles pour contrôler et réduire une telle dépendance (Das et Teng, 2001). La valeur des ressources possédées par chaque entreprise détermine leur pouvoir de négociation (Yan et Gray, 1994). Dans ce sens, Inkpen et Beamish (1997) argumentent que le changement dans la balance initiale du pouvoir de négociation et du niveau de la dépendance est responsable de la fin non planifiée d’une alliance. Les entreprises concluent des alliances visant à acquérir et exploiter des ressources et des compétences non disponibles en interne.

1.4. L’instabilité : une option stratégique souvent programmée par la FMN

La fin de l’alliance peut être anticipée par l’un des partenaires malgré l’absence de problèmes de disfonctionnement interne d’ordre opérationnel ou stratégique. Dans ce cas, le motif de sortie est considéré, par Meschi (2003) comme un choix imposé par la politique stratégique générale des partenaires. Ainsi, la divergence des politiques stratégiques des partenaires peut accélérer le rythme de l’instabilité vers une situation de rupture choisie. En général, elle se conclut alors, soit par la dissolution, soit par la reprise totale. Dans le deuxième cas, le partenaire qui décide de céder ses parts dans le capital, le fait par recherche de plus-value, d’une part, et, d’autre part, à cause de la non-disponibilité des ressources nécessaires dans son capital pour faire cavalier seul et combattre la concurrence (Kogut, 1991).

Par contre, quand les politiques stratégiques des partenaires divergent, l’instabilité prend la forme de la stagnation et du désengagement au moins de l’un des partenaires. L’instabilité passe alors du statut « naturel » au statut de « l’outil stratégique ». La fin de l’alliance devient, dès lors, « une stratégie de sortie » mise en place par les partenaires, une fois les objectifs de l’alliance atteints (Meschi, 2003). Cette stratégie de sortie s’apparente à un arbitrage entre le maintien de la coopération (coût de l’alliance, résultats de l’alliance, comportement du partenaire et difficultés de la gouvernance de la coopération) et l’existence d’alternatives viables à la coopération avec ce partenaire (existence d’autres partenaires, autonomie, considérations stratégiques en dehors de l’alliance, etc.). Le résultat de cet arbitrage est d’autant plus important que la relation coopérative est inscrite dans un portefeuille d’alliances stratégiques ou, si elle est conçue dans une optique de gestion des réseaux à travers des plates-formes géographiques régionales, avec des complémentarités inter-pays ou sites (cas des FMN).

Selon Cheriet (2009), pour qu’elle soit opérationnelle, la notion d’instabilité des alliances devrait être doublement neutre. D’abord, neutre par rapport aux issues (sans qualification d’échec ou de réussite) ; et ensuite, neutre par rapport aux différences de perceptions des alliés (échec et réussite de quel partenaire ?). Dans ce sens, elle est définie comme « un changement organisationnel majeur, une reconfiguration de l’alliance par rapport à sa structure initiale ou un changement significatif dans la répartition du capital et le partage du management, non programmé dans l’optique d’au moins un des partenaires » (Cheriet, 2009). Ainsi modifiée, notre définition se distingue de celle couramment utilisée dans la littérature, qui assimilait l’instabilité comme une réorganisation majeure ou une rupture, non programmée dans la perspective des deux partenaires (Inkpen et Beamish, 1997). Cette distinction est importante, car elle relève des intentions non révélées des alliés (Hidden Agenda) et procure à l’instabilité des alliances, un caractère stratégique dans la démarche d’un des partenaires. Enfin, cette définition semble plus adaptée au cas de la gestion des firmes multinationales de leurs réseaux de coopérations avec des entreprises locales.

L’analyse des options de programmation de l’instabilité des alliances entre firmes multinationales et entreprises locales par rapport aux intentions stratégiques des partenaires fait ressortir plusieurs cas de figure (cf. schéma ci-dessus). D’abord, les modifications organisationnelles ou capitalistiques contractuelles, programmées par les deux alliés (les situations de type A). Elles correspondent à l’exercice d’option d’achat-cession prévue par le contrat d’alliance (Blodgett, 1992). Celles-ci sont exclues de la définition « stricte » de l’instabilité. Ensuite, les trois autres configurations qui répondent à la définition de l’instabilité avec les notions d’intentions stratégiques : nous pouvons distinguer la situation D, où l’instabilité n’est programmée par aucun des deux partenaires, des situations B et C où l’instabilité n’est programmée que par l’un des deux alliés. Cette question de la programmation de la sortie ou de l’instabilité rejoint de nombreux travaux empiriques dans ce sens. Dans la littérature, le raisonnement se situe en termes d’instabilité « intentionnelle » versus « non intentionnelle » (Cui, Calantone et Griffith, 2011 ; Meier, 2011 ; Reuer, 2002). Cette question est par ailleurs considérée comme une des issues importantes en termes de recherches sur les issues des alliances stratégiques (Nemeth et Nippa, 2011). Nous soutenons ainsi que dans le cas d’alliances stratégiques asymétriques, l’instabilité correspondrait à la configuration de la situation C : elle serait initiée et programmée uniquement dans l’optique de la firme multinationale, comme moyen de « sortie » de la relation ou de changement majeur par rapport à la configuration initiale de l’alliance.

Figure 1

La programmation de l’instabilité des alliances stratégiques

La programmation de l’instabilité des alliances stratégiques

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Ainsi, le raisonnement peut être étendu à la gestion « proactive » par la multinationale de ses nombreuses relations asymétriques. Dans ce sens, nous pouvons envisager que la firme gère l’instabilité de ses coopérations dans une quête de maximisation de la valeur globale de son réseau. Les entrées-sorties des partenaires locaux répondent ainsi à des options stratégiques de complémentarité entre filiales, pays, métiers ou portefeuille de marques. L’approche par les réseaux est tout indiquée dans ce sens pour analyser l’instabilité. Nous défendons ainsi la conception d’une instabilité programmée et son utilisation comme outil stratégique proactif, lorsqu’il s’agit d’alliances stratégiques mettant en relation des grandes firmes soucieuses d’optimiser leurs réseaux, et des entreprises locales aux objectifs stratégiques limités à la structure elle-même ou à la relation de coopération.

La revue de la littérature nous a servi de base pour appréhender les spécificités de notre terrain d’investigation. La complexité et les dynamiques des relations coopératives asymétriques recommandent donc une analyse approfondie de ce type d’alliances afin d’identifier les modalités et les motifs de leur instabilité, et d’analyser le rôle que pourraient jouer les firmes multinationales quant à leurs issues. Nous présenterons dans ce qui suit notre protocole méthodologique, les résultats obtenus et leur discussion.

2. Méthodologie adoptée et déroulement de l’enquête

2.1. Recueil des données

Ce travail de recherche s’appuie sur l’analyse de huit cas d’alliances dyadiques asymétriques entre de grandes firmes multinationales européennes et des entreprises locales tunisiennes dans différents secteurs d’activités. Cette étude permet d’appréhender la dynamique de ces relations asymétriques et d’étudier les déterminants de leurs instabilités. Malgré l’abondance de la littérature traitant du domaine des alliances stratégiques, la compréhension de ce phénomène reste limitée (Delerue, 2004). Il s’avère donc préférable de suivre les recommandations de Wacheux (1996) et d’opter pour une démarche qualitative basée sur des études de cas afin d’étudier le phénomène des alliances asymétriques.

Le nombre de cas retenu respecte le principe de saturation et de réplication de Yin (1994) et fait partie de l’intervalle préconisé par Eisenhardt (1989). Cet auteur recommande la rétention d’un nombre de cas qui échappe au risque des résultats simplistes, mais également à la complication du traitement d’un très grand nombre de cas pour la généralisation des résultats. L’approche par le cycle de vie, ainsi que l’explication des déterminants de l’instabilité durant toutes les phases de son évolution permettent, entre autres, d’appréhender la complexité des relations coopératives entre grandes firmes et petites entreprises.

Pour mener à bien cette enquête et pour répondre aux objectifs de la fiabilité, de la variété et de la validité interne et externe de l’étude, nous avons été amenés à faire des choix et à croiser des critères de sélection. Pour la constitution de notre échantillon, nous avons :

  • Retenu toute relation d’alliance asymétrique, en termes de caractéristiques et d’apports, entre deux entreprises juridiquement indépendantes, qui décident de se lancer dans un projet commun avec une participation ou non dans le capital. À ce niveau, il apparaît évident que notre échantillon sera hétérogène en termes de structure et de cycle de vie puisque les dates de départ et les dynamiques ne sont pas communes à tous les cas d’alliances.

  • Établi un croisement entre le critère, strictement opportuniste, lié à l’accès facile à certaines entreprises engagées dans des alliances stratégiques asymétriques et le critère de l’hétérogénéité du contexte. Il semble pertinent de pouvoir réaliser une étude dans différents contextes pour échapper au risque de l’influence des pratiques et de l’opérationnalisation spécifique de certains secteurs.

On trouvera ci-dessous un tableau qui récapitule notre démarche d’enquête. Celle-ci a été menée par une série d’entretiens en face à face auprès des responsables des parties impliquées dans 8 cas d’alliances asymétriques en Tunisie. Les relations coopératives étudiées impliquent des firmes multinationales de divers secteurs. Ces relations contractuelles au départ (contrat de licence ou de sous-traitance) ont pour la plupart connu des évolutions vers des formes capitalistiques. Nous avons sélectionné des alliances à caractère asymétrique organisationnel (taille et type d’organisation, cf. tableau 2). Les entreprises tunisiennes engagées sont des PME locales. Un seul cas implique un groupe local de petite taille qui a engagé une de ses filiales dans une alliance stratégique avec une grande firme agroalimentaire française. Pour des besoins d’anonymat des répondants, les cas ne sont pas nominatifs et sont numérotés de 1 à 8.

Collectées sur la période 2006 à 2009, les données recueillies ont été complétées par des informations issues de la presse spécialisée, locales et internationales. Nous avons interrogé cinq cadres en moyenne pour chaque cas, en entretien semi-directif d’une heure et demie en moyenne pour chacun des huit cas étudiés (cf. tableau 1). Nous avons interrogé des cadres dirigeants des deux parties, afin de recouper les informations et les « versions » des deux parents de l’alliance par rapport à son évolution. Une telle démarche s’avère pertinente lorsque les alliances sont nouées entre des partenaires aux profils stratégiques et organisationnels distincts. Les questions portaient sur les motivations des partenaires lors de la formation de l’alliance, son fonctionnement et ses perspectives d’évolution.

Dans une optique de réduction des biais liés à des interprétations subjectives, nous avons réalisé des entretiens avec les deux parties impliquées. Cela rejoint les analyses multi-perspectives suggérées par plusieurs auteurs (Mohr, 2006). Cette démarche nous a également permis de compléter les informations manquantes. Nous avons au total réalisé 53 entretiens sur une période de 3 ans. Pour chaque cas d’alliance, nous avons suivi le déroulement par le biais d’entretiens réguliers avec les principaux acteurs impliqués, et planifiés en fonction du cycle de vie et des moments clés de chaque cas. Le traitement des données a été effectué par le logiciel de traitement de données qualitatives Nvivo 7. Nous avons ensuite schématisé l’évolution du cycle de vie de chaque cas d’alliance en étudiant à chaque étape les déterminants de son instabilité.

2.2. Présentation de l’échantillon des cas étudiés

Les tableaux 2 et 3 résument les principales caractéristiques des alliances asymétriques étudiées et les déterminants de leur instabilité. Nos huit cas mettent en relation des PME tunisiennes et de grandes firmes multinationales européennes, engagées dans divers secteurs industriels. Ces alliances ont souvent débuté par des contrats de licences, de sous-traitance ou de coentreprises dont la répartition du capital était plus ou moins équilibrée (50-50, 49-51). Nous n’avons par ailleurs sélectionné que des relations dyadiques afin de simplifier l’analyse du rôle de la FMN.

Tableau 1

Déroulements des enquêtes et des études de cas d’alliances stratégiques asymétriques en Tunisie : 2006-2009

Déroulements des enquêtes et des études de cas d’alliances stratégiques asymétriques en Tunisie : 2006-2009
Source : Élaboré par les auteurs.

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Tableau 2

Présentation des cas étudiés d’alliances stratégiques asymétriques en Tunisie

Présentation des cas étudiés d’alliances stratégiques asymétriques en Tunisie
Source : Élaboré par les auteurs.

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Quel que soit le secteur représenté (pharmacie, agroalimentaire, informatique, etc.), les motivations des différents partenaires de chaque alliance sont assez proches. Pour les firmes multinationales, les objectifs initiaux se réfèrent à l’apprentissage institutionnel et à l’adaptation locale ou encore la mise en place de plate-forme d’expansion stratégique ou géographique pour l’Afrique du Nord ou le Moyen-Orient. De leur côté, les PME locales sont motivées par des objectifs d’apprentissage managérial ou technologique, par l’exploitation de l’image de marque des firmes ou par un accès facilité au financement et la conquête des marchés internationaux (augmentation des exportations, mise à niveau en termes de qualité et de coûts de production, etc.).

Les alliances asymétriques étudiées sont de création assez récente (entre 1990 et 2000). Elles connaîtront leurs premières phases de reconfiguration, dix ans après leurs démarrages, période nécessaire pour les deux partenaires pour tester la qualité de la relation en termes de convergence opérationnelle et stratégique d’une part et l’attrait et le potentiel du marché d’autre part. Une dernière observation méthodologique concerne l’existence (relations en cours) de sept des huit cas étudiés. En effet, hormis un cas de dissolution (cas 5), les autres alliances stratégiques asymétriques examinées sont en cours de fonctionnement. Elles ont même connu des évolutions (renégociation des contrats, changement par rapport à la forme initiale) témoignant d’un engagement supplémentaire des partenaires.

Même s’ils présentent une certaine homogénéité dans la sélection, le recueil et le traitement des informations, les cas examinés présentent une diversité des secteurs d’activité concernés et des lieux d’implantation géographique en Tunisie. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’examen de ces huit cas permet ainsi de rendre compte des dynamiques d’évolution des alliances asymétriques internationales dans ce pays.

3. Résultats obtenus et discussions

3.1. L’instabilité : résultat d’une fin d’apprentissage ou choix délibéré de la FMN

Afin de respecter un schéma homogène d’analyse, les issues des alliances ont été analysées selon les motifs et les modalités d’instabilité. Pour cela, nous avons appliqué les recommandations des recherches empiriques dans ce sens (Meschi, 2003 ; Cheriet, 2009). Les motifs retenus d’instabilité portent sur la recherche d’autonomie d’un partenaire, l’échec commercial ou financier, les conflits et divergences d’intérêts, les injonctions des autorités de régulation de la concurrence, et les options stratégiques d’un partenaire (sortie de secteur, désendettement, recentrage). Quant aux modalités, elles concernent les cessions simultanées des parts des deux partenaires à un tiers, les cessions/reprises des parts d’un partenaire par l’autre, la dissolution, l’entrée d’un autre partenaire, ou la renégociation d’un changement de la répartition des parts de capital ou de la forme initiale de l’alliance. Notre lecture des évolutions du cycle de vie des huit cas d’alliances stratégiques asymétriques révèle des trajectoires plus ou moins proches. Des formes contractuelles à la formation qui se transforment ensuite en relations capitalistiques contrôlées dans la plupart des cas par les firmes multinationales. Ces dernières motivent ces reconfigurations par un apprentissage institutionnel achevé, ou par une volonté délibérée d’intégrer l’alliance dans le schéma global (ou régional) d’expansion stratégique et géographique. En effet, durant la première phase de la relation entre les deux partenaires, la multinationale dépend de son partenaire local en termes de connaissances locales (comportement des consommateurs, les préférences et habitudes de consommation, nature et attrait du marché) et institutionnelles (les lois, les réseaux relationnels locaux, les partenaires intermédiaires). Mais une fois les connaissances clés et les modes de fonctionnement absorbés et assimilés, la multinationale commence à manoeuvrer pour le transfert de la forme contractuelle vers une forme capitalistique motivée par ce que nous appelons un « apprentissage institutionnel achevé ». Ce dernier démontre clairement que la multinationale n’est plus dépendante de son partenaire local en ce qui concerne les connaissances et le savoir-faire, clés indisponibles avant la relation d’alliance, et peut continuer son chemin en solitaire. En revanche, le processus d’apprentissage en termes d’innovation, de savoir-faire de production et de commercialisation demeure omniprésent tant que la relation d’alliance est opérationnelle.

L’analyse des huit cas montre que les multinationales se lancent dans des projets d’alliances asymétriques pour conquérir de nouvelles opportunités de développement sur des marchés porteurs par comparaison aux marchés européens en saturation.

Dans sa démarche de pénétration d’un nouveau marché par la recherche de partenaires locaux, la multinationale procède par engagement graduel : une relation non capitalistique d’abord, une coentreprise ensuite. Il faut aussi signaler que dans les huit cas de notre échantillon, les multinationales déclarent dans un premier temps avoir des objectifs commerciaux et ne s’intéressent à l’intégration de la production qu’après une phase d’apprentissage « institutionnel » et business pouvant atteindre 5 à 8 ans. « La stratégie est basée sur deux étapes clés : la première sous contrat de sous licence et la deuxième par une participation dans le capital » précise le chef de zone de la multinationale du cas 7. Le passage à la deuxième forme de l’alliance s’est fait, dans tous les cas étudiés, à la suite de plusieurs négociations entre les deux parties. La réunion des trois variables clés a contribué considérablement à la poursuite de la relation de l’alliance, à savoir la convergence des deux partenaires et la compatibilité de leurs politiques générales, l’importance stratégique de l’activité aux yeux du partenaire local ainsi que ses capacités de développement, et les conditions externes.

Par cette nouvelle implication, la multinationale parvient à connaître le mode et la culture de consommation sur le marché et adapte le produit aux besoins et attentes des clients. Plus la multinationale internalise les connaissances clés sur les habitudes et modes de consommation locale, plus sa dépendance à son partenaire local tend à décroître. « Solliciter les connaissances locales de notre partenaire est un passage obligatoire et temporaire, les habitudes de consommation diffèrent d’un marché à un autre, mais la poursuite du chemin peut se faire en solitaire » explique le responsable de zone de la multinationale du cas 3. La multinationale a exigé, mais sa manoeuvre est restée sans succès, de faire migrer le contrat du statut de sous licence vers le statut de coentreprise avec une participation majoritaire préalable à l’étape de la reprise totale. L’alliance perd dès lors son attrait stratégique pour la firme estimant avoir acquis assez d’expérience spécifique pour ne plus « avoir besoin de son partenaire ».

Tableau 3

L’instabilité des alliances stratégiques asymétriques étudiées en Tunisie : modalités et motifs

L’instabilité des alliances stratégiques asymétriques étudiées en Tunisie : modalités et motifs

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Cette évolution anticipée et l’objectif de reprendre totalement l’activité nous ont été révélés par la multinationale dans six des huit cas d’alliances étudiées. Dans les deux cas restants, les multinationales suivent le même itinéraire basé sur les deux étapes clés, mais ne souhaitant pas, malgré leur participation majoritaire dans le capital, reprendre la totalité de l’activité, car elles jugent que le potentiel du marché ne justifie pas les investissements nécessaires pour une telle manoeuvre. Ces observations confortent ainsi l’idée d’une programmation de la « sortie » de la firme de sa relation coopérative. Le terme « sortie » est employé ici dans sa conception anglo-saxonne (issue/exit). Cela ne signifie pas la fin de la relation, mais juste sa reconfiguration. Cela signifie une sortie de la coopération initiale. D’ailleurs, dans la plupart des cas, l’alliance ne disparaît pas, mais évolue vers une forme plus autonome pour la FMN. Dans certains cas, elle aboutit à une « filialisation » totale. Ainsi, l’instabilité se manifeste dans la plupart des cas par une évolution de la relation, et un renforcement du contrôle de la firme multinationale. Après une période de prudence managériale, de « tests » du partenaire et d’apprentissage institutionnel à travers des contrats de licence, les firmes s’engagent dans des relations capitalistiques à travers la création de coentreprises. Ces périodes « transitoires » semblent assez courtes (une à trois années) pour les cas étudiés, par rapport aux résultats observés dans la littérature (3 à 7 ans) (Meschi, 2003 ; Cheriet, 2009).

Après ces premiers constats en termes d’évolution des alliances, nous pouvons nous attarder à présent sur les explications de l’instabilité et la discussion de ces déterminants dans l’optique des choix stratégiques de la firme.

3.2. Éléments de discussion et perspectives de la recherche

Les analyses menées sur les huit cas d’alliances asymétriques font apparaître plusieurs éléments communs. Au départ des relations, et malgré les profils organisationnels déséquilibrés, les structures de gouvernance témoignent d’une implication réciproque des deux parents dans la gouvernance de la coopération. S’en suit une période « stable » plus ou moins longue : 3 ans pour les cas 2 et 7 et 18 ans pour le cas 1. Ensuite, des négociations sont entamées avec plus ou moins de succès pour modifier la structure initiale. Les deux partenaires révèlent ainsi leurs intentions stratégiques et leurs visions du devenir de la coopération. Dans la plupart des cas, une volonté de gestion autonome est exprimée par la firme, se concrétisant par une perspective de contrôle du management ou de reprise de la relation commune, en accord ou pas avec les objectifs du partenaire local. Même si ces négociations aboutissent souvent à la création d’une coentreprise (cas 1, 3, 6 et 8), à l’augmentation de la participation de la firme dans le capital de la coentreprise (cas 2) ou à son rachat total (cas 7), elles peuvent conduire à la disparition de la relation coopérative (cas 5). Les négociations peuvent aussi donner lieu à un engagement supplémentaire des deux partenaires, se traduisant par la création d’une coentreprise fonctionnelle (coentreprise de co-branding dans le cas 4).

Dans les huit cas étudiés, les entretiens menés avec les cadres des firmes impliquées ont révélé une très forte intention de reprise de la relation coopérative, motivée soit par des divergences et des conflits avec les partenaires locaux, soit par une volonté de contrôle et de gestion autonomes de la coopération. « La dernière étape de notre aventure est la reprise totale de l’activité, ce qui converge parfaitement avec notre politique stratégique générale », confirme le chef de zone de la multinationale du cas 7. De même, cette intention de contrôle s’inscrit dans une optique de fonctionnement intrinsèque de la coopération, et par rapport à des objectifs stratégiques plus globaux (et aux moins régionaux) de la firme : création d’une plateforme d’exportation, filiale régionale, réexportation vers le pays d’origine et intégration, complémentarités interfiliales.

L’instabilité relevée dans six des huit cas d’alliances étudiés ne peut être définie ni comme les changements majeurs, qui ne sont pas planifiés par l’un ou l’autre des partenaires (Inkpen et Beamish, 1997), ni comme faisant l’objet de réorganisation ou de renégociation des contrats entre les partenaires dans le but de réduire les clivages et les inégalités (Blodgett, 1992). Elle s’apparente plutôt à une « politique de sortie » conforme à des options stratégiques globales (Meschi, 2003). Cette instabilité occupe ainsi la place « d’outil stratégique » avancé par Cheriet (2009). En effet, les multinationales mettent en place « une stratégie de sortie » à travers un itinéraire prédéfini aboutissant à la fin de l’alliance, une fois les connaissances locales indisponibles avant l’alliance, internalisées et maîtrisées.

L’observation des alliances asymétriques de différentes multinationales permet de constater qu’elles répliquent et adoptent différentes stratégies d’instabilité. Ces stratégies peuvent donner lieu à une accumulation d’expérience dans la gestion des sorties. L’absorption de cette expérience et sa réplication donne lieu aux stratégies d’instabilité « répétée ». Son transfert aux petits partenaires, avec plus ou moins d’autonomie de gestion, aboutit à la notion d’instabilité « transférée ».

3.2.1. Instabilité répétée et accumulation de l’expérience : l’« échec » intelligent

La gestion de l’échec, la mise en place de mécanismes de gestion des conflits, l’internalisation-transfert de cette connaissance par la firme, ainsi que sa diffusion à ses autres filiales, aboutissent in fine, à accumuler des expériences d’instabilité et à « répéter » les stratégies de sortie des relations coopératives asymétriques. Cela est particulièrement le cas lorsque les relations dyadiques prises de manière isolée présentent des configurations organisationnelles proches ou lorsque les contextes de la coopération s’y prêtent.

L’instabilité répétée permet ainsi d’exploiter des stratégies de sortie (négociation, gestion en interne, modalités, etc.) maîtrisées par la firme. Cependant, une telle réplication de l’instabilité n’est pas sans risques. Les effets de réputation ainsi que le capital relationnel (Dyer et Singh, 1998) de la firme peuvent engendrer des réactions de méfiance-défiance de la part des petits partenaires dès les premières phases de négociation d’une alliance stratégique avec une firme multinationale (Puthod, 1995). Enfin, l’instabilité « répétée » trouve ses limites dans les caractéristiques mêmes des partenaires. Certes, l’instabilité peut dépendre de la configuration de l’alliance, de sa dynamique, mais elle est contingente aussi aux stratégies propres de chaque multinationale et sa propension à utiliser de l’instabilité « répétée » dans ses phases de croissance externe ou de recentrage par exemple. Le cas de Danone et ses recours à des partenariats locaux pour une courte durée (4 à 6 ans) peut illustrer de telles stratégies (Cheriet, Leroy et Rastoin, 2008b ; Perez, Palpacuer et Tozanli, 2000).

Ainsi, l’instabilité des alliances stratégiques asymétriques ne doit pas être appréciée uniquement dans une optique dyadique de relations bilatérales entre petits et grands partenaires. Un recul du chercheur-observateur permettra l’appréciation de cette relation, tel qu’elle est encastrée dans l’ensemble des relations multiples d’une firme multinationale. Deux idées sous-tendent un tel raisonnement : l’apprentissage par l’échec, et l’accumulation de l’expérience/connaissance de la gestion de l’instabilité répétée par la firme multinationale.

3.2.2. Instabilité transférée et l’explication par les approches « réseaux »

Dans ses travaux sur les « initiatives entrepreneuriales » des filiales des firmes multinationales, Birkinshaw (1996, 1997) avait montré que de telles structures pouvaient acquérir une certaine « autonomie » stratégique vis-à-vis de leur entreprise mère. Ces structures développent ainsi, à un niveau décisionnel local, des capacités de changement et des trajectoires d’évolution propres à leurs environnements immédiats (Birkinshaw et Hood, 1998). Elles demeurent néanmoins soumises à des orientations stratégiques globales émanant de leurs sièges, avec plus ou moins de marge de manoeuvre. Dans ce sens, les filiales ou encore les alliances stratégiques des multinationales pivots avec de petits partenaires peuvent se voir déléguer la gestion des relations coopératives. En 2006, Danone a confié à son partenaire tunisien Sotubi, la mission de nouer une alliance avec un partenaire algérien en vue de construire une usine de biscuits Lu dans la banlieue algéroise. À son partenaire algérien Djurdjura, Danone avait délégué la négociation d’un accord avec l’entreprise Libyenne Al-Neghazzi pour la commercialisation de yaourts sur le marché libyen (Cheriet, 2010).

Ce raisonnement demeure identique lorsque la firme souhaite gérer « à distance » ses sorties de relations coopératives jugées non satisfaisantes ou ne répondant plus aux objectifs stratégiques du réseau d’alliances. La gestion de l’instabilité est dans ce sens transférée à un petit partenaire. L’avantage de ce « transfert d’instabilité » est double : sur le plan de la réputation de la firme d’abord, les effets négatifs potentiels sont amortis. Ensuite, en termes de coûts de sortie, la firme évite ainsi des complications juridiques et des transferts informationnels non désirés. Enfin, cette instabilité transférée exige un certain degré d’autonomie du petit partenaire dans ses décisions de maintenir ou pas des relations coopératives avec d’autres partenaires indirects de la firme pivot. En même temps, une vision globale du réseau impose à la firme, à la fois une remontée des informations de ses niveaux hiérarchiques locaux et une rétroaction vers ses partenaires-alliés stratégiques (PME) « gestionnaires » de l’instabilité.

Ce va-et-vient informationnel et stratégique (PME1-FMN) est encouragé par l’accumulation et la répétition des stratégies d’instabilité développées par la firme multinationale. Le transfert d’une instabilité répétée à un petit partenaire (FMN-PME2) présente le double avantage de répliquer des « sorties » réussies par ailleurs, avec une dose d’adaptation conférée au petit partenaire. Ce dernier (PME2) se retrouve alors dans le rôle de « relais » d’une stratégie de sortie globale de la firme, adapté au contexte particulier de la relation dyadique (PME2-PME3), aussi bien sur le plan institutionnel que stratégique. Ainsi, l’instabilité transférée peut être définie comme la réplication par un petit partenaire « relais » des stratégies de sortie en exploitant l’expérience de la gestion des relations coopératives asymétriques accumulée par la multinationale pivot. La délégation de la gestion de l’instabilité aux petits partenaires peut comporter certains risques en termes de performance globale du réseau de la firme. Ce risque concerne notamment le degré d’absorption du savoir-faire transféré en matière d’instabilité par le petit partenaire.

Au-delà des insuffisances conceptuelles que ces réflexions peuvent comporter, il importe de souligner l’existence de ces déterminants « réseau » de l’instabilité des relations coopératives asymétriques. Le champ d’investigation sur les issues de ces relations coopératives se trouve ainsi élargi. Sur le plan théorique, il est donc nécessaire d’intégrer les approches réticulaires aux référentiels théoriques jusque-là mobilisés (théorie des coûts de transaction, paradigme de la dépendance en ressources, approche des comportements stratégiques, etc.). Notre vision rejoint dans ce sens l’analyse de la théorie de la contingence de Ghoshal et Bartlett (1990).

Même si les deux notions développées dans le cadre de cet article (instabilité programmée : répétée et transférée) semblent pertinentes sur le plan conceptuel, il n’en demeure pas moins que les tests de leur portée empirique se heurtent à des limites en termes de mesures et d’opérationnalisation. Ces suggestions s’inscrivent enfin dans une perspective d’analyse réticulaire des comportements des firmes multinationales en alliance avec des entreprises locales de petite taille. De même, notre approche de l’instabilité était basée sur une analyse a posteriori des changements survenus, alors qu’une étude longitudinale des cas identifiés aurait probablement permis une meilleure appréhension du phénomène (notamment du caractère intentionnel de la programmation de la sortie par la firme multinationale).

Conclusion

L’analyse de l’instabilité des alliances stratégiques a souvent suscité de vifs débats parmi les chercheurs en gestion et en théories des organisations. Les controverses se rapportent à la fois à son interprétation et à sa mesure (Cheriet, 2009). En effet, si un consensus semble s’établir pour ne pas confondre stabilité et succès d’une relation collaborative, les recherches antérieures ont souvent assimilé la fin de la relation à son échec, et sa longévité à une réussite de l’alliance (Yan et Zeng, 1999).

Au-delà d’une simple mesure des taux d’échec ou de fin des coopérations, notre recherche appuyée sur l’étude de huit cas d’alliances asymétriques, s’est intéressée à la question du « rôle » de la firme multinationale dans la reconfiguration de ce type de relation. L’idée défendue dans ce travail est que l’instabilité est loin d’être une issue « naturelle » ou spontanée (ou non programmée par les deux partenaires comme suggérée dans la littérature). Elle est souvent le résultat d’une stratégie programmée par la firme pour faire évoluer sa relation partenariale dans le sens d’un meilleur contrôle ou d’une filialisation, répondant à ses options stratégiques ou géographiques globales.

Nos résultats obtenus à travers une analyse des cycles de vie des relations coopératives soutiennent ce raisonnement et témoignent de l’encastrement des alliances dans les politiques de leurs parents (Meschi, 2003). De telles « stratégies d’instabilité » des alliances asymétriques peuvent donner lieu à un apprentissage de « l’échec » par la firme et son transfert à d’autres alliances via des réplications-adaptations. Nous avons proposé et discuté dans ce sens, deux notions pouvant servir de base à des recherches futures : l’instabilité répétée et transférée. Sur le plan managérial, deux implications concernent les PME engagées dans ce type de relation : d’abord, en termes de vision stratégique de la relation commune avec une FMN.

Nos résultats suggèrent aux dirigeants d’accorder une attention particulière à l’environnement concurrentiel et aux conditions stratégiques « extra » coopératives. Ces derniers peuvent influencer l’évolution de l’alliance (renégociation et instabilité). Ensuite, l’importance doit être portée à la valorisation des ressources de la petite entreprise dans le sens d’un apprentissage accéléré et d’un transfert adéquat des compétences acquises dans le cadre de l’alliance. Cela relève aussi du renforcement de la dépendance de la grande firme vis-à-vis de son petit partenaire et une meilleure valorisation des actifs de ce dernier en cas de rupture précipitée. Notre recherche comporte aussi un certain nombre de limites se rapportant au nombre de cas étudiés, aux spécificités liées au pays d’accueil (la Tunisie) ou encore à la non-mobilisation de certaines approches théoriques (celle des options réelles [Kogut, 1991] par exemple).