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Introduction

Malgré la multiplication des familles contemporaines, le schème de référence reste le modèle nucléaire (Ouellette, 1998). Si la famille peut être monoparentale, elle ne peut être triparentale ou pluriparentale, conduisant ainsi à une certaine « impasse » légale de la reconnaissance de plusieurs configurations familiales actuelles (Herbrand, 2011). Pourtant, plusieurs familles vivent en situation de pluriparentalité, si ce n'est de pluriparenté. Parmi celles-ci se trouvent les familles lesboparentales dont les enfants sont nés d'un donneur connu. Si au Québec la Loi instituant l’union civile et les nouvelles règles de filiation accorde une reconnaissance juridique aux parents de même sexe depuis dix ans déjà, elle reproduit le schéma biparental. La question se pose alors à savoir quelle place accorder dans l’univers de la parenté et de la parentalité lorsque plus de deux adultes sont nécessaires pour la conception ou l’éducation d’enfants, comme c’est le cas dans ces familles.

Cet article fait état d’une recherche qualitative visant à comprendre comment les mères lesbiennes dont les enfants sont nés d’un donneur connu[2] et ce dernier mettent en tension et articulent leurs représentations de la parentalité, de la parenté et de la paternité pour appréhender le rôle du donneur auprès des enfants. Si la façon dont les mères lesbiennes perçoivent le rôle du donneur auprès de leurs enfants est assez documentée (Goldberg et Allen, 2009; Haimes et Weiner, 2000; Kelly, 2009; Ryan-Flood, 2005; Svab, 2007), l’entendement qu’ont les hommes de leur rôle est, en revanche, peu connu (Dempsey, 2012; Riggs, 2008a). L’intérêt de la recherche est non seulement d’intégrer le regard du donneur sur son rôle auprès des enfants, mais de le faire tout en triangulant le point de vue des femmes devenues mères grâce à lui.

L'article est divisé comme suit. Tout d'abord, nous ferons un survol des connaissances actuelles sur les couples lesbiens qui choisissent d'avoir leurs enfants avec un donneur connu. Nous expliciterons ensuite la méthodologie, puis les résultats. La discussion démontrera que les femmes et les hommes rencontrés construisent un discours sur la famille qui, s’il prend en compte la contribution du donneur, n’en situe pas moins la préséance du quotidien sur la biologie, et ce, afin de positionner l’enfant comme étant celui du couple.

1. L’aménagement des liens de parenté et de parentalité dans les familles lesboparentales dont les enfants sont nés d’un donneur connu

Le développement des techniques de procréation de même qu’une certaine normalisation de l’homosexualité ont sans conteste permis l’émergence des familles lesboparentales au point où certains parlent d’un lesbian baby boom[3] (Dunn, 2000; Lambert, 2005; Marche, 2003; Svab, 2007). Cela s’inscrit dans un contexte social où les liens familiaux sont de plus en plus définis comme des relations négociées entre personnes (Tahon, 2011). Dans le cas des familles lesboparentales dont les enfants sont nés d’un donneur connu, cette négociation est d’autant plus importante que plusieurs éléments y sont sujets : qui portera l’enfant? Qui sera le donneur? Quel rôle aura-t-il auprès de l’enfant? En outre, la place de chacun et chacune peut parfois être difficile à trouver du fait que les composantes biologiques, sociales et juridiques de la parenté s’incarnent dans trois personnes dont l’une est extérieure à l’unité conjugale. Comme les représentations naturalistes de la parenté sont encore très présentes en Occident (Strathern, 1992), il perdure une certaine hiérarchisation des rôles parentaux associant authenticité et liens biologiques (Martial, 2006), ce qui complique parfois la construction identitaire des parents non liés par le sang à leurs enfants (Chateauneuf, 2011; Delaisi de Parseval et Collard, 2007; Pagé, 2012).

Ainsi, dans les familles lesboparentales, la grossesse et l’enfantement sont susceptibles d’induire une certaine asymétrie dans les relations que chacune des mères entretient avec l’enfant (Du Chesne et Bradley, 2007; Millbank, 2008; Pelka, 2009; Touroni et Coyle, 2002). En effet, les mères biologiques bénéficient d’un statut privilégié découlant des représentations essentialistes de la maternité qui font des femmes qui accouchent des mères plus authentiques que les autres (Millbank, 2008; Padavic et Butterfield, 2011). C’est pourquoi les mères biologiques sont socialement perçues comme étant indispensables au bien-être de leur enfant alors que leurs conjointes peuvent être vues comme des mères de surplus et, par conséquent, non nécessaires (Du Chesne et Bradley, 2007; Millbank, 2008). Lorsqu’en plus cela est associé à une absence de reconnaissance juridique, certaines mères non biologiques en viennent à considérer l’enfant comme celui de leur conjointe et non comme le leur à toutes deux (Descoutures, 2006). Enfin, si l’enfant est né grâce à un donneur connu, cette asymétrie est encore plus marquée. De fait, la présence d’une figure paternelle complique la position de la mère qui n’a pas porté l’enfant, qui doit alors se négocier une place entre les parents biologiques (Gross, 2009).

Pour pallier cette asymétrie, plusieurs stratégies seront utilisées. Ainsi, lorsque le donneur est connu, la mère non biologique aura recours à un discours sur l’importance de la parentalité pour affirmer que les liens biologiques ne suffisent pas à faire un parent, attestant ainsi sa place au sein du système familial (Descoutures, 2008). En outre, le recours à des termes d’adresse équivalents sera également privilégié. Les mères se feront alors toutes deux appeler « maman », auquel terme sera juxtaposé le prénom de la mère ainsi nommée (Côté, 2009; Hayden, 1995). D’autres processus de nomination seront aussi utilisés tels que le recours aux deux patronymes maternels (Cadoret, 2007; Hayden, 1995) ou l’utilisation de prénoms issus de la lignée de la mère non biologique pour prénommer les enfants (Cadoret, 2007).

Outre les difficultés d’accès aux cliniques de fertilité, les motivations des mères lesbiennes d’établir leur famille avec l’aide d’un donneur connu sont liées à l’importance qu’elles accordent à l’aspect biogénétique comme fondement identitaire et le désir de socialiser leurs enfants auprès du donneur, qu’il soit ou non connu des enfants comme étant leur père. Cela s’inscrit dans un contexte social plus large où les représentations de l’importance des liens génétiques dans le « faire famille » et du père pour le développement de l’enfant nourrissent certaines pratiques discursives sur la famille (Côté, 2012; Descoutures, 2008; Haimes et Weiner, 2000; Ryan-Flood, 2005; Ryan et Berkowitz, 2009 Svab, 2007; Touroni et Coyle, 2002).

Quant aux motivations des hommes à collaborer au projet parental d’autrui, nous savons que pour certains hommes gais qui font office de donneur pour un couple lesbien, le don de sperme représente une façon d’avoir des enfants sans en avoir réellement (Berkowitz et Marsiglio, 2007; Côté, 2012). Riggs (2008b) parle alors d’un désir d’immortalité génétique davantage que d’un désir de paternité. De fait, être un père biologique, mais sans assumer de rôle parental ou être impliqué dans les activités quotidiennes peut être suffisant pour combler le désir d’enfants de certains donneurs.

Après avoir analysé les motivations de 30 hommes ayant agi comme donneurs, Riggs (2008a) en arrive à la conclusion que les hommes hétérosexuels sont plus susceptibles d’évoquer des motivations altruistes et de considérer le sperme comme du matériau génétique. Conséquemment, ils sont plus nombreux à faire leur don en clinique. Les donneurs gais, quant à eux, désignent plutôt des raisons relationnelles et perçoivent leur don comme un legs génétique. Ceci expliquerait pourquoi les hommes gais de l’échantillon de Riggs (2008a) ont fait leur don dans le cadre d’arrangements privés. Toujours selon l’auteur, cela doit se comprendre « in the social context of heteronormativity in wich gay men may be more likely to consider sperm donation as an act of reproduction if their reproductive options appear otherwise curtailed » (Riggs, 2008a, p. 119). Le fait que les donneurs hétérosexuels de l’échantillon de Riggs (2008a) soient pères pourrait également avoir influencé leur perception au regard de leur don de sperme.

Une autre recherche menée auprès de 15 donneurs connus et conduite par Dempsey (2012) démontre que la plupart d’entre eux ont des contacts plus ou moins soutenus avec les enfants nés de leur don et admettent ressentir une forte connexion affective envers ces derniers. Ces hommes considèrent les enfants comme faisant partie de leur lignée, sont subjugués par les ressemblances physiques ou de caractère qu’ils remarquent même si la grande majorité ne désire pas que se développe une relation père-enfant. Comme l’explique Dempsey (2012, p. 170) :

while a sense of pride in the relationship to the child because of the biological connection featured in most men’s stories, there was negligible evidence of a conviction that this should confer rights to legal custodianship, greater social access, or to dictate how children would be raised.

Cela ne les empêche pas de se sentir responsables des enfants, et leurs projections dans l’avenir laissent supposer qu’ils seront disponibles lorsque ceux-ci les solliciteront plus avant.

Les hommes gais qui acceptent d’être des donneurs connus, mais qui n’ont pas réfléchi préalablement aux impacts émotifs et psychologiques de leur don peuvent, une fois l’enfant né, avoir de la difficulté à comprendre leur rôle ou à se conformer aux attentes des femmes qui en sont bénéficiaires (Riggs, 2008b). C’est pourquoi Dempsey (2004) souligne l’importance que ces hommes se construisent une identité de donneur et non de père. Or cela est d’autant plus difficile à faire qu’il y a autant de définitions de ce qu’est un donneur qu’il y a d’arrangements privés (Touroni et Coyle, 2002; Riggs, 2008b) et que ni les mères lesbiennes ni les hommes qu’elles approchent pour faire un don n’ont de définition commune de ce qu’est un donneur connu (Dempsey, 2004). Les parties doivent donc s’entendre préalablement à la conception sur les intentions et le rôle de chacune et chacun de sorte à minimiser les risques de conflits (Dempsey, 2012; Riggs, 2008b; Surtees, 2011). De fait, ces conflits sont parfois portés devant les tribunaux alors que la reconnaissance juridique de la mère non biologique comme parent de l’enfant est opposée aux droits du donneur en tant que père (Dempsey, 2004; Millbank, 2008), à moins qu’il n’existe, comme au Québec, des mécanismes de reconnaissance étatique de la famille lesboparentale.

2. Méthodologie

C’est dans ce contexte que s’inscrit la recherche que nous avons conduite auprès de familles lesboparentales dont les enfants sont nés d’un donneur connu. L’objectif général visait à analyser comment les différents acteurs (les deux mères et le donneur) mettent en tension et articulent leurs représentations de la parentalité, de la parenté et de la paternité pour construire leur système familial. Comme les représentations sociales orientent les comportements et les conduites du quotidien qui, en retour, confirment les représentations que l’on se fait par rapport à un objet, il est permis de croire que l’étude de ces représentations permet de mieux appréhender le rôle joué – ou non – par le donneur auprès des familles lesboparentales.

2.1 Cadre conceptuel

Les repères conceptuels suivants ont guidé l’analyse des objets représentationnels à l’étude, soit la parenté, la parentalité et la paternité.

La compréhension occidentale de la parenté se fonde sur l’idée d’une substance partagée qui est transmise entre les personnes d’un même groupe familial. Cette substance, symbolisée par le sang, incarne et transmet une parenté qui est vue comme résultant d’un fait naturel : la reproduction (Déchaux, 2007; Deliège, 2005; Godelier, 2005; Schneider, 1980). Comme la filiation coïncide avec la reproduction, « la consanguinité n’est pas qu’affaire de biologie, mais également de reconnaissance et de norme sociale. Cela s’accompagne d’un ensemble de représentations et de symboles culturels partagés qui valorisent la dimension naturelle des liens de parenté » (Déchaux, 2007, p. 82). Or la diversification des moyens de reproduction mise en oeuvre par les technologies de la procréation a ceci de particulier qu’elle favorise un déplacement des représentations de la parenté (Delaisi de Parseval et Collard, 2007). De fait, comme le souligne Bestard (2004), les nouvelles technologies de la reproduction (NTR) fracturent la compréhension des liens entre apparentés du fait que les familles qui ont recours au don de gamètes ne peuvent plus s’appuyer sur la nature pour revendiquer l’authenticité de leurs liens familiaux. Or du fait de la prégnance d’une compréhension de la « vraie » famille née du lien biologique partagé, celles dont les enfants sont nés par apport de gamètes opéreraient un certain clivage entre « les substances corporelles, le rôle des gènes et celui du “ventre porteur” en vue de désigner la femme qui sera nommée “mère” et l’homme qui sera “père” » (Delaisi de Parseval et Collard, 2007, p. 31). Carsten (2002) et Strathern (2005) abondent dans le même sens en soutenant que les gènes apparaissent dorénavant investis de la même puissance symbolique que pouvaient avoir les liens du sang, puisque ce sont eux qui sont compris comme étant responsables de la transmission de l’héritage génétique des parents à leurs enfants.

Même si la réalité biologique est une référence importante des représentations de la parenté dans la culture occidentale, la seule naissance d’un bébé ne suffit pas à faire le parent. En effet, à cette vision traditionnelle et essentialiste de la parenté est opposée une conception qui privilégie plutôt l’électivité et le désir d’apparentement dans la construction du lien familial et parental.

Ainsi, dans le « devenir parent », il faut une « opération intellectuelle, une oeuvre de construction de la réalité » résultant du quotidien partagé et fait de symboles construits de façon à donner un sens à ce que les gens vivent (Fine, 2007, p. 62). L’éducation de l’enfant, sa prise en charge, son épanouissement sont autant de composantes jugées essentielles dans cette oeuvre de construction (Lévy-Soussan, 2002). Mécary (2008, p. 141) ajoute que « ce qui crée le lien de filiation entre le géniteur et l’enfant et élève ce dernier, au sens propre du terme, est le tissage de la relation quotidienne, faite de mots et d’actes entre l’adulte et l’enfant ». Cela renvoie à l’affection dispensée par les adultes qui prennent soin quotidiennement de l’enfant et que ce dernier appellera « papa » ou « maman ».

Ce sentiment d’affiliation s’élabore dès la prime enfance et suppose un engagement actif de l’enfant et de l’adulte dans le processus, permettant ainsi le développement du sentiment d’appartenance à sa famille et la construction identitaire qui en découle (Wendland et Gaugue-Finot, 2008).

Selon ce point de vue, le lien parent-enfant est conceptualisé comme étant celui d’une relation interpersonnelle, de nature essentiellement affective, et considéré comme un engagement personnel délibérément choisi (Ouellette, 1999). En ce sens, Ouellette (1999, p. 8) souligne que « le parent est celui qui décide de le devenir du fait qu’il choisit les responsabilités qui en découlent. L’idéal du lien parent-enfant est celui du lien électif d’amour et de protection ».

Le projet parental prend ici tout son sens alors qu’à la vérité biologique sont préférés le désir d’enfant et l’épanouissement affectif des membres de l’unité familiale. La famille est vue comme se structurant sur la reconnaissance mutuelle des personnes qui la composent et non pas comme étant légitimée par des facteurs externes basés sur la conformité sociale ou la logique institutionnelle (De Singly, 2005).

Ces transformations dans la sphère familiale amènent une revendication de la reconnaissance juridique de la parentalité, notamment par la délégation de l’exercice de l’autorité parentale. En effet, la parentalité, même si elle s’appuie sur un processus subjectif, peut avoir de la difficulté à se pérenniser sans reconnaissance étatique (Weber, 2005) du fait de son ambiguïté conceptuelle (Collard, 2011). En l’absence de définition claire, il est donc difficile d’articuler le rôle des adultes qui prennent soin des enfants qui ne sont pas biologiquement ou juridiquement les leurs. Aussi, ces liens ne semblent pas toujours résister au passage du temps lorsque cesse le quotidien. Ceci serait dû notamment à l’absence d’encadrement juridique, au fait qu’ils ne s’appuient pas sur la symbolique du sang (Weber, 2005), ou encore sur des rituels formalisés et institutionnalisés pour en assurer la reconnaissance (Weston, 1991). Ce qui nous amène à traiter de la filiation.

La filiation, bien qu’elle soit un construit juridique, se trouve à être le rappel objectivant de la parenté dans nos sociétés occidentales en permettant la légitimation publique du lien existant entre une personne et ses ascendants. Elle est, rappelle Héritier-Auger (1985), un geste social soumis à la loi du groupe. Il n’est donc pas surprenant de constater que la filiation assure la fonction symbolique d’être le vecteur de la norme quant à la reconnaissance sociale de ce qui constitue une famille (Bureau, 2009).

Le modèle dominant de la filiation en Occident est étroitement lié à la vision consanguine de la parenté, c’est-à-dire qu’il est cognatique, rattachant l’enfant à ses deux lignées maternelle et paternelle (Joyal, 2006). Ce modèle suppose donc que les parents de l’enfant sont ceux qui l’ont engendré (Déchaux, 2007). De cette assimilation entre procréation et filiation est né un encadrement juridique des liens de parenté voulant qu’on ne puisse avoir qu’un seul père et qu’une seule mère. Au Québec, c’est la logique substitutive qui prévaut actuellement, et c’est pourquoi, malgré la multiplication des systèmes familiaux, le droit de la famille s’est développé de façon à calquer ce modèle exclusif (Bureau, 2009).

Le modèle cognatique fait l’objet de nombreuses remises en question depuis plusieurs années du fait de la duplication des configurations familiales et de l’essor des technologies de reproduction (Ouellette, 2000). La Loi instituant l’union civile et les nouvelles règles de filiation est en ce sens particulièrement novatrice du fait qu’elle ouvre une brèche dans cette conception de la filiation en permettant qu’un enfant puisse avoir deux parents de même sexe, bien qu’elle reproduise le schéma biparental. Rappelons que la Loi autorise la concrétisation d’un projet parental par le recours aux forces génétiques d’autrui dans le cadre d’un processus de procréation assistée qui peut s’effectuer en contexte privé. Un couple de femmes peut donc procéder en dehors du système médical pour concevoir un enfant, et ce, en ayant recours aux forces génétiques d’un homme qui acceptera d’agir comme géniteur en vue de la réalisation de son projet parental. Cet homme ne sera pas reconnu comme le père de l’enfant sauf si ce dernier a été conçu par relation sexuelle, auquel cas le donneur aura un an à partir de la naissance pour faire reconnaître sa paternité. La relation qu’il entretiendra – ou non – avec l’enfant est donc sujette à négociation entre les mères et lui, puisqu’il est impossible, en l’état des choses au Québec, que l’enfant puisse avoir trois parents légaux.

Parallèlement à cela, on constate que l’essor des nouvelles technologies de la reproduction a également un impact sur les représentations de la paternité. En effet, la technicisation qui a prévalu à l’assistance à la procréation a eu comme effet de certifier une paternité autrefois vue comme incertaine. Si l’ADN désigne avec certitude le père d’un enfant, peut-on dire qu’elle fait le père? Selon Marsiglio et al. (2000), les représentations sociales de la paternité, du fait des trajectoires familiales de plus en plus complexes et diversifiées, seraient actuellement en transformation et reposeraient désormais sur une conception sociale et non plus seulement sur une conception biologique. Est père celui qui assume un tel rôle auprès d’enfants.

Ce processus de reconstruction de la paternité doit être appréhendé au regard des changements sociaux récents de promotion de l’égalité entre les sexes, mais également des transformations et des redéfinitions du masculin (Deslauriers et al., 2009). C’est pourquoi, explique Castelain-Meunier (2005, p. 20), on assiste aujourd’hui à l’émergence d’une « paternité relationnelle qui prend le pas sur la paternité institutionnelle [...] qui était définie par l’institution du mariage et par le rôle qui allait avec, ainsi que par la référence à la différence et à la complémentarité hiérarchisée entre le masculin et le féminin ».

2.2 Recrutement et population à l’étude

Tout d’abord, il importe de spécifier que même s’il n’existe pas de statistiques précises à ce sujet, les couples lesbiens québécois qui choisissent d’avoir leurs enfants avec un donneur connu sont beaucoup moins nombreux que ceux qui font le choix de recourir aux cliniques de fertilité. C’est du moins ce que démontre l’analyse du membership de la Coalition des familles homoparentales, organisme québécois voué à la défense de la reconnaissance légale et sociale des familles de la diversité sexuelle.

Le processus de recrutement s’est échelonné sur dix mois, soit du début avril 2010 à la fin janvier 2011. Plusieurs approches ont été utilisées. Tout d’abord, nous avons procédé à l’aide de la technique dite boule de neige (Pires, 1997). Toutefois, cette méthode a connu un succès mitigé, puisque plusieurs des familles approchées n’en connaissaient pas d’autres dans leur situation, à tout le moins, d’autres familles ayant eu recours à un donneur connu. C’est pourquoi différentes organisations québécoises offrant des services à la communauté gaie et lesbienne et la Coalition des familles homoparentales ont également été mises à contribution. Le recrutement s’est aussi effectué à l’aide de médias sociaux ou forums créés par et pour les familles lesboparentales. Nous pensons ici au réseau social Facebook, à des blogues de mères lesbiennes, ou encore à des forums de discussion pour mères lesbiennes.

Pour être incluses dans la présente recherche, les participantes devaient être toutes deux reconnues légalement comme mères (c'est-à-dire inscrites comme telles à l'état civil) d'un ou de plusieurs enfants nés après 2002 (date d'entrée en vigueur de Loi instituant l’union civile et les nouvelles règles de filiation). De plus, elles devaient avoir conçu leur enfant grâce à un donneur connu. En outre, ce donneur devait accepter de nous rencontrer.

Au total, nous avons recruté 27 participantes et participants, soit 18 mères (9 couples) et les 9 donneurs à l’origine de leur projet parental. Parmi les femmes rencontrées, 8 étaient la mère biologique des enfants du couple, 8, la mère non biologique, alors que dans un des couples, chacune des conjointes avait porté un enfant.

L’âge des mères biologiques se situait entre 23 ans et 42 ans, pour une moyenne de 35,5 ans, tandis que l’âge des mères non biologiques était de 36,2 ans, avec un éventail s’échelonnant de 21 à 51 ans. Cinq de ces couples étaient mariés alors que les autres vivaient en union de fait. Le nombre d’années de ces unions variait de 2 ans à 20 ans, pour une durée moyenne de 8,4 ans. Quant à l’âge des enfants, il variait de 11 mois et 8 ans.

Les donneurs présentaient un âge moyen de 38 ans, le plus jeune ayant 25 ans et le plus âgé, 51 ans. Cinq donneurs étaient hétérosexuels et quatre, gais. Concernant leur statut conjugal, quatre vivaient en union de fait, quatre autres étaient célibataires et un dernier, séparé depuis peu d’une union ayant duré plusieurs années. Deux donneurs sont pères d’enfants eus dans le cadre d’une union conjugale. La majorité des donneurs ont contribué à la naissance de plus d’un enfant. En effet, trois donneurs ont fait des dons pour un enfant, quatre en ont fait pour deux enfants et un donneur a vu trois enfants naître de ses dons.

Les donneurs retenus par les mères sont généralement (6 cas) un ami de longue date de l’une d’elles. Un est le conjoint d’une amie du couple, un autre est le frère de la mère qui n’a pas porté l’enfant et le dernier a été trouvé sur un site Internet annonçant les possibilités de dons de sperme. Trois de ces hommes se sont spontanément proposés sachant les démarches entreprises par les femmes pour trouver un donneur. Pour les six autres, l’acceptation de donner leur sperme est venue après une période de réflexion plus ou moins longue (de quelques jours à quelques mois). La méthode de conception retenue est celle dite artisanale, ce qui n’implique pas de relation sexuelle. De ce fait, aucun des donneurs n’avait la possibilité de faire reconnaître un lien de filiation à l’enfant[4].

2.3 Collectes de données

C’est par des entrevues semi-dirigées qu’ont été recueillies les informations pertinentes pour la présente recherche. Plusieurs thèmes ont été abordés en entrevue, dont les représentations personnelles de la parentalité, de la parenté et de la paternité et le rapport à l’enfant. Les entrevues ont duré en moyenne une heure trente pour les mères (avec une variation allant de une heure à trois heures trente) et une heure quarante-cinq pour les donneurs (selon un écart allant de une heure quinze à deux heures trente) et ont eu lieu au moment et à l’endroit privilégié par les participantes et les participants. Chaque mère et chaque donneur ont été rencontrés individuellement.

Les entrevues ont été enregistrées sur support audio, à l’exception d’une seule. Dans ce cas, la personne a refusé de voir ses propos enregistrés de crainte qu’ils ne soient ultérieurement utilisés à mauvais escient. C’est pourquoi le verbatim s’est fait in situ avec la coopération de la personne interviewée. Les entrevues enregistrées ont ensuite été retranscrites, puis transposées dans le logiciel de données NVivo. Les données ont été interprétées par les méthodes habituelles d’analyse de contenu (Bardin, 1996).

3. Résultats

La présentation des résultats fera état des données recueillies auprès des donneurs et des mères de façon concomitante du fait que les prises de position de chaque personne sont indissociables pour comprendre le rôle du donneur connu au sein de la famille lesboparentale.

3.1 Représentations de la parentalité : c’est le quotidien qui fait le parent

À la lueur du témoignage des participantes, on constate que les pratiques du quotidien sont déterminantes dans l’identification de ce qu’est un parent. En effet, dans les pratiques discursives des mères, c’est la prise en charge des enfants qui est mise de l’avant lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est un parent. Prendre soin de l’enfant, le nourrir, le consoler, le conduire à l’école sont autant d’exemples illustrant une trame parentale qui « se présente moins comme un tout indécomposable et davantage comme la somme de très nombreuses activités de prise en charge auxquelles s’adjoint un travail proprement cognitif visant à définir sa place dans la famille et les attributions qui en découlent » (Déchaux, 2009, p. 16). C’est ce qu’explique cette mère, questionnée sur ce qui fait le parent.

Être parent, c’est de vivre le quotidien, être là pour accompagner l’enfant dans son cheminement vers l’âge adulte, le soutenir dans ce qu’il vit. C’est l’encadrer, l’aimer.

Participante

En outre, cette prise en charge est conceptualisée comme une pratique découlant nécessairement du lien conjugal. Le fait d’ancrer la parentalité dans la conjugalité fait en sorte que les mères n’ont pas à partager le pouvoir et les responsabilités parentales avec une tierce personne, ce qu’elles ne souhaitent pas.

C’est ma conjointe et moi qui sommes les parents de [prénom de l’enfant] et qui nous en occupons. Nous formons le noyau familial. Le donneur, même s’il est présent dans la vie de l’enfant, ne fait pas partie du couple. Il ne fait donc pas partie de la famille. Ce n’est pas lui le noyau de la famille. C’est pour cette raison qu’il ne prend pas part aux décisions concernant l’enfant, qu’il ne l’éduque pas. Nous ne sommes pas un couple à trois. Nous sommes un couple à deux. Point final.

Participante

Pour moi, partager la parentalité avec quelqu’un, cela implique que je partage ma vie avec cette personne-là.

Participante

D’ailleurs, certaines mères considèrent que la centration de la parentalité sur le couple a le mérite d’assurer une certaine stabilité à l’enfant. Il n’a ainsi pas à se partager entre plusieurs parents.

Je suis assez fermée à l’idée qu’un enfant puisse avoir trois ou quatre parents. Ce n’est pas quelque chose de favorable pour un enfant, ça n’améliore pas sa vie. Ça le divise entre les adultes. C’est pour ça que pour moi, notre famille est une famille à deux parents. Le donneur a beau être quelqu’un de proche, que j’apprécie et que j’aime beaucoup, ça reste un donneur, ce n’est pas un parent.

Participante

Les donneurs partagent cette façon de voir les choses. Tout comme les mères, ils conviennent que ce qui fait le parent est l’éducation des enfants, éducation consacrée au sein de l’unité conjugale. Tous ont exprimé le fait qu’ils ne sont pas responsables des enfants et qu’ils ne font, conséquemment, pas partie de la famille. Reprenant le concept de « noyau familial » précédemment employé par une mère, ce donneur explique comment il se perçoit par rapport aux enfants.

Par rapport à moi, les filles sont autonomes, elles sont le noyau familial. Les enfants sont élevés par elles, ils sont à elles. Les filles s’occupent des enfants, elles les élèvent et ne me demande rien. Les enfants comprennent qui fait partie du noyau familial. Ils ne sont pas mêlés. Moi, je fais partie du noyau familial étendu, si tu veux. Si on faisait un dessin, le noyau familial est au centre, la famille élargie, c’est le gros cercle. Je me vois comme le cercle entre les deux.

Participant

Ce donneur, tout comme la mère citée dans l’extrait précédent, estime qu’être inclus dans le « noyau familial » en tant que parent aurait comme conséquence de « mêler » ou d’embrouiller les enfants qui seraient alors écartelés entre plusieurs parents; ceci étant perçu comme non souhaitable. Insister sur la prise en charge quotidienne dans la définition de ce qu’est un parent présente un double avantage. D’une part, celui de l’inclusion. En effet, cela permet de situer comme un parent un adulte non biologiquement lié à l’enfant. D’autre part, cela favorise l’exclusion du donneur. Puisqu’il ne s’occupe pas de l’enfant, il ne peut être considéré comme un parent. En effet, les enfants (et l’entourage) comprennent alors que ce sont les mères qui sont responsables des enfants, ce qui évite de voir la place de la mère non biologique contestée au profit du donneur.

3.2 Représentations de la parenté : l’aménagement des liens biologiques

Même si les participantes sont d’accord pour affirmer que la biologie n’est pas suffisante pour faire le parent, il reste que sa symbolique reste très présente dans leur discours.

Le dilemme engendré par l’absence de lien biologique entre les membres de la famille lesboparentale peut causer, nous l’avons vu précédemment, une certaine asymétrie entre les deux mères et leurs enfants. Cette asymétrie est résolue, en quelque sorte, de façon originale et créative par plusieurs femmes que nous avons rencontrées. Notamment, le recours au même donneur pour l’établissement de la famille ou l’utilisation du sperme d’un homme apparenté à la mère qui n’a pas porté l’enfant sont autant de stratégies qui démontrent la complexité à laquelle le symbole des liens biologiques conserve toute son importance.

3.2.1 La réification des liens biologiques par le donneur

Six couples ont, dès le départ, demandé au donneur de faire des dons pour plus d’un enfant. Parmi ces six couples, trois mères non biologiques sont devenuesenceintes du deuxième enfant du couple. Avoir recours au même donneur permet d’établir une filiation biologique entre les enfants de la famille, créant ainsi un plus grand sentiment d’unité entre les membres d’une éventuelle fratrie. Le lien biogénétique des enfants est assuré par le donneur, et ce, bien que la filiation légale soit plutôt liée aux deux mères. Dans les pratiques discursives des mères, on s’aperçoit que c’est le lien biologique qui est réaffirmé lorsqu’il s’agit d’établir un lien fraternel, davantage que le lien social ou légal. Ainsi, expliquant pourquoi il importait que les deux enfants du couple soient nés grâce au même donneur, cette mère affirme :

[C’est important d’avoir le même donneur] pour qu’il y ait un lien entre les enfants. Tu sais, il n’y aura pas de lien maternel entre les deux, mais au moins du père, ils ont un lien. Je trouve que c’est bien pour eux. Avec les demi-frères, demi-soeurs, il y en a plein, mais on ne dit plus les demis maintenant. Ça va vraiment être son frère ou sa soeur. Ils ont le même lien à partir du père.

Participante

Qui plus est, ce lien génétique renforce le sentiment d’unité censé unir les membres de la fratrie. Mais plus encore que de simplement unir les frères et soeurs, le partage du génotype permet, dans l’esprit de plusieurs mères, de souder la relation fraternelle, comme si cela était plus à même de susciter l’amour que le fait de grandir l’un avec l’autre. C’est ce qu’exprime une participante dans cet extrait, en faisant sien le postulat voulant que les liens biologiques créent des liens indicibles et transcendants :

Je trouve ça le fun que nos enfants aient un lien génétique avec le même donneur. On dit que le lien génétique n'a pas d'importance parce que ce n'est pas la même maman qui porte le bébé, mais c'est le fun que les enfants entre eux aient quand même un lien génétique. Je pense qu’ils vont se sentir plus proches parce qu'ils ont le même donneur.

Participante

Paradoxalement, si cette mère considère que le fait d’avoir le même donneur créera de facto un sentiment d’apparentement entre ses deux enfants, elle opère néanmoins une distanciation entre ceux-ci et les autres enfants nés du donneur. Pour ce faire, elle utilise alors l’argument de l’alliance et de la quotidienneté. Parce qu’elle n’a jamais été en couple avec le donneur et que les autres enfants nés de ses dons ne vivent pas avec les siens, ils ne peuvent pas être considérés comme des frères et soeurs. Le sperme devient alors un médiateur de parenté utilisé pour aménager des liens fraternels seulement entre ses enfants (et non pas entre ses enfants et les autres enfants nés du donneur) du fait que le donneur ne s’incarne ni dans un mari ni dans un père. Le sperme, dans cette optique, ne permet pas de créer des liens d’apparentement si ces liens ne sont pas activés par la quotidienneté.

Quand je vois l'autre petit garçon qui vient aussi du don de sperme de [prénom du donneur], je ne vois pas de lien demi-frère, demi-soeur. Ce n'est pas comme si j'avais eu une relation avec le donneur, eu un enfant, et puis qu'après il aurait eu un enfant avec une autre femme. J'aurais alors vu le lien demi-frère, demi-soeur parce que j'aurais eu une relation avec le père de cet enfant-là. Mais là, ce n'est pas le père des enfants, c'est le donneur. Et ils ne sont pas élevés ensemble. Si ce n'était pas de l'ADN, personne ne saurait qu'ils sont demi-frère, demi-soeur. Ça ne change rien!

Participante

Cette ambiguïté du sperme qui institue ou non des liens de parenté entre personnes est manifeste dans le discours de plusieurs mères rencontrées. Les autres enfants du donneur suscitent souvent des questionnements quant à leur degré d’apparentement avec ceux du couple, et ce, d’autant plus si les enfants se connaissent et se côtoient. Le fait que le donneur ne veuille pas d’enfants peut alors être vu comme un avantage :

On savait qu’il ne voulait pas d’enfants à lui. Pour nous, c’était une considération, car sinon, c’est un peu plus compliqué. Il pourrait avoir des enfants un jour, mais si nos enfants ont des frères et soeurs biologiques, c’est plus compliqué. On aurait plus de questions.

Participante

En effet, quand le donneur a ses propres enfants, cela complique la donne quant aux représentations de la parenté. Comment alors expliquer aux enfants que le donneur n’est pas leur père, mais celui d’autres enfants? Pourquoi est-il le père de ces enfants-là, mais pas le leur? Qu’est-ce qui distingue les frères et soeurs des « étrangers », si tous sont liés génétiquement au même homme? Encore une fois, dans le discours des mères, c’est l’alliance et la quotidienneté qui viendront opérer une distanciation nette entre les deux familles. Le donneur est le père de ces enfants-là parce qu’il habite avec eux et forme un couple avec leur mère, alors qu’il n’a fait que donner du matériau génétique pour le couple lesbien. Malgré tout, les mères ne sont pas dupes du fait que les enfants, une fois qu’ils auront grandi et auront intégré leurs propres schèmes représentationnels quant aux liens de parenté, pourraient en arriver à se concevoir comme des frères et soeurs du fait du donneur.

Quand nos enfants [les siens et l’enfant du donneur] vont se rendre compte : « Wait a minute, on est demi-frère et soeur, là », qu’est-ce qu’ils vont dire? Moi, je vois que ça pourrait arriver s’ils sont proches. On verra si ce sont des enfants qui vont bien s’entendre, mais je pourrais voir qu’une fois adulte [prénom de l’enfant du donneur] devienne une demi-soeur de mes enfants.

Participante

3.2.2 Le donneur pour la liaison génotypique entre la mère sociale et ses enfants

Le recours à un homme relié génétiquement à la mère qui n’a pas porté l’enfant est une stratégie utilisée par un des couples rencontrés pour créer des liens de parenté entre tous les membres de la famille. Cette option permet de se rapprocher encore davantage de la représentation voulant que les enfants résultent de la fusion du matériel génétique provenant à parts égales des deux adultes qui lui tiennent lieu de parents. Ceci a également le mérite de favoriser la ressemblance physique entre la mère non biologique et son enfant. En fait, plus cette dernière et le donneur partagent un génotype semblable, plus le lien biologique entre elle, sa conjointe et l’enfant se rapprochera de ce qu’il aurait été si le couple avait été fécond. Cela permet donc de faire coïncider, dans une certaine mesure, le couple parental et le couple conjugal. Le don du frère constitue alors « un léger déplacement en ligne collatérale » (Delaisi de Parseval et al., p. 44) permettant d’ordonnancer un « bricolage » du système de parenté afin que l’enfant soit génétiquement « pratiquement » celui de la mère non biologique. Ainsi, cette mère explique que :

La logique pour nous était que ce soit mon frère qui soit le donneur, puisqu'à ce moment-là, physiquement, l'enfant me ressemblerait. Génétiquement, c'est pratiquement mes gènes, dans le fond. Ma fille, physiquement, ressemble à un mélange de ma conjointe et moi, et on trouve ça le fun

Participante

Le donneur partage cette façon de concevoir la situation :

Il y avait aussi cet aspect génétique. Je savais qu'au niveau du rapport de ma soeur avec l'enfant, elle aurait encore plus l'impression que ce soit son enfant parce qu'elle partagerait quand même une certaine partie des gènes.

Participant

On pourrait néanmoins craindre que cette option puisse créer une certaine confusion dans la place assignée à chacun des acteurs au sein du système de parenté. En effet, le donneur se trouve à être à la fois le père biologique de l’enfant et son oncle social et légal. La participante, quant à elle, se trouve à être la tante biologique de l’enfant tout en étant socialement et légalement sa mère. D’autres couples avaient réfléchi à la possibilité d’une telle construction familiale en identifiant – et même en abordant – des hommes génétiquement liés à la mère non biologique. Or par crainte d’une telle confusion, un couple a abandonné l’idée alors que des donneurs abordés ont fait part de leur refus sur ces bases.

3.3 Représentation de la paternité : géniteur ou père?

Si, pour toutes les participantes, le modèle biparental prime la présence paternelle pour le meilleur développement de l’enfant, certaines insistent néanmoins sur l’importance que leurs enfants puissent avoir un père présent et impliqué dans leur vie. Ainsi, considérant que l’identification à un genre résulte de l’identification avec le parent de même sexe et la mise en distance du parent de sexe opposé, cette mère explique pourquoi il est important pour elle et sa conjointe que le donneur soit connu comme étant le père de leur enfant :

Quand ma fille le voit [prénom du donneur], c’est papa. Pour nous, c’est très important. Surtout au niveau de l’identité de l’enfant. Identité personnelle, identité de genre aussi.

Participante

Pour d’autres participantes, au contraire, ce n’est pas tant d’avoir un père qui importe que d’avoir des modèles masculins auprès de qui socialiser leurs enfants.

Pour ce qui est du modèle paternel, il a ses deux grands-pères qui sont très présents. Donc, je pense qu'il ne manquera pas de présence masculine. C'est quand même important de lui donner des visages masculins.

Participante

Quant aux donneurs, l’élaboration de leur processus identitaire est éminemment complexe. Ainsi, à l’exception de l’un d’entre eux, aucun n’aurait accepté de faire ce don dans un contexte d’anonymat. Qu’ils se perçoivent comme un géniteur, qu’ils aient développé une identité paternelle, qu’ils hésitent entre ces deux identités, il n’en reste pas moins que, dans l’esprit de la plupart des participants, le sperme est un vecteur biologique important qui vise ultimement la création d’un enfant qui sera, en quelque sorte, leur prolongement.

Dès le départ, il a été convenu entre deux couples et leur donneur que ce dernier serait connu des enfants comme leur père. Ces hommes sont fortement impliqués auprès des enfants, mais sans assumer de rôle parental ni légal. Cette paternité, libre des contingences et contraintes habituellement associées aux relations parents-enfants, leur convient tout à fait. Ils respectent la frontière de la cellule familiale tracée par les mères et c’est précisément parce qu’ils n’avaient aucune responsabilité parentale à endosser qu’ils ont accepté d’être connus comme les pères des enfants nés de leurs dons. Ces hommes ont développé une forte identité paternelle et revendiquent haut et fort le lien affectif qui les unit à leurs enfants. Se faire appeler « papa » est vu comme la reconnaissance ultime de l’importance que les mères accordent à la relation qu’ils entretiennent avec leurs enfants. Ainsi, dès les premières discussions concernant le rôle qu’il aurait éventuellement à jouer, les mères ont abordé avec un de ces donneurs la question de la dénomination.

Et le cadeau qu’elles m’ont offert, c’est : « Comment veux-tu que nos enfants t’appellent? Est-ce que tu veux qu’ils t’appellent par ton prénom? Parce que tu vas être connu. Tu ne seras pas seulement identifié comme notre ami. » C’était important depuis le début : « Sache que tu vas être connu comme le père. Alors, comment veux-tu te faire appeler comme père? » Bien, il n’y a pas plus beau cadeau qu’on peut m’offrir que de me faire appeler « papa ».

Participant

Pour les familles concernées, si le donneur connu s’incarne dans un père, cela ne fait pas nécessairement de lui un parent. De fait, les donneurs dont il est question ne participent pas aux activités de prise en charge normalement dévolues aux parents, puisque dans l’esprit des mères, le rôle de père et celui de parent sont nettement dissociés. De la sorte, les mères n’ont pas à négocier avec un troisième parent. Ainsi, dans un de ces cas, le donneur n’est jamais consulté pour quelle que décision que ce soit concernant les enfants, et dans l’autre, même s’il l’est, les mères se conçoivent comme les représentantes de l’autorité parentale. C’est pourquoi elles font la différence entre un donneur qui est connu comme le père des enfants et un père dans une famille hétérosexuelle.

Le rôle de [prénom du donneur] n’est pas le même que celui que j’observe dans les couples hétéros. Parce que dans un couple hétéro, il y a le père et la mère, et ce sont les parents de l’enfant.

Participante

Dans le pôle opposé se trouvent les hommes qui ont clairement développé une identité de donneur. Ces hommes voient leur rôle comme en étant un essentiellement biologique et n’ont pas ou très peu de contacts avec les enfants. Cela ne veut pas dire qu’ils leur soient indifférents, ou, encore qu’ils n’ont pas été touchés lors de la naissance des enfants, mais ils se considèrent surtout comme des aidants dans le processus ayant conduit à leur naissance. Citons l’exemple de ce donneur affirmant avoir fait des dons pour plusieurs couples lesbiens ou hétérosexuels dont l’homme est infertile, ou encore pour des femmes célibataires. Lors de l’entrevue, il estimait que ses dons avaient permis la naissance d’une quinzaine d’enfants[5]. Pour la présente étude, il a fait des dons pour un des couples rencontrés. À ce moment, un enfant était né alors qu’une des mères était enceinte du deuxième. Cet homme revendique fortement une identité de donneur alors qu’il considère comme une « vocation » le fait d’aider des couples incapables de concevoir par eux-mêmes. Il est d’autant plus à même de faire la différence entre une identité paternelle et une identité de donneur qu’il a lui-même trois enfants, auprès de qui il se dit être très investi.

D’autres hommes rencontrés ont, eux aussi, développé une identité de donneur, bien qu’elle soit différente de celle développée par le donneur précédent. Dans ces situations-là, les dons se sont effectués dans un contexte différent alors que les donneurs sont soit de bons amis du couple, soit encore le frère de la mère non biologique. Les dons visaient alors à aider un couple à réaliser son rêve de fonder une famille. Quelques-uns de ces hommes sont peu présents dans l’entourage des mères et voient rarement les enfants. D’autres les voient plus régulièrement. Néanmoins, aucun d’entre eux ne se considère comme un père, mais plutôt comme un relais dans la conception de l’enfant. Ainsi, questionné sur la possibilité qu’un jour l’enfant décide de l’appeler « papa », un d’entre eux explique qu’un autre homme de l’entourage de l’enfant mérite davantage que lui cette appellation :

Il y a un homme qui est proche de lui [l’enfant]. C’est son parrain. Il passe du temps avec l’enfant, il a plein de photos de l’enfant sur son Facebook. Ils sont très proches tous les deux. Alors, je dirais à l’enfant : « Ton parrain est beaucoup plus papa que moi, parce qu’il est proche de toi, il prend soin de toi, il est là pour toi, etc. Moi, j’ai aidé ta maman à ce que soit possible de te mettre au monde. »

Participant

D’autres donneurs ont, quant à eux, une vision plus ambiguë de leur don, ce qui a un impact sur l’identité qu’ils ont développée. Les propos du participant suivant illustrent concrètement cette ambiguïté et font preuve d’une certaine ambivalence lorsque vient le temps de situer son rôle par rapport à l’enfant. Bien qu’il intellectualise son rôle comme en étant un essentiellement biologique, il aime à penser qu’il pourrait être une figure paternelle idéée par l’enfant.

C'est peut-être un petit peu romancé comme façon de voir les choses, mais j'ai l'impression que je suis… (Silence) J'aimerais penser que je vais être un jour la figure paternelle. Pas dans le sens où devenir un parent, mais plus quand on est petit, se dire, tu sais : « Mon père faisait ceci ou cela. » J'ai toujours eu cette vision romantique d'être un père. J’espère être là pour elle, pour ça, rien de plus. Je ne peux pas commencer à essayer de lui inculquer mes valeurs, parce que ça, c'est la job du parent, et ce n'est pas mon rôle présentement. Mais je me dis, si jamais… (silence) Si elle veut apprendre à me connaître… (Silence)

Participant

Ce participant a des évocations spontanées et relativement fréquentes de l’enfant et se questionne quant à la qualité de son engagement auprès d’elle. Malgré les rires qui ponctuent son discours, on ne peut nier une certaine souffrance dans ses propos nés de cette ambiguïté entre le rôle de père et celui de donneur. La situation est d’autant plus délicate qu’il ne trouve pas l’espace nécessaire auprès de ses proches ou de sa conjointe pour discuter de la situation. En effet, comment mentionner ses doutes quant à la place à occuper auprès de l’enfant sans insécuriser les mères ou encore sa conjointe, d’autant plus que cette dernière ne souhaite pas avoir d’enfants? Comment se positionner dans la situation alors que les trois femmes le recentrent sur son rôle de donneur?

Dans mes moments où j'ai l'impression que je suis un père manqué ou absent, ça me prend du temps avant de me rendre compte que je ne suis que le donneur (rires). Ma conjointe est là pour me dire : « Bien, tu n'as pas à t'en faire! » Elle m'épaule dans les moments où j'ai l'impression de… (silence) Je suis du genre à me taper sur les doigts constamment. Je me dis : « J'aurais dû faire ça ou ça. » Je ne me laisse pas beaucoup de chance. Quand je me rends compte que j'ai encore manqué son anniversaire, j'ai tendance à m'en vouloir. Et c'est souvent elle [sa conjointe] qui va dire : « Deal pas avec ça, ce n'est pas toi le père. Tu n'as pas à t'en faire, tu es une bonne personne quand même! »

Participant

Comme il a eu lui-même un père absent et qu’il en a souffert, il espère que l’enfant ne lui fera pas ultérieurement reproche de cette distanciation qu’il maintient entre elle et lui afin de respecter la cellule familiale des mères. Le cas échéant, il expliquerait à l’enfant qu’il n’a pas été un père absent (qu’il ne l’a donc pas abandonnée), mais qu’il s’est plutôt conformé au désir des mères quant au rôle qu’elles souhaitaient le voir jouer auprès de lui. En somme, pour faire face à la situation, il adopterait alors l’identité d’un donneur et non d’un père.

Je pense que c'est la décision de l'enfant d'apprendre à connaître le donneur ou pas. Si elle ne veut jamais me voir parce que, tout d'un coup, elle me déteste, parce qu’elle trouve que j'ai manqué mon rôle de père, parce que j'aurais dû être là, tant pis. Ce n'est pas plus grave. Si elle décide de venir me voir parce qu’on a des intérêts en commun ou quoi que ce soit, alors tant mieux. Ça va être comme ça. C’est comme ça que je vois la situation. Je respecte l’entente que j’ai avec les deux mères. Et si l'enfant décide quelque chose, bien, à ce moment-là, je vais respecter sa décision à elle aussi! Si ma présence lui a manqué, on pourra essayer de rattraper le temps perdu. Mais ce n'est pas ma responsabilité et je lui dirais : « Ce n'est pas moi le père. » Si l'entente avait été différente, mon cheminement serait différent. Mais pour moi, il est plus important que l’enfant grandisse, qu'elle vienne me chercher si je lui ai manqué plutôt que de lui imposer quelque chose dont elle n'a pas nécessairement besoin.

Participant

Plusieurs des hommes rencontrés ont des contacts réguliers avec les enfants. C’est évidemment le cas pour les deux donneurs reconnus socialement comme pères des enfants et celui qui est le frère de la mère non biologique. Ces hommes voient les enfants si ce n’est toutes les semaines, du moins assez fréquemment. Deux autres donneurs ont également des contacts réguliers avec les enfants, c’est-à-dire qu’ils les voient plusieurs fois par année. Les participants qui fréquentent les enfants évoquent spontanément ressentir beaucoup de plaisir dans cette relation.

J’ai eu énormément de plaisir avec [prénom de l’enfant] les premières années. La voir évoluer, la voir grandir, l’écouter parler… J’étais émerveillé de la voir dire A, B, C, 1, 2, 3, comprendre des mots, utiliser des mots que je n’imaginais pas sortir de la bouche d’un si jeune enfant.

Participant

Certains hommes prennent parfois soin des enfants pour une courte période afin d’offrir du répit aux mères, d’autres les verront plutôt lors d’activités sociales organisées par le couple lesbien. Les activités menées avec les enfants sont alors axées sur le jeu plutôt que sur la routine.

Quand ils viennent à la maison, c’est la fête! Il n’y a pas de discipline, il n’y a pas de règlement, on transgresse un peu les règles du quotidien. On se couche plus tard, on ne mange pas de la même façon. Donc, c’est la fête.

Participant

Par contre, même s’ils peuvent avoir des contacts plus ou moins fréquents avec les enfants, peu de ces donneurs sont impliqués dans les évènements rituels et sociaux qui ponctuent la vie familiale tels que les anniversaires des enfants, la première journée d’école, etc. La fête des Pères notamment ne trouve aucune résonnance chez les donneurs, et ce, peu importe le lien qui les unissent aux enfants. Cela n’est peut-être pas surprenant lorsque l’on sait que le domaine familial est vu comme étant l’apanage des mères. S’il ne fait pas partie de la famille, s’il n’est pas un père, le donneur peut difficilement être impliqué dans des activités à résonnance familiale. Toutefois, Noël revêt une signification particulière pour trois d’entre eux qui l’investissent fortement, et cela, parce que cette fête est associée à l’enfance plutôt qu’à la famille.

La fête de Noël est importante pour moi parce que c’est la fête des enfants. Je me souviens, quand j’étais petit, Noël c’était féérique, et je veux entretenir cette magie-là avec les enfants.

Participant

Pour ceux qui fréquentent peu les enfants, s’ils soulignent avoir été émus ou ébranlés lors du premier contact avec l’enfant, il n’en reste pas moins que ces émotions se sont par la suite amenuisées. C’est précisément l’absence de relation suivie avec l’enfant qui est le motif principalement invoqué pour expliquer ce phénomène. En outre, ces hommes ne souhaitent pas particulièrement établir de liens avec l’enfant, du moins à ce moment de leur vie.

4. Discussion

Tout d’abord, on constate, à la lumière des résultats, que les mères et les donneurs accordent une importance prépondérante au quotidien lorsque vient le temps de situer les unes et les autres dans l’unité familiale. Ainsi, la parentalité permet de tracer les frontières du système familial.

En outre, pour les participantes, le fait d’avoir un enfant et de s’en occuper est vu comme découlant du conjugal. En mettant l’accent sur la conjugalité, cela a comme effet de nucléariser la famille autour des deux mères, ce qui permet de situer le donneur à la marge et non pas au sein du système familial. Cette façon qu’ont les femmes rencontrées d’insister sur la nucléarisation de leur famille est plutôt cohérente avec les données de plusieurs recherches menées sur les familles lesboparentales dont les enfants sont nés d’un donneur connu. En effet, le repli de la famille autour du noyau conjugal semble être davantage la norme que l’exception (Herrmann-Green et Gehring, 2007; Kelly, 2009; Nordqvist, 2011b; Power et al., 2010; Ripper, 2009; Ryan et Berkowitz, 2009; Surtees, 2011; Tasker et Granville, 2011). Cette façon de coller au modèle nucléaire au lieu de s’en dissocier serait, selon Ryan et Berkowitz (2009, p. 154), un moyen d’autoprotection fréquemment utilisé par les familles ne rencontrant pas « the idealized notion of the standard nuclear family ». En effet, comme ces familles sont sujettes à caution et à la délégitimation du fait qu’elles s’écartent trop de cette norme idéologique, elles réagiraient en adoptant un discours qui met de l’avant la ressemblance de leurs pratiques plutôt que de revendiquer haut et fort la reconnaissance de leurs spécificités familiales.

Cette représentation que les participantes se font de la famille nucléaire a comme corollaire l’importance qu’elles accordent à l’exclusivité de la filiation. Si dans leur esprit un enfant peut avoir deux mères, il ne peut avoir plus de deux parents. C’est la raison pour laquelle elles ne souhaitent pas partager l’exercice du rôle parental avec une troisième personne, fût-il le père biologique de l’enfant.

Les pratiques du quotidien sont un autre élément important qui compose les représentations de la parentalité. À cet effet, le « faire famille » s’actualise à travers les nombreuses activités qui ponctuent l’éducation des enfants. En outre, comme l’exercice du rôle parental est consacré au sein de l’unité conjugale, cela permet d’autant plus facilement de situer le donneur à l’écart de l’unité mères-enfants. Parce qu’il n’agit pas dans le quotidien de l’enfant, qu’il ne participe pas à toutes ces activités banales qui forgent le vécu familial, il ne peut être considéré comme un parent. Et s’il n’est pas un parent, il ne peut que se situer en marge ou en périphérie de la famille formée par les mères et leurs enfants.

Les donneurs conviennent tous qu’être un parent découle davantage d’un processus social que du résultat d’une connexion biogénétique. Est parent de l’enfant celui ou celle qui l’a désiré et qui en prend soin quotidiennement. En outre, il leur est d’autant plus facile de s’exclure du système familial construit par les mères qu’ils ne souhaitent pas que leur incombent les responsabilités qui résultent inévitablement du lien parental.

Or malgré la revendication de la primauté de l’alliance et de la parentalité dans l’établissement des liens familiaux subsiste, chez plusieurs participantes, une certaine ambivalence quant à l’importance de la connexion biogénétique dans le « faire famille ». Même si elles insistent sur la supériorité des liens affectifs dans leur analyse de leur expérience familiale, cela ne veut pas dire qu’elles remettent complètement en question la valeur associée aux liens biogénétiques dans l’apparentement. Il semble difficile, en effet, de s’écarter de cette représentation sociale des liens de sang comme générateur de liens de parenté, même quand la famille que l’on crée s’en éloigne. Comme le rappelle Schneider (1980), même si l’alliance est une des portes d’entrée en parenté, il reste néanmoins que les liens biogénétiques, par leur caractère réputé indicible et automatique, en constituent la porte d’entrée privilégiée. C’est ici que les représentations de la parenté entrent en jeu pour ancrer davantage celles sur la parentalité. Dès lors, le rôle du donneur prend tout son sens du fait qu’il agit comme un intermédiaire dans la création de liens de parenté grâce à l’orchestration, pour reprendre le concept développé par Thompson (2005), d’une « chorégraphie ontologique ». Ainsi, Thompson (2005) explique que cette chorégraphie ontologique favorise l’élaboration d’un discours permettant aux couples dont les enfants sont nés suite à un don de sperme ou d’ovule de se positionner comme étant leurs « vrais » parents. Mais pour que ce discours puisse s’actualiser, il importe que les gamètes soient objectivés comme n’étant que du matériau génétique. Ce faisant, la personne à l’origine du don se voit donc oblitérer ce qui évite qu’elle ne menace le couple parental en étant considérée comme un parent potentiel.

Deux chorégraphies ont été orchestrées par les mères rencontrées. Tout d’abord, et comme d’autres mères l’ont dit avant elles (Folgero, 2008; Jones, 2005; Nordqvist, 2011a; Ripper, 2009; Ryan-Flood, 2005; Svab, 2007), cela sera de créer des liens d’apparentement entre les mères et leurs enfants en utilisant le même donneur pour la fratrie, ce dernier servant alors de courroie de transmission. Ainsi, si la conception occidentale de l’apparentement suppose que des liens biogénétiques sont transférés des parents aux enfants, permettant ainsi la production d’une identité se prolongeant les uns vers les autres (Strathern, 1992), c’est l’inverse qui se produit dans plusieurs familles rencontrées alors que l’apparentement se construit dans un mouvement ascendant. Comme les enfants partagent une partie de leur génotype grâce au donneur, le fait que chacune des mères soit biologiquement liée à un des enfants permet la construction d’un discours de partage consanguin avec l’enfant né de sa conjointe. De fait, comme le souligne Nordqvist (2011a, p. 8) : « ... in donor conception, siblings are often seen as providing a genetic link between the child and the non-genetic parent ».

Par contre, le partage génotypique entre les enfants des familles lesboparentales et ceux que certains donneurs ont eus dans d’autres contextes n’est pas suffisant pour en faire des apparentés, les liens biologiques n’étant pas activés par la quotidienneté. Cela rejoint la position de Bestard (2004) pour qui les notions biologique et sociale ne peuvent avoir de sens prises isolément lorsque vient le temps de définir les liens d’apparentement. Comme ajoutent Fine et Martial (2010, p. 131) « … dissocier et opposer ces deux dimensions n’a pas de sens [...], car elles participent ensemble de la construction des univers familiaux ». C’est ce qui fait dire à Thompson (2005) que la chorégraphie ontologique ne vise pas tant à produire des enfants qu’à créer des parents.

L’autre chorégraphie mise en oeuvre est le recours aux gamètes du frère de la mère non biologique. Cette forme particulière d’aménagement permet de se rapprocher le plus possible de la conception euroaméricaine sur la parenté voulant que les enfants proviennent de la fusion génétique du couple parental (Strathern, 1992). Comme avantages indéniables de cette chorégraphie se trouve l’inscription de l’enfant au sein de deux lignées biologiques maternelles et le partage du génotype entre la mère non biologique et son enfant, ce qui favorisera leur ressemblance physique. On sait effectivement que l’appariement phénotypique de l’enfant avec sa mère non biologique est très valorisé dans les familles lesboparentales, car cela symbolise l’appartenance de l’enfant à la lignée comaternelle (Hargreaves, 2006; Marre et Bestard, 2009; Mason, 2008; Nordqvist, 2011a).

En outre, grâce à ce don, l’enfant est biologiquement lié à tous les membres de la famille élargie de la mère non biologique. Cela légitime donc son inscription dans cette lignée. De fait, le décalage horizontal effectué par cette participante pour avoir ses enfants n’opère un déplacement que pour son frère et elle dans ce système de parenté. Tous les autres protagonistes (le reste de sa fratrie, ses parents, ses neveux et nièces, etc.) occupent la même place qu’ils auraient eue si elle avait porté les enfants elle-même.

Par ailleurs, nous constatons que les représentations de la paternité agissent en marge de celles sur la parentalité et la parenté. Ainsi, plus les mères adhèrent au concept de la famille nucléaire, plus le donneur sera distant de la cellule familiale. Il sera alors conceptualisé comme un géniteur. Il aura très peu de contact – sinon aucun – avec l’enfant. Cela est d’autant plus vrai si les mères n’adhèrent pas au discours voulant qu’un père soit important pour l’enfant et si le donneur n’a pas développé une identité paternelle. Dans cette situation, les représentations de la paternité des actrices et acteurs concernés veulent qu’elle résulte d’un processus social et qu’elle ne soit pas strictement liée à la biologie. Conséquemment, l’apport génétique du donneur n’est pas assez significatif pour en faire le père de l’enfant. Les représentations de la paternité s’effacent alors complètement au profit de celles de la parentalité et la parenté, le donneur devenant un « passeur de vie » (Cadoret, 2005).

Deux hommes se trouvent ainsi à être des donneurs-géniteurs. Ces derniers sont vus comme des hommes ayant servi de relais pour permettre la conception d’un enfant. Les femmes ne feront pas référence à lui comme « père », mais bien comme géniteur. L’un d’entre eux refuse même catégoriquement qu’on l’associe, de près ou de loin, à la paternité. Son rôle se trouve à être, dans son esprit, équivalent à celui d’un donneur à identité ouverte opérant à travers une banque de sperme, si ce n’est qu’il s’incarne dans une personne accessible et disponible pour rencontrer l’enfant au moins une fois dans sa vie. Quant au second, il nie que son lien biologique à l’enfant fasse de lui le père de ce dernier et il considère, de fait, qu’un autre homme plus impliqué dans la vie de l’enfant occupe davantage la fonction paternelle qu’il ne le fait lui-même. La vision de la paternité de ces deux hommes est donc strictement sociale. Est père de l’enfant celui qui joue ce rôle.

Ensuite, une certaine distanciation du modèle nucléaire ouvre la porte à une plus grande implication du donneur dans la vie de l’enfant. Il pourra alors être considéré comme un père. Deux hommes sont ainsi des donneurs-pères. Le donneur-père est impliqué dans la vie de l’enfant, mais sans reconnaissance légale. Mais s’il est père, le donneur n’est pas parent, cette paternité venant sans devoirs ni responsabilités. Néanmoins, les enfants et les mères les considèrent comme un « papa », puisque ces dernières considèrent qu’il est important pour leurs enfants d’avoir un père présent et impliqué dans leur vie. En outre, non seulement ces donneurs ont-ils développé une forte identité paternelle, mais ils valorisent également la relation développée avec leurs enfants. C’est donc une paternité qui est, en quelque sorte, autorisée par les mères, tout comme elle est librement endossée par les donneurs. C’est l’apport social plus que l’apport biologique du donneur qui est ici recherché.

Enfin, plus complexe est la situation des donneurs qui ne sont ni tout à fait des pères ni tout à fait des géniteurs. Cinq se trouvent dans la catégorie de donneurs périphériques. Ces hommes, parfois très intégrés dans la vie de l’enfant, parfois peu présents, ont un statut équivoque, et ce, d’autant plus que certains d’entre eux naviguent entre une identité paternelle et une identité de donneur. Bien que les mères reconnaissent qu’ils sont le père de l’enfant, elles nient qu’ils puissent en être le « papa ». En effet, pour ces mères, être un papa implique nécessairement un engagement dans les activités journalières et une prise en charge des enfants. Elles attendront que l’enfant fasse les premiers pas concernant la « question paternelle », et c’est seulement à ce moment-là que le dévoilement du rôle spécifique qu’il a joué dans sa naissance s’effectuera. Certaines craignent que cette reconnaissance n’aille de pair avec une implication du donneur en tant que parent, alors que d’autres s’inquiètent plutôt de la possibilité que cela n’usurpe la place de la mère non biologique. Elles ont donc tenté de réduire la complexité de cette situation en considérant le donneur comme étant en périphérie du système familial.

Quant aux donneurs concernés, ils se considèrent tous les pères des enfants, même s’ils soutiennent que ces derniers ne sont pas à eux. Ce paradoxe manifeste, c’est-à-dire le fait de se considérer le père d’enfants qui ne sont pas à soi, témoigne de l’ambiguïté qui existe entre la paternité sociale et la paternité biologique. Ainsi, plusieurs de ces hommes ont souligné que le sperme est un vecteur biologique qui permet de créer un enfant qui sera, jusqu’à un certain point, le prolongement d’eux-mêmes. Cela fait en sorte qu’ils ne peuvent rester indifférents à l’enfant. Mason (2008) parle alors d’une dimension éthérée de la parenté pour décrire ces liens qui font qu’on se sente tout spécialement « connecté » avec une personne sans que cela s’appuie nécessairement sur quelque chose de tangible, comme un lien relationnel issu de la quotidienneté.

Conclusion

Les femmes rencontrées construisent un discours sur la famille qui, s’il prend en compte la contribution du donneur, n’en situe pas moins la préséance des liens affinitaires sur une stricte compréhension biologisante des liens entre apparentés dans une stratégie d’affirmation de l’authenticité de leurs liens familiaux. De ce fait, on peut penser que les représentations occidentales valorisant l’exclusivité de la filiation peuvent être un frein à une plus grande reconnaissance du donneur en tant que parent à part entière. En effet, si les mères sont sensibles à l’argument fondant la famille sur les liens biologiques et que le recours à un donneur connu est une façon de pouvoir s’y conformer, elles restent attachées au schéma traditionnel nucléaire voulant qu’un enfant ne puisse avoir plus de deux parents. Peut-être cela explique-t-il pourquoi elles valorisent davantage l’apport biologique du donneur que son apport social. En outre, ce conformisme à une vision cognatique de la famille permet également d’éviter de voir la place de la mère non biologique contestée au profit du père biologique. Cette mise à distance du donneur aurait comme avantage de favoriser « le processus d’affiliation chez l’enfant dont [les mères] pourraient craindre qu’il n’aboutisse pas : parce que [la mère sociale] n’est pas un père et parce que [l’enfant] ne lui est pas lié biologiquement (Vecho et al., 2011, p. 13) ». Avec une compréhension élargie de la famille menant à une certaine reconnaissance de la pluriparentalité, peut-être verrons-nous de nouveaux rôles parentaux se dessiner, sans que cela ne pose de menace pour le couple parental.

Enfin, il faut préciser le fait que les données qui ressortent de l’étude sont grandement influencées par l’âge des enfants au moment où elles ont été recueillies. De fait, la très grande majorité de ces derniers étaient d’âge préscolaire au moment des entrevues. Est-ce qu’en vieillissant, ils solliciteront eux-mêmes des contacts plus étendus avec le donneur? Certaines études portant sur des enfants de familles lesboparentales nés par don de sperme démontrent que, s’ils sont curieux par rapport aux donneurs, peu souhaitent développer des liens avec eux (Vanfraussen et al., 2003). Toutefois, ces études concernent des enfants nés à la suite d’un don de sperme anonyme. Dans le cas de don de sperme dirigé, peu d’études nous renseignent sur ce que les enfants souhaitent comme relation avec le donneur. À ce propos, Tasker et Granville (2011) ont démontré que les mères et les enfants se représentent et décrivent leur famille en utilisant les mêmes termes pour expliquer qui en fait, ou non, partie. Cela inclut, dans la grande majorité des cas, les donneurs connus, que ceux-ci soient ou non considérés comme les pères des enfants. Est-ce que cela sera la même chose pour les enfants des participantes? Est-ce qu’ils aligneront leur compréhension du rôle du donneur sur celui de leur mère? Et le cas échéant, comment les divergences représentationnelles seront-elles négociées de part et d'autre?