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« Bien avant d’avoir des réponses, la philosophie a des questions », affirme d’entrée de jeu Anne Merker. Effectivement, Une morale pour les mortels invite à questionner, à interroger la manière dont il faut vivre. En enracinant sa réflexion philosophique dans celle des Anciens — et tout particulièrement celle de Platon et d’Aristote —, elle fait jaillir des réponses d’une grande sagesse. Tout en faisant participer à une intense réflexion morale, elle s’efforce de donner un accès authentique à une pensée qui, par-delà les particularités de la langue et de la culture grecques, conserve une pertinence intemporelle. Comme on le constate tout au long de la lecture de l’ouvrage, « la valeur et la vigueur de la philosophie antique sont particulièrement avérées pour tout ce qui touche à l’éthique » (p. 16). Sur tous les thèmes abordés — en l’occurrence, la place du désir dans la vie humaine, le poids du corps, le rôle de la pensée, la signification et la nature du bien, la définition de la vertu, le sens de l’intérêt, la nature du plaisir, l’utilisation bonne ou mauvaise de toute chose, la relation à autrui et la relation à soi-même, l’amitié, la puissance de la passion, la nature de l’intention, la question de la responsabilité, de la punition et du châtiment —, Anne Merker a le souci de faire entendre correctement ce que nous dit la Grèce, en évitant de chercher nos concepts modernes dans les textes antiques et en se défaisant des représentations anachroniques. Elle invite, en particulier, à reconsidérer le sens de la volonté — « qui est un désir » — et la signification du bien, pour comprendre le sens de l’éthique.

On saura gré à Mme Merker de s’être fondée sur une lecture des textes antiques exclusivement en leur langue originale et d’avoir fourni une traduction personnelle très exacte de toutes les citations. Par ses nombreux coups de sonde étymologiques, elle fait prendre conscience du trésor que constitue la langue grecque, tout en contribuant à faire ressaisir le sens authentique des mots français rencontrés.

L’ouvrage s’adresse tant au spécialiste de philosophie ancienne qu’à tout lecteur philosophe ou désireux de philosophie. Ce qui rend sa lecture tout particulièrement intéressante, c’est la préoccupation qui a présidé à son élaboration : « […] faire en sorte que l’histoire de la philosophie, avec toute la rigueur et la technicité qu’elle requiert, soit elle-même de la philosophie vivante ». En conséquence, la priorité a été accordée « à une appréhension synthétique et problématisée de l’éthique de Platon et d’Aristote » (p. 19).

La philosophie qu’elle élabore prend d’abord vie dans le langage. Des termes clés pour la morale, tels « il faut », « on doit », « c’est obligé », sont scrutés et distingués avec soin, à partir de leur étymologie respective. Il ressort de cette analyse que la morale exprime de manière privilégiée ses prescriptions à partir du constat qu’« il faut », épousant ainsi la tension du désir vers ce qui manque et qu’on cherche à « prendre ».

Une intense activité de réflexion philosophique permet ensuite de comprendre que « ce qu’il faut » est « le bien », que « le bien est le beau » et que le plaisir n’est pas nécessairement le bien. Il sera aussi question de la démultiplication des objets désirables mutuellement contraires, qui appelle une harmonisation, sans laquelle le bonheur ou l’état d’accomplissement parfait resterait hors d’atteinte.

Réfléchir sur l’agir humain avec les Grecs, c’est aussi se questionner sur la nécessaire hégémonie de la pensée. Anne Merker nous aide ici à retrouver, avec Platon, le sens de l’utilité et l’art d’en user avec soi et avec autrui. Elle nous apprend aussi à redécouvrir, avec Aristote, le sens véritable de l’action, à laquelle préside toujours une intention qui n’est au fond rien d’autre qu’une « prise anticipée » (une pro-hairèsis).

Traiter de morale en compagnie des Grecs, c’est aussi se confronter au fameux paradoxe socratique « nul n’est méchant de son plein gré ». Avec raison, Anne Merker souligne que ce qui n’est pas tenable, c’est de penser, comme Socrate, que l’ignorance serait la cause unique de l’acte mauvais. Après avoir comparé l’analyse aristotélicienne sur le plein gré et le contre gré avec les positions de Platon, Mme Merker se lance dans une « critique de la critique d’Aristote » (p. 342) qui mérite elle-même d’être critiquée. On lui concédera, avec Platon, que le méchant ne fait pas vraiment ce qu’il veut, au sens où son acte de méchanceté ne lui obtiendra pas le vrai bonheur, qui est ce que chacun veut, au fond. Malgré cela, ne faut-il pas donner tout à fait raison à Aristote quand il dit que « l’ignorance dans l’intention n’est pas cause du contre gré mais de la méchanceté, ni l’ignorance générale, mais l’ignorance des éléments individuels dans lesquels et sur lesquels se fait l’action ». Mme Merker soutient que « ce qui est cause du caractère “contre gré”, c’est la contrariété vis-à-vis du désir et de ce qu’on désirait » ; elle dit que « l’ignorance rend seulement possible qu’un acte par définition impossible ait lieu : on désirait, par exemple, donner un médicament, et l’on a tué » (p. 350). Ce qui l’amène à mettre en doute la pertinence d’expliquer le « contre gré » par ignorance en termes d’ignorance des circonstances particulières : « Car pourquoi l’ignorance des circonstances particulières de l’action rendrait-elle l’action “contre gré”, tandis que l’ignorance qui est dans l’intention n’en ferait pas de même ? » (p. 351). Elle fait valoir, à l’appui de sa position, que « l’ignorance dans l’intention est bien plus profonde et fondamentale, elle va à la racine même de l’action, elle la détermine, tandis que l’ignorance des circonstances particulières de l’action est une ignorance extrinsèque à l’action » (p. 351).

Mme Merker ne semble pas avoir pris toute la mesure de l’inconvénient du heurt avec la pratique pénale auquel expose le refus de l’explication aristotélicienne. Si Aristote privilégie l’ignorance des circonstances particulières, c’est qu’il entend par « contre gré » une action qui, dans sa spécificité concrète, n’aurait jamais été posée n’eut été de l’ignorance ou de la contrainte subie ; l’ignorance du véritable bien humain a beau être plus profonde et fondamentale, il reste tout de même que le méchant pose un acte qu’il désire (de plein gré !) poser. Qu’un tel acte mène, à long terme, à un malheur qu’il n’agréera pas n’y change rien ; en ce sens, les actes qui procèdent d’une ignorance de son véritable bien ne font pas partie de ceux qui sont « contre gré ».

Il fallait bien, par souci d’entendre correctement ce que dit Aristote, procéder ici à cette critique de la « critique de la critique d’Aristote » à laquelle s’est risquée Mme Merker. Cela ne devrait toutefois pas détourner les amateurs de philosophie vivante et de vie bonne de profiter avec reconnaissance de l’exégèse impressionnante qu’elle présente de la pensée morale de Platon et d’Aristote aux pauvres mortels que nous sommes.