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Introduction

En dialogue serré avec les données scientifiques et la réflexion philosophique contemporaines concernant le statut de l’humanité par rapport à l’animalité, l’objectif de cette contribution est d’entrouvrir l’horizon dans lequel peut s’inscrire une éthique qui souhaite prendre au sérieux la place de l’homme dans la nature et sa spécificité propre dans l’arbre de l’évolution de la vie biologique, tout en soulignant l’originalité irréductible de sa manière d’être par rapport aux modalités de l’existence animale ou inorganique. Sans concéder à l’isolement respectif de l’anthropologie philosophique, de l’ontologie et de l’éthique, notre intention est autrement dit de proposer, au cours de cette étude, une reformulation actualisée du statut de la dignité inconditionnelle de toute personne humaine y compris plus vulnérable — parfois gravement malade ou infirme sur le plan physique, mental ou psychique. Une telle démarche est essentielle, car si la rétrogradation ontologique de l’humain à l’animal sur fond d’appartenance commune au vivant, ou du vivant au non-vivant, n’est pas possible, elle peut toujours l’être sur le plan des croyances, des idéologies et des comportements qui affectent le sens des relations humaines jusqu’à la blessure psychique et sociale. Tout projet d’élucidation de la manière d’être proprement humaine reçoit donc, devant de tels glissements potentiels, le statut d’une information précieuse à prendre en compte pour la formulation de normes éthiques adaptées au type d’être de la personne humaine — que ce soit dans le champ médical, médico-social ou dans la perspective plus large d’une vie en société humaine.

Si c’est « une perversion évidente », comme le soulignait déjà Thomas De Koninck dans De la dignité humaine, « que de prétendre, au nom de quelque scientificité par exemple, que tel humain l’est moins que soi, voire point du tout[1] », il n’est pas rare aujourd’hui de voir émerger des courants de pensée soutenant que l’homme, au fond, n’est ni autre chose qu’un animal[2] ni éthiquement justifié de reconnaître à des membres de son espèce, parfois très lourdement malades ou infirmes sur le plan psychique ou cognitif, un droit sérieux à vivre et à bénéficier de soins au nom de leur simple et entière appartenance à l’humanité. Certains courants vont même jusqu’à justifier l’instrumentalisation à des fins de recherche de certaines vies humaines plus vulnérables. Par exemple, un auteur comme Raymond Frey[3] manifeste clairement, dans ses publications, son ouverture à l’expérimentation sur les humains « marginaux » (en raison d’un grave handicap ou d’une maladie incurable) au même titre que sur les animaux. Sur base d’une argumentation antispéciste et utilitariste, Frey y voit, en outre, une possibilité réelle pour maximiser le plaisir du plus grand nombre. « Je pense que c’est ce que je choisirais, non dans la joie et l’allégresse, mais vraiment à contrecoeur ; mais si c’est le prix qu’il nous faut payer pour continuer à mettre en avant les bienfaits de l’expérimentation, et pour jouir des bienfaits ainsi justifiés, je crois que nous devons payer ce prix[4] ». Ce point de vue s’accorde avec les thèses de Peter Singer[5], James Rachels[6], Tristam Engelhardt[7], William Frankena[8] ou Michael Tooley[9] au sujet de l’inégalité de la valeur des vies individuelles, selon lesquelles certains humains n’étant pas des personnes alors qu’il existerait des animaux qui en sont, comme les grands singes doués d’une certaine forme de conscience de soi et de performances intellectuelles supérieures à certaines vies humaines marquées par de graves handicaps cognitifs, il serait éthiquement plus justifié de sacrifier les premiers et de préserver les seconds si cela s’avérait avantageux pour augmenter la quantité de bien-être individuel et d’épanouissement collectif des sociétés humaines.

Si l’homme n’est, selon les points de vue de ces auteurs, qu’un singe plus développé et que l’affirmation de la valeur inconditionnelle de toute vie humaine n’est — sur fond de continuité biologique entre des populations de vivants — qu’une forme injustifiée de racisme envers d’autres espèces et d’opposition illégitime aux lois de la sélection naturelle des plus aptes, ces évaluations utilitaristes à l’endroit des personnes plus vulnérables de nos communautés humaines permettent de justifier la mise en oeuvre de politiques favorables à une légitimation — par son inscription dans l’ordre de l’universalité de la Loi — de l’euthanasie[10] et d’une forme contemporaine d’eugénisme libéral[11]. Par rapport à ces positions, qui rendent possible — sur fond (comme nous le verrons) d’identification confuse et de continuité biologique entre humanité et animalité — une dévalorisation systématique de la valeur de certaines vies plus fragiles, la position que nous construirons au cours de cette étude entend, au contraire, soutenir d’une part qu’en raison de sa forme ontologique divergente, l’homme (quel que soit son degré empirique de fragilité ou d’inachèvement visible) n’est plus un animal au sens « simien » du terme et, d’autre part, qu’une telle privation n’est pas sans implications éthiques susceptibles d’amender les évaluations de nombreux bioéthiciens utilitaristes.

Plus largement à l’endroit des politiques responsables du vivre ensemble dans la cité, des croyances et pratiques sociales, la visée de ce travail est de montrer qu’en dépit de l’instrumentalisation matérialiste de la théorie de l’évolution et de l’affaiblissement de l’humanisme métaphysique classique, la thèse de la différence anthropologique et de la valeur inconditionnelle de toute personne humaine, reste éminemment légitime et philosophiquement robuste en contexte évolutionniste. Par une voie différant, sur le plan de la méthode, d’un raisonnement a priori (transcendantal) de type kantien, la reformulation de cette thèse en contexte post-darwinien est, selon nous, plus que jamais cruciale aujourd’hui au sein des rapports qui se nouent constamment, notamment à l’intérieur même de la communauté scientifique, entre d’une part nos précompréhensions socioculturelles, nos croyances et nos jugements portés sur ce qu’être humain veut dire et, d’autre part, ce que ces croyances et assertions impliquent pratiquement dans des choix de société et des déterminations sur le plan éthique de normes d’actions individuelles et collectives.

I. Organisation et étapes de l’argumentaire

Afin d’atteindre les deux objectifs (anthropologique et éthique) que nous nous fixons, nous commencerons par distinguer pas à pas l’ordre des étants minéraux, celui des vivants animaux, et enfin le champ du geste ontologique proprement personnel et humain. Si dans sa Métaphysique, Aristote nous dit des genres de l’être qu’ils sont incommunicables, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être ramenés les uns aux autres ni subordonnés à une unité supérieure, nous reprendrons cette idée pour évoquer à nouveau, sur base d’une rénovation de l’hylémorphisme, la singularité de chacune de ces trois modalités d’êtres. Mais nous y procéderons dans un cadre évolutionniste et dynamique — propre à nos sciences contemporaines — qui n’était pas celui de la cosmologie aristotélicienne. Puisque nous sommes aujourd’hui conviés à envisager la mutabilité et l’interdépendance des êtres entre eux, nous tiendrons donc compte, dans notre démarche, de la continuité matérielle de ces trois modalités ontologiques. Néanmoins, nous verrons que l’apparition de la vie végétale, animale et humaine, traduit aux niveaux phénoménologique puis métaphysique, des manières d’être tout à fait innovantes non seulement par rapport aux modalités ontologiques des matériaux analytiquement fractionnables qui les constituent, mais aussi relativement aux régimes d’êtres dont ils se différencient.

Dans cette perspective de différenciation des ordres, nous commencerons par distinguer le domaine des objets inanimés, minéraux bien distincts du monde des êtres vivants, en revenant sur le processus d’objectivation par lequel la science et les techniques médicales se constituent. Nous préciserons dans ce cadre la caractéristique du vivant en nous appuyant sur certains aspects de la phénoménologie de la vie de Michel Henry. Nous nous intéresserons ensuite avec Hans Jonas à l’originalité du phénomène biologique dans l’histoire de l’évolution — interprétée dans le cadre d’une philosophie de la nature. Les résultats de cette approche qui réintroduit la notion de forme dans une pensée évolutionniste de la vie, se révéleront étonnamment proches de la définition henryenne du vivant. Nous montrerons avec Dominique Lambert, physicien et philosophe des sciences, tout l’intérêt d’une telle restauration de la notion aristotélicienne de forme à partir des données contemporaines de la biologie, pour penser des différences réelles entre les choses. Cet effort nous permettra d’aborder enfin la caractérisation du régime d’être proprement humain, par distinction de l’ordre des choses minérales, végétales et animales. Les acquis de cette démarche de réfection des différences entre types d’étants naturels, nous convieront finalement à défendre d’un point de vue biologique, ontologique et éthique, la prise en compte de la différence anthropologique comme une différence non seulement de degré mais aussi de nature à partir de la découverte par l’homme, dans sa relation existentielle à ses semblables, de la forme spécifiquement vulnérable et inachevée de son humanité.

II. De l’être inorganique au vivant : l’apport épistémique de la phénoménologie henryenne de la vie

D’un point de vue rigoureusement positif, tout phénomène est ce qu’il doit être, étant données les conditions qui le déterminent. Pour un système inorganique, tout est égal. Qu’une montagne s’écroule, elle ne s’en offusquera pas. De même, une machine ne souffre pas, elle dysfonctionne, bogue, s’use, tombe en panne. Mais elle n’a pas mal, elle ne se plaindra pas. Elle ne criera pas. Au plus s’affichera, sur l’écran, un message d’alerte qui sera le produit d’un circuit de transmission, une information, parmi d’autres. L’informaticien observera dans les circuits un transistor grillé ou le dysfonctionnement d’un programme. Il pourra formuler un diagnostic et dresser un plan d’intervention technique. Or, il en va de cet objet comme de la science qui permet la conception technique. Nombreux sont les philosophes au xxe siècle qui n’ont cessé de montrer par quel processus et à quel prix se sont constitués la physique, la chimie, la biologie, l’informatique, etc.

Du processus, retenons pour notre propos qu’il passe par une mise entre parenthèses du sujet qui élabore la science. Ce principe est caractéristique de la méthode scientifique, mais aussi, comme le souligne le philosophe Claude Bruaire, de l’ontologie moderne au sein de laquelle les sciences naturelles sont nées avec « d’un côté l’univers matériel qui nous est donné, à la merci de nos sciences et de nos techniques. De l’autre, à distance, le monde de l’esprit, de la pensée et de la liberté. Peu importe, ici, que cette division provoque l’effacement de l’esprit et conforte [tôt ou tard] le matérialisme[12]. » Il faut que l’esprit soit méthodologiquement mis entre parenthèses pour que la science se constitue dans son pouvoir de division des étants naturels. Le regard scientifique suppose en effet de regarder « hors de soi ». Il requiert un champ de visibilité et de distanciation qui s’ouvre dans l’acte même par lequel le sujet s’oublie au cours du processus d’objectivation. Les choses inanimées, substantiellement minérales, nous apparaissent ainsi dans « l’horizon ek-statique de visibilisation à l’intérieur duquel toute chose peut devenir visible[13] ». La science n’est possible qu’en vertu de cette ouverture et d’un réductionnisme à la source d’une connaissance authentique d’une partie du réel (le monde physique). Autrement, ses prévisions et lois ne correspondraient à aucune réalité et seraient en permanence contredites par elle. Nous sommes ici dans le domaine du temps et de l’étendue physico-mathématiques, fractionnables — non de la durée au sens bergsonien du terme. À l’intérieur de ce domaine des sciences « empirico-formelles », la vie peut être indéfiniment étudiée, objectivée et expliquée de façon toujours plus précise. Les domaines mêmes de la conscience et de la pensée seront ainsi investigués sur le mode de l’enquête scientifique[14], et décrits à partir de cet horizon ek-statique de visibilité évoqué par Michel Henry.

L’extension du mode spécifique de connaissance dans les sciences naturelles à l’étude des êtres hybrides, non seulement physiques mais aussi biologiques, végétaux, animaux (sociaux) et humains est, bien sûr (et heureusement), tout à fait légitime et souhaitable — un être vivant aussi complexe que l’homme étant constitué de part en part de constituants visibles de nature physique. Mais ce qu’il convient de souligner, au début de cette étude, est qu’une telle extension s’accompagne du risque toujours possible que ses auteurs, oubliant l’opération de réduction (c’est-à-dire la mise entre parenthèses du monde subjectif et de son mode d’accès) qui la rend efficace dans son domaine propre de légitimité, ne considèrent comme existant que ce dont cette opération permet la connaissance. « En isolant par méthode son aire d’investigation des autres champs du réel, le scientifique, écrit Xavier Dijon, [court toujours] le risque de transformer son abstraction précisive (qui s’abstient de se prononcer sur ce qui n’entre pas dans son champ) en une abstraction exclusive (qui en viendrait à nier ce qui n’y entre pas)[15] », limitant ainsi toute affirmation d’existence aux seules données contrôlables expérimentalement. Tel est le risque du scientisme qui n’a rien de scientifique puisqu’il s’agit avant tout, dans ce cas, d’une réduction non plus méthodologique mais philosophique. Ce scientisme advient lorsque, comme un fleuve en crue, la science sort de son lit en considérant que n’existe que ce qu’elle peut entrevoir par ses méthodes d’expérimentation légitimes dans l’horizon propre de la visibilisation ek-statique des phénomènes. En niant son débordement, le scientisme prend ainsi pour parti de rejeter toute perspective épistémique qui défendrait l’existence d’autres modalités ontologiques que celles de la matière analysable à partir de ses composants physiques. Or, n’avons-nous pas affaire, dans toute approche du vivant, à deux ordres différents ou points de vue épistémiques visant un réel unitaire dont la complexité de la richesse ne peut s’épuiser sous un seul regard ? Tel est le pluralisme des perspectives ou l’impossible réductionnisme épistémique qu’avait, en son temps déjà, souligné Michel Henry dans sa caractérisation des conditions de validité épistémique du regard scientifique lorsque celui-ci se porte directement — ou par la médiation d’artefacts techniques — sur l’étude du vivant humain et son traitement en biologie, dans les neurosciences ou en médecine.

Explicitons ce point : si la science s’intéresse par exemple aux émotions, comme la joie ou la douleur, elle n’en retient jamais qu’une donnée objective. En vertu de la mise entre parenthèses de l’expérience propre du sujet, elle recherche ce qui s’observe, ce qui est séparable et mesurable, bref ce qui est extériorisable. Nous sommes ici dans le domaine du temps et de l’étendue mathématiques, fractionnables — non de la durée au sens bergsonien du terme. L’imagerie cérébrale, par exemple, permet aujourd’hui de voir s’activer les zones du cerveau attachées aux diverses émotions humaines. Mais il ne s’agit en aucune manière de nos sentiments eux-mêmes tels que nous les éprouvons affectivement. Comme vécus subjectifs singuliers (qualia), nos sentiments ne sont pas captés, même via médiation technique, par une approche représentationnelle. À travers la lecture des données d’une caméra à positons ou d’une résonance magnétique, nous ne faisons en d’autres termes qu’établir une correspondance entre des émotions qui restent invisibles et des processus matériels aperçus par le moyen de l’imagerie. Comme le souligne par conséquent Michel Henry, l’utilisation d’une caméra à positons permet, certes, « d’établir des correspondances précises entre tel son ou telle couleur et des processus matériels définis, mais quand il s’agit d’un son ou d’un rouge en tant qu’expériences subjectives, on fait un saut dont elles ne peuvent rendre compte[16] ». Le statut épistémique de la correspondance (ou référence, non réductible sur le plan physique) qui s’établit entre l’émotion vécue et sa représentation virtuelle ne peut être alors qu’irréductiblement symbolique. Car l’émotion, quoique tributaire de conditions physiques (un système nerveux central), se vit de façon non extatique, selon un mode d’être qui échappe au type de phénoménalité propre à l’horizon ek-statique au sein duquel s’exerce l’activité scientifique qui ne peut saisir que des ob-jets, c’est-à-dire des réalités préhensibles vis-à-vis desquelles une distanciation (même minimale) est possible. L’intériorité de la vie subjective qui s’auto-affecte elle-même continûment en son acte, demeure ainsi toujours invisible dans le champ de l’observation scientifique.

Nous pouvons indiquer ici une frontière entre la res matérielle et la res vivante : la chose simplement matérielle peut être vue, modélisée, connue jusqu’en sa constitution physique fondamentale. Elle relève du champ de l’observation immédiate ou techniquement accessible. La vie, quant à elle, relève de l’entrelacs du visible et de l’invisible, au sens où les vécus propres à l’être organique sont irréductibles à l’objectivation scientifique qui n’est opérante que dans le domaine d’étude de la modalité minérale ou physique des choses. Une imagerie cérébrale n’est efficace qu’à l’intérieur du monde visible[17] : elle peut certes saisir les constituants physiques de l’être organique, mais non sa totalité. Celle-ci ne peut être appréhendée qu’au sein d’un travail synthétique (proprement philosophique) capable d’articuler les deux horizons subjectifs et objectifs aux seins desquels nous apparaît la vie en vue de constituer (grâce à la restauration, comme nous le verrons, de l’hylémorphisme en contexte évolutionniste) une ontologie non réductionniste (mais non dualiste) renouvelée.

C’est précisément cet effort de synthèse que nous envisageons d’aborder dans le point suivant de notre étude, où nous présentons une première proposition d’articulation du « savoir subjectif » du vivant (avec ses contenus et sa profondeur propres) et du « savoir objectif » de la démarche scientifique, mise en oeuvre par Hans Jonas dans sa philosophie de la biologie. Comme nous le verrons, la mise en oeuvre de cette synthèse par un travail de va-et-vient et de contrôle mutuel entre ces deux formes du savoir, constitue non seulement la condition épistémique de possibilité d’une induction philosophique de la forme du vivant, mais aussi le réquisit exigé pour toute démarche philosophique ouverte sur sa propre révision et son amélioration — ce que nous ne manquerons pas d’opérer avec Hans Jonas à l’endroit des thèses henryennes, avant de corriger ensuite les propos jonassiens sur base, d’une part, des travaux de Dominique Lambert sur la plasticité du vivant et, d’autre part, des théories scientifiques de ces dernières années au sujet de la définition de la vie.

III. De l’usage de la notion de « forme » dans la philosophie biologique de Hans Jonas

Nous pouvons bien imaginer la sensibilité des organismes vivants par différence d’une pierre ou d’un objet artificiel qui ne ressentent rien. La pierre n’a pas de limite, ne distingue pas d’elle-même entre un milieu intérieur et un milieu extérieur. Qui peut dire d’une pierre qu’elle est vulnérable ? Quel insensé peut donc dire qu’elle s’expose au risque de la mort ? Si nous lui prêtons une individualité, c’est par procuration. Notre façon humaine de connaître le réel découvre entre tel galet poli par les marées ou telle roche volcanique deux réalités dissemblables. Mais la pierre n’a pas conscience de son identité. En va-t-il de même pour la cellule primitive ? Si l’on ne peut dire qu’une cellule a conscience de son identité, la membrane cytoplasmique crée une frontière, un dedans et un dehors, une différence entre un environnement ambiant et une activité interne. Force est ici de constater l’émergence d’une première sensibilité caractéristique de la vie, dans la mesure où celle-ci acquit il y a plusieurs milliards d’années une forme ontologiquement distincte de la matière inanimée.

L’émergence graduelle d’un premier système « téléonomique[18] » reste encore aujourd’hui inexpliquée. De ce point de vue, la remarque de Jacques Monod est toujours d’actualité :

Le développement du système métabolique qui a dû, à mesure que s’appauvrissait la soupe primitive, « apprendre » à mobiliser le potentiel chimique et à synthétiser les constituants cellulaires pose des problèmes herculéens. Il en est de même pour l’émergence de la membrane à perméabilité sélective sans quoi il ne peut y avoir de cellule viable. Mais le problème majeur, c’est celui de l’origine du code génétique et du mécanisme de sa traduction. En fait, ce n’est pas de problème qu’il faudrait parler, mais plutôt de véritable énigme. Le code n’a pas de sens à moins d’être traduit. La machine à traduire de la cellule moderne comporte au moins cinquante constituants macromoléculaires qui sont eux-mêmes codés dans l’ADN : le code ne peut être traduit que par des produits de traduction. C’est l’expression moderne de omne vivum ex ovo. Quand et comment cette boucle s’est-elle fermée sur elle-même[19] ?

Si les hypothèses scientifiques ne manquent pas pour répondre à cette question qui sera peut-être un jour résolue, la jonction de la boucle signe en tout cas l’apparition d’une nouvelle manière d’être des choses par rapport à l’ordre minéral.

La cellule primitive inaugure une modalité nouvelle des choses, dont l’être est son propre ouvrage, qui n’existe qu’en vertu d’une activité qui la distingue du monde inorganique. Telle est pour Hans Jonas, du point de vue d’une phénoménologie de la biologie, la signification ontologique du métabolisme qui n’est possédé par aucun non-vivant. Pour le philosophe qui travailla cette question dans ses derniers ouvrages — en particulier dans Le phénomène de la vie [20] et Évolution et liberté [21], « il faut nous rendre compte à quel point cette caractéristique est insolite, voire unique dans l’immense univers de la matière[22] ». Un objet ordinaire de la science physique trouve sa raison suffisante dans son être-là immédiat. Un proton est identique à lui-même dans le déroulement du temps. Un cristal ou une pierre ne doivent pas maintenir leur identité par une quelconque action. Celle-ci est pur immobilisme. Un objet complexe comme le quartz sera le même qu’hier parce qu’il se compose des mêmes parties et particules qui forment sa structure. Or, en vertu de cette identité,

un organisme vivant ne posséderait pas d’identité dans le cours du temps. Des examens répétés donneraient comme résultat qu’il est de moins en moins constitué des éléments du début, et qu’il l’est de plus en plus d’éléments nouveaux de même nature venant à leur place, au point qu’à la fin les deux états que l’on compare n’auraient peut-être plus une seule particule commune. Toutefois, aucun biologiste n’interpréterait cela comme s’il n’avait plus affaire au même individu biologique[23].

Au contraire, s’il se rendait compte qu’au terme d’un certain laps de temps les parties constitutives de l’organisme analysé sont les mêmes qu’au début de l’intervalle, il conclurait qu’il ne s’agit plus du « même » organisme mais de son cadavre. Il ne s’agira plus d’une créature vivante. Car le phénomène de la vie caractérisé par la propriété primitive du métabolisme[24], désigne le fait pour un organisme d’exister en échangeant constamment avec son milieu de la matière qui est incorporée provisoirement, utilisée puis rejetée et remplacée. Nous sommes ici « confrontés, conclut Hans Jonas, à la donnée ontologique d’une identité d’une tout autre nature que l’identité du corps physique, bien qu’elle repose sur des processus se déroulant à l’aide et au milieu d’éléments qui sont de la même nature que cette identité simple[25] ».

Dominique Lambert[26], philosophe des sciences et physicien, voit dans cette lecture jonassienne du métabolisme le renouvellement audacieux (bien qu’insuffisant, comme nous le verrons plus loin) d’une lecture aristotélicienne de la vie. Mettant en évidence le doublement de l’« identité à soi, fixe et vide, qui est le propre du matériau[27] » par « une autre sorte d’identité, médiée et fonctionnelle[28] », caractéristique du vivant, Hans Jonas interprète en effet la donnée du métabolisme comme le témoignage d’une liberté fondamentale de la vie qui consiste en une certaine altérité de sa forme par rapport à son propre matériau. Celle-ci s’induit, souligne Jonas, de son témoignage morphologique extérieur (« le seul qui soit accessible à l’observation[29] ») : l’identité du substrat organique étant toujours évanescente, dans l’activité métabolique, en raison du remplacement incessant de ses constituants physiques, son unité organisatrice ne peut être confondue avec l’identité de ses parties qui pourtant, à chaque instant, la constituent entièrement[30]. Jonas lie donc « l’existence profonde de la vie à une liberté relative de la forme organisationnelle et animatrice par rapport à la matière dont elle dépend néanmoins intimement[31] ». Cette forme — qui n’est pas seulement le résultat mais aussi la cause des accumulations de matière qui la constituent successivement — entretient avec l’être inorganique un rapport de liberté dans le besoin. Ce complexe d’« autonomie » et de « dépendance » est profond et déterminant, car si l’organisme jouit du pouvoir d’utiliser la matière qu’il échange, « ce privilège unique du vivant a son revers dans la contrainte d’avoir à l’utiliser, sous peine de perdre l’être[32] », c’est-à-dire de mourir. L’organisme disparaît en effet si l’échange avec l’environnement extérieur s’interrompt. Il retourne à l’état indifférencié de la matière inorganique.

L’avènement de la forme du vivant (caractérisée par son auto-affection) comme modalité inédite dans l’univers — et dont le métabolisme est une des traces empiriques — se double donc du risque permanent de la survenue de la mort — tôt ou tard indéniable. Comment comprendre, s’étonne Hans Jonas, cette persévérance laborieuse des êtres vivants dans une modalité ontologique des choses si « faible, peu sûre, finie[33] » — vulnérable aux variations potentiellement létales du milieu ? Pourquoi donc la vie continue-t-elle (malgré cette fragilité accrue) de s’éloigner continûment, depuis plusieurs milliards d’années, des contrées sûres de l’identité immobile de l’être inorganique ? Pour Hans Jonas, « la jonction de la boucle » qu’évoquait plus haut Jacques Monod et que traduit la vie métabolique, resterait tout à fait insensée sans l’admission de la plus-value de la forme du vivant, non seulement comme identité médiée, fonctionnelle (« structure » ou « organisation » dans le langage de l’objectivité), mais aussi (du point de vue de la « subjectivité ») en même temps comme source inédite d’intériorité.

La réponse de Jonas est autrement dit la suivante : si la vie continue de s’attester, c’est parce que la forme du vivant confrontée à la possibilité du non-être a pu pour la première fois permettre à l’être de « s’y sentir lui-même » (auto-affection) — ceci constituant une première valeur (étant doué de valeur ce qui s’éprouve comme risquant, même confusément, d’être perdu) : « Quand cette [réalité] est apparue dans l’évolution organique, [l’être] acquit une dimension qui lui manquait dans sa forme de pure et simple matière […] : la dimension de l’intériorité subjective[34] ». Or, qui dit intériorité, dit aussi ouverture, sensibilité à l’extériorité et mise en jeu de sa propre valeur dans un rapport constitutif (dialectique) à l’autre : le milieu, le monde, les autres vivants. Si Jonas interprète donc la donnée du métabolisme comme le témoignage d’une liberté de la vie qui consiste en une certaine altérité de sa forme par rapport à son propre matériau (lequel lui est tout à fait nécessaire), cette altérité rend aussi compte, sur le plan ontologique, de l’« auto-affection » caractéristique du vivant qui constitue son identité, incluant « intériorité et subjectivité […] que nous appelions cette intériorité sentir, sensibilité […], aspiration, ou d’un autre nom encore[35] ». L’apparition de la première cellule, à travers son métabolisme, signe donc pour Hans Jonas l’émergence d’un « soi » primitif, certes incomparable avec le « soi » de la conscience de soi humaine, mais doué d’une première forme d’intériorité (invisible) — exhaustivement inexplicable à partir des seules modalités de l’être inorganique ou du domaine de légitimité des sciences naturelles.

IV. Dominique Lambert et la « double liberté » des formes vivantes

L’interprétation philosophique de la biologie, détaillée dans les travaux de Hans Jonas, rejoint ici la perspective henryenne. D’un point de vue herméneutique, l’auto-affection immanente de la vie constitue bien une modalité substantielle du vivant. Bien sûr, cette induction ne relève pas de la démarche scientifique, car comme nous l’avons vu, celle-ci exclut méthodologiquement toute considération pour ce qui n’apparaît pas dans le domaine de l’observable, c’est-à-dire du mode d’être des réalités inorganiques. Elle provient plutôt de l’observateur extérieur conscient, par son savoir subjectif, du contenu invisible de la vie[36]. Mais à la différence de Michel Henry, dont la tendance (typiquement phénoménologique) est plutôt de renoncer radicalement aux concepts de la philosophie de la nature et aux données objectives de la biologie, Hans Jonas identifie la subjectivité avec la réalité hylémorphique de la vie. La modalité ontologique du vivant par rapport à son substrat matériel opère dans la continuité de la vie biologique[37]. Si Henry maintient, autrement dit, une forme de discordisme épistémologique qui induit un dualisme ontologique entre son étude de la vie et celle qu’« objective » la biologie, Jonas n’hésite pas à construire sa réflexion en articulation avec les données des sciences naturelles. Il suggère que l’induction de la forme à partir du contenu de la biologie ne peut être rejetée que par un matérialisme étranger aux implications philosophiques du darwinisme dans notre compréhension actuelle de la vie. La continuité de l’évolution qui relie l’homme à l’ensemble des espèces vivantes, interdit en effet de considérer son intériorité comme l’irruption soudaine et incompréhensible d’un principe ontologiquement étranger au monde de la vie.

Dans l’indignité bruyante qui s’était élevée contre l’atteinte à la dignité de l’homme par la doctrine de son origine animale, rares sont ceux qui ont compris qu’en vertu du même principe c’était la totalité du monde vivant qui recevait quelque chose de la dignité de l’homme. Si l’homme est apparenté aux animaux, les animaux sont à leur tour apparentés à l’homme, et donc, par degré, porteurs de cette intériorité, dont l’homme […] est intimement conscient[38].

La vie nous affecte subjectivement comme d’autres espèces, car l’évolutionnisme « a sapé, comme l’écrit Hans Jonas, la construction de Descartes plus efficacement qu’aucune critique n’avait réussi à le faire[39] ». La doctrine de l’évolution prive l’entreprise matérialiste de la protection que le dualisme cartésien avait pu lui fournir. Grâce au paradigme darwinien de la filiation des espèces, « voici que l’empire de l’âme, avec ses attributs, sentir, aspiration, souffrance, jouissance, s’étend à nouveau, selon le principe de gradation continue, de l’homme à tout l’empire du vivant[40] ». Par degrés successifs, la réinsertion de l’homme dans la nature nous autorise à étendre au niveau des êtres vivants l’étude d’un domaine — la subjectivité — que nous n’attribuions qu’aux êtres humains. Le défi de cette ouverture est alors d’éviter un concordisme naïf [41] qui serait moins un gage de solidité intellectuelle que l’aveu d’une paresse de l’esprit.

La vie se manifeste dans l’apparition de l’ordre métabolique avec une première altération de la forme organisationnelle par rapport à l’identité sans écart de l’être inorganique. Cette altération sans rupture n’est possible que si l’on pense la vie comme une « unité dynamique d’une matière et d’une forme ». Ce modèle fut celui d’Aristote et d’un grand nombre de biologistes modernes. Repris par Hans Jonas, celui-ci lie l’existence de la vie à l’apparition d’une liberté relative de la forme organisationnelle par rapport à la matière — dont elle dépend néanmoins intimement. Cette libération s’accompagne d’un premier type d’intériorité que traduit empiriquement la constitution d’une membrane plasmique et d’un univers de normes internes distinctes du milieu externe. Jonas décrira ensuite, dans Évolution et liberté, comment l’histoire du vivant, à travers la vie végétale, animale puis humaine, met en évidence l’intensification d’une liberté acquise initialement dans la vie métabolique. « La médiateté de la relation du végétal, puis de l’animal au milieu environnant est un accroissement de la médiateté propre à l’existence organique au niveau métabolisant le plus [antérieur], comparé à l’immédiateté de l’identité à soi dans la matière inorganique. Cette médiateté accrue conquiert une plus grande marge de jeu, interne et externe[42] ». La subjectivité du vivant, « que nous l’appelions sentir, sensibilité, aspiration, ou d’un autre nom encore[43] », apparaît dans cette croissance de l’intériorité constitutive de l’éloignement graduel de la forme par rapport à son matériau immédiat[44].

Cependant, fait remarquer Dominique Lambert, « la plupart des auteurs, anciens ou modernes, qui utilisent ce modèle [de l’unité dynamique d’une matière et d’une forme pour penser la vie], se réfèrent surtout à des formes immuables ; la matière est susceptible d’actualiser une série de formes différentes […], mais celles-ci sont pensées, le plus souvent, sur un mode quasi fixiste[45] ». Or, le fait indéniable de l’évolution de la vie démontre une remarquable « plasticité » qui caractérise la vie comme une tension dynamique entre robustesse et vulnérabilité, entre invariance et historicité. La multiplication des données empiriques confirmant l’évolution implique, pour une philosophie de la nature, de tenir compte d’une unité historique et d’une continuité biologique — ce que les auteurs anciens et modernes ne pouvaient pleinement considérer étant donné les modèles cosmologiques de leurs époques. La notion classique de forme doit être repensée à partir de la plasticité qui est une condition fondamentale pour qu’il puisse y avoir variation et évolution de la vie. En prenant au sérieux, sur le plan philosophique, la réalité de cette « plasticité » biologique, « on pourrait [ainsi] y reconnaître une étonnante capacité de la forme à s’affranchir d’elle-même, à se vulnérabiliser et à briser le cercle étroit de l’identité à soi, tout en préservant une unité et une cohérence véritables[46] ». Il y a donc une double liberté à prendre en compte : « D’une part, [une] liberté relative de la forme par rapport à la matière qui l’actualise et d’autre part, [une] liberté relative de cette forme par rapport à elle-même[47] ».

La première forme de liberté souligne que la vie ne peut être pleinement comprise à partir de l’étude de ses constituants physico-chimiques. « Sa définition doit nécessairement faire référence à la notion de structure, d’ordre, d’organisation de ses matériaux[48]. » Quant à la seconde forme de liberté qui complète celle envisagée par Hans Jonas, Dominique Lambert fait remarquer qu’« elle souligne au fond l’essentiel inachèvement, la radicale sous-détermination du principe formel de la vie. Ce dernier, tout en préservant sa cohérence, peut toujours potentiellement “décoller de soi”, s’ouvrant ainsi à la possibilité d’une “in-formation” par une altérité et à l’inscription possible d’une histoire toujours singulière[49] ». Cette lecture du vivant n’est certes qu’une manière parmi d’autres de cerner la spécificité du phénomène biologique. Si elle ne s’impose pas comme une nécessité logique, « elle donne [cependant] à penser, car elle montre qu’une réflexion sur les acquis de la biologie contemporaine conduit inévitablement à revisiter de fond en comble la question du rapport entre matière et forme[50] en intégrant dans cette dernière une dimension constitutive d’inachèvement et de vulnérabilité[51] ».

S’il y a sans doute à demeurer prudent par rapport au risque de concordisme épistémologique[52] que comporte la démarche jonassienne, celle-ci parvient à exploiter — une fois complétée par les travaux de Dominique Lambert et René Rezsöhazi — la fécondité philosophique de la biologie évolutionniste. C’est en gardant en esprit l’ébauche audacieuse de cette philosophie de la nature (assumant explicitement l’inscription de l’être humain au sein de la chaîne évolutive des êtres animés et la question des origines de la subjectivité), que nous pouvons à présent aborder la caractérisation de la dernière frontière qui nous intéresse, à savoir celle qui sépare les entités vivantes, cellules, végétaux et animaux, de la modalité proprement personnalisante de la vie humaine. La vie n’ayant pas cessé de (« risquer » de) s’approfondir en intériorité, en sensibilité et liberté au cours de la complexification des formes du vivant, cette intensification du vivant — qui emprunte des voies divergentes et non linéaires sur le plan évolutif — touche en effet, avec l’émergence de l’humanité, la frontière locale d’une nouvelle modalité dans l’ordre des entités naturelles. Étonnamment, les relations d’accompagnement et de soin vis-à-vis des enfants mais aussi plus significativement des membres plus vulnérables (les personnes handicapées, malades ou âgées) des groupes humains nous apparaîtront — dans les points suivants de cette étude — à ce sujet significatives d’une prise de conscience (et d’une prise en charge) par l’homme de l’originalité de sa situation de seuil par rapport aux frontières de la vie animale.

V. Repenser la différence anthropologique : l’hylémorphisme comme porte de sortie de la dialectique « cerveau-pensée »

Plutôt que de fonder la spécificité de la nature humaine dans le présupposé d’existence d’une âme qui se superposerait immédiatement à l’organisme pour revêtir l’homme d’une dignité supérieure à son enracinement biologique, la thèse de l’hylémorphisme — que nous avons corrigée et suivie jusqu’ici — nous suggère de vouer notre attention à l’originalité somatique du corps humain. Il s’agit autrement dit de nous départir du dualisme cartésien pour suivre, encore une fois, les suggestions d’une réfection contemporaine de la notion de forme. Car il n’y a pas d’un côté « un stock de déterminations communes à l’homme et à l’animal, et de l’autre, quelque chose [l’âme, la pensée, l’esprit] qui, dans son absolue nouveauté, se grefferait de l’extérieur [par la médiation du cerveau, par exemple,] sur ce que la vie transmet à l’homme[53] ». Autrement dit, contrairement à l’héritage cartésien idéaliste (vitaliste, spiritualiste), la perception par l’homme de sa différence ne peut être liée, dans la voie que nous empruntons, à la découverte d’une irréductibilité du réel aux processus naturels qui serait indifférente au devenir et au statut du corps humain par rapport à son environnement naturel. Critiqué avec virulence par la plupart des scientifiques et philosophes qui se reconnaissent d’une philosophie matérialiste, il faut en effet éviter de consentir au « parachutage », à la manière d’un dualisme cartésien des substances, de la transcendance dans l’immanence. Mais il s’agit aussi, si l’on souhaite suivre jusqu’au bout les suggestions d’une réfection contemporaine de la notion de forme — entendue comme forme du corps (et non seulement du cerveau) — de se départir tout autant de l’héritage matérialiste et réductionniste (c’est-à-dire les opposés dialectiques) du même dualisme cartésien situant le siège ou la production des attributs de l’âme dans le cerveau (par opposition au corps). En effet, selon cette réfection, la prise de conscience par l’homme de sa différence d’avec les autres espèces animales ne saurait s’être réalisée uniquement grâce au développement fulgurant du cerveau (opposé tacitement au corps), donnant accès à la pensée, au sens et au questionnement métaphysique. La voie que nous suivrons donc pour penser l’homme dans la philosophie de la nature ici développée, sera celle de la caractérisation de la forme du corps humain émergé au cours des processus évolutifs comme totalité historique et organisationnelle spécifique (dont le cerveau n’est qu’une des parties), impliquant la structuration (et l’accumulation culturelle) d’une expérience subjective proprement humaine — avec ses enjeux éthiques (et même théologiques) spécifiques.

Un troisième risque à éviter apparaît ici cependant immédiatement, qui consisterait, en évinçant la possibilité de recourir à l’induction philosophique, à nier les différences irréductibles (non réversibles, accumulées historiquement) entre les formes vivantes au profit de la seule continuité physique observée entre les espèces vivantes. Loin d’être une exception dans l’ordre des choses, l’universalité des mécanismes biologiques, la filiation avérée des espèces étayée par une multitude de faits, ne permettent pas de douter, certes, qu’« homo sapiens hérite d’un type d’organisation venu au monde selon les processus naturels qui engendrent les autres productions vivantes[54] ». Le corps humain appartient à l’ordre entier des vivants et « sa place taxonomique peut être fixée avec certitude dans l’arbre zoologique[55] ». Pour autant, peut-on consentir à toutes les réductions, comme l’illustre le titre suggestif de cet ouvrage de Jared Diamond, récemment publié en édition de poche : Le troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain[56] ?

Il est vrai que l’homme et le chimpanzé diffèrent génétiquement par 35 millions de nucléotides — soit seulement 1,23 % d’écart au niveau de l’ADN. Ceci peut paraître dérisoire et suggérer une identité pure et simple — à quelques détails près. Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe, écrit à cet égard dans un ouvrage paru dernièrement :

La génétique a permis de montrer que nous partagions près de 99 % de nos gènes avec les chimpanzés. Certes, c’est assez logique, quand on sait que nos fonctions, musculaires, respiratoires, cardiaques, sexuelles… sont très similaires à celles de nos cousins chimpanzés […]. C’est aussi très logique si l’on rappelle que la théorie de l’évolution montre que les chimpanzés et nous avons eu un ancêtre commun il n’y a pas si longtemps[57].

Après avoir montré qu’il existe d’importantes identités biologiques, des proto-cultures, des sentiments esthétiques, des techniques et une proto-morale chez les chimpanzés, Chapouthier en vient à conclure qu’à certains égards « nous sommes bel et bien des chimpanzés[58] » et que nous devons « être fiers de l’être[59] ».

Ces propos de Chapouthier signifient-ils que ce dernier n’admet aucune différence entre les humains et leurs plus proches cousins simiens ? Aucunement : dans la droite ligne de la tradition moderne rationaliste (Descartes, Locke, etc.) et de ses deux métaphysiques dialectiques (matérialisme réductionniste vs dualisme spiritualiste), Chapouthier voit dans l’organe cérébral et ses performances cognitives le fondement philosophique et moral de la différence anthropologique. Ainsi, dans Kant et le chimpanzé[60], notre auteur reconnaît bien qu’il y a en l’homme davantage que sa « chimpanzéité », à savoir un mode d’être culturel exceptionnellement développé lié à la complexité du cerveau humain — que l’on ne trouve qu’à l’état d’ébauches ou de protocultures chez les chimpanzés ou les bonobos.

Par l’exercice d’un puissant cerveau, […] lui aussi issu de l’évolution darwinienne, mais sans aucun équivalent dans le système solaire, l’homme est […] capable d’une activité culturelle complexe qui lui est relativement spécifique. À cette activité culturelle participent […] des procédés de pensée analytiques, voire scientifiques, qui prennent en général leur origine dans l’hémisphère gauche du cerveau, et des procédés globaux synthétiques, qui prennent en général leur origine dans l’hémisphère droit. […]. [Ainsi, par son] activité culturelle dont il est fier, l’homme entre dans un monde nouveau de connaissances scientifiques et d’activités artistiques particulièrement original, en même temps qu’il produit une histoire, liée au langage écrit et à la mémoire sociale qu’il permet[61].

S’il y a bien une différence anthropologique, celle-ci ne peut donc être fondée, pour Chapouthier, qu’à partir du caractère surdéveloppé des aptitudes (capacités) cérébrales humaines que sont ses activités culturelles de connaissance (science), de production technique et artistique (art) et de délibération morale (éthique), celles-ci ayant été rendues possibles par l’apparition, au sein de l’espèce humaine, du plus puissant des cerveaux animaux.

La différence anthropologique — fondée originairement sur un écart cérébral — n’indique donc, pour Chapouthier, qu’une différenciation en termes de degrés : l’homme, défini par notre philosophe, est « cet animal surdoué [souligné par nous], qui, seul, peut maîtriser le discours et proposer des valeurs, lui qui, seul, peut analyser le monde, formuler des équations qui prédisent certains phénomènes, créer des oeuvres d’art complexes, fonder des systèmes moraux [grâce aux] capacités exceptionnelles de son puissant cerveau[62] ». Proposant ainsi de caractériser la différence anthropologique sur la base des critères du développement cérébral de l’animal humain (doué d’un « puissant cerveau ») et de ses aptitudes cognitives (comme « animal surdoué ») à l’origine de ses développements scientifiques, artistiques et moraux, Chapouthier pose les conditions d’un humanisme naturaliste associant en l’homme son identité animale, simienne, et ce qui dans sa manière d’être excessivement culturelle, liée au développement de son cerveau, le distingue des autres espèces d’hominoïdes (chimpanzés, bonobos, etc.)[63].

Si l’on s’interroge sur le type d’ontologie humaine qui se dessine en creux dans cette anthropologie naturaliste, la proposition de voir dans le cerveau de l’être humain la source de sa spécificité et de sa valeur s’élabore hors de toute référence à l’idée aristotélicienne de substance ou d’unité hylémorphique « matière-forme » — telle que nous proposons dans cette étude de la repenser en contexte évolutionniste. Elle tire plutôt son origine d’une conception accidentaliste (non substantialiste) de l’homme comme agrégat contingent de facultés cérébrales (sensori-cognitives) variables qui repose sur une majoration élective des fonctions du cerveau (conscience de soi, réflexivité, etc.) et de leurs performances.

En nous rapportant au propos de Franck Tinland, philosophe de la nature, un auteur comme Georges Chapouthier s’inscrit dans une filiation importante d’auteurs, notamment dans le champ des neurosciences, qui pensent que pour définir l’originalité de l’homme,

il suffirait de prendre en considération son cerveau contenant quatre fois plus de cellules nerveuses que celui de n’importe quel autre vivant. Comme ce rapport de un à quatre ne semble pas creuser une différence suffisante entre eux et nous, on ajoutera que cette progression […] débouche sur un nombre de connexions fonctionnelles introduisant une véritable altérité qualitative [par les capacités qu’elles permettent de développer], et l’on croira pouvoir abandonner le reste du corps aux obscurités des commencements. […] Peu importe le pied, pourvu qu’on ait la tête[64].

Or, est-il si sûr que le cerveau humain soit indépendant et isolable quant à sa structure, ses performances et sa complexité, de la totalité organique du corps humain et de son innervation à un environnement capacitant ? En survalorisant l’importance exclusive du système nerveux central — en particulier du cerveau individuel — comme source de la spécificité d’un être humain, un grand nombre d’auteurs contemporains ne répètent-ils pas la méprise de Descartes ?

Descartes pensait déjà que le siège de l’âme, de la grandeur substantielle de l’homme, se situait effectivement au niveau cérébral (précisément, dans la glande pinéale). Si le dualisme cède aujourd’hui sa place au monisme, les extrêmes se rejoignent — comme l’a fort bien montré Hegel en son temps. Car « l’erreur de Descartes » (ou celle de Locke, dans la tradition anglo-saxonne) perdure toujours de nos jours, même si la notion cartésienne d’âme ou de substance pensante est matérialisée pour s’identifier aux réseaux de neurones qui forment l’activité cérébrale. Il est donc toujours d’actualité de confondre la forme spécifique de l’homme avec la structure, la fonction et les performances particulières du cerveau humain. Pourtant, rien n’empêche de penser que l’organe cérébral ne doit sa structuration qu’au corps dont il est une partie inséparable, ou que le cerveau n’est qu’une des conditions (absolument) nécessaires (bien sûr) mais non suffisantes de l’esprit. Une telle hypothèse impliquerait d’autres évaluations, par exemple celle d’accorder à l’ensemble du corps humain une attention (scientifique[65], philosophique) particulière dans la démarche qui consisterait à découvrir l’origine des propriétés caractéristiques de l’expérience subjective, de la pensée ou de l’esprit.

Partager au contraire la thèse cartésienne, reformulée (par simple inversion dialectique) dans une veine moniste-réductionniste contemporaine, conduit (parfois inconsciemment, par préjugé culturel) à présupposer au principe de l’enquête scientifique une interprétation rationaliste de la notion de forme qui s’éloigne de l’hypothèse selon laquelle, pour Aristote, Hans Jonas ou Dominique Lambert par exemple, la forme ou l’âme humaine, pour être philosophiquement appréhendée, implique de considérer l’être tout entier. Telle doit être la voie à suivre pour penser l’homme dans la philosophie de la nature ici développée, qui appelle une caractérisation de la forme du corps humain comme totalité historique et organisationnelle spécifique (dont le cerveau n’est qu’une des parties), impliquant aussi l’intériorité (épistémiquement non saisissable par l’investigation scientifique) d’une expérience subjective humaine.

Ce n’est qu’en sortant du cérébro-centrisme que peut être envisagée une autre voie d’investigation philosophique du propre de l’homme à partir de la forme de son corps — considéré entièrement. En présentant les linéaments de cette autre voie, c’est aussi l’ébauche d’une alternative ontologique et éthique aux implications utilitaristes ou eugénistes (au sens étatique ou libéral du terme) de certaines philosophies contemporaines que nous initions dans la suite de cette étude.

VI. Pour une herméneutique de l’originalité corporelle de l’homme par rapport aux chimpanzés et bonobos

En son sens initialement aristotélicien (mais nécessitant diverses corrections comme nous l’avons souligné), la notion de forme, inséparable de la totalité de l’organisation somatique, ouvre en effet la voie au développement d’une hypothèse décentrée par rapport au système nerveux central, selon laquelle les propriétés exceptionnelles du cerveau humain (sa complexité, sa plasticité, sa disponibilité exceptionnelle à l’information, ses capacités, etc.) sont, certes, tout à fait remarquables mais impensables sans considérer en même temps les propriétés de la totalité du corps humain et de ses conditions (phylogénétique et ontogénique) de développement physiques, biologiques, sociales et culturelles. De ce point de vue, la frontière entre l’homme et l’animal ne saurait par conséquent être établie seulement — à moins d’un simplisme légitimement critiquable — en fonction du degré de complexité ou de performance d’une structure organique particulière de l’homme. La recherche de la différence anthropologique (et de la dignité de la personne humaine) implique au contraire de prendre en compte la totalité du corps organique dans sa condition d’ensemble. Aussi est-ce en abordant l’originalité de la totalité somatique de l’homme que la spécificité de la forme humaine pourra faire l’objet d’une interprétation qui lui est philosophiquement cohérente.

Dans un article qui s’inscrit dans cette perspective, intitulé « L’homme et l’animal, une altérité corporelle significative », Pascal Ide propose, pour conjurer les risques du matérialisme et de l’idéalisme, de faire appel à « une autre perspective, phénoménologique, partant au ras de ce qui apparaît des corps animal et humain […] [Ce point de vue rappelle] contre le mécanisme ou un certain dualisme, que, s’il y a quelque chose de commun entre les hommes et les animaux, c’est bien leur corps et, contre l’antispécisme et ses versions moins idéologiques, que, sur fond de similitude, se lit une altérité qui, bien située, évite toute arrogance[66] ». En effet, comme le souligne Frank Tinland dans La différence anthropologique, « l’enracinement biologique de l’homme n’exclut pas l’originalité fonctionnelle [du corps humain] qui manifeste, par rapport à ses plus proches voisins, une profonde singularité, racine naturelle d’une véritable altérité dans les modalités selon lesquelles se constitue l’être de l’homme en tant qu’être humain[67] ». Ces suggestions de Pascal Ide et Franck Tinland rejoignent l’approche phénoménologique de Hans Jonas qui, comme nous l’avons vu, s’appuie tout d’abord sur la prise en compte des données scientifiques du vivant.

Or, l’étude des caractéristiques morphologiques du corps humain et la mise en évidence de son originalité somatique permettent de souligner, contrairement à toute position qui chercherait par exemple à identifier « humanité » et « chimpanzéité » qu’il manque (malheureusement ?) aujourd’hui quelque chose à l’homme pour devenir un véritable chimpanzé. Ce constat est d’une part suggéré par des découvertes paléoanthropologiques récentes qui démontrent que ce sont les lignées propres aux chimpanzés, aux gorilles et aux bonobos qui, abandonnant la bipédie, se sont éloignées de la lignée humaine[68]. Des événements écologiques, biologiques, physiques n’ont pas permis à une partie de la lignée commune de suivre cette voie. Si les recherches actuelles permettent ainsi de penser que notre ancêtre partagé en commun avec les chimpanzés, les bonobos et les gorilles, était bipède, seule la formation phylogénétique de l’être humain cristallisa ces caractères hérités de son histoire au cours des 8 millions d’années qui nous séparent d’une origine commune. Paninés et Gorillinés ont suivi pour leur part une autre courbe d’évolution allant notamment dans le sens du renforcement dominant de la quadrupédie — avec parfois présence de bipédie partielle. Autrement dit, ceux-ci connurent un développement phylogénétique dont nous nous sommes éloignés — nous n’y avons pas pris part dans notre lignée spécifique.

D’autre part, il manque quelque chose à l’homme pour devenir un chimpanzé en raison du processus phylogénétique propre à l’espèce humaine au cours duquel le rameau hominien donnera naissance à des espèces de plus en plus dénuées de moyens immédiats d’adaptation à l’environnement biologique : « L’homme, comme forme et comme organisme, est caractérisé par des propriétés très particulières ; l’essentiel de sa forme est le résultat d’une foetalisation, l’essentiel de son être physiologique est la conséquence d’un retard de ses fonctions[69] ». Ce processus est immédiatement suggéré « par la ressemblance beaucoup plus grande de la tête d’un homme avec celle d’un chimpanzé enfant qu’avec celle d’un adulte[70] ». Cette comparaison frappante fut étudiée pour la première fois au début du xxe siècle par le biologiste Louis Bolk, qui mit en évidence qu’« un certain nombre d’importantes caractéristiques de l’être humain qui, dans leur ensemble, définissent la singularité de sa position physique singulière, sont[, par rapport aux autres espèces voisines,] des situations embryonnaires devenues permanentes, c’est-à-dire qu’elles se sont fixées et stabilisées sur toute la durée de la vie[71] ». Bolk en fit l’énumération[72] : l’allure de la colonne vertébrale, la construction du bassin, le poids élevé du cerveau par rapport à la masse d’ensemble, sa plasticité permanente, le développement du cortex, la perte des réflexes, celle de nombreux instincts, de la pilosité, des griffes, dents, etc. Ces caractéristiques de notre identité biologique liées à un palier de développement incomplet d’un point de vue interspécifique devinrent, au cours de l’évolution, des traits extrêmement stables de notre constitution morphologique — prenant la valeur d’une norme anthropologique.

Cette originalité du développement phylogénétique du corps humain associée aux recherches de Bolk, suggère d’un point de vue philosophique que c’est « dans le retrait des déterminations naturelles, non dans leur plein épanouissement, que s’est ouverte la possibilité des déterminations anthropologiques sur lesquelles repose l’ouverture à un style humain d’existence[73] ». Autrement dit, « le fait évolutif, qui d’animaux fit des hommes, prouve […] que certains animaux ont pu un jour se désanimaliser ou quitter leur mode d’être animal[74] ». Par mode d’être animal, entendons ici un attachement et ajustement immédiat (ou quasi immédiat) aux sollicitations de l’environnement physique, biologique et social qui n’exige pas d’amplification démesurée des intermédiaires techniques et culturels (lesquels n’existent à l’état animal qu’au titre d’« ébauches »). Seule, au contraire, la mise en oeuvre d’importantes médiations permettra à notre lignée de persister en s’humanisant, c’est-à-dire en s’ouvrant à un nouveau mode d’être — distancié par rapport aux contraintes directes de l’environnement brut. Sans la mise en oeuvre de ces médiations (le soin, la culture, la technique, la morale, la politique) dont nous n’apercevons jamais que des proto-réalisations chez certains animaux, comment l’homme aurait-il pu survivre au processus de déspécialisation et d’inachèvement de sa constitution organique ?

Selon Jean-Claude Ameisen, biologiste, l’émergence et l’évolution du comportement de soin parental, complexifié et étendu aux relations sociales, furent ici, en particulier, tout à fait vitales et nécessaires à notre survie. Elles permirent « à des formes de vie embryonnaires émergées par hasard, et donnant naissance à des enfants fragiles et complexes, de se propager de génération en génération[75] ». Ce point de vue, fait remarquer Étienne Bimbenet, permet de mettre en évidence le rôle joué par le collectif dans la mise en oeuvre d’un tel comportement :

La transformation néoténique du vivant humain ne put s’accomplir sans risque que dans un espace […] protégé et comme « insularisé ». Le rôle des « mâles marginaux » à la périphérie du troupeau, véritable « paroi vivante » allégeant la pression sélective pesant sur les individus au centre, et plus particulièrement sur les mères et leurs petits ; mais aussi l’intervention croissante de la technique, émancipant graduellement les corps des contraintes physiques de l’environnement, créèrent toutes les conditions d’un « espace de couvaison », propice au développement d’un être fragilisé par son immaturité nouvelle. L’homme ne put se mettre en route vers lui-même qu’à l’abri d’une « serre » […] assurant la répétition des prestations assurées par l’utérus, dans le domaine public et objectif [76].

Cette hypothèse permet de suggérer, au sujet de l’anthropogenèse, une forme de boucle rétroactive comportant l’émergence d’une structure somatique de plus en plus inachevée et vulnérable, nécessitant le développement de nouveaux comportements (collectifs) de soins et de nouveaux artefacts fonctionnels qui, palliant aux « déficits » d’une configuration somatique (déspécialisée, inachevée et fragile), contribuèrent réciproquement à sa préservation et sa stabilisation phylogénétique.

Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de sous-estimer l’impact externe des conditions écologiques ou intra-organiques des mutations dans la formation du corps humain. Mais cette analyse suggère que la sélection et la préservation d’êtres complexes et fragiles aux traits inachevés, ne furent possibles, au cours de l’évolution, qu’au sein de conditions de soin social (affectives, éducatives) et d’inventions (techniques, institutionnelles) appropriées. Ceci met à jour l’importance des activités et relations de soin (observables dans l’ensemble des sociétés humaines), en tant que conditions sine qua non au sein desquelles une organisation somatique proprement humaine, caractérisée par son inachèvement et sa fragilité, put peu à peu se stabiliser et se différencier — sans risque d’extinction — de la souche commune qui l’identifiait il y a environ 8 millions d’années à l’ancêtre commun que nous partageons avec les grands primates. Cette évolution propre au phylum hominien ne saurait être comprise, autrement dit, sans la possibilité réelle qu’acquit l’homme, dans sa capacité de soigner et protéger, de s’opposer biologiquement, socialement et culturellement aux processus aveuglément éliminatoires de la sélection naturelle. Lorsque nous arrivons dans la sphère humaine, l’homme dispose en effet de l’ensemble des capacités pour s’opposer à ces processus en développant des comportements coopératifs plus compréhensifs et conscients, capables d’anticipation et délibérément protecteurs à l’égard du mode d’être qui est le sien — lequel est profondément lié à l’inachèvement et la fragilité de sa corporéité organique qui en est la condition. Rétrospectivement, la sélection naturelle dut donc sélectionner, en termes darwiniens (par essais, échecs et réussites conservées), un type de vie sociale et d’institutions humaines opposés à ses effets aveuglément sélectifs. C’est, selon cette dialectique, que put apparaître historiquement (par la création d’environnements structurellement « anti-éliminatoires ») une forme du vivant durablement inachevée et vulnérable.

Dans cette perspective, la prise en charge de l’être humain (parfois infirme ou privé de certaines de ses fonctions) qui traverse l’histoire des sociétés[77] n’est ni une activité contre-nature sur le plan biologique (comme le pensent les eugénistes), ni un comportement étranger au mode d’être de l’homme : elle en constitue au contraire un signe constant — en dépit parfois des témoignages contraires[78] — qui a son origine et se traduit dans son sens moral et sa vie sociale. Cette proposition entre en profonde cohérence avec certaines thèses anthropologiques et éthiques de Charles Darwin, qui écrivait en 1871, dans La filiation de l’homme, que « nous autres, hommes civilisés, […] faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus d’élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois pour les pauvres ; et nos médecins déploient leur habilité pour conserver la vie de chacun jusqu’au dernier moment[79] ». Conformément aux facteurs qui ont pour lui présidé au développement humain, Darwin ajoute que « nous devons supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des faibles et de la propagation de leur nature [Darwin fait ici référence à la notion de dégénérescence de l’espèce prisée par les théories eugénistes][80] », car « nous ne saurions réfréner notre sympathie [envers les malades, les infirmes, les personnes âgées], même sous la pression d’une raison implacable [Darwin pense à l’économie, la finance], sans porter une atteinte dégradante à la partie la plus noble de notre nature[81] ».

Cette position méconnue de Darwin, trop longtemps assimilé sans nuance à ses interprètes eugénistes, s’inscrit dans les contraintes épistémologiques de son travail scientifique. Outre l’existence d’un premier niveau de sélection individuelle, Charles Darwin lui-même, dans La descendance de l’homme, avait en effet suggéré l’existence d’un deuxième niveau de sélection de groupe, au sein des espèces sociales, qui permettait de comprendre l’avantage supérieur, pour leur survie, que des communautés d’individus de la même espèce pouvaient retirer du développement de comportements coopératifs et altruistes. L’avantage sélectionné n’était alors plus pour Darwin d’ordre individuel et biologique, mais essentiellement et effectivement social, impliquant un changement des conditions et des critères de sélection par rapport à l’individualisme des espèces biologiques non sociales. Éric Charmetant, philosophe des sciences, souligne par conséquent l’importance que devait revêtir pour Darwin le fait de « ne pas détruire la sympathie qui fonde la cohésion des groupes humains par des entreprises eugénistes, qui ne prennent en compte que les performances individuelles[82] » et non ce niveau second des sélections de groupe à partir duquel seul peut être compris l’avantage sélectif prodigué par la protection des personnes marquées, par exemple, par de graves handicaps dans nos sociétés humaines. Cette distinction posée par Darwin entre niveau de sélection individuelle et niveau de sélection de groupe est aujourd’hui reprise dans les théories de l’altruisme biologique et comportemental[83]. Elle trouve par ailleurs, dans les découvertes paléopathologiques qui démontrent depuis peu l’existence d’une prise en charge des handicaps dans la préhistoire[84] (certes non systématique, mais bien plus répandue qu’on ne l’a jadis pensé), une base empirique récemment mise à jour qui ne demande que l’édification d’une méthode rigoureuse d’analyse (un modèle bioarchéologique du soin).

D’aucuns pourraient objecter que ces comportements sociaux d’assistance ne sont pas spécifiquement humains, puisqu’ils s’observent dans d’autres lignées animales. Peuvent être évoqués entre autres le cas des relations sociales entre corneilles, geais, dauphins, éléphants, primates non humains, qui développèrent des modalités d’interactions collectives d’une grande richesse[85]. L’organisation des groupes sociaux animaux fait l’objet de nombreuses recherches actuelles qui en démontrent la complexité inexplorée. Les éthologues, à commencer par Darwin, insistent sur l’existence des comportements altruistes et de l’entraide à l’oeuvre dans la vie animale. Autrement dit, la blessure, la souffrance et la mort existent chez les animaux sociaux non humains, qui n’y sont pas indifférents (ce dont les études éthologiques contemporaines rendent compte). Quelque critique vigilant peut alors penser de bon droit que l’attention au fragile n’est pas proprement humaine.

Cependant, les formes d’entraides animales envers leurs pairs blessés ou mourants restent, d’une part, à l’état de « contagion émotionnelle » et de comportements « non institués » — relevant davantage d’attitudes immédiates et « ponctuelles » et non d’intentions collectives structurées par des règles. Autrement dit : l’assomption des fragilités reste à l’état de produit dérivé des instincts sociaux ; elle n’est pas structurante dans les sociétés animales dont l’épanouissement dépend avant tout de leur ajustement aux conditions de l’environnement. À la différence des sociétés animales, de petites communautés hominiennes commencèrent dès la Préhistoire à complexifier et étendre les comportements du soin parental aux malades, aux vieillards, aux personnes souffrant de handicaps plus ou moins graves et à se réorganiser pour les intégrer à leur structure en leur reconnaissant un statut, un rôle et une existence post mortem. Au sein des groupes humains, la création d’environnements de soin adaptés à des formes de vies inachevées et vulnérables, mit ainsi (et met encore aujourd’hui) de façon instituée (avec le soutien du langage et d’une intentionnalité collective) un frein aux pressions aveuglément éliminatoires de la sélection naturelle. Les sociétés humaines ménagent ainsi des espaces de participation pour leurs membres infirmes, malades ou âgés[86].

D’autre part, le contenu de l’expérience animale, en prise avec un semblable en danger ou atteint physiquement est tout autre, dans la mesure où la perception de soi, d’autrui et du milieu environnant chez les animaux (y compris chez les primates) ne coïncide pas avec la théorie de l’esprit spécifique à notre lignée hominienne[87] et à notre expérience du monde. Autrement dit, l’expérience subjective vécue par l’homme (en raison de la forme spécifique de sa corporéité) dans l’accompagnement et la prise en charge de son semblable, ainsi que les enjeux éthiques (échappant épistémologiquement à l’observation et à l’investigation scientifiques) qui y sont vécus, sont étrangers aux animaux non humains dont les expériences sont autres en raison des différences entre formes des corps animaux et humains.

Michaël Tomasello, codirecteur de l’Institut d’anthropologie évolutionniste Max Planck à Leipzig, écrit à ce sujet :

Les primates non humains comprennent leurs congénères comme des êtres animés, capables de mouvements spontanés […], mais ils ne comprennent pas que les autres sont des agents intentionnels lorsqu’ils s’engagent dans des actions tendues vers un objectif, ou des agents mentaux lorsqu’ils pensent le monde. Ils observent leurs congénères qui se dirigent vers la nourriture et, en se fondant sur leurs expériences passées, ils peuvent en déduire ce qui va suivre ; ils sont également capables de faire usage de leur intelligence et de leur perspicacité pour mettre au point des stratégies sociales susceptibles d’influencer ce qui va se produire. [Mais] ce que « voient » les êtres humains est tout autre[88].

L’homme commence à percevoir entre 150 000 et 50 000 ans la prégnance de forces invisibles, d’esprits, qu’il va anthropomorphiquement projeter comme des causes invisibles des productions et des événements naturels (condition du chamanisme, de l’animisme, des pratiques magiques, du questionnement philosophique, de la science, etc.). Selon Tomasello, cette aptitude proprement humaine à percevoir des causes immédiatement invisibles entre les enchaînements des événements naturels fut, avant tout, sélectionnée dans le cours de l’évolution pour un motif social : permettre à l’homme de comprendre les états mentaux (qualia), les intentions et besoins qui sont à l’origine du comportement d’autrui, et y répondre de façon coordonnée et adéquate.

Que cette aptitude se soit particulièrement développée au sein de notre espèce ne peut s’expliquer non plus, si l’on rapporte ces propos de Tomasello à nos analyses précédentes, sans une prise en compte de la forme du corps humain (et non seulement du développement du cerveau) qui requiert depuis plus de 150 000 ans la mise en oeuvre d’un accueil et d’un accompagnement particulièrement intenses, les seuls qui permettent à l’homme d’assumer les incapacités et fragilités liées à l’inachèvement de sa condition corporelle. Souvent oubliée, encore négligée dans le champ des recherches contemporaines, l’apparition d’une prise en charge structurelle des handicaps dus au vieillissement, à la maladie, aux accidents, constitue à cet égard un des signes objectifs majeurs de cette accentuation spécifique des pratiques de soin au sein des groupes humains. Leur intensification traduit l’exercice d’un travail collectif d’humanisation, c’est-à-dire d’assomption par l’homme de la spécificité de sa forme en chacun des participants d’un processus collectif et historique qui, bien que susceptible d’être négligé, n’a cessé depuis l’apparition d’Homo sapiens de s’instituer (indépendamment de la fitness des individus) au sein des cultures humaines. Sur le versant subjectif (auto-affection), les activités humaines du soin constituent ainsi des traces empiriques d’une expérience « invisible » (inobservable du point de vue de l’épistémologie scientifique), potentielle et transculturelle, que l’homme peut faire de la valeur de son être inachevé et vulnérable chaque fois qu’il en accueille la forme communément partagée avec ses semblables (dont le dénuement corporel parfois plus visible en est comme le symbole).

Cette exégèse philosophique permet d’associer à une lecture darwinienne de l’évolution humaine ainsi qu’aux travaux paléopathologiques une herméneutique du sens interne de l’apparition du soin au sein de notre espèce. Si cette interprétation ne relève pas de la compétence de l’épistémologie des sciences de la nature ni ne procède de leur méthode (cf. section II de notre étude), elle tient compte cependant des données empiriques que ces sciences mettent en valeur, afin d’opérer une synthèse spéculative des champs étudiés. Sur base de la légitimité de son statut épistémique propre, notre anthropologie philosophique permet de soutenir que dans un contexte de soin et de relations empathiques internes aux groupes hominiens, apparut avec l’homme (parmi d’autres directions prises par le vivant) une individualité somatique à même de découvrir (réflexivement) que sa vulnérabilité et son inachèvement somatiques ne constituaient pas la trace d’une tare ontologique, mais bien la condition de possibilité d’une in-formation dont le sens et la valeur qui l’affectaient ne pouvaient plus émaner seulement de l’organisation biologique, sociale ou « proto-culturelle » de l’existence animale, mais d’une expérience (inter)subjective radicalement nouvelle — liée à sa forme propre, relativement distanciée de ses conditions immédiates.

Le caractère sacré souvent attribué, dans la pensée « primitive », aux êtres infirmes, aux défunts ou aux personnes malades ne traduit-il pas cette nouvelle perception d’une forme attribuée aux individus humains, dont l’inachèvement et la fragilité caractéristiques s’accompagnent d’une expérience inédite en termes de valeur et d’ouverture à l’autre (autrui, le monde, le divin) dans le monde vivant ? Il est remarquable de noter, à cet égard, que c’est à une même époque préhistorique où les premières traces du soin peuvent être enregistrées empiriquement, entre 150 000 et 50 000 ans, que nous proviennent les premières traces empiriques des capacités artistiques, métaphysiques et religieuses de l’homme.

Conclusion : processus d’humanisation et dignité de la personne plus vulnérable

En nous appuyant sur certains aspects de la philosophie de la biologie de Hans Jonas, nous nous sommes intéressé, dans le cadre de cette étude, à l’originalité du phénomène biologique dans l’histoire de l’évolution. Nous avons souligné à cet égard que les analyses de Jonas ont toujours une pertinence et une actualité bien réelles aujourd’hui, à condition d’être resituées dans les débats contemporains. Nous avons ensuite indiqué en quoi les résultats de l’approche jonassienne, qui réintroduit la notion de forme dans une pensée évolutionniste de la vie, sont étonnamment proches, par certains aspects, de la définition de la subjectivité telle qu’elle fut proposée par Michel Henry comme « auto-affection » de la vie. Ce point nous obligea cependant à un détour épistémologique nécessaire.

En revenant sur le processus d’objectivation par lequel les sciences de la nature se constituent, nous avons en effet dû rappeler la caractérisation henryenne des définitions matérialistes de la vie — relatives à l’objectivité du « regard scientifique ». Ce n’était en effet qu’en comprenant comment, glissant (indûment) du point de vue méthodologique au point de vue ontologique, l’homme de science pouvait (parfois) en venir à nier la subjectivité irréductible de la vie, que la réhabilitation de cette dernière pouvait être philosophiquement légitimée en tant qu’ontologiquement constitutive du phénomène vivant (au même titre que ses constituants physiques). Si Michel Henry n’analyse l’expérience de l’auto-affection de la vie qu’au sein du phénomène humain, nous avons critiqué cet anthropocentrisme et souligné à partir de la philosophie de la biologie de Hans Jonas qu’une telle réhabilitation, en raison des implications philosophiques d’une conception évolutionniste de la vie, peut être étendue, par degrés successifs, à l’ensemble du monde vivant.

Avec Hans Jonas et Dominique Lambert, nous avons montré tout l’intérêt, de ce point de vue, d’une réfection approfondie de la notion aristotélicienne de forme pour dépasser l’opposition (héritée du cartésianisme) du matérialisme scientifique et du subjectivisme anthropocentrique henryen, et nous donner ainsi le moyen de penser, en contexte évolutionniste, l’existence de formes d’êtres différenciées entre les vivants. Comme nous l’avons souligné, l’altérité (relative) de la vie par rapport au matériau inorganique — c’est-à-dire l’ébauche des racines de la subjectivité — trouve ses racines lointaines dans la double liberté des formes vivantes à l’égard de leur matériau et de leur propre identité formelle. Tout en respectant la méthodologie et l’épistémologie du discours scientifique, cette rénovation de l’hylémorphisme telle qu’initiée au cours de cette étude, conduit à affirmer l’irréductibilité de la vie biologique aux seules données physiques. Plus le vivant s’éloigne de l’identité sans distance du matériau inorganique, plus s’intensifie son expérience intérieure et s’accroît sa liberté en termes de mobilité et de capacité d’inventivité. Mais plus importante devient aussi, corrélativement, sa part d’inachèvement, de vulnérabilité et d’interdépendance.

Cette première partie de notre étude, consacrée à une restauration de la notion de forme pour penser la vie, nous a permis de préparer sa seconde partie, proprement anthropologique. Car avec la formation phylogénétique du rameau humain, la capacité de la forme d’un corps vivant à décoller de soi, à se rendre disponible à l’information par l’altérité — tout en s’éprouvant davantage soi-même — prend une configuration nouvelle. En nous distanciant des thèses cérébro-centrées de Georges Chapouthier qui passent à côté d’une approche hylémorphique de la différence anthropologique, nous avons formulé à nouveaux frais une caractérisation de la forme spécifique du corps humain — par distinction du corps animal — dont la fragilité et l’inachèvement spécifiques jouèrent un rôle substantiel (non accidentel) au sein des processus anthropogéniques. En effet, sans l’immaturité, la vulnérabilité (notamment à l’information) et la dépendance extrême de l’homme vis-à-vis de ses semblables apparues dans le cours de son développement (phylogénétique et ontogénique), il n’y aurait pas eu besoin, depuis plus de 200 000 ans, de susciter et amplifier un environnement humain de plus en plus riche et soutenant pour accueillir chaque génération. La densité des liens sociaux qui caractérisent notre espèce ne se serait jamais non plus constituée, sans une fragilité spécifique appelant un horizon de réponses tout à fait inédites dans l’histoire de l’univers. Depuis que l’homme existe, la fragilité et l’inachèvement de sa forme, lorsqu’elle est accueillie et accompagnée pour en permettre le développement, ont ainsi appelé des comportements de soin et une inventivité sans précédents (technique, symbolique, éducative, médicale, culturelle, etc.). Ceux-ci, indicateurs d’un sens et d’une normativité anthropogénique (irréductible aux normes biologiques quoique liée à une condition anthropologique singulière) qu’ils mettent humainement en oeuvre, ont été (et sont encore) moteurs d’un processus d’humanisation qui consiste à mettre un frein aux jeux aveugles de la sélection et de l’élimination, de sorte que des espaces puissent exister pour que des êtres fragiles et vulnérables puissent déployer leur mode d’être au monde.

Sur le plan éthique, les implications de notre étude anthropologique nous permettent, à son terme, de formuler certaines conclusions au sujet du respect que l’on doit à tout être humain (quel que soit son degré de vulnérabilité). N’est-ce pas d’une part en négligeant l’hypothèse d’une altérité ontologique de la forme du « vivant humain » par rapport au « vivant animal » et, d’autre part, sur fond de rationalisme cartésien, que des bioéthiciens ou utilitaristes contemporains, tels que Peter Singer, fondent la possibilité d’une comparaison et d’une réduction de la valeur de certaines vies humaines moins performantes cognitivement — plus vulnérables, car handicapées, par exemple — que certaines vies animales ? Un auteur comme James Rachel propose par exemple d’envisager la manière dont un individu doit être traité (ou dont on peut justifier la mise à mort de certains) sur base d’une appréciation au cas par cas des aptitudes des individus, évalués séparément — sans considération de leur appartenance biologique à une espèce commune — au moyen de critères exclusivement cognitifs. Étant donné qu’il n’y a que des différences de degrés en termes de capacités cognitives et de consciences de soi entre les animaux non humains et l’animal humain, Peter Singer s’oppose, lui aussi, au point de vue déontologique du caractère sacré de toute vie humaine et propose des critères sensori-cognitifs pour l’évaluation de la valeur des vies : si certaines vies humaines ont plus de valeur que certaines vies animales, ce n’est qu’en raison de facultés sensori-cognitives qui leur confèrent leur identité de personnes, c’est-à-dire d’« êtres humains » au sens moral du terme. Tels sont pour Peter Singer, mais aussi James Rachels, Tristam Engelhardt, William Frankena ou Michael Tooley, les attributs qui permettent de reconnaître une personne d’une non-personne.

Nos positions anthropologiques entrent en contradiction avec ces thèses éthiques ou encore avec toute position eugéniste favorable au déploiement d’une politique d’État coercitive ou libérale. À la différence de ces thèses, l’ontologie ébauchée dans le cadre de notre étude permet de soutenir que la valeur d’un être humain n’est pas relative à une capacité ou au bon fonctionnement d’une faculté cognitive supérieure qui justifierait qu’il doive être respecté. Si une ontologie humaine fondée sur les capacités, essentiellement cérébraliste, permet de justifier la dévalorisation de certaines vies accidentellement « plus dépendantes » ou « incomplètes », une approche intégrant l’inachèvement et la fragilité de l’être humain au niveau d’une réfection substantielle de la notion de forme en contexte évolutionniste, permet en effet de maintenir que la dignité de la personne humaine n’est pas conditionnée par la possession ou non de certaines capacités sensori-cognitives, ou fonction d’un niveau individuel d’autonomie et de performance[89]. Car c’est dans l’expérience que l’homme fait de la vérité de son être vulnérable et inachevé que s’atteste depuis toujours sa dignité[90].

Le sceptique qui ne serait pas convaincu par la proposition d’un tel fondement pour penser la dignité humaine peut s’exposer au test suivant[91]. 1) Commençons par retrancher de l’humanité tout ce qui pourrait être à l’origine de sa dignité : la capacité de parler, de réfléchir rationnellement, de fabriquer des outils, de peindre, de transmettre des pratiques et des croyances, d’être conscient de soi, etc. Restera-t-il encore de l’humain ? 2) Enlevons à l’homme son attention à ses semblables plus visiblement inachevés et vulnérables (enfants, personnes handicapées, âgées ou malades) : l’humanité va-t-elle pouvoir continuer à s’attester ? À la première question, nous pouvons répondre que si nous ne parlions plus, si nous n’étions plus capables de réfléchir de façon logique, de peindre des tableaux, de faire de la musique, de construire des outils développés ou de transmettre des connaissances et des pratiques, nous n’en resterions pas moins humains. Certains d’entre nous ne peuvent pas parler, d’autres ne sont ni des grands peintres, ni des musiciens, ni des confectionneurs d’outils technologiquement avancés. Ils n’en restent pas moins des humains. Dans son ensemble, l’humanité serait par ailleurs préservée, prête à renaître de ses cendres grâce au maintien d’une socialité complexe et d’attitudes génériques de soin constitutives des groupes humains. Par contre, nous répondrons à la seconde question que si nous retranchons l’ensemble des comportements, des croyances, des pratiques qui attestent la valeur des formes diverses de prise en charge collective des fragilités humaines, nous nous retrouverions à moyen ou long terme dans une situation de barbarie qui nous ferait déchoir de l’humanité — risquant par ailleurs de mettre en danger la survie du groupe ou de l’espèce. Nul besoin ici d’alimenter en exemples : là où, dans une communauté ou une société, l’accompagnement, le soin (dans la diversité de ses formes), la prise en charge et l’attention envers les fragilités humaines sont négligés, l’humanité se met elle-même en danger. Renonçant à son mode d’être spécifique, lié aux propriétés de sa forme, elle risque tôt ou tard de perdre les conditions de stabilité qui lui permettent de construire et transmettre des outils plus évolués, de développer des langages plus complexes ou des cultures plus avancées. Là où le respect et l’accueil des fragilités humaines sont assurés et intensifiés par des dispositifs symboliques, sociaux, techniques et institutionnels adaptés, peut s’observer au contraire une montée en humanité dans la durée de l’histoire. Ce test démontre que quelque chose du propre de l’homme et de sa dignité se découvre dans l’attention aux plus fragiles. Et il ne faut pas pour cela des gènes en plus, du langage en plus, de la culture et des outils en plus. Le seuil de vitalité éthique et humaine d’une civilisation, n’apparaîtrait-il pas, de ce point de vue, dans les dispositifs d’accompagnement, de soin et de reconnaissance qu’une société parvient à mettre en place pour permettre à tous ses membres d’y déployer leur pouvoir-être — a fortiori ceux qui paraissent le plus visiblement inachevés et fragiles ?

À l’heure où certains choix de sociétés sont pris et où certains idéaux collectifs cherchent à s’imposer (transhumanisme, posthumanisme, eugénisme libéral, quêtes diverses de complétude et d’invulnérabilité), ces conclusions de notre étude, nous l’espérons, pourront interpeller les éthiques contextuelles que sont l’éthique clinique et la bioéthique qui font généralement l’économie d’une démarche de mise à jour approfondie de leurs présupposés (anthropologiques, ontologiques). Une réflexion politique et citoyenne élargie nous semble par ailleurs urgente, quand on sait qu’en Belgique ou en France par exemple, les embryons dépistés atteints de trisomie 21 sont, depuis quelques années, respectivement avortés dans 99 %[92] et 90 %[93] des cas. Le Parlement Fédéral belge vient par ailleurs de légaliser, le 28 février 2014, une extension de l’application de la loi sur l’euthanasie (votée le 28 mai 2002) aux enfants atteints de maladie incurable (sans que soit défini un âge limite) et, à ce jour, de nouveaux projets de loi visant à rendre le recours à l’usage de l’euthanasie possible, dans certaines conditions, pour les personnes démentes, font déjà l’objet de nombreux débats. Au Québec ou en France, c’est avec dix ans d’écart par rapport à l’expérience belge que se prépare une nouvelle étape dans l’inscription de l’euthanasie au niveau du registre universel de la Loi. Dans le même temps où ces perspectives biopolitiques paraissent çà et là s’imposer comme des réponses (potentiellement extensibles) aux problèmes des handicaps et des maladies incurables, l’ambiance des sociétés en Europe du Nord n’a jamais été aussi pessimiste, témoignant d’une profonde crise anthropologique et d’une perte de confiance dans l’avenir de l’humanité (en témoignent les indicateurs psycho-sociaux et économiques).

Plutôt que d’envisager l’effort collectif en termes de recherche de nouvelles thérapeutiques, d’imagination urbanistique et d’inventivité socio-économique et morale qu’impliquerait l’aménagement, au coeur de la Cité, de lieux de vie humanisants et signifiants pour les troisième et quatrième âges ou pour certains d’entre nous plus vulnérables (marqués par le handicap ou la maladie chronique), ne vaut-il pas mieux, soutiennent les tenants du statu quo, continuer de recourir à des solutions moins coûteuses à tous points de vue (que l’on fera passer, bien sûr, pour les plus justes et les moins conservatrices) ? L’énergie et l’intelligence collective que demanderait l’autocritique de nos structures économiques et de notre mode de fonctionnement sociétal actuel valent-elles véritablement la peine d’être investies ? Pourtant, d’innombrables familles, associations organisées en communautés ou institutions publiques témoignent aujourd’hui, souvent de façon médiatiquement inaperçue, de la continuation indéfectible d’un type d’être ensemble et d’hospitalité qui participe d’un processus d’humanisation à l’origine d’un authentique dynamisme collectif et éthique. Sans nier, bien sûr, les enjeux singuliers des situations particulières, ni amoindrir le discernement des consciences en prise avec une casuistique qui exige, dans certaines circonstances extrêmes, la sagesse pratique de prendre des orientations qui engagent radicalement la responsabilité des acteurs, la proposition d’une anthropologie philosophique et d’une ontologie explicites, cohérentes et ouvertes sur l’intégration de la fragilité humaine, peut nourrir une réflexion éthique et politique sur le type de société humaine et de principes universaux (adaptés à notre mode d’être) que nous souhaitons valoriser sur le plan social, éducatif et législatif en vue des générations futures.