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Le paradoxe est saisissant lorsque l’on considère que c’est en ne parlant pas ou bien peu du magistère dans l’Église que les conciles de Trente, où l’on n’en trouve pas même le mot, et de Vatican II, dont l’enseignement sur le sujet est somme toute réduit, auront eu une influence déterminante sur la question. Cette influence aura joué cependant en sens contraire. En effet, à partir du concile de Trente, on sera amené de plus en plus à valoriser le rôle du magistère, en particulier dans sa fonction de gardien et de défenseur du dépôt de la foi, comme si le but du magistère était de préciser de plus en plus la doctrine et de définir des dogmes. En somme, en raison de ce qu’a été ce Concile, c’est la fonction de régulation de la foi qui a été soulignée, les Pères du Concile se retrouvant surtout dans la position de judices fidei. En revanche, la contribution la plus importante de Vatican II consiste dans la revalorisation de la fonction d’annonce ou de proclamation de l’Évangile qui y sera mise en valeur. Les Pères conciliaires camperont alors plutôt dans la posture de testes fidei. Ainsi, ce déplacement d’accent, souhaité dans le discours inaugural de Jean XXIII, représente un déplacement important dans la compréhension de la fonction magistérielle de l’Église.

Dans la présente étude, je voudrais précisément indiquer la contribution du concile Vatican II à l’évolution de la compréhension de la question du magistère, souligner en particulier le déplacement d’accent auquel je viens de faire état, enfin présenter de manière plus systématique la compréhension du magistère que l’on peut induire des débats et des textes conciliaires.

I. La contribution de Vatican II à l’évolution de la question du magistère

Comme l’ont montré Y. Congar et B. Sesboüé, la question du magistère connaît des évolutions importantes au cours de l’histoire de l’Église, et on peut souvent indiquer les événements qui déterminent ces évolutions[1]. L’un et l’autre reconnaissent à Vatican II un rôle dans cette évolution et identifient le Concile comme un moment de cette évolution. Ceci dit, on ne trouve pas dans les textes conciliaires, comme l’avait prévu le premier schéma De Ecclesia sur lequel il me faudra revenir, un développement systématique sur la question du magistère, comme c’était le cas dans les traités d’ecclésiologie de l’époque. L’apport principal du concile Vatican II n’est pas simplement, comme on l’a cru à l’époque, d’avoir recadré l’enseignement de Vatican I sur le magistère du pontife romain en le resituant dans le cadre de la fonction d’enseignement des évêques, dont on affirme le fondement sacramentel du ministère. Certes, c’est cet élément qui sera le plus chèrement acquis et qui fera le plus l’objet de débats. L’apport principal du Concile me semble, d’une part, d’avoir à nouveau présenté le magistère comme une fonction qui s’exerce dans l’obéissance et la subordination (DV 10) à la Parole de Dieu qu’il a charge d’écouter, de servir et d’interpréter[2], et, d’autre part, de l’avoir situé à l’intérieur de la fonction prophétique du Christ à laquelle a part tout le peuple de Dieu (LG 12), ainsi que dans le cadre du sensus fidelium [3] et de l’infaillibilité de toute l’Église (LG 25)[4]. De plus, c’est d’avoir introduit la notion de conscience (GS 16, 26 et DH 2), dont l’apport vient compléter le rôle joué par le magistère dans la recherche de la vérité. En somme, c’est l’économie générale de la question qui s’en trouve modifiée, plus que l’enseignement matériel lui-même qui reste pratiquement inchangé. Pour le reste, Vatican II n’innove pas réellement, même s’il apporte quelques modifications, notamment une modification conceptuelle, donnant congé à la notion de « magistère ordinaire » pour la remplacer par celle de « magistère authentique[5] », et en introduisant la notion de « magistère vivant » qui correspond au concept de « tradition vivante », innovation innocente, à première vue, mais dont on ne commence qu’à mesurer les conséquences.

Il y a cependant des innovations qui passent inaperçues, car elles se dissimulent pour ainsi dire dans les silences ou dans les trous du texte. Parmi ces silences, il y a la décision de ne pas inclure les deux chapitres sur l’autorité et le magistère élaborés par la Commission préparatoire et que l’on trouve dans le premier De Ecclesia. Il s’agit respectivement des chapitres VII (De Ecclesiae magisterio) et VIII (De Auctoritate et obedientia in Ecclesia). Le chapitre sur le magistère comportait huit numéros et 277 lignes et traitait, dans l’ordre, des questions suivantes : l’existence et la nature du magistère authentique (28), l’objet (29) et le sujet (30) du magistère authentique, les organes subsidiaires du magistère authentique (31), de la fonction et de l’autorité des théologiens (32), des auxiliaires du magistère dans la fonction pastorale (33), de la coopération de tous les fidèles avec le magistère de l’Église (34) et des erreurs dont il faut se prémunir (35). Fait plus significatif, si l’on excepte un renvoi à Trente qui, comme on le sait, ne connaît pas le concept de magisterium, toutes les sources de ce chapitre sont du xixe et du xxe siècles, période qui comporte, comme l’ont montré Congar et Sesboüé, des évolutions très importantes dans la conception de la notion de magistère. Pour le xixe siècle, on trouve, en ordre chronologique et en ordre croissant, un seul renvoi à Grégoire XVI (son encyclique Singulari nos), pape qui ouvre une nouvelle période dans la compréhension du magistère, trois à Pie IX (son encyclique Qui pluribus, et sa lettre Tuas libenter, à laquelle on recourt à deux reprises), sept à Léon XIII (ses encycliques Statis cognitum, à laquelle on renvoie à quatre reprises, et Sapientiae christianae, qui comporte trois renvois) et sept au concile Vatican I (spécialement à la constituion De Ecclesia Christi, en particulier son chapitre IV sur le magistère infaillible du pontife romain, auquel on renvoie à cinq reprises, et à la Constitution De fide catholica « Dei Filius », à laquelle on renvoie à deux reprises). Pour le xxe siècle, on trouve une seule référence à Pie X (le décret Lamentabili), cinq à Pie XI, dont trois à son encyclique Divini illius Magistri, et douze à Pie XII, dont trois à son encyclique Humani generis et cinq à son allocution Si diligis du 31 mai 1954. À cela, il faut ajouter cinq renvois au Codex de 1917. Dans tout cet ensemble, on relève un seul renvoi à Jean XXIII.

À première vue, rien de tout cela ne passera dans Lumen Gentium, les synopses désireuses de reconstruire l’iter de la Constitution conciliaire parvenant d’ailleurs difficilement à rattacher le no 25 actuel du texte conciliaire à des sources antérieures au texte de base adopté en mars 1963. De plus, ce texte a connu des révisions importantes tout au long de la discussion en raison de l’enjeu de la question, en particulier du fait qu’elle aborde la difficile question de l’infaillibilité pontificale, qui finit par absorber presque toute la réflexion sur le ministère d’enseignement des évêques. Rétrospectivement, G. Philips, rédacteur principal, exprimait sa satisfaction d’ensemble par rapport à ce texte, mais il ajoutait : « Le passage sur les évêques a perdu beaucoup de sa qualité à cause des ajouts innombrables pour préserver la primauté[6] ». La perspective change cependant, puisque l’on passe d’un De magisterio à un développement sur la fonction d’enseignement des évêques, perspective qui sera ensuite reprise par le Codex de 1983[7], ce qui a le mérite de nous faire revenir, notamment sur le plan des références, au concile de Trente (note 39) et à une perspective plus ancienne, soit la primauté du ministère de l’annonce et de la prédication de l’Évangile qui est bien mis en valeur. Toutefois, après neuf lignes, on revient aux anciens débats et le contenu du no 25 reprend bien des éléments que l’on trouve déjà dans le premier schéma, même s’il en laisse plusieurs de côté[8]. L’autre originalité, c’est qu’il aborde la question à partir des évêques ou du corps épiscopal et non à partir du pontife romain, là où le no 30 du texte primitif consacré au sujet du magistère authentique commençait par traiter du magistère du pontife romain, auquel il consacrait 40 lignes, avant de venir au magistère des évêques, puis au Concile oecuménique et au magistère des évêques dispersés dans le monde. Enfin, les références que l’on trouvait dans le premier De Ecclesia et le monde qu’elles charriaient s’effacent pour nous faire entrer dans une nouvelle manière de poser la question.

II. Un nouveau mode de présentation de la doctrine

La nouveauté la plus importante est peut-être ailleurs, cependant. Ces enseignements conciliaires sur le magistère, que l’on trouve dans Lumen Gentium et Dei Verbum, sont compris entre les discours d’ouverture et de clôture du Concile des papes Jean XXIII et Paul VI. Tous les deux abordent la question du magistère, et l’on peut dire que c’est probablement là que l’on trouve les propos les plus originaux sur le sujet. Je présenterai d’abord la proposition que fait Jean XXIII lors de l’ouverture du Concile, avant d’exposer en conclusion l’appréciation que fait Paul VI de l’action magistérielle de l’Église réunie en concile. Entre les deux, il me faudra présenter la recherche des Pères conciliaires qui ont souhaité ouvrir une nouvelle voie à l’Église catholique.

Le discours programmatique de Jean XXIII rééquilibre les choses en redonnant de l’importance à l’annonce ou à la transmission de la foi, dimension qui passe, dans son discours, avant celle de régulation de la foi ou de conservation du dépôt. Certes, comme il le rappelle : « Ce qui est important pour le Concile oecuménique, c’est que le dépôt sacré de la doctrine chrétienne soit conservé et présenté d’une façon plus efficace ». Toutefois, ce n’est pas la charge de conserver ou de protéger le dépôt qui le préoccupe le plus, mais celle de communiquer l’Évangile ou de partager ce trésor. Réunis en concile, les évêques sont appelés à être en premier lieu testes fidei, fonction qui a la priorité sur celle de judices fidei. Suivant ses termes : « Le XXIe Concile Oecuménique — […] — veut transmettre dans son intégrité, sans l’affaiblir ni l’altérer, la doctrine catholique », de sorte que « ce patrimoine » soit « offert à tous les hommes de bonne volonté comme un riche trésor qui est à leur disposition ». « Ce précieux trésor [ajoutera-t-il], nous ne devons pas seulement le garder comme si nous n’étions préoccupés que du passé, mais nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre époque ».

Plus loin, il précisera encore sa pensée : « Nous n’avons pas non plus comme premier but de discuter de certains chapitres fondamentaux de la doctrine de l’Église, et donc de répéter plus abondamment ce que les Pères et les théologiens anciens et modernes ont déjà dit ».

En effet, s’il s’était agi uniquement de discussions de cette sorte, il n’aurait pas été besoin de réunir un Concile oecuménique. […] Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. En effet autre est le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même portée. Il faudra attacher beaucoup d’importance à cette forme et travailler patiemment, s’il le faut, à son élaboration ; et on devra recourir à une façon de présenter ce qui correspond mieux à un enseignement de caractère surtout pastoral.

On connaît tous également l’orientation qu’il donne aux Pères sur la manière qui lui semble la plus appropriée pour combattre les erreurs. « Aujourd’hui, l’Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine. » Et de conclure :

L’Église catholique, en brandissant par ce Concile oecuménique le flambeau de la vérité religieuse au milieu de cette situation, veut être pour tous une mère très aimante, bonne, patiente, pleine de bonté et de miséricorde pour ses fils qui sont séparés d’elle. […] Elle ouvre les sources de sa doctrine si riche, grâce à laquelle les hommes, éclairés de la lumière du Christ, peuvent prendre pleinement conscience de ce qu’ils sont vraiment, de leur dignité et de la fin qu’ils doivent poursuivre.

Dans ces dernières phrases, il revient encore sur le caractère kérygmatique du magistère solennel du Concile, renonçant au moins à une compréhension que l’on avait eue au xixe siècle de la fonction régulatrice de la foi qui consistait à condamner les erreurs modernes. Cette prise de distance est la conséquence, au moins en partie, d’une lecture sapientielle plutôt qu’apocalyptique de l’histoire, comme en témoignent diverses interventions[9].

Nous avons donc relevé, dans le discours d’ouverture de Jean XXIII, cinq indications quant à l’exercice du magistère qu’il souhaitait voir mettre en oeuvre par les Pères conciliaires : celui-ci consiste dans (1) l’exposé et la mise en valeur du patrimoine et du trésor doctrinal de l’Église, plutôt que (2) la simple répétition de la doctrine et son développement (3) ou la condamnation des erreurs. L’intérêt passe de la conservation du dépôt aux destinataires à qui il faut offrir ce riche patrimoine qui n’est pas qu’à conserver (voir le schéma préparatoire De deposito fidei pure custodiendo), destinataires auxquels il faut résolument ouvrir les trésors de la doctrine chrétienne. Pour parvenir à ce but, les Pères sont appelés à (4) renouveler la forme d’expression de la doctrine, de manière à ce qu’elle corresponde davantage aux exigences de notre époque. Cette préoccupation des destinataires conduit donc à l’élaboration de la forme pastorale (5) de l’enseignement du magistère. Ces cinq indications correspondent à trois déplacements dans la conception de l’exercice du magistère et rééquilibrent divers aspects de son exercice à la suite des développements du xixe et de la première moitié du xxe siècle. Jean XXIII permet donc le rééquilibrage de la fonction magistérielle, qui n’est plus tout absorbée dans la garde et la conservation du dépôt, en mettant en avant l’annonce et à la proposition de la doctrine. Ce rééquilibrage déplace le curseur du dépôt aux destinataires, sans sacrifier pour autant le dépôt, mais en instaurant une tension féconde entre dépôt et destinataires. Ce rééquilibrage procède également de la distinction entre le contenu et la forme d’expression du dépôt de la foi, ouvrant alors la possibilité de trouver de nouvelles formes d’expression de ce dépôt.

III. La compréhension de la fonction magistérielle à la lumière des débats et des textes conciliaires

Ces diverses indications de Jean XXIII quant au mode d’exercice du magistère produisirent un véritable effet chez les Pères. On trouve plusieurs renvois à son allocution au cours des débats de la première session, notamment celui sur le De fontibus revelationis. Le cardinal Lefebvre, à titre d’exemple, déclarait explicitement qu’il se proposait d’évaluer le schéma à partir des paroles de Jean XXIII[10]. Cet examen du schéma le conduisait à conclure que, dans celui-ci, la doctrine est exposée de manière négative, aride et dans une forme scolastique, et non sous un mode positif qui susciterait l’adhésion en montrant la grande beauté de la vérité chrétienne. Dans ce débat qui comporte un peu plus de quatre-vingts interventions, près de soixante ne portent pas principalement sur l’une ou l’autre des questions, pourtant fort controversées, abordées par le schéma, mais sur la façon d’exercer le magistère ou sur le style du discours. Je n’en donnerai ici que quelques exemples en reprenant une douzaine d’interventions.

1. Redonner la première place à l’exposé ou à la proposition de la doctrine

Dans une référence à peine voilée au discours de Jean XXIII, le cardinal Liénart regrettait que le schéma soit plus une série de condamnations qu’une ostensio veritatis. Mettre en avant et en premier lieu la présentation de la vérité représente un saut méthodologique par rapport au mode d’élaboration du discours magistériel depuis le concile de Trente. On sait que, dès le début de ce Concile, Cervini avait imposé une méthode au Concile qui a eu des conséquences considérables sur sa production. Ainsi, il avait fait constituer un catalogue d’erreurs, souvent citées hors contexte, que l’on trouvait dans les écrits réformateurs. Le point de départ de la réflexion conditionnait ainsi le discours des Pères. Jean XXIII propose une autre méthode, et c’est là l’une des originalités de Vatican II qui innove en raison de sa proposition d’une autre méthode : plutôt que de procéder à partir de la condamnation des erreurs, proposer et exposer la richesse du patrimoine doctrinal de l’Église. Toutefois, l’habitus mentis de l’Église, forgé au long des siècles depuis Trente, n’avait pas encore opéré au moment de la phase préparatoire du Concile, si bien que la rédaction des schémas avait procédé encore une fois à partir d’un catalogue d’erreurs qu’il s’agissait de condamner et auxquelles il fallait opposer, dans la partie positive, la contraposition catholique. C’est cette méthode qui est critiquée dans plusieurs interventions, dont celle du cardinal Léger qui, faisant allusion au passage du discours de Jean XXIII sur la manière de réprimer les erreurs, affirmera qu’on ne peut fonder une constitution sur la crainte des erreurs. « L’Église peut parler de toutes choses avec sérénité, sans agressivité, avec confiance et optimisme[11] ». Dans le même sens, en se référant à l’intervention du cardinal Léger, le président du Secrétariat pour l’Unité des chrétiens, le cardinal Bea, concluait que nous ne pouvons pas nous fonder que sur la crainte des erreurs[12]. Pour sa part, le cardinal Alfrink, faisant explicitement référence au discours de Jean XXIII, critiquera la terminologie utilisée par le schéma et la condamnation des erreurs qu’on y trouve[13].

Dans une intervention qui rassemble plusieurs des éléments impliqués dans le renouveau de l’exercice du magistère, le patriarche Maximos IV Saigh invite les Pères à traiter la question de manière pastorale et non « sous l’angle restreint, négatif et polémique » (répressif). Il n’y a pas nécessité de « procéder à de nouvelles définitions de foi ou à des déclarations dogmatiques qui risqueraient de raidir les positions traditionnelles », car « aucun danger ne menace vraiment l’Église ». Lui aussi se range derrière Jean XXIII, observant que dans le schéma proposé, certaines parties répètent l’enseignement traditionnel, « mais cet enseignement certain est présenté sous une forme plutôt négative de condamnations et de polémiques ». Sur le plan oecuménique, note-t-il au passage, « le schéma ne prépare pas le dialogue ultérieur », mais se contente « de répéter les formules dépassées de la “Contre-Réforme” et de l’“Anti-Modernisme” ». Ce qui est ici mis en cause, ce n’est pas seulement la renonciation à la condamnation des erreurs, mais c’est également le refus de la définition de la doctrine, élément qui appartient au même système de pensée que la condamnation, constituant avec elle un couple antithétique. De plus, il relève un autre élément du discours de Jean XXIII, soit le simple dépassement de la répétition de la doctrine[14]. Le cardinal Ritter abordera également cette question, considérant que la répétition de Trente ou de Vatican I ne lui apparaît ni nécessaire, ni utile. « Tout le schéma me semble obscurci par le pessimisme et l’esprit négatif », ajoute-t-il, alors que les chrétiens attendent du Concile une illumination positive. Nous avons à aller de l’avant et à diriger, non à réprimer et à dissuader[15].

S’il ne peut s’agir de condamner ou de procéder à partir de l’opposition aux erreurs, s’il ne peut s’agir non plus de définir de nouvelles doctrines, ni de répéter plus amplement les enseignements de Trente et de Vatican I, reste alors la voie étroite du renouveau de l’expression de la doctrine.

2. Élaborer un nouveau mode de présentation de la doctrine

Dans le contexte, compte tenu du mode d’expression adopté par le schéma soumis à la discussion, le nouveau mode d’expression de la doctrine signifia pour plusieurs Pères, non seulement de renoncer à un exposé qui procède à partir de la condamnation des erreurs, mais également de prendre une distance par rapport au moule scolastique dans lequel l’enseignement était proposé. Ainsi, dans son intervention, le cardinal Liénart regrettait que le traitement de la Révélation dans le schéma fût fait « de manière trop froide, trop directement scolastique ». Un tel style ne correspond pas au don merveilleux que Dieu a fait aux Hommes ! En conclusion, il disait : « […] ce n’est pas sur des arguments scolastiques que notre foi est fondée, mais sur toute parole qui sort de la bouche de Dieu[16] ». Mgr Garrone abondait dans le même sens, déplorant la « forme du schéma qui est trop scolastique ». Il faut, rappelait-il, « que nous disions : Hodie ad vos verbum Dei annuntiatur[17] ». À la forme scolastique de la doctrine, les deux évêques français opposaient la manière de parler de l’Écriture.

La critique de la mens scolastique ne devait pas s’arrêter là. Le cardinal Frings, dans une allusion assez claire à Jean XXIII, observait que : « Dans le schéma qui nous est aujourd’hui proposé, je n’entends pas vox Matris et Magistrae, ni la voix du bon pasteur, […] mais plutôt un langage scolaire et professoral qui ne fait pas vivre et qui n’édifie pas[18] ». On retrouve déjà là un écho au discours inaugural de Jean XXIII, mais cette référence deviendra plus explicite au terme de son intervention où il regrettait de ne pas trouver dans ce schéma « la grande tradition de l’Église, mais plutôt ce que l’on pouvait lire dans un “text-book” du xixe siècle ». Celui-ci désirait retrouver « la note pastorale dont le pape Jean XXIII avait voulu si ardemment voir imprégner le concile Vatican II ». Même tonalité dans les propos du cardinal Bea qui, après avoir rappelé l’invitation de Jean XXIII à adopter un style pastoral et insisté longuement sur le fait que tel était le programme du Concile, en venait à conclure que le schéma « n’avait pas en vue les hommes de notre époque […], mais une classe de théologie » et qu’il manquait cruellement de ce caractère pastoral dont parlait Jean XXIII. On parle comme dans les manuels et l’allure du schéma est trop scolastique. « Même en latin, ajoute le cardinal, on pourrait parler clairement de ces matières sans termes scolastiques[19] ». Non seulement s’en prend-il à la forme du discours, mais également au fait que celui-ci néglige les destinataires.

Ce souci d’élaborer un nouveau mode de présentation de la doctrine domine également l’intervention de Mgr Guerry qui revient sur la présentation pastorale et positive de la doctrine qui doit, souligne-t-il, « être proposée de manière adaptée en tenant compte des nouvelles conditions et formes de vie du monde moderne, selon le souhait du Souverain pontife ». De même, « les non-catholiques doivent être instruits modo persuasivo et intelligibili[20] ». Toujours au registre de l’oecuménisme, Mgr De Smedt s’en prenait au « style » du schéma, signalant que « l’oecuménisme se souciait non seulement de la vérité, mais aussi du mode d’exposition de la doctrine afin qu’elle puisse être comprise clairement et de manière exacte[21] ».

3. Renoncer à un style

Le discours de Jean XXIII avait également été entendu par les Pères qui n’en partageaient pas l’orientation. Ces Pères n’étaient pas prêts à renoncer à une forme d’exercice du magistère. Cette résistance se manifestait déjà dans la relatio antedisceptationem du cardinal Ottaviani. Dans sa très brève présentation du schéma, le président de la Commission doctrinale, qui avait essuyé de dures attaques lors de la première réunion de sa commission la veille au soir, parle directement aux Pères :

Vous entendrez beaucoup parler du manque de tonalité pastorale du schéma proposé. Je dis cependant que le premier et le plus fondamental devoir pastoral est la doctrine. « Enseignez ! » Le plus grand commandement du Seigneur est précisément celui-ci : « Enseignez toutes les nations ». Enseigner est le fondement de la pastorale. Ceux qui ont le souci du style pastoral pourront donner à l’enseignement de l’Église une plus grande expression pastorale. Il faut remarquer qu’un concile doit procéder à partir d’un style défini, lucide, bref et non d’un discours qui procède suivant le style d’un sermon, ou d’une lettre pastorale d’un évêque… Le style conciliaire est sanctionné par son usage à travers les âges[22].

Tout était dit : le style conciliaire est défini ; on ne peut y déroger, ni s’en écarter. Il doit obéir à certaines règles, et on ne peut donc pas le changer. Quant au style pastoral, s’il est approprié au ministère pastoral, il ne convient pas à un concile. Mgr Garofalo, lui aussi relateur au nom de la Commission doctrinale, revient pour sa part, sans s’y référer directement, au discours d’ouverture de Jean XXIII et ne manque pas d’y adresser une sévère critique, en en reprenant les principaux éléments : la défense de la doctrine dans sa relation à sa mise en valeur et la manière de combattre les erreurs. Il observera :

Tout le monde sait que le but principal d’un concile oecuménique est de défendre et de promouvoir la doctrine. Le schéma est pastoral parce qu’il est doctrinal ; il est oecuménique parce qu’il dit clairement aux frères séparés ce que l’Église enseigne ; le style est approprié parce qu’il est pérenne. Pour les frères séparés, l’Église catholique leur doit en justice et en charité, une doctrine très claire. Quant aux erreurs […] il importe de défendre la vérité contre les erreurs […] et un concile ne doit pas renoncer à son devoir de condamner les erreurs, quoi qu’il en soit de la forme de telle condamnation. La défense et la garde de la vérité appartient à la fonction pastorale[23].

Au cours du débat, quelques Pères parleront en ce sens, reprenant sensiblement les mêmes arguments. C’est le cas, notamment, du cardinal McIntyre pour qui, la plus grande charité que l’on puisse avoir à l’endroit des frères séparés, c’est de leur exposer la véritable doctrine de manière objective, sans ambiguïté ou incertitude, etc.[24] De son côté, le cardinal Santos s’en prend à ceux qui se prononcent contre le schéma, en disant qu’il n’est pas pastoral, mais scolaire ou qu’il ne répond pas aux conditions présentes. Sa réponse s’articule autour de trois affirmations. (1) La tâche d’un concile oecuménique est doctrinale. Le terme pastoral est un adjectif, alors que la doctrine est la nourriture ou la substance et non une qualité. Une constitution dogmatique est la nourriture que les pasteurs doivent offrir à leur troupeau pour les nourrir. (2) La doctrine exprimée par le magistère solennel doit être exprimée dans des formules exactes. (3) Il ne faut pas adapter la doctrine aux conditions présentes ou aux lieux. Elle est la même hier, aujourd’hui et à jamais. On peut l’expliquer, mais la réformer, jamais[25].

Je termine en faisant écho aux propos de Mgr Marcel Lefebvre. Selon lui, on doit

exposer la doctrine et extirper les erreurs et, à tous les hommes, manifester la vérité. Nous sommes pasteurs et nous savons que nous parlons différemment aux laïcs et aux prêtres. Comment définir la doctrine de manière à ne pas donner prise aux erreurs de ce temps et en même temps la rendre intelligible à tous ? Sa proposition est simple : rédiger deux schémas de manière à ce que la doctrine soit exprimée en mode dogmatique et scolastique pour les experts et proposer la doctrine sous mode plus pastoral pour l’édification des autres[26].

Conclusion

Il me semble, à la vue des textes de Vatican II et en les comparant à ceux des conciles antérieurs, que c’est moins en fournissant un enseignement ex professo sur le magistère qu’en adoptant une autre manière de parler que le concile Vatican II a communiqué à l’Église un enseignement sur le magistère, notamment en l’exerçant collégialement. Il a, en quelque sorte, défini un nouveau style, style dont on ne pourra pas complètement s’émanciper par la suite. Comme le concile de Trente, Vatican II nous enseigne que ce n’est pas tant en discourant sur le magistère que l’on marque son époque qu’en en développant un autre style. En ce sens, le dire apparaît encore plus fort que le dit.

Dans son discours de clôture du Concile, où il développe une méditation sur l’oeuvre accomplie par le Concile, Paul VI revient sur la question du magistère. Il relève alors le style qu’a pris l’exercice du magistère de l’Église à cette occasion : celui du dialogue, de la conversation, concepts chers à Paul VI, de la voie familière et amie et de la charité pastorale :

Le magistère de l’Église, bien qu’il n’ait pas voulu se prononcer sous forme de sentences dogmatiques extraordinaires, a étendu son enseignement autorisé à une quantité de questions qui engagent aujourd’hui la conscience et l’activité de l’homme ; il en est venu, pour ainsi dire, à dialoguer avec lui ; et tout en conservant toujours l’autorité et la force qui lui sont propres, il a pris la voix familière et amie de la charité pastorale, il a désiré se faire écouter et comprendre de tous les hommes ; il ne s’est pas seulement adressé à l’intelligence spéculative, mais il a cherché à s’exprimer aussi dans le style de la conversation ordinaire. En faisant appel à l’expérience vécue, en utilisant les ressources du sentiment et du coeur, en donnant à la parole plus d’attrait, de vivacité et de force persuasive, il a parlé à l’homme d’aujourd’hui, tel qu’il est.

Il est encore un autre point que Nous devrions relever : toute cette richesse doctrinale ne vise qu’à une chose : servir l’homme. Il s’agit, bien entendu, de tout homme, quels que soient sa condition, sa misère et ses besoins. L’Église s’est pour ainsi dire proclamée la servante de l’humanité juste au moment où son magistère ecclésiastique et son gouvernement pastoral ont, en raison de la solennité du Concile, revêtu une plus grande splendeur et une plus grande force : l’idée de service a occupé une place centrale dans le Concile.

C’est donc en exerçant le magistère d’une nouvelle manière que l’Église exprime le mieux la compréhension qu’elle a du magistère et nous enseigne ce qu’il est. À deux reprises, Paul VI énonce un paradoxe : c’est lorsque l’Église a pris la voix familière et amie que son autorité s’est exprimée avec le plus de force, ou encore c’est alors que son magistère s’est fait service qu’il s’est revêtu de splendeur et de sa plus grande force. En d’autres termes, l’Église gagne en autorité lorsqu’elle abandonne le style autoritaire et qu’elle se fait servante.

Quelques années plus tard, revenant sur le Concile, Paul VI observait : si à Vatican II l’Église a offert au monde son aide et ses moyens de salut, elle l’a fait, « et c’est là une nouvelle caractéristique de ce Concile, […] d’une manière qui contraste en partie avec l’attitude qui marqua certaines pages de son histoire », en adoptant « de préférence le langage de l’amitié, de l’invitation au dialogue[27] ».

Revenant à son tour sur le concile Vatican II qui constitua l’un des moments marquants de sa vie, Jean-Paul II, dans sa lettre apostolique Tertio millenio adveniente (1994), considérait que la manière de parler qu’ont adopté les Pères à Vatican II constitue une des principales nouveautés du Concile : « le ton nouveau, inconnu jusqu’alors, avec lequel les questions ont été présentées par le Concile constitue comme une annonce de temps nouveaux. Les Pères conciliaires ont parlé le langage de l’Évangile, le langage du Discours sur la montagne et des Béatitudes » (no 20).