Corps de l’article

La musicologie comparée est une discipline scientifique vouée à l’étude de la musique dans une perspective transculturelle. Elle a pour objet l’ensemble des formes musicales que l’on observe dans toutes les cultures du monde et à travers toutes les époques. De façon analogue à sa discipline soeur, la linguistique comparée, la musicologie comparée cherche à classifier les musiques en catégories stylistiques, à établir la distribution géographique de ces styles, à découvrir des traits universaux émergeant dans l’ensemble des cultures ainsi qu’à comprendre les causes et les mécanismes agissant sur l’évolution biologique et culturelle de la musique[1].

L’histoire intellectuelle et politique de la musicologie comparée et de son héritière l’ethnomusicologie étant d’une complexité considérable, il serait peu commode d’en faire la recension ici. Pour un compte rendu détaillé, on pourra se référer à un certain nombre de publications, notamment par Alan Merriam (1964, 1977) et par son disciple Bruno Nettl (2005, Nettl et Bohlman 1991), et pour un bref exposé on consultera P.G. Toner (2007). Afin d’en tracer les grandes lignes, on notera à tout le moins que l’idée des premiers musicologues comparatistes de la fin du XXe siècle – selon laquelle l’étude scientifique et transculturelle des enregistrements sonores et des instruments de musique pouvait mettre en lumière certains aspects fondamentaux de l’évolution humaine – s’est retrouvée pratiquement abandonnée au milieu du XXe siècle, alors qu’une nouvelle discipline, baptisée « ethnomusicologie », faisait son apparition et mettait de plus en plus l’accent sur un travail ethnographique minutieux au sein d’une même culture musicale, ainsi que sur des dimensions de la musique autres que sonores.

Récemment, certaines propositions ont attiré l’attention en réintroduisant au sein de l’étude des musiques du monde diverses méthodologies scientifiques, comparatistes, évolutionnistes ou acoustiques. Celles-ci revêtent diverses formes, que l’on pense à la « musicologie cognitive » (Huron 1999), la « musicologie évolutionniste » (Wallin, Merker et Brown 2000), la « musicologie empirique » (Clarke et Cooke 2004), la « musicologie systématique » dans une forme renouvelée (Schneider 2008), la « musicologie informatique » (Tzanetakis et al. 2007) ainsi que « l’analyse des musiques du monde » (Tenzer 2006 ; Tenzer et Roeder 2011). Réciproquement, un autre mouvement récent, la New Musicology, a intégré avec un certain succès les méthodes ethnographiques de l’ethnomusicologie dans le champ de la musicologie historique (Kerman 1985 ; McClary 1991 ; Stobart 2008). Bien que nous accueillions ces développements avec enthousiasme, nous croyons que la seule réintégration de diverses méthodologies est insuffisante – il est également impératif de renouer avec les problèmes ayant animé la musicologie comparée, et qui encore aujourd’hui demeurent sans réponse.

Le temps est donc venu de remettre la musicologie comparée à l’ordre du jour. Nous ne souhaitons pas ici nous attarder sur son passé, qui incontestablement contient sa part de zones d’ombre ; notre but est plutôt de démontrer qu’un retour à certaines de ses problématiques non résolues laisse entrevoir un avenir prometteur. Il convient d’ajouter que cette discipline ne doit aucunement être considérée comme le successeur de l’ethnomusicologie ou de la musicologie historique, mais plutôt comme une branche à part entière du domaine de la musicologie. Nous croyons que la nouvelle musicologie comparée peut et doit se réapproprier les méthodologies scientifiques et les théories évolutionnistes (modernes) tout en intégrant les approches humanistes et ethnographiques de la musique, et que la collaboration interdisciplinaire représente une voie privilégiée pour y parvenir.

Cet article vise à recenser cinq champs de recherche importants qui, nous pensons, recèlent certaines des problématiques les plus fertiles pour la nouvelle musicologie comparée. Ces cinq champs sont : 1) la classification ; 2) les mécanismes de l’évolution culturelle ; 3) les migrations ; 4) les universaux ; et 5) l’évolution biologique. Il fait également état de cinq « débats essentiels » concernant chacun de ces domaines, débats alimentés par des recherches interdisciplinaires en cours et ayant pour objet les relations entre la musique, les gènes et les langues. Bien que nous nous concentrions sur notre propre domaine d’expertise – soit les caractéristiques sonores de chants traditionnels – les mêmes principes peuvent s’appliquer également à l’étude comparative des instruments de musique (Von Hornbostel et Sachs 1961), de la musique populaire (Middleton 1990), de la danse (Lomax, Bartenieff et Paulay 1968), de la sémiologie de la musique (Nattiez 1990) et de la sociomusicologie (Feld 1984), entre autres.

Problématiques fondamentales

Pourquoi devrait-on faire de l’analyse comparative en musicologie ? Au sein de cette section, nous verrons comment ce type de démarche peut contribuer, et de façon significative, aux cinq champs de recherche considérés ici. Cette contribution peut également profiter à la musicologie en général et à d’autres disciplines comme l’anthropologie, les sciences cognitives, les neurosciences et l’étude de l’évolution. La figure 1 représente les cinq domaines ainsi que les relations d’interdépendance qu’ils entretiennent. La classification y occupe une position centrale, car c’est par cette méthode que pourra se réaliser de façon empirique, dans les quatre autres sphères, une comparaison des configurations de différences et de similitudes dans les musiques du globe. Lorsqu’elle fait apparaître des différences qui vont au-delà de ce qui pourrait être imputé au hasard (côté gauche de la figure), la classification peut nous aider à comprendre les mécanismes régissant l’évolution culturelle de la musique, compréhension qui peut être utile à la reconstitution historique des migrations et des contacts entre les cultures. À l’inverse, lorsqu’elle fait apparaître des ressemblances allant au-delà de ce qui peut être attribué au hasard ou à une ascendance commune (côté droit de la figure), la classification permet de mieux appréhender les universaux de la musique, contribuant ainsi à définir le rôle de cette dernière dans l’évolution biologique humaine.

Figure 1

Cinq champs de recherche importants en musicologie comparée

Cinq champs de recherche importants en musicologie comparée

-> Voir la liste des figures

Parmi les débats qui animent la musicologie et l’étude de la culture en général, nombreux sont ceux articulés autour d’une tension, entretenue de longue date, entre « universalistes » et « relativistes ». Bien que les deux conceptions prennent leur source dans le XVIIIe siècle, elles présentent des divergences fondamentales. Les universalistes, d’une part, sont davantage inspirés par la tradition intellectuelle nomothétique héritée des Lumières, qui cherche à faire apparaître les grandes tendances générales au moyen de méthodes quantitatives ; les relativistes, d’autre part, tendent à poursuivre la tradition intellectuelle idiographique des opposants à la philosophie des Lumières, tradition qui va du romantisme rousseauiste au postmodernisme d’aujourd’hui, et qui privilégie l’étude de cas précis au moyen de méthodes qualitatives. La musicologie comparée, l’anthropologie physique et les sciences naturelles tendent à être associées à l’universalisme, tandis que l’ethnomusicologie, l’anthropologie culturelle et les sciences humaines se rapportent plutôt au relativisme. Notons toutefois que l’on peut observer une grande variété d’approches au sein même de chaque discipline. Universalisme et relativisme « purs et durs » étant aussi indéfendables l’un que l’autre, cette diversité est la bienvenue, car le choix des méthodologies à appliquer à un problème précis dépendra de la nature des données disponibles et des implications morales découlant potentiellement des résultats (Huron 1999). La nouvelle musicologie comparée peut intervenir ici de manière féconde, d’abord en explorant les débats sur la musique à travers ces cinq domaines et au regard de la dichotomie universaliste/relativiste, puis en effectuant des rapprochements avec les débats semblables qui animent d’autres disciplines, notamment la linguistique et la génétique.

Précisions

Avant d’examiner les cinq domaines et leurs débats respectifs, nous souhaitons apporter ici des éclaircissements sur plusieurs concepts fondamentaux de la nouvelle musicologie comparée.

L’évolution

Alors que l’ethnomusicologie s’est vu reprocher de n’avoir su proposer de théories unificatrices (Rice 2010), la musicologie comparée, pour sa part, attribue aux théories évolutionnistes un rôle de premier plan (voir la figure 1). Considérant que certains ethnomusicologues sont apparemment d’un autre avis (voir par exemple Mundy 2006), il est important de souligner que les théories évolutionnistes actuelles s’enracinent dans le concept, mis de l’avant par Darwin (1859), de la diversification par le truchement de la « descendance avec modification », et non dans l’idée de progrès linéaire avancée par Spencer (1875), idée selon laquelle les formes évoluent nécessairement de la simplicité vers la complexité et qui depuis plusieurs décennies est considérée comme désuète – bien que McShea et Brandon (2010) pour la biologie, et Currie et Mace (2011) pour la culture démontrent comment des tendances directionnelles en évolution peuvent être en accord avec la théorie évolutionniste de Darwin. Mentionnons également, et c’est probablement le plus important, que les théories évolutionnistes actuelles reconnaissent que l’évolution culturelle n’est ni une « analogie erronée », ni un phénomène complètement dissocié de l’évolution biologique (voir Rahaim 2006). Le fait est que, non seulement la culture évolue et est sujette à un processus de sélection qui lui est propre (Cavalli-Sforza et Feldman 1981 ; Boyd et Richerson 1985 ; Danchin et al. 2011 ; Whiten et al. 2012), mais, en plus, elle agit de façon importante sur l’évolution génétique à travers la coévolution gènes-culture (Durham 1991 ; Richerson et Boyd 2005 ; Laland, Odling-Smee et Myles 2010).

Parmi les problématiques évolutionnistes ayant marqué les débuts de la musicologie comparée, plusieurs gagneraient à être revues selon la nouvelle terminologie et en regard des théories évolutionnistes actuelles. Par exemple, les débats entourant le diffusionnisme trouvent un écho dans les études contemporaines sur la comigration gènes-culture (voir la problématique 3 ci-dessous) ; au même titre, les discussions portant sur la « polygenèse » se reflètent dans l’étude des mécanismes de l’évolution culturelle (voir la problématique 2 ci-dessous).

La musique et le langage

La musicologie comparée a de nombreux enseignements à retenir de la linguistique comparée. Les cinq problématiques dont nous traitons ici se rapprochent d’enjeux similaires dans ce domaine, et que l’on retrouve notamment dans les travaux innovateurs (mais controversés) de Joseph Greenberg (1957, par exemple). La musique – particulièrement la musique vocale – et le langage partagent de nombreuses caractéristiques, mais divergent sur plusieurs aspects importants (Feld et Fox 1994 ; Wallin, Merker et Brown 2000 ; Fitch 2006 ; Patel 2008). Il est étonnant de constater que les définitions de la musique les mieux acceptées, tel le « son humainement organisé » de Blacking (1973), ne permettent aucunement d’établir une distinction entre musique et langage. Pour notre part, nous estimons que l’absence de dimension sémantique constitue la principale caractéristique permettant de les différencier, tout en reconnaissant que plusieurs types de formes « musicales », en particulier les chants avec paroles, sont plus adéquatement conceptualisés comme faisant partie d’un « continuum musilinguistique » (Brown 2000 ; Savage et al. 2012).

La « cantométrie »

La « cantométrie » (de canto = chant, et métrie = mesure), méthode élaborée par Alan Lomax (1968, 1976, 1980), occupe en musique une position similaire à celle de l’oeuvre de Joseph Greenberg en linguistique, mais suscite encore davantage de controverse. À l’opposé des premiers musicologues comparatistes, qui constituaient leur corpus à partir de quelques échantillons provenant d’un certain nombre de cultures, ou des ethnomusicologues d’aujourd’hui, qui recueillent un grand nombre d’échantillons au sein d’une même culture, Lomax et ses collaborateurs ont compilé plus de 4 000 chants provenant de plus de 200 cultures, matière à partir de laquelle ils ont établi une classification exhaustive au moyen de l’approche « cantométrique » développée par Lomax et Grauer (1968). Bien que ses conclusions aient suscité, à juste titre, de nombreuses critiques quant à certains aspects de la méthode – notamment la fiabilité de l’encodage, l’échantillonnage, le traitement de la diversité intraculturelle et intrarégionale ainsi que l’interprétation des corrélations entre musique et structure sociale –, même ses plus ardents opposants ont reconnu que cette approche recelait un grand potentiel, sous condition d’y apporter certaines améliorations méthodologiques (Narroll 1969 ; Downey 1970 ; Driver 1970 ; Maranda 1970 ; Nettl 1970 ; Erickson 1976 ; Henry 1976 ; Dowling et Harwood 1986 ; Grauer 2005 ; Leroi et Swire 2006). Nous avons récemment fait état d’un certain nombre de ces progrès (Rzeszutek et al. 2012 ; Savage et al. 2012 ; Savage et Brown 2014 ; Brown et al., en préparation), et l’exposé qui suit recourra à plusieurs reprises aux découvertes de Lomax en regard de leur pertinence pour la nouvelle musicologie comparée.

Classification, groupements et cartographie musicale

Comment pouvons-nous caractériser les similitudes entre différentes musiques, et ensuite, à partir de cette information, procéder à une classification selon des groupements stylistiques, pour ainsi être en mesure de créer des cartes musicales couvrant le monde entier ? Cette question soulève deux problématiques : celle des procédés de classification et celle des méthodes de groupement.

Procédés de classification

Ils visent à associer les éléments d’un ensemble à des catégories à partir des relations observées entre leurs traits constituants. Ces relations peuvent être de nature phylogénétique (filiation évolutive) ou phénétique (similitudes de surface). Considérant que les systèmes musicaux sont des combinatoires complexes de plusieurs paramètres (par exemple la hauteur, le rythme, l’instrumentation, le style performantiel), la classification des musiques sera fortement liée à une compréhension de la façon dont sont traités sur le plan cognitif les sous-systèmes qui constituent la musique. Il en résulte que le contenu des classifications variera en fonction, d’une part, des traits musicaux considérés, et d’autre part, de la façon dont ceux-ci auront été mesurés et quantifiés. Différents traits nécessiteront différentes méthodes de mesure. Par exemple, Savage et al. (2012), s’inspirant de Lomax et Grauer (1968), classifient les grandeurs intervalliques au moyen de chiffres romains afin d’établir une échelle ordinale (hiérarchique : Stevens 1946), tout en identifiant les types de mètres au moyen de lettres, résultant en une échelle nominale (sans hiérarchie) (a : non métrique ; b : hétérométrique ; c : polymétrique ; et d : isométrique). On pourrait par contre avancer que cette dernière échelle, apparemment nominale, reflète en fait une gradation allant de « l’irrégulier » (non métrique) au « régulier » (isométrique).

Il faut également prendre en considération les différences dans la perception des paramètres musicaux, en fonction de l’auditeur et de son bagage musical, ainsi que l’utilité de certains traits par rapport à d’autres lorsque vient le temps de mesurer la variabilité intraculturelle et interculturelle. À l’image des pionniers de la musicologie comparée, Savage et al. (2012) privilégie des traits saillants, se prêtant aisément à la transcription, et ce, afin de maximiser la fiabilité de la classification. Cependant, d’autres aspects, comme les paramètres performantiels, les microrythmes, la microtonalité, de même que des dimensions non strictement sonores, pourraient se révéler plus utiles, même s’ils sont potentiellement moins fiables (Lomax 1980 ; Arom 1991). L’élaboration de méthodes de classification sûres et objectives de ces traits représente une visée importante de la nouvelle musicologie comparée, car celles-ci sont essentielles à l’atténuation de l’eurocentrisme des premiers musicologues comparatistes, qui presque exclusivement ne considéraient que des paramètres de hauteur découlant de la théorie musicale occidentale (Toner 2007).

Groupements stylistiques et cartographie musicale

Le processus de classification des chants débute par la description des relations entre ces chants pris individuellement. Toutefois la classification en groupements stylistiques de plusieurs chants, voire de répertoires entiers, représente un défi autrement plus considérable. Les relations qu’entretiennent ces groupements peuvent obéir ou non à une structure de type arborescent (voir la problématique 2 qui traite de la question de « l’arborescence » dans le domaine de l’évolution). Ceux-ci peuvent être envisagés comme des « familles musicales », semblables en cela aux familles de langues dans le domaine de la linguistique. La principale utilité de ces groupements stylistiques consiste en la génération, par superposition à des données géographiques ou ethnographiques, d’une cartographie musicale qui aidera, tel que nous le mentionnons ci-dessous à la problématique 4, à mieux comprendre l’histoire des mouvements migratoires et des interactions entre populations (Savage et Brown 2014 ; Brown et al. en préparation). Par ailleurs, les cultures présentent différents niveaux de diversité musicale interne, certaines possédant des répertoires relativement homogènes alors que dans d’autres cultures ceux-ci sont extrêmement variés. Cette méthode d’analyse permet de caractériser la diversité des répertoires musicaux, que ce soit au sein d’une même culture ou entre plusieurs cultures.

Débat no 1 : comment se structure la diversité musicale intraculturelle par rapport à la diversité musicale interculturelle ?

La classification peut aider à comprendre la culture, notamment en ce qui a trait aux répertoires musicaux et à la structure de la diversité musicale. Les universalistes ont eu tendance à mettre l’accent sur les différences entre les cultures, alors que les relativistes ont insisté sur les différences au sein même de chaque culture. Il est généralement admis que structure sociale (Murdock 1967) et langue (Lewis 2009) relèvent d’une plus grande variabilité interculturelle qu’intraculturelle. Toutefois, le degré de diversité génétique s’est constamment avéré plus important au sein d’une même culture que d’une culture à l’autre (Lewontin 1972 ; Rosenber et al. 2002). Les pionniers de la musicologie comparée, de même que Lomax, ont généralement tenu pour acquis qu’il subsiste une diversité musicale plus importante entre les cultures, et se sont attardés à cibler un style représentatif de chacune pour ensuite les comparer entre eux. À l’inverse, notre propre étude des choeurs traditionnels des autochtones taiwanais (Rzeszutek et al. 2012) a démontré que 98 % de la diversité musicale observée au sein de notre corpus relevait de différences intraculturelles, corroborant en cela les positions relativistes d’ethnomusicologues tels que Henry (1976) et Feld (1984). Toutefois, d’autres études empiriques doivent être menées, la diversité intra- et interculturelle présentant possiblement un visage différent en fonction du contexte géographique, des répertoires et même des paramètres musicaux envisagés.

L’évolution culturelle de la musique

Quels sont les mécanismes opérant sur la stabilité et le changement en musique ? Comment émergent et disparaissent les formes musicales ? Comment de nouvelles formes sont-elles engendrées ? Est-ce que les traits musicaux constituent des systèmes interdépendants évoluant en parallèle, ou constituent-ils un amalgame d’idiomes et d’éléments stylistiques se développant indépendamment ? Quels sont les processus ayant présidé à la diversification des musiques dans le temps et dans l’espace, générant la distribution des formes musicales que nous connaissons aujourd’hui ?

L’étude de l’évolution culturelle de la musique tente de comprendre les mécanismes derrière le développement des similitudes et des disparités entre les musiques, ces mécanismes pouvant reposer, entre autres, sur un héritage légué par une ascendance commune, sur une évolution convergente de lignées autonomes, ou encore sur des emprunts entre lignées. Il arrive que des traits musicaux semblables émergent de façon autonome au sein de musiques n’ayant aucun lien historique, alors qu’en d’autres cas des musiques proches l’une de l’autre révèlent des caractéristiques fortement divergentes.

Tout comme nous l’avons mentionné plus haut au sujet de la classification, l’analyse de l’évolution culturelle de la musique requiert une compréhension des mécanismes cognitifs en lien avec les différents sous-systèmes constituant la musique. À partir d’une telle compréhension, l’enjeu se résume donc à découvrir les processus de transformation des systèmes musicaux en fonction du temps et de l’espace. Bien que cette démarche puisse être appliquée dans une perspective diachronique à une société en particulier (par exemple pour décrire les changements stylistiques à travers le temps), la caractérisation des processus de transformations musicales qui interviennent lorsque les cultures se rencontrent, que ce soit directement ou par l’entremise des médias de masse, constitue une visée autrement plus ambitieuse. Ces situations de contact engendreront typiquement des formes fusionnées (par syncrétisme, hybridation ou mélange). Une question fondamentale en lien avec ce type d’analyse concerne la symétrie des changements musicaux : est-ce que tous les traits musicaux tendent à se modifier en parallèle (coévolution des traits), ou est-ce que certains traits vont se transformer indépendamment des autres ? Dans la même veine, est-ce que certains traits ou certaines formes musicales (par exemple des formes rituelles ou populaires) sont plus imperméables au changement que d’autres ? En résumé, ce champ de recherche traite des forces agissant sur le changement et sur la stabilité musicale, ce qui implique également l’émergence et l’extinction des formes. Ces forces sont de nature et d’importance variées, qui vont de l’erreur fortuite de reproduction aux visées intentionnelles de censure et de génocide (Brown et Volgsten 2006).

Débat no 2 : dans quelle mesure les mécanismes respectifs de l’évolution culturelle et de l’évolution biologique sont-ils apparentés ?

L’analyse comparative peut servir à mettre en lumière les processus amenant les musiques à se transformer selon les cultures et les époques. On remarque ici encore l’écart important entre les positions universaliste et relativiste. Les tenants de la première ont eu tendance à représenter l’évolution biologique et l’évolution culturelle au moyen d’une arborescence, modèle selon lequel plusieurs branches distinctes émergent à partir d’une racine unique (Darwin 1859). Ceux de la seconde, quant à eux, ont plutôt adopté l’analogie de la jungle, ou celle du réseau, mettant l’accent sur le développement autonome des différentes branches (évolution convergente) de même que sur les possibilités d’emprunt (transfert ou mélange dans l’axe horizontal) (Kroeber 1948 ; Moore 1994). Les travaux sur l’évolution des langues corroborent plutôt l’idée voulant que le vocabulaire élémentaire se développe selon une structure arborescente (Mace et Holden 2005 ; Gray, Bryant et Greenhill 2010). À titre d’exemple, les emprunts entre langues de la famille indo-européenne représentent en moyenne moins de 10 % du lexique (Nelson-Sathi et al. 2011). Par contre, les généticiens des populations ont découvert que le modèle de la jungle ou du réseau était plus efficace que l’arborescence pour modéliser l’évolution génétique (Pritchard, Stephens et Donnelly 2000 ; Bryant et Moulton 2004). En effet, à l’exception du génome mitochondrial et de certaines portions du chromosome Y, l’ADN de la plupart des espèces se trouve en grande partie ré-agencé à chaque génération, ce qui, lorsque combiné à des échanges fréquents entre populations, entraîne une évolution génétique non arborescente sur le plan de la diversité intraespèce.

Les premiers musicologues comparatistes ont eu tendance à privilégier l’analogie évolutive de l’échelle, maintenant considérée désuète, selon laquelle les cultures musicales évoluent progressivement de la simplicité vers la complexité (Sachs 1940 ; Wiora 1965). Plus récemment, Victor Grauer (2006, 2011) a proposé une théorie de l’évolution musicale et de la migration reposant sur le modèle largement reconnu d’une lignée unique d’ADN mitochondrial prenant ses racines en Afrique (Cann, Stoneking et Wilson 1987). Néanmoins, les modèles en réseau ou en toile ont aussi été largement employés en musicologie comparée. Sachs (1943) et Lomax (1968) ont tous deux proposé des hypothèses voulant que la musique ait des origines multiples et indépendantes, Sachs suggérant des principes fonctionnels reliés à la parole (« logogénique ») ou à l’émotion (« pathogénique »), et Lomax situant les commencements en Afrique et en Sibérie. On reconnaît généralement que le paysage musical contemporain des Amériques s’est développé selon un modèle en réseau impliquant un mélange entre, à tout le moins, les musiques des esclaves ouest-africains et celles des immigrants européens ; par contre, le degré d’influence exercée par les musiques des autochtones du continent demeure matière à débat (Herskovits 1945 ; Merriam 1964). Des analyses indépendantes, portant sur des chants traditionnels des autochtones de Taiwan (Rzeszutek et al. 2012) et sur des instruments de musique européens (Tëmkin et Eldredge 2007), corroborent l’idée selon laquelle l’évolution musicale n’obéit pas à une structure arborescente au même degré que ne le fait l’évolution linguistique.

Musique et migration

Bon nombre d’éléments biologiques et culturels ont été utilisés en tant que marqueurs pour retracer des mouvements de population s’étendant sur des dizaines de milliers d’années. En plus des composantes génétiques (tels l’ADN mitochondrial et l’ADN du chromosome Y), des faits culturels comme les langues et les artéfacts matériels ont également été pris en compte. La musique recèle un énorme potentiel, encore largement inexploité, en tant que marqueur de mouvements migratoires. Elle est une composante universelle des cultures humaines, tout en faisant montre d’une grande diversité inter- et intraculturelle. La distribution géographique de la diversité musicale peut donc être utilisée afin d’éclairer l’histoire des mouvements de populations et des interactions entre celles-ci. Ce domaine est en constant dialogue avec celui de l’évolution culturelle de la musique (voir plus haut la problématique 2), car il traite de la diffusion à l’échelle du globe des formes musicales depuis leur apparition.

L’analyse des migrations représente en quelque sorte la synthèse des cinq problématiques traitées ici, puisqu’elle fait appel à : 1) l’analyse transculturelle détaillée des musiques ; 2) la classification des musiques en groupements ; 3) la cartographie des styles musicaux ; 4) des modèles culturels/évolutionnistes de diversification musicale et d’emprunts ; et – idéalement – 5) une comparaison transdisciplinaire entre la diversité musicale et celle observée dans les domaines linguistique et génétique. Ici se réalise pleinement le potentiel intégrateur de la musicologie comparée.

Débat no 3 : les populations et leurs cultures suivent-elles les mêmes chemins migratoires, ou opèrent-elles indépendamment l’une de l’autre ?

L’usage de différents marqueurs migratoires nécessite une évaluation de leur degré de fiabilité : sont-ils en mesure d’aider à connaître l’histoire d’une culture, ou ne font-ils que raconter leur propre histoire ? Par exemple, est-ce qu’un scénario migratoire établi en fonction des similitudes et des différences musicales concordera nécessairement avec les scénarios fondés sur les langues et la génétique ? La position universaliste, selon laquelle les peuples et leurs cultures tendent à se déplacer ensemble (Romney 1957 ; Vogt 1964), s’est trouvée en bonne partie corroborée par l’étude des migrations préhistoriques établissant des corrélations entre gènes, langues et techniques agricoles (Cavalli-Sforza et al. 1994 ; Bellwood et Renfrew 2002). À l’opposé, la position relativiste voulant que les peuples et les cultures se meuvent de façon indépendante (Boas 1940) semble avoir gagné en importance avec l’avènement de l’État-nation et de l’économie mondialisée (Anderson 1991 ; Appadurai 1996).

Des études ethnomusicologiques, portant sur l’identité culturelle et les diasporas musicales, démontrent que la musique est souvent partie prenante des grandes migrations culturelles, et ce, même lorsqu’une langue en vient à être remplacée (Turino et Lea 2004). Dans certains cas, paradoxalement, les communautés issues de la diaspora préservent les formes musicales traditionnelles plus fidèlement que ne le font les communautés du pays d’origine (Sharp 1932). L’observation de changements musicaux accélérés en l’espace de quelques décennies a en revanche amené certains à conclure que la musique n’était que de peu d’utilité dans l’étude des migrations préhistoriques (Stock 2006). Toutefois, les correspondances observées entre les dix aires stylistiques du chant identifiées par Lomax (1968) et les grandes zones de cohésion définies par la génétique préhistorique et par la linguistique, de même que la découverte de similitudes génétiques et musicales chez des populations apparemment isolées les unes des autres depuis des milliers d’années, suggèrent que cette conclusion a peut-être été émise de façon prématurée (Lomax 1968 ; Erickson 1976 ; Nattiez 1999 ; Grauer 2006 ; Callaway 2007 ; Pamjav et al. 2012). Certaines de ces observations sont néanmoins à considérer avec circonspection puisque les classifications musicales, celles de Lomax et Grauer en particulier, furent grandement influencées par les groupements préexistants établis en fonction de l’histoire des migrations (Driver 1970 ; Stock 2006). Les recherches à venir dans ce domaine devront s’assurer d’évaluer de façon explicite le degré de correspondance entre les données musicales, obtenues de façon indépendante, et les autres marqueurs migratoires (Brown et al. en préparation).

Les universaux de la musique

Parmi les traits musicaux, lesquels s’inscrivent dans l’ensemble des cultures et, à l’inverse, lesquels appartiennent à des cultures spécifiques ? Bien qu’il existe possiblement des universaux absolus caractérisant toutes les musiques, et ne relevant pas du langage ou d’autres types de productions sonores, il est plus probable que nous rencontrions des universaux de nature statistique (c’est-à-dire des constantes transculturelles), présents à divers degrés dans l’ensemble des cultures (Brown et Jordania 2011). La recherche des universaux de la musique comprend à la fois l’étude des traits particuliers, partagés de façon exceptionnelle par l’ensemble des cultures (« universaux de premier niveau »), et l’étude des traits couramment associés à d’autres éléments dans l’ensemble des cultures (« universaux de deuxième niveau »), peu importe si chaque composante de cette association est largement répandue ou non. Par exemple, l’emploi de la pulsation isochrone pourrait se ranger parmi les universaux de premier niveau, alors que l’association entre pulsation isochrone et pratique musicale collective pourrait constituer un trait universel de deuxième niveau.

Toute approche des universaux de la musique est fortement tributaire autant de la manière choisie pour décrire la musique (voir plus haut la problématique 1) que de la capacité à faire la distinction entre, d’une part, les similitudes attribuables aux migrations et à l’héritage culturel commun (problématiques 2 et 3), et d’autre part, les similitudes causées par d’autres facteurs, notamment de nature biologique (problématique 5 plus bas). L’étude des universaux exige une certaine ouverture envers le concept de classification, ce qui nécessite une compréhension des mécanismes cognitifs reliés aux sous-systèmes constituant la musique. Également, on touche ici à la notion de « traits invariants » en musique, qui découle possiblement de la spécificité de ces sous-systèmes dans le cerveau ou le génome humain.

Débat no 4 : existe-t-il des universaux de la culture ?

Les problématiques relatives aux universaux, que ce soit en musique ou dans les autres sphères de la culture et de la cognition humaine, sont étroitement liées. Même les plus fervents relativistes tendent à admettre l’idée que certaines composantes fondamentales, telles que la parenté, le langage et la musique, se retrouvent dans toutes les cultures du monde (List 1971 ; Brown 1991). Toutefois, la question de savoir si des lois sous-tendent effectivement la diversité de formes observée à travers les cultures demeure ouverte, car les premiers travaux sur le sujet ont omis de considérer les causes relevant des parcours historiques communs. Il en résulte que certaines corrélations pouvant, selon toute apparence, être attribuées à des tendances universelles, comme celles observées par Lomax (1968) entre les styles de chant et les structures sociales, pourraient tout simplement traduire le fait que plusieurs cultures ayant une ascendance commune relativement récente partagent également d’autres traits relevant du musical et du social (Erickson 1976). Savoir distinguer entre de telles corrélations de nature historique et une véritable relation de causalité constitue un problème d’ordre statistique que Naroll (1961) a appelé le « problème de Galton ». La linguistique est l’une des rares disciplines où les universaux ont bénéficié d’un appui important, en particulier lorsqu’on pense à la notion de « grammaire innée » chez Chomsky (1981). Toutefois, de nouvelles analyses phylogénétiques suggèrent que, dans ce cas également, on a omis de neutraliser le problème de Galton (Dunn et al. 2011).

Les premiers musicologues comparatistes s’intéressaient particulièrement à l’universalité des échelles musicales, pour l’étude desquelles ils ont su développer de nouveaux outils d’une efficacité considérable. Ils découvrirent entre autres que les conceptions occidentales de la hauteur et de la tonalité n’étaient en vérité pas aussi universelles que plusieurs auraient voulu le croire (Ellis 1885). Aujourd’hui, bien que l’étude des universaux de la musique ait été grandement délaissée, il semble tout de même subsister un consensus autour du fait que certaines caractéristiques fondamentales, notamment l’utilisation d’échelles comprenant jusqu’à sept degrés ainsi que l’emploi d’une pulsation isochrone, constituent des universaux de premier niveau et qu’ils sont reliés d’une façon ou d’une autre aux structures neurales de l’être humain (Reck 1977 ; Nettl 2000 ; Patel 2008 ; Brown et Jordania 2011). Le problème des universaux de deuxième niveau, pour sa part, doit encore être exploré extensivement. La dichotomie « logogénique-pathogénique » établie par Sachs (1943) suppose que la plupart des paramètres musicaux constituent des variables par rapport à un même continuum universel, alors que l’analyse factorielle de Lomax (1980) relève au moins neuf dimensions par rapport auxquelles les 37 paramètres de sa méthode « cantométrique » varient.

L’évolution biologique de la musique

Qu’est-ce que la musique ? Comment a-t-elle évolué au cours des âges ? L’étude des origines de la musique sous l’angle biologique s’interroge sur la question de savoir comment et pourquoi la musique est apparue au cours de l’évolution humaine. Plusieurs modèles traitent des liens évolutifs entre la musique et le langage : ces capacités se sont-elles développées en concomitance, ou ont-elles évolué indépendamment l’une de l’autre ? Les approches phylogénétiques s’inspirent fréquemment des modèles de l’évolution du comportement humain issus de l’étude des primates afin de détecter chez nos précurseurs les aptitudes ayant pu jouer un rôle dans l’évolution de la musique, notamment les dispositions sociales reliées à l’organisation en groupe et à l’interaction. Ces recherches regardent également du côté des vocalisations animales – les chants d’oiseaux en particulier – pour détecter des éléments qui, par homologie ou par analogie, pourraient être applicables à l’étude évolutive de la musique, ou encore pour étudier les mécanismes neuraux de l’imitation vocale. Elles prennent également en considération les potentielles causes génétiques de la musique chez les humains. Jusqu’à tout récemment, ces études se sont attardées presque exclusivement à repérer les génotypes (variantes transmises par les gènes) sous-tendant différents phénotypes musicaux (traits observables). Toutefois, les mécanismes évolutifs autres que génétiques, notamment la transmission culturelle, recèlent un potentiel important qui reste à être exploité dans les recherches sur l’évolution musicale futures (Danchin et al. 2011).

Débat no 5 : sur quel(s) plan(s) l’évolution culturelle interagit-elle avec l’évolution biologique ?

Le fait que la musique soit communément réalisée en groupe suscite d’importantes questions quant aux mécanismes darwiniens qui, peut-être, sous-tendent l’évolution biologique de la musique (Brown 2000). Un aspect important de l’étude de l’évolution génétique et culturelle consiste à comprendre comment les comportements de groupe ou de nature coopérative entre des individus non reliés peuvent être modifiés lorsque des « tricheurs » arrivent à tirer profit de ces comportements collectifs sans qu’ils aient eu à y contribuer eux-mêmes (Darwin 1859 ; Boyd et Richerson 1985). La théorie de la « sélection multi-niveaux » (Okasha 2006 ; Wilson et Wilson 2007) voit l’évolution de ce genre de comportement comme résultant des effets d’une sélection naturelle opérant à la fois à l’échelle de l’individu et à celle du groupe. Le concept de sélection de groupe demeure toutefois controversé, à cause de l’embrouillement théorique occasionné par la constitution même des groupes sociaux – mélanges complexes d’individus interreliés et de migrants plus ou moins apparentés (Hamilton 1964 ; Williams 1966 ; Abbor et al. 2011) –, d’une part, et en raison de la promotion de cette idée à des fins politiques par les darwinistes sociaux et les eugénistes, d’autre part (Allen et al. 1975).

Alors que le développement du langage entraîne des avantages évolutifs manifestes (Christiansen et Kirby 2003), l’apparente inutilité de la musique dans la lutte de l’individu pour sa survie a amené Darwin (1859) à affirmer qu’elle constitue « parmi les plus mystérieuses [facultés] dont l’homme soit doué ». Cela a entraîné de nombreuses théories sur l’évolution biologique de la musique, dont Brown (2000), Fitch (2006) et Patel (2008, 2010) ont dressé le compte rendu. Ces théories se classent en trois grandes catégories :

1) Non adaptationniste : la musique est considérée comme n’offrant aucun avantage évolutif direct, représentant plutôt un sous-produit issu du développement d’une autre faculté adaptative, comme celle du langage (Spencer 1857 ; Gould et Lewontin 1979 ; Pinker 1997). Patel (2008, 2010), par exemple, soutient que la musique, en dépit de son impact sur le plan biologique, est une invention d’ordre culturel plutôt qu’une adaptation de nature évolutive, semblable en cela à la maîtrise du feu. Ce type de raisonnement se voit toutefois contré par de récentes études suggérant que les inventions culturelles, telles que l’usage du feu ou l’élevage laitier, ont pu grandement influencer l’évolution génétique de l’être humain, et ce, sur une échelle de quelques milliers d’années seulement (Laland et al. 2010).

2) Adaptationniste – niveau individuel : la musique est considérée comme issue d’une sélection au niveau individuel, et non à celui du groupe. Bien que peu de spécialistes adhèrent à cette idée sur le plan de la survie de l’individu, Miller (2000) en a fait la promotion en remettant au goût du jour l’hypothèse de Darwin (1859) sur la sélection sexuelle, qui affirme que le potentiel adaptatif de la musique réside non pas dans sa capacité à favoriser la survie en tant que telle, mais plutôt dans sa faculté d’accroître les chances d’accouplement.

3) Adaptationniste – niveaux multiples : la musique est considérée comme ayant fait l’objet d’une sélection autant à l’échelle du groupe qu’à celle de l’individu. Les tenants de cette idée ont proposé un certain nombre de fonctions de coopération de la musique, notamment en lien avec la cohésion de groupe (Dunbar 1996 ; Brown 2000 ; Cross 2003) et avec la formation du lien d’attachement entre la mère et l’enfant (Dissanayake 2000 ; Trehub 2000). La plupart attribuent à la sélection au niveau collectif une influence supérieure par rapport à celle opérant sur l’individu seul, bien que nombreux soient ceux qui privilégient une combinaison des deux niveaux.

En dépit des avis divergents quant à certains détails, un large consensus autour de la dimension universelle du pouvoir de la musique, de sa capacité à être porteuse de significations – pour l’individu comme pour le groupe –, de même que sur la multiplicité de ses fonctions s’est établi. L’adhérence à ces idées, dans une perspective qualitative du moins, peut être retracée autant dans la littérature ethnomusicologique que dans celle sur la musicologie comparée. Ce qui manque cruellement au sein de ces deux corpus, ce sont les données quantitatives qui permettraient de mesurer l’importance relative de ces différentes fonctions dans une perspective transculturelle. On pense entre autres à des données fondamentales telles que la fréquence relative des chants, s’ils sont interprétés en groupe ou individuellement, par les hommes ou par les femmes, etc., ou même à des données plus précises reliant la musique et les chances de reproduction. Est également absente la prise en compte de la « synthèse évolutive élargie » (Danchin et al. 2011), qui voit l’évolution par sélection naturelle comme agissant sur les phénotypes, et non sur les génotypes, ce qui implique que les variations héréditaires dans les aptitudes musicales n’ont nul besoin d’être actualisées au sein de gènes ou d’aires cérébrales spécifiques pour jouer un rôle évolutif.

Conclusion

Nous espérons que ce bref survol réussit à tracer des voies prometteuses qui permettront à une nouvelle musicologie comparée d’apporter une contribution transcendant ses propres frontières. Bien que nous n’ayons retenu ici que cinq enjeux considérés essentiels, d’autres problématiques, relevant des sciences expérimentales et des sciences humaines, pourraient également être mises en lumière grâce à cette approche renouvelée. Par exemple, une récente étude a démontré que la capacité de danser sur une pulsation n’est pas réservée aux humains, mais qu’elle est aussi partagée par d’autres animaux à capacité vocale comme les oiseaux et les éléphants (Patel et al. 2009 ; Schachner et al. 2009). À ce chapitre, la musicologie comparée pourrait contribuer à la compréhension de l’évolution des arts et de la culture dans une perspective plus générale, prenant en considération non seulement les humains, mais également les autres animaux (Laland et Galef 2009).

Au sein de plusieurs disciplines, les grandes théories explicatives sont monnaie courante, en dépit du fait que les données transculturelles soient rares et difficiles d’accès (Henrich et al. 2010). Les pionniers de la musicologie comparée, quant à eux, ont élaboré de vastes théories rendant compte des musiques du monde, et ce, à partir de données limitées disponibles grâce aux premiers fonds d’archives consacrés aux cultures musicales, édifiés à partir de rien par Carl Stumpf et d’autres. Aujourd’hui, les ethnomusicologues ont accumulé une quantité inimaginable d’enregistrements et de documents provenant de tous les coins du globe, mais ils ne maîtrisent en général pas suffisamment les théories et méthodes (évolutionnistes ou autres) pour procéder à la synthèse de ces données (Rice 2010).

Des avancées considérables pourraient être réalisées si les ethnomusicologues décidaient de réintégrer à leur démarche la comparaison transculturelle, la méthode scientifique et les théories évolutionnistes, et s’ils s’attachaient à revoir les grands problèmes de la musicologie comparée. Cependant, l’évolution des disciplines académiques, tout comme celle des organismes vivants, est modulée par nombre de facteurs, et notre expérience suggère que l’ethnomusicologie d’aujourd’hui est peut-être trop fortement influencée par le relativisme et par le postmodernisme pour que cette éventualité puisse se concrétiser dans un futur rapproché (voir Mundy 2006 ; Rahaim 2006 ; Titon 2009 ; Koskoff 2010 ; Slobin 2010). Nous exprimons le souhait qu’à l’avenir, la nouvelle musicologie comparée, l’ethnomusicologie, la musicologie historique et les autres branches puissent se fondre en une seule « musicologie », diversifiée mais unie, qui saura puiser parmi de nombreux paradigmes théoriques et méthodologiques. Ainsi se réaliserait le voeu formulé par Adler (1885) alors même qu’il posait les premiers jalons de cette discipline.