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Résumé

Cet ouvrage porte sur la démarche thérapeutique auprès d’hommes ayant des comportements violents. Situant la violence conjugale comme étant un problème social qui découle, entre autres, de la socialisation sexuée et des normes rigides de la masculinité, le travailleur social et professeur universitaire Pierre Turcotte s’intéresse précisément au processus de changement chez ceux qui ont choisi d’instaurer la violence dans leur vie. S’inspirant d’une lecture constructiviste de la masculinité, l’auteur analyse leur cheminement dans une perspective où leur demande d’aide va à l’encontre des normes de la masculinité. Son ouvrage se divise en six chapitres, le premier étant de nature plus descriptive et les quatre chapitres subséquents de nature plutôt analytique. Le dernier chapitre est consacré à l’intervention auprès des hommes qui ont des comportements violents.

Chapitre 1 : L’intervention auprès des hommes en contexte de violence conjugale : évolution et quelques définitions

S’inscrivant dans ce que l’auteur estime être une logique de contrôle social, l’intervention en violence conjugale sur la scène provinciale québécoise s’est, entre autres, manifestée par la protection des femmes victimes et la responsabilisation/correction des hommes agresseurs. Si la priorité actuelle demeure la sécurité des femmes et des enfants, l’intervention auprès des agresseurs fait maintenant l’objet d’un intérêt grandissant qui vise à s’éloigner d’une logique axée uniquement sur la correction pour basculer vers une approche thérapeutique dont les objectifs vont au-delà de l’arrêt des comportements violents. En effet, Turcotte soutient que c’est en déconstruisant les normes d’une masculinité rigide que des changements à long terme pourront être achevés et c’est pourquoi cet objectif doit demeurer central à l’intervention auprès de ces hommes. C’est à travers cette perspective qu’il analyse 40 entrevues réalisées auprès de certains d’entre eux à diverses étapes de leur démarche d’aide.

Chapitre 2 : La perception du motif de consultation : d’abord le déni, puis, la honte

Si la perception du problème varie en soi, la plupart des hommes vont éventuellement nommer et reconnaitre leurs comportements violents ainsi que les conséquences sur la conjointe et les enfants. Cette reconnaissance est plus perceptible chez ceux qui sont en milieu ou en fin de processus, contrairement à ceux qui en sont au début et pour qui la violence est décrite comme étant de l’ordre de conflits conjugaux et justifiée par des facteurs externes, la conjointe étant souvent blâmée comme étant à la source de leur colère. Si certains reconnaissent initialement leurs comportements violents, admettre leur responsabilité face à ces comportements se fait généralement de façon graduelle. Turcotte indique que les risques que ces hommes utilisent la violence sont encore très élevés à cette étape-ci étant donné qu’ils n’admettent pas encore leur responsabilité.

Malgré les réticences initiales, les hommes s’approprient progressivement leur démarche d’aide et vont entretenir l’espoir et le désir que leur situation s’améliore. L’auteur soutient toutefois qu’une démarche d’aide pour comportements violents s’avère une épreuve honteuse à plusieurs égards, surtout la crainte qu’ils entretiennent d’être perçus comme étant des « batteurs de femmes » ou des criminels. Or, Turcotte soulève que ce sentiment peut être transformé en élément catalyseur, où l’homme passe du déni à la honte, constituant une étape essentielle dans la démarche de changement.

Chapitre 3 : La qualité de l’accueil reçu : un déterminant dans la reconnaissance du problème

L’auteur se penche ici sur l’accueil des hommes dans les services, ce qui constitue une étape déterminante pour le reste du processus thérapeutique. En effet, la qualité du lien thérapeute-client lors de la rencontre initiale, caractérisée par un accueil positif et sans jugement, les met généralement en confiance et les incite à poursuivre leur démarche. À cette étape-ci, on souhaite qu’ils s’approprient leur demande afin que les motivations externes pour aller consulter en viennent à être intrinsèques. Même si cette étape s’avère difficile, notamment en raison de la crainte du jugement, il ressort des entretiens que la plupart des hommes se disent soulagés face à une première rencontre.

Malgré l’appréhension initiale, ils sont confrontés à des émotions à connotation positive (soulagement, libération, le sentiment d’être compris et de pouvoir se raconter), mais aussi à des émotions à connotation négative qui vont à l’encontre des normes de la masculinité en exposant leurs faiblesses, soit de « réaliser sa responsabilité », d’« entrer en contact avec sa souffrance », d’« admettre sa violence et [d’]en assumer les conséquences » et de dévoiler ses émotions. La reconnaissance de leur rapport à la violence constitue sans doute une étape cruciale dans la thérapie, même si cette reconnaissance s’effectue de façon graduelle. En effet, par le processus de socialisation masculine, les hommes se sentent souvent légitimés d’utiliser la violence comme outil de prise de contrôle. L’étiquette « d’homme violent » étant peu souhaitable, ils emploient divers mécanismes, tels que la minimisation ou l’autojustification, afin de se dissocier des « vrais hommes violents ». Ces mécanismes sont plus fréquents en début de programme et diminuent au fur et à mesure qu’ils s’approprient leur démarche.

Chapitre 4 : Le processus de prise de conscience à l’étape du groupe de thérapie

Dans ce chapitre, Turcotte expose que dès l’entrée en thérapie la plupart des hommes sont en déni face à leur violence et trouvent pénible le fait d’intégrer un groupe d’hommes violents. Ils craignent à la fois le jugement des autres tout en maintenant une attitude défensive face aux participants. Toutefois, ils finissent généralement par s’intégrer de manière positive dans le groupe, d’une part parce qu’ils se reconnaissent dans les témoignages des autres et, d’autre part, parce qu’ils s’y laissent apprivoiser. S’ensuit le développement d’un esprit d’entraide, même si certains demeurent aux prises avec des craintes, de l’anxiété ou de l’ambivalence.

Graduellement, Turcotte dénote chez les hommes une prise de conscience qui les pousse à apporter des changements dans leur vie, et ce, sur les plans cognitif, comportemental et relationnel. Sur le plan cognitif, ils emploient des stratégies d’observation de soi et d’observation des autres, les deux permettant de prendre conscience de leur problème. Puis, sur le plan comportemental, ils vont mettre en place des stratégies visant à cesser les comportements violents et à éviter la récidive : « Ce niveau de changement correspond généralement à l’objectif central des programmes d’aide pour conjoints violents » (p. 87). Sur le plan relationnel, les changements les plus significatifs sont dénotés chez les hommes en postprogramme. À cette étape-ci, certains se responsabilisent progressivement et en viennent à accepter la rupture avec leur conjointe et le démantèlement de la cellule familiale tout en demeurant impliqués dans la vie de leurs enfants, le cas échéant. La présence d’enfants semble être significative dans leur vie et les encourage à entamer ou à poursuivre leur démarche thérapeutique.

Il est à noter que les rechutes font partie du processus et qu’ils doivent poursuivre leur travail malgré les difficultés. Cela requiert que les participants entament un processus réflexif sur leur façon de se voir comme hommes et de déconstruire certains éléments de leur socialisation, comme être en mesure de s’affirmer de manière non violente ou ne pas agir de façon impulsive sous le coup de la colère. Ils sont plutôt encouragés à apprendre à identifier leurs émotions et à exprimer leur colère de manière acceptable ainsi qu’à développer leur capacité d’empathie.

Chapitre 5 : Les trois étapes de l’itinéraire du changement chez les hommes face à la violence conjugale

Lors de la première étape, les hommes passent du déni à l’appropriation du problème. Il s’agit d’un changement sur le plan cognitif où ils vont passer de comportements de minimisation, de banalisation et de justification vers un « processus de prise de conscience » (p. 113). Dans la deuxième étape, ils mettent en application la décision de ne plus réagir de façon violente. À cette étape, ils s’approprient progressivement leurs propres solutions. Il s’agit ainsi pour eux d’une période d’essais et d’erreurs et le groupe « sert à la fois de témoin et de soutien dans les bons coups comme dans les cas d’échec » (p. 114). Enfin, la troisième étape constitue la phase où les participants développent un meilleur rapport à eux-mêmes et aux autres dans leur quotidien. Il s’agit de l’étape la plus significative, car ils apportent des changements tangibles dans leur vie en mettant en place leurs propres stratégies non violentes.

Turcotte conclut ce chapitre en réitérant l’importance d’aller au-delà de « l’arrêt des comportements violents, afin de favoriser un changement plus en profondeur notamment sur le plan des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes » (p. 115).

Chapitre 6 : Perspectives pour l’intervention sociale

Turcotte établit des liens entre les témoignages des participants et des pistes d’intervention pratiques. D’abord, il s’avère important de créer un bon lien de confiance avec les hommes dès l’accueil afin qu’ils se sentent à l’aise d’exprimer leurs émotions. Dans le même ordre d’idées, l’auteur suggère de les amener à distinguer les émotions telles que la colère ou la frustration et les comportements violents. Ce faisant, il est souhaitable qu’ils prennent contact avec leurs émotions tout en choisissant des moyens de les exprimer de manière respectueuse.

Il encourage également les intervenantes et les intervenants à « développer une attitude d’ouverture dès l’accueil », car « un accueil respectueux et soutenant est déterminant afin de créer une alliance de travail dès le premier contact avec ces hommes ambivalents face à la thérapie » (p. 119-120). Une alliance thérapeutique solide s’avère déterminante pour le processus et l’investissement des hommes dans leur démarche, considérant que la plupart d’entre eux peuvent et souhaitent changer selon l’auteur. Cette façon de faire apaise leurs inquiétudes et constitue une première étape dans la transition d’une motivation extrinsèque à une qui est intrinsèque. Si l’accueil des émotions s’avère partie prenante du processus, Turcotte nous ramène toutefois à la primauté de mettre fin chez eux aux comportements de violence en les leur faisant reconnaitre. L’aide offerte au sein du groupe doit donc être favorisée et facilitée par l’intervenante ou l’intervenant. Dans ce sens, la démarche des hommes doit être vue comme « une quête de sens » ainsi que comme un processus.

Enfin, Turcotte nous invite à déconstruire socialement l’étiquette d’« homme violent » dans l’optique où très peu s’y reconnaissent. Il suggère plutôt de reconnaitre les différents profils de participants et d’adapter les interventions en évitant une approche « clé en main ». Sur le plan structurel, comme la violence n’est pas innée ou naturelle chez les hommes et qu’elle est apprise socialement, il est souhaitable et même possible de viser de nouvelles normes identitaires en attaquant la masculinité traditionnelle, de façon à ce qu’ils puissent sortir la violence de leur vie.

Réflexion

Dans l’ensemble, Sortir la violence de sa vie. Itinéraires d’hommes en changement plaira sans doute aux étudiantes ou étudiants, chercheuses ou chercheurs, praticiennes ou praticiens qui s’intéressent à la problématique de la violence conjugale et plus spécifiquement à l’intervention auprès des hommes ayant des comportements violents. En s’appuyant d’exemples concrets tirés d’une recherche auprès d’un échantillon significatif de 40 participants, Turcotte expose le processus et leur cheminement thérapeutique à travers leurs succès et leurs difficultés. Il s’agit d’ailleurs d’un échantillon impressionnant considérant le contexte dans lequel ces hommes sont amenés à se présenter dans les services.

En donnant la parole à ceux qui ont entamé une démarche d’aide pour leurs comportements violents, l’auteur s’appuie d’exemples concrets permettant aux lectrices et aux lecteurs de faire le pont entre la théorie et la pratique. À cet effet, Turcotte semble disposer de plusieurs années d’expérience professionnelle, ce qui se transpose dans la place prépondérante accordée à l’intervention tout au long de l’ouvrage. Ceux et celles qui souhaitent enrichir leur pratique en seront ravis.

L’ouvrage présente toutefois une lacune majeure en ce sens où il s’avère parfois ardu de saisir les orientations théoriques de l’auteur. Par exemple, Turcotte cite des chercheurs avec des visions de la violence conjugale diamétralement opposées — Johnson et Dutton, par exemple — sans toutefois se positionner comme intervenant face à ces débats théoriques d’actualité. Cela se juxtapose à la multiplicité des approches d’intervention qu’il semble privilégier, comme l’humanisme, le cognitivo comportemental et le proféminisme. Si cette vision éclectique confère à l’auteur une marge de manoeuvre plus vaste en intervention, cela risque toutefois d’engendrer des incohérences dans les pratiques auprès des hommes ayant des comportements violents. À titre d’exemple, il expose par moments les conséquences d’une masculinité rigide, ce qui s’inscrit dans une analyse proféministe de la violence, tandis qu’à d’autres moments, il mentionne la souffrance des hommes, une rhétorique fréquemment employée pour discréditer les analyses féministes. Une conséquence de ce double discours se situe dans le risque que certains individus mal intentionnés s’appuient de cet ouvrage pour justifier la détresse des hommes violents, même si ce n’est clairement pas l’intention de l’auteur de soutenir un tel argument.

Outre cette lacune, il serait intéressant de voir si l’auteur poursuivra dans ce champ de recherche en ouvrant la réflexion quant à la pratique auprès d’autres groupes, tels que les hommes issus de l’immigration. L’intervention auprès des conjoints agresseurs demeure encore trop peu étudiée, considérant qu’il s’agit d’un domaine où les praticiennes ou praticiens s’engagent auprès d’hommes qui portent atteinte à la sécurité et au bien-être de leur conjointe ainsi que de leurs enfants. Tenter de les maintenir dans les services en misant sur une motivation intrinsèque tout en remettant en question les normes sociales de la masculinité semble constituer, somme toute, un défi de taille pour ces intervenantes ou intervenants. On ne peut qu’appuyer l’auteur lorsqu’il soutient l’importance d’aller au-delà de l’arrêt des comportements afin d’amener des changements à long terme, autant chez les hommes que dans la société en général. C’est pourquoi la réflexion dans ce domaine doit se poursuivre.