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L’évaluation de programme est une discipline relativement « jeune » qui a surtout émergé au cours des trente dernières années, mais qui croît à un rythme soutenu en raison, notamment, du contexte de reddition de compte qui prévaut dans de nombreux systèmes et organisations à travers le monde. En effet, depuis quelques années, il est possible d’observer que des organisations de toutes sortes (gouvernementales, paragouvernementales, privées) subissent des pressions importantes pour faire la démonstration de l’efficacité ou de la pertinence des programmes ou des politiques qu’elles mettent en oeuvre ou contribuent à soutenir. Les évaluateurs sont alors mis à contribution afin de concevoir et de réaliser des opérations d’évaluation souvent ambitieuses et sophistiquées et qui nécessitent des compétences diverses, complexes et surtout très recherchées, ces dernières se situant au confluent (1) de l’administration, (2) de l’évaluation et (3) d’une discipline ou d’un secteur (par ex., santé, éducation, domaine communautaire, etc.) dans lesquels l’évaluation se réalise. À titre d’exemple, l’évaluateur doit, seul ou en équipe, réaliser une analyse situationnelle, être en mesure de mener à bien une opération d’enquête, faire de la gestion de projet, tout en pouvant assurer une pratique réflexive sur ses actions et ses activités (Stevahn, King, Ghere, & Minnema, 2005). Qui plus est, les pressions exercées sur les évaluateurs sont souvent fortes, d’une part, et multiples et variées, d’autre part. Les enjeux politiques et économiques contribuent souvent à l’augmentation des pressions exercées sur les évaluateurs, ce qui peut entraîner potentiellement des problèmes de nature éthique. Les pressions sont également variées, car l’évaluateur est souvent un membre du personnel de l’organisation qui doit composer avec un rôle qui le met dans une position délicate aux yeux de ses collègues ou des membres de la direction. Sinon, il peut agir comme consultant à titre d’évaluateur externe, ce qui amène d’autres enjeux car une relation client-entrepreneur s’installe alors. La forte demande pour exercer des opérations d’évaluation jumelée à une pénurie d’évaluateurs compétents et bien formés crée parfois des situations tendues qui ont certainement des impacts importants non seulement sur le processus d’évaluation, mais sur les décisions qui sont prises sur les bases des conclusions émanant du processus d’évaluation. Malheureusement, ces conséquences sont peu documentées.

De nombreux ouvrages à caractère théorique sur l’évaluation de programme sont apparus au cours des dix dernières années, ce qui représente une excellente nouvelle. Dans la plupart des cas, l’accent est mis sur les aspects méthodologiques qui sont, évidemment, au coeur même du processus d’évaluation. Cependant, l’auteur note que peu de chercheurs s’intéressent aux dimensions plus théoriques qui pourraient être mises à profit par les experts voulant améliorer leurs pratiques (Fitzpatrick, Sanders, & Worthen, 2004) tout en suscitant la réflexion chez ceux qui s’intéressent davantage à la théorie. Cette situation est susceptible de créer un déséquilibre qui peut d’ailleurs être néfaste à l’essor de l’évaluation de programme pour les prochaines années. Ce numéro spécial est justement consacré à l’équilibre entre la théorie et la pratique dans le contexte de l’évaluation de programme. Voici quelques questions qui ont guidé les réflexions des auteurs de ce numéro :

  • Qu’est-ce qui fait que si peu de recherches s’intéressant aux processus d’évaluation voient le jour ?

  • Comment arriver à mieux faire émerger et à mieux documenter les composantes théoriques d’activités pratiques d’évaluation qui sont souvent uniques et hautement contextualisées ?

  • Pourquoi les praticiens ne s’appuient-ils pas davantage sur les propositions théoriques et méthodologiques dans le cadre de leurs activités ?

  • Comment améliorer la formation des évaluateurs afin que ces derniers arrivent à mieux faire le pont entre la théorie et la pratique ?

Les auteurs qui ont contribué à ce numéro thématique apportent un éclairage à la fois fort pertinent et intéressant à l’égard de ces questions. En effet, ces derniers proviennent de champs d’expertise et de milieux différents (éducation, santé, etc.), ce qui permet de jeter un regard pluriel sur ces questions qui sont plus que jamais d’actualité dans le paysage de l’évaluation de programme. Les articles de ce numéro thématique proviennent également d’auteurs européens (Figari, Tourmen et Droyer, ainsi que Duroisin, Demeuse et Soetewey), et d’auteurs nord-américains (Smits et Leduc, Robert et Ridde), ce qui permet au lecteur d’obtenir un éclairage à la fois panoramique et plus juste sur les questions abordées dans ce numéro.

Le premier texte est celui de Gérard Figari du laboratoire des sciences de l’éducation de l’Université de Grenoble. Son texte intitulé « L’évaluation entre technicité et théorisation ? » aborde les perspectives de l’évaluation technicienne en présentant les critiques auxquelles cette dernière fait face. L’auteur enchaîne ensuite en discutant d’un modèle d’évaluation plus théorique qui serait, en fait, chez les évaluateurs, davantage de l’ordre de « théorisations » à caractère plus spécifique que général.

Le second texte est l’oeuvre de Claire Tourmen et de Nathalie Droyer, toutes deux maîtres de conférence en éducation à AgroSup de Dijon. Leur article a pour titre « Dialogues entre théories spontanées et théories académiques de l’évaluation ». Ces dernières définissent et discutent des théories spontanées émises par les évaluateurs praticiens ainsi que des théories académiques qu’il est possible de retrouver dans les écrits. Au long de leur article, elles montrent les liens unissant ces deux types de théorie et comment elles peuvent s’alimenter l’une à l’autre.

Le troisième article provient de Pernelle Smits et de Nicole Leduc de l’Université de Montréal. Leur écrit trouve racine dans le domaine de la santé et a pour titre « Arrimer théorie et pratique dans les programmes de troisième cycle en évaluation des interventions : le cas de la santé ». Il s’agit d’un écrit qui touche davantage à la formation des évaluateurs. En effet, les auteures discutent de la pertinence d’un programme de troisième cycle en évaluation qui permettrait justement de mieux arrimer le volet pratique au volet théorique de l’évaluation de programme.

Le quatrième article a été écrit par Émilie Robert et Valéry Ridde qui oeuvrent eux aussi à l’Université de Montréal. Leur texte a pour titre « L’approche réaliste pour l’évaluation de programme et la revue systématique : de la théorie à la pratique ». Les auteurs y présentent l’approche réaliste qui se caractérise par une prise en compte du contexte évaluatif et des contraintes inhérentes à l’exercice de l’évaluation. Sous un angle plus didactique, les auteurs expliquent comment et pourquoi l’approche réaliste peut être mise à contribution dans le cadre d’opération d’évaluation ou de revue systématique.

Enfin, le cinquième article de ce numéro thématique provient de Natacha Duroisin, Marc Demeuse et Sabine Soetewey de l’Université de Mons. Le texte qu’ils proposent s’intitule « Concevoir un programme d’études et ancrer ce travail de conception sur des propositions théoriques et méthodologiques, une tâche difficile ? Synthèse des travaux menés dans le cadre d’une recherche en Belgique francophone ». Les auteurs abordent le thème de ce numéro sous l’angle de la conception des programmes. Ils y présentent une réflexion sur le processus d’élaboration des programmes d’études en Belgique francophone. La trame de leur texte vise à montrer les apports théoriques et méthodologiques dans le processus de conception de programmes d’études.