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Est-il possible que nous puissions éviter les distinctions nettes qu’on a pris par le passé l’habitude d’établir entre la nature, la vie et l’esprit, et cependant admettre des différences spécifiques dans les limites de quelque chose qui aura la nature d’une matrice commune[1] ?

1. Introduction

La citation mise en exergue en tête de ce texte capture de manière adéquate la question fondamentale qui se situe au coeur d’une nouvelle vision de la nature apparaissant progressivement au tournant du xxe siècle, essentiellement sous l’impulsion d’importants développements dans les sciences naturelles. La question posée par Sellars peut se reformuler sous la forme suivante : Est-il possible de développer une philosophie de la nature consistante qui rejette simultanément la dichotomie métaphysique — ce que Sellars nomme les « distinctions nettes » — et la pure identité — l’acceptation par Sellars de « différences spécifiques » — entre des phénomènes variés tels que, par exemple, les processus physiques, vitaux et mentaux ? À cette question centrale, aussi bien les pionniers du pragmatisme aux États-Unis (tels William James et John Dewey) que ceux de l’émergentisme en Grande-Bretagne (tels Samuel Alexander et Lloyd Morgan) ont répondu par l’affirmative.

Depuis l’avènement de ces courants respectifs au début du siècle dernier, les pragmatistes comme les émergentistes ont en effet eu en commun de défendre l’idée selon laquelle les phénomènes naturels comme la vie ou l’esprit ne sont ni radicalement déconnectés ni purement assimilables aux processus physico-chimiques dans lesquels ils s’incarnent. En d’autres mots, les pionniers du pragmatisme et de l’émergentisme ont développé une philosophie de la nature caractérisée par un équilibre entre les deux thèses suivantes, en apparence contradictoires : 1) les phénomènes complexes — tels que la vie ou l’esprit — sont continus avec les processus physico-chimiques sous-jacents qui leur ont donné naissance ; 2) les phénomènes complexes sont aussi discontinus avec leur base d’ancrage physico-chimique, de telle sorte que, d’une certaine manière, ils manifestent par rapport à celle-ci une certaine forme d’autonomie.

Par leur adhésion à la thèse de la continuité, les pragmatistes et les émergentistes sont essentiellement des philosophes naturalistes. Il ne peut exister selon eux de fossé ontologique ou de dichotomie au sein du monde naturel, en cohérence avec la maxime latine : « Natura non facit saltum. » Par l’entremise de leur adhésion à la thèse de la discontinuité, les pragmatistes et les émergentistes défendent une version antiréductionniste de ce naturalisme, dont la conséquence est leur refus — par exemple — de l’identification pure et simple des phénomènes vitaux ou mentaux à leur base d’ancrage naturel. Cette tension constitutive de la philosophie naturelle qu’ont en commun les premiers pragmatistes et émergentistes — à savoir soutenir dans un même mouvement la thèse de continuité et la thèse de discontinuité — peut être adéquatement capturée par l’entremise de ce qu’on appellera dans ces pages le « slogan pragmatico-émergentiste », qui constitue la marque de fabrique de ces philosophies : « Ni dichotomie métaphysique ni pure identité. » Par l’adhésion à ce slogan commun, des penseurs tels que James, Dewey, Morgan ou Alexander prétendent constituer et défendre une philosophie naturelle située à mi-chemin entre le pluralisme des substances et le matérialisme réductionniste. Dans le contexte d’une interrogation sur la place qu’occupe l’esprit humain dans le monde naturel, une telle posture consiste par exemple en une position intermédiaire entre l’interactionnisme dualiste de type cartésien et le monisme réductionniste d’inspiration spinoziste.

Développer une philosophie naturelle refusant ces deux options antithétiques — et en conséquence faire honneur au slogan pragmatico-émergentiste — n’est toutefois pas chose aisée. Comment est-il possible de penser en effet qu’un même phénomène naturel (comme par exemple l’esprit) puisse en même temps être continu et discontinu avec les processus physico-chimiques qui conditionnent son advenue au monde ? Une philosophie fondée sur une telle idée n’est-elle pas d’emblée inconsistante ? L’un des premiers objectifs de cette étude sera de montrer que les formes que revêt le nouveau naturalisme de Dewey et Morgan cherchent à surmonter cette possible inconsistance en usant d’un concept commun : l’émergence. En particulier, affirmer que l’esprit a émergé au cours de l’évolution cosmologique autorise Dewey et Morgan à penser celui-ci comme n’étant ni réductible ni totalement hétérogène aux conditions physico-chimiques de son apparition[2]. En vue de satisfaire notre objectif, nous nous proposons de répondre successivement aux interrogations suivantes : quelle est la nature du « nouveau naturalisme » naissant au tournant du xxe siècle (section 2) ? En quoi les pionniers du pragmatisme et de l’émergentisme — et ici plus particulièrement Lloyd Morgan et John Dewey — développent-ils des versions particulières — respectivement l’évolutionnisme émergent (section 3) et l’empirisme naturaliste (section 4) — de ce nouveau naturalisme ? Enfin, Dewey et Morgan partagent-ils la même vision de ce qu’est l’émergence ou, en d’autres mots, se réfèrent-ils de la même manière au slogan pragmatico-émergentiste (section 5) ?

Répondre à ces questions nous conduira naturellement à évaluer en quoi les équilibres pragmatiste et émergentiste entre continuité et discontinuité — ou entre exigence naturaliste et aspiration antiréductionniste — diffèrent ou au contraire s’identifient au sein d’un nouveau naturalisme que Dewey et Morgan furent parmi les premiers à théoriser. Ces dernières années, ce type de naturalisme est réapparu sous de nouvelles formes au sein des débats contemporains en philosophie des sciences et de la nature. Revenir aux sources de ces débats ne peut que contribuer à une meilleure mise en perspective de leurs enjeux sous-jacents et qui se perpétuent toujours aujourd’hui sur la scène de la réflexion philosophique.

2. Nouvelle cosmologie, nouvelles philosophies de la nature

Initiée au xixe siècle, la profonde transformation des sciences — et en particulier de la biologie en vertu du développement de la théorie darwinienne de l’évolution — eut de puissantes répercussions philosophiques. Il n’est dans ce contexte pas étonnant qu’aient fleuri, au tournant du xxe siècle, diverses philosophies de la nature « révisées » ou instruites de cette transformation. À la mutation de la cosmologie suscitée par les sciences peut ainsi être associée une mutation analogue en philosophie naturelle. À l’instar du philosophe naturaliste américain Roy Wood Sellars — que nous citons brièvement ci-dessous — il nous est donc loisible de parler d’un « ancien » et d’un « nouveau » naturalisme (ou de naturalismes pré- et post-darwiniens) :

It is clear that the chief fault with the older naturalism was its blindness to heterogeneity and diversity […]. It would not recognize levels and uniqueness. It was cosmically equalitarian. Accompanying this prepossession and expressive of it was the assumption that novelty is illusory. We may say that the older naturalism was inherently antagonistic to the idea of evolution, that it gave this revolutionary theory of the nineteenth century only lip-service, that it did not overhaul its fundamental assumptions[3].

Si le premier naturalisme, hérité en droite ligne de l’atomisme démocritéen, demeurait complètement étranger à l’idée de nouveauté du fait de sa subordination à l’idée mécaniste d’un cosmos immuable conçu sur le modèle de l’horloge, le second naturalisme évoqué par Sellars fait de cette notion de nouveauté son fer de lance, en « prenant au sérieux » l’idée d’évolution. Dans cette section, nous nous proposons de décrire la manière dont la transformation de la vision du monde suggérée par les sciences a conduit à l’avènement de ce nouveau naturalisme. Nous nous focalisons en particulier sur les enjeux philosophiques soulevés par le darwinisme et, plus généralement, par l’évolutionnisme. Dans un premier temps (2.1), nous mettons en évidence la manière dont les catégories de l’ancien naturalisme sont difficilement compatibles avec l’idée d’évolution, lorsque celle-ci est conçue en un sens « fort » que nous prendrons le soin de caractériser. À cette fin, nous décrivons brièvement la position philosophique de Charles Darwin lui-même. Ensuite (2.2), nous dessinons les grandes lignes du nouveau naturalisme, paradoxalement conçu comme « plus darwiniste » que la position défendue par Darwin lui-même.

2.1 Le naturalisme darwinien[4]

Si l’on définit le naturalisme comme une thèse cosmologique selon laquelle la nature, entendue comme le système spatio-temporel et causal étudié par les sciences, est auto-suffisante et épuise le « tout de la réalité », il s’agit presque d’un truisme que d’affirmer que Darwin est un penseur naturaliste. Il s’oppose en effet explicitement au supernaturalisme en rejetant toute entité ou force non naturelle qui pourrait avoir une influence causale sur le cours des événements mondains, comprenant notamment l’évolution biologique. Ce naturalisme darwinien s’accompagne de trois caractéristiques importantes pour notre propos :

Continuisme

En cohérence avec la maxime classique : « Natura non facit saltum » (« La nature ne fait pas de saut ») — répétée à maintes reprises dans l’Origine des espèces —, l’évolution darwinienne procède sans rupture ou brèche de continuité.

Gradualisme

Le changement organismique s’opère de manière presque imperceptible ; il consiste en réalité en la lente accumulation, sur des périodes extrêmement longues, de glissements infinitésimaux.

Quantitativisme

Le changement organismique consiste en l’accroissement ou en la diminution de taille de structures organiques, ou en la combinaison ou agglomération de structures organiques préexistantes. Il n’y a pas de place dans l’évolution darwinienne pour la nouveauté qualitative « authentique ».

En sus de cette cosmologie naturaliste alliant continuisme, gradualisme et quantitativisme, Darwin adhère à la thèse ontologique du matérialisme réductionniste selon laquelle l’unique « tissu événementiel » de la réalité naturelle est fondamentalement matériel et que tout s’y réduit ultimement.

Cet exposé succinct de la philosophie implicite à L’origine des espèces suscite d’emblée une question, qui fit par ailleurs l’objet de débats animés parmi la communauté darwiniste naissante, dans laquelle dialoguent des scientifiques tels que Alfred Russel Wallace, Thomas Henri Huxley, John Eatton le Conte ou George John Romanes : comment est-il possible d’expliquer, à partir d’un processus de variation purement quantitatif, les différences qualitatives observées quotidiennement, comme par exemple entre la fourmi non consciente et l’être humain conscient ? Formulée en d’autres termes : comment la théorie darwinienne peut-elle rendre compte du fait que l’évolution — ce processus naturel continu et graduel, n’autorisant que la variation en degré — puisse avoir donné naissance historiquement à ce qui nous semble être en réalité des différences de nature ? Selon les nouveaux naturalistes, la pensée évolutionniste de Darwin ne peut répondre adéquatement à cette question, qui sonne ainsi comme un défi à l’encontre du naturalisme implicite à L’origine des espèces. Darwin serait selon eux encore prisonnier des catégories classiques et dépassées de l’« ancien naturalisme », catégories qui n’autoriseraient pas à « penser sérieusement l’évolution », c’est-à-dire à concevoir l’évolution comme un processus au cours duquel survient ponctuellement de l’authentiquement nouveau.

2.2 Vers un naturalisme darwiniste non darwinien

Nous avons mis le doigt sur ce qui constitue sans aucun doute la divergence essentielle entre partisans des naturalismes pré- et post-darwiniens : la prise en considération de l’avènement d’authentiques nouveautés qualitatives au cours de l’évolution autorisant à rendre compte des différences de nature dont nous pouvons faire l’expérience quotidiennement. Cette divergence peut être marquée dans les termes suivants : les naturalistes darwiniens défendent une version réductionniste du naturalisme alors que les naturalistes darwinistes soucieux de penser l’avènement de nouveautés qualitatives au cours du temps défendent une version antiréductionniste de ce même naturalisme. Si les premiers pensent le changement comme une modification quantitative parfaitement continue et graduelle, les seconds le pensent plutôt — nous empruntons ici les mots de Bergson — comme une évolution créatrice.

Afin de clarifier le locus précis de la rupture entre naturalismes pré- et post-darwiniens, il peut être intéressant d’expliciter trois doublets de thèses antagonistes, de la manière suivante :

Naturalisme

Les seules entités et propriétés qui existent sont celles postulées par les sciences naturelles.

Supernaturalisme

Il existe dans le cosmos des entités qui échappent aux sciences naturelles comme par exemple des entéléchies, un élan vital, une res cogitans ou un Dieu interventionniste.

Évolutionnisme

Le cosmos n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui. Les entités ou propriétés que la science étudie sont advenues au monde au terme du déploiement d’un processus historique qui les précède.

Fixisme

Le monde ou certaines de ses parties sont immuables et peuplés d’essences stables. En biologie, cette position consiste en une négation de la spéciation.

Antiréductionnisme[5]

L’évolution est ponctuée de moments d’apparition de nouveautés qualitatives authentiques qui n’existaient pas, même en puissance, au sein des processus qui leur ont donné naissance.

Réductionnisme

Les nouveautés évolutives sont exclusivement quantitatives et consistent en des réarrangements ou modifications continus de matériaux préexistant.

Figure 1

Les possibilités de synthèses entre naturalisme, évolutionnisme et antiréductionnisme. Nous évaluerons dans une section ultérieure la place occupée dans ce diagramme par le naturalisme pragmatiste de John Dewey et par le naturalisme émergentiste de Lloyd Morgan.

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Ces thèses étant précisées, il est possible de distinguer trois cadres différents autorisant à proposer une réponse à la question relative aux diversités qualitatives apparentes dans le monde vivant (voir fig. 1). Premièrement, l’approche darwinienne consiste en une conjonction du naturalisme, de l’évolutionnisme et du réductionnisme. Cette approche conduit naturellement à deux options : le panpsychisme ou l’éliminativisme[6]. Ensuite, on peut concevoir l’hylémorphisme aristotélicien comme un naturalisme antiréductionniste ancré dans une conception fixiste de la phylogenèse. Enfin, les philosophies vitalistes de type bergsonien constituent des pensées évolutionnistes antiréductionnistes, mais essentiellement non naturalistes au sens entendu ici. Cela étant, on peut considérer le nouveau naturalisme né de la transformation de notre vision du monde par les sciences comme une synthèse « idéal-typique » cohérente entre ces trois approches. Cette synthèse entend être concordante avec les résultats et les méthodes des sciences naturelles (naturalisme). Elle s’inscrit dans une vision évolutionniste du cosmos en général, et des espèces en particulier (évolutionnisme). Elle est enfin désireuse de « prendre au sérieux » l’évolution en adhérant à l’idée selon laquelle celle-ci est le théâtre de discontinuités qualitatives (antiréductionnisme) qui rendent compte des différences de nature que nous observons quotidiennement. Le nouveau naturalisme peut ainsi être successivement pensé comme (1) une vitalisation de l’évolution darwinienne, (2) une mise en mouvement évolutionniste de l’hylémorphisme aristotélicien ou (3) une naturalisation du vitalisme bergsonien.

Ces précisions à l’esprit, nous sommes maintenant mieux outillés pour aborder les particularités d’écoles du premier pragmatisme et de l’émergentisme. Dans nos deux prochaines sections, nous explicitons comment la synthèse entre naturalisme, évolutionnisme et antiréductionnisme fut effectuée par Lloyd Morgan sous la forme de la doctrine de l’« évolution émergente » (section 3) ainsi que par John Dewey sur la base de son « empirisme naturaliste » (section 4). Cette analyse nous conduira naturellement à évaluer en quoi la parenté de ces deux auteurs — relativement à leur vision de la nature et de l’évolution — n’est peut-être en réalité qu’une apparence qui masque une divergence (section 5).

3. L’évolutionnisme émergent de Lloyd Morgan

3.1 Une évolution ni gradualiste ni saltationniste

Dans la section précédente, nous avons mis en évidence le fait qu’un nouveau naturalisme se forme à la fin du xxe siècle afin de pouvoir répondre à la question que l’évolutionnisme darwinien n’a pas manqué de susciter : comment un processus purement continu de modification et de ré-organisation de la matière peut-il avoir donné naissance aux différences de nature que nous pouvons observer aujourd’hui, dont l’exemple le plus sensible consiste en la réalité de l’esprit ? Deux pistes de réponses antagonistes à cette question centrale peuvent être évoquées. D’une part, l’option darwinienne, enchâssée dans un naturalisme matérialiste réductionniste, fait le pari de la totale continuité des processus naturels. Dans cette optique, l’esprit est advenu au monde comme la fonction d’un substrat matériel — le système nerveux — qui a évolué structurellement par accumulation progressive d’infimes modifications anatomiques. « La pensée, disait Charles Darwin, aussi difficilement intelligible qu’elle puisse être, semble fonctionner comme la bile du foie[7]. » D’autre part, l’option que nous qualifierons de « bergsonienne », essentiellement non matérialiste et antiréductionniste, admet l’idée selon laquelle l’évolution est le théâtre de réelles discontinuités. Cette idée a pour corrélat une conception essentiellement dualiste des rapports entre corps et esprit.

Dans le contexte de cette opposition vont progressivement se faire entendre ce que nous avons appelé pour l’instant les « naturalistes darwinistes non darwiniens », dont l’objectif premier est de proposer une résolution du problème qui allie continuité et discontinuité et, corrélativement, qui concilie le naturalisme darwinien avec l’antiréductionnisme bergsonien. Ce nouveau naturalisme se décline notamment sous deux formes équivalentes que nous abordons dans cette section : le « naturalisme évolutionnaire » de Sellars et l’ « évolutionnisme émergent » de Morgan. Ces deux versions apparentées du naturalisme ont en commun de s’articuler autour du concept philosophique d’émergence[8]. L’intuition essentielle véhiculée par ce concept est, en substance, relativement simple. On peut la capturer par l’entremise d’un exemple. La mise en ébullition d’eau liquide produit de l’eau à l’état gazeux. Qualifier ce nouvel état d’émergent traduit deux idées en tension. D’une part, la propriété « être gazeux » est entièrement déterminée par ses conditions préalables d’apparition. Elle n’est pas « déconnectée » de celles-ci. D’autre part, elle est aussi irréductible à celles-ci dans le sens (morganien) selon lequel la nature gazeuse de l’eau n’aurait pu être prédite théoriquement à partir d’une connaissance complète des conditions de l’expérience avant la mise en ébullition. La propriété émergente est « authentiquement » nouvelle : elle n’existait pas, même en puissance, dans ses conditions d’apparition[9]. La relation d’émergence capture ainsi l’idée selon laquelle le processus de vaporisation de l’eau est dans un sens continu — la propriété « être gazeux » est déterminée par une combinaison de propriétés sous-jacentes, appelée « base d’émergence » —, et dans un autre sens discontinu — on ne peut réduire la propriété « être gazeux » à sa base d’émergence. Il est dès lors possible d’affirmer que, lorsque de l’eau bout, « il y a évolution émergente d’un gaz à partir d’un liquide[10] ».

À l’instar du processus continu de vaporisation qui donne naissance à une propriété physique émergente, l’évolution biologique morganienne et sellarsienne consiste en un processus continu au cours duquel émergent de nouvelles propriétés vitales telles que, par exemple, l’esprit. L’évolution n’est ainsi ni un processus de modification quantitative opérant graduellement, ni un processus créatif de type saltationniste. L’évolution est émergente dans la mesure où elle autorise l’advenue de discontinuités qualitatives dans un processus d’engendrement continu.

Dès 1894, Lloyd Morgan développe déjà une telle vision de l’évolution qui consiste selon lui en la « manifestation continue d’une synthèse sélective[11] ». Il y invoque un exemple physico-chimique pour illustrer la nature paradoxalement continue et discontinue du processus évolutif. Selon lui, le processus de formation d’un cristal correspond à une « apparente brèche de continuité », par laquelle il faut entendre « non pas un fossé ou un hiatus dans la ligne ascendante du développement, mais plutôt un nouveau point de départ »[12]. La terminologie employée ici par Morgan nous suggère ainsi de concevoir l’évolution émergente — située à mi-chemin entre l’évolution gradualiste darwinienne et l’évolution créatrice ou saltationniste bergsonienne — sur le modèle d’un point d’inflexion dans le cours évolutif (voir infra fig. 2)[13]. Afin de saisir comment faire sens de cette idée d’évolution émergente ni gradualiste ni saltationniste, tournons-nous à présent vers ce qui constitue le concept clé de l’émergentisme de Morgan : la relationnalité (relatedness).

Figure 2

Représentation schématique des trois conceptions de l’évolution évoquées dans le texte. Le temps te correspond ici à l’époque de l’avènement au monde de l’esprit. La courbe (a) représente l’évolution darwinienne. L’esprit y apparaît continûment et est réductible à ses conditions d’apparition. La courbe (c) représente l’évolution bergsonienne. L’esprit y apparaît de manière discontinue et est ainsi irréductible à ses conditions d’apparition. La courbe intermédiaire (b) est associée à l’évolution émergente. L’esprit y apparaît continûment et est irréductible à ses conditions d’apparition. La réductibilité dont il est question ici est à comprendre comme « nouveauté authentique » ou, de manière équivalente à l’époque de Morgan, imprédictibilité théorique.

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3.2 La relationnalité

Comme nous l’avons évoqué, la pensée de l’évolutionnisme émergent met en tension l’exigence naturaliste d’une évolution continue et la possibilité de l’advenue d’authentiques nouveautés ou de discontinuités au cours de cette évolution. Chez Lloyd Morgan, la résolution de cette tension s’effectue à l’aune de son concept de « relationnalité[14] ». L’affirmation de Morgan selon laquelle « ce qui émerge à un niveau donné constitue une instance de ce que j’appelle un nouveau genre de relationnalité dont il n’existe aucune instance aux niveaux inférieurs[15] » se traduit, dans un langage plus contemporain, par l’idée selon laquelle l’émergence constitue l’advenue au monde, par composition d’entités physiques pré-existantes, d’un nouveau mode d’organisation manifestant des propriétés authentiquement nouvelles, c.-à-d. des propriétés qui n’existaient pas — même en puissance ou « implicitement » — avant leur émergence. Les entités physiques nouvellement organisées constituent ainsi le lieu d’un nouveau régime effectif de transaction avec le monde. Sous-jacente à ces considérations est l’idée selon laquelle l’émergence de nouvelles propriétés se produit lorsqu’un seuil est atteint dans le degré d’organisation d’un étant naturel constitué d’un ensemble d’entités physiques. En reprenant les termes de l’exemple que nous avons évoqué plus haut relativement à la vaporisation de l’eau, on peut dire qu’il y a émergence au cours de l’évolution lorsque, sous certaines conditions, des composants physico-chimiques s’organisent progressivement jusqu’à croiser un « point d’ébullition » au-delà duquel entrent dans l’existence de nouvelles propriétés.

Cette pensée conduit bien à une résolution de la tension entre idéal de continuité et advenue de discontinuités dans l’évolution. D’une part, elle est en effet cohérente avec un naturalisme matérialiste. Lloyd Morgan affirme par exemple :

The naturalistic contention is that, on the evidence, not only atoms and molecules, but organisms and minds are susceptible of treatment by scientific methods fundamentally of like kinds ; that all belong to one tissue of events […]. In other words the position is that, in a philosophy based on the procedure sanctioned by progress in scientific research and thought, the advent of novelty of any kind is loyally to be accepted wherever it is found, without invoking any extra-natural Power (Force, Entelechy, Elan, or God) through the efficient Activity of which the observed facts may be explained[16].

L’émergence d’entités nouvelles au cours de l’évolution n’est donc pas synonyme d’une adhésion à un dualisme ontologique tel que, par exemple, un vitalisme dualiste (par sa référence à l’entéléchie, Morgan vise ici explicitement le vitalisme d’Hans Driesch, contradicteur contemporain de l’émergentisme britannique ; par sa référence à l’élan, il vise naturellement Bergson). L’émergence se développe ainsi en opposition, notamment, à la dichotomie entre l’inerte et le vivant. D’autre part, le fait que, dans la philosophie de Morgan et de ses successeurs, l’organisation (ou la relationnalité) revête une nature effective ou réelle (elle se traduit par un impact causal sur le monde dont nous pouvons témoigner expérimentalement) traduit simultanément l’existence, au cours de l’évolution continue, de discontinuités naturelles. Il y a, avec l’émergence, un recyclage de l’ancien pour produire — nous l’avons vu — de l’authentiquement nouveau. L’ontologie du naturalisme matérialiste émergentiste est ainsi plus riche que celle du matérialisme réductionniste ; outre des entités physiques, elle contient aussi les relations ou modes d’organisations qui constituent ces entités.

3.3 Pyramide synoptique et structure hiérarchisée du monde naturel

Le concept d’émergence sur lequel repose l’évolutionnisme de penseurs comme Morgan ou Sellars ne peut se comprendre en dehors de la vision d’un monde hiérarchisé en strates successives de complexité organisationnelle croissante. À cet égard, il nous incombe d’expliciter ici brièvement la teneur d’une telle conception.

On peut voir dans l’oeuvre de Morgan lui-même la première explicitation d’un modèle stratifié du monde naturel[17]. Le développement d’un tel modèle dans la pensée morganienne peut être dissocié en deux moments. Le premier correspond à la réappropriation, dans la Spencer’s Philosophy of Science de 1913, des trois étapes de l’évolution telle que la conçoit Herbert Spencer : successivement le pré-organique (ou physico-chimique), l’organique (ou biologique) et le super-organique (ou psychologique et social). Selon la théorie générale du progrès de Spencer, ces trois ordres constituent des étapes d’une seule évolution globale régie par la loi naturelle de transformation de l’homogène en hétérogène. Lloyd Morgan réfère respectivement à ces trois ordres en tant que matière, vie et esprit, ce dont on retrouve la trace dans sa présentation de la philosophie d’Alexander dans son Emergent Evolution de 1923 (voir figure 3).

Le deuxième moment correspond à un raffinement de cette première hiérarchisation, manifeste par exemple dans l’affirmation suivante de Morgan, où celui-ci discute de la pyramide synoptique reprise en figure 3 :

Such a diagram […] is, so to speak, a synoptic expression, or composite graph, of a vast multitude of individual pyramids — atom-pyramids near the base, molecules a little higher up, yet higher, “things” (e.g. crystals), higher still, plants (in which mind is not yet emergent), then animals (with consciousness), and, near the top, our human selves. Classify how you will ; but let every individual entity have its appropriate place in the synoptic pyramid. It is intended to embrace all natural entities from atoms […] upwards[18].

Le modèle stratifié compte dans ce contexte cinq « échelons » principaux — atomes, molécules (et « cristaux »), plantes, animaux et hommes — constituant autant d’étapes remarquables dans la ligne ascendante du développement évolutif cosmologique. Chacune de ces étapes ainsi que celles, intermédiaires, non représentées constituent l’avènement au monde d’un nouveau mode de relationnalité, c.-à-d. un émergent. Comme l’affirme Morgan lui-même dans la citation reprise ci-dessus, toute entité naturelle trouve sa place propre dans ce « catalogue » exhaustif et hiérarchisé du monde naturel.

Figure 3

Pyramide synoptique représentant l’évolution émergente, inspirée du diagramme de Lloyd Morgan décrivant la pensée de Samuel Alexander. Le niveau fondamental duquel tout procède — y compris la matière elle-même — consiste chez Alexander en l’« étoffe de l’espace-temps ». Le niveau supérieur de la hiérarchisation consiste en la qualité de déité, constituant l’ultime étape de l’évolution émergente. Ces niveaux extrêmes, fruits des spéculations métaphysiques d’Alexander, disparaîtront de toutes les versions ultérieures du modèle.

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Cette manière de présenter le modèle stratifié morganien s’avère neutre quant à la question de l’origine et de la nature d’une éventuelle tendance cosmique à l’avènement continu de nouveaux émergents. Cette question mérite toutefois que l’on s’y attarde quelque peu car elle permet de mettre en lumière une importante différence entre l’évolution biologique conçue initialement par Darwin et l’évolution émergente morganienne davantage inspirée de la pensée de Spencer et d’Huxley. Selon la conception darwinienne, il n’existe pas de tendance à un quelconque accroissement de complexité — et donc à l’avènement continuel d’émergents — au cours de l’évolution (biologique). Le modèle stratifié morganien est, dans ce contexte, sinon erroné, au moins trompeur. Selon la vision morganienne de l’évolution, il existe une tendance continue à un accroissement de complexité organisationnelle conduisant à l’advenue au monde des émergents qui peuplent la pyramide synoptique. Le modèle stratifié entend capturer adéquatement le résultat de cette tendance. Penchons-nous maintenant quelque peu sur le contraste entre ces deux postures.

3.3.1 Charles Darwin : « Ne dites jamais supérieur ou inférieur[19] »

En cohérence avec la terminologie employée par Darwin lui-même qui préférait le mot neutre de « modification » à celui d’ « évolution » pour référer au processus continu de transformation des formes vivantes, la théorie darwinienne est à l’origine fondamentalement « non progressiviste ». Les principes de la théorie de la sélection naturelle n’impliquent aucunement l’existence d’une tendance ou d’une force qui conduirait progressivement et inéluctablement le vivant depuis des formes simples vers des formes de plus en plus complexes. L’évolution darwinienne conduit plutôt à la sélection continue des espèces les plus adaptées à des conditions environnementales toujours changeantes, et les formes de vie les plus adaptées à un environnement donné ne sont pas systématiquement les plus complexes. Dans un tel contexte, l’affirmation de Darwin « Ne dites jamais supérieur ou inférieur » est incompatible avec la vision du monde que dépeint la pyramide synoptique morganienne reprise en figure 3 (voir supra), dans laquelle est tracée une voie royale linéaire des atomes à l’homme. S’il fallait proposer une représentation picturale de l’évolution darwinienne, celle-ci prendrait ainsi, non la forme d’une échelle monolithique linéaire, mais plutôt celle d’un arbre foisonnant aux multiples ramifications.

3.3.2 Thomas Henri Huxley : « La grand-route de l’évolution[20] »

À l’inverse de la position essentiellement non progressiviste de Darwin, Morgan conçoit l’évolution — ici en phase avec la vision de son mentor Huxley — comme l’expression d’une tendance vers une augmentation progressive de complexité organisationnelle conduisant à l’avènement continuel d’émergents de niveaux de plus en plus élevés. L’idée huxleyenne de cette « grand-route de l’évolution » est rendue manifeste dans la figure 3 par la flèche verticale (présente dans l’original) qu’Alexander appelle nisus (participe passé du verbe latin nitor [gravir, s’élever, tendre vers]), et qu’il conçoit comme une tendance conduisant irrémédiablement les formes inférieures d’existants vers la qualité de déité. Si les émergentistes optent pour cette vision progressiviste de l’évolution, c’est sans doute parce qu’ils jugent que seule l’existence d’une tendance naturelle à l’accroissement de complexité organisationnelle est à même de rendre compte de ce que la conception non progressiviste de Darwin échoue selon eux à expliquer : le fait que les données paléontologiques tendent à montrer que les formes de vie anciennes sont en effet généralement plus simples que les formes de vie contemporaines.

Nous reviendrons sur cette divergence de point de vue entre émergentistes et darwiniens lorsque nous aborderons le naturalisme de John Dewey[21] de façon parallèle à l’étude que nous venons de mener au sujet du naturalisme émergentiste de Morgan. Sans renoncer à tester constamment ses hypothèses et à ré-évaluer systématiquement la validité épistémologique de son discours sur la nature, nous montrons tout d’abord dans notre prochaine section que la philosophie de la nature de John Dewey s’est également donné pour tâche, en s’efforçant d’articuler constamment les données de l’expérience avec les théories scientifiques et les méthodes des différentes disciplines du savoir, de rendre compte de la richesse de notre expérience quantitative et qualitative[22] de la nature. À l’instar des premiers émergentistes, c’est aussi dans une perspective naturaliste « élargie » qui ne cède ni au matérialisme classique (de type réductionniste) ni au spiritualisme que Dewey nous introduit dans une forme nouvelle de naturalisme (section 4.1) dont il nous revient de préciser les cadres épistémologiques et méthodologiques, mais aussi les présupposés philosophiques qu’ils impliquent. Nous nous intéressons ensuite au fonctionnalisme et au transactionnalisme (section 4.2) ainsi qu’au statut de l’émergence (section 4.3) dans le naturalisme de John Dewey à travers sa conception de l’origine de l’esprit. À cet égard, nous soulignons l’ambivalence de sa position naturaliste qui, tout en récusant toute position métaphysique, ne renonce pas à une vision humaniste de la nature dans laquelle réapparaît une forme « épistémique » de progressionnisme (section 4.4) au sein duquel s’inscrit sa théorie émergentiste de l’esprit. 4. L’empirisme naturaliste de John Dewey

4.1 Entre continuité et antiréductionnisme

Dans Expérience et nature, John Dewey lie l’origine du matérialisme réductionniste et du spiritualisme dualiste à un problème de méthode non empirique. Traditionnellement en effet, la pensée philosophique, par exemple celle qui s’intéresse à la nature, commence par prendre pour objet les résultats d’une réflexion ayant préalablement dissocié l’objet de l’expérience (la « nature » par exemple) ainsi que les opérations et les états propres à celle-ci (à savoir « l’expérience » de la nature elle-même). Telle est, pour Dewey, l’origine du matérialisme réductionniste et du dualisme spiritualiste : 1) Le matérialisme de type réductionniste identifie les actes de l’esprit, ses opérations et ses états aux effets de ce qu’il a en réalité initialement produit par la réflexion (des entités physiques ou organiques indépendantes de leur milieu, des organes isolés de leurs relations externes constitutives, etc.). Ce qui en fait un véritable idéalisme. 2) Le « spiritualisme », quant à lui, hypostasie la dissociation de l’objet de l’expérience de l’expérience elle-même, les substantialisant de façon tout autant idéaliste en deux mondes séparés, le monde de la matière et celui de l’esprit.

Ainsi se présente (sous les formes 1 ou 2) pour Dewey le problème aporétique que tente alors de résoudre de façon non empirique la pensée en cherchant à réunir ce qu’elle a initialement séparé[23]. Mais elle n’y parvient pas en tant qu’elle reste prisonnière d’une erreur intellectualiste (autrement dit d’un problème de méthode de réflexion non empirique) qui ne lui permet pas de renouer avec la continuité transactionnelle et co-constitutive de « l’expérience première » comme y parvient une méthode philosophique « empirique ».

Tel est le point de départ de la méthode résolument empirique de Dewey : l’expérience première ou la situation globale de l’homme — laquelle constitue tout autant une expérience de la nature qu’une expérience dans la nature[24]. Il s’agit de l’expérience d’un tout intégré et relié qui forme une continuité naturelle tout à fait indissociable — sinon abstraitement. Nous retrouvons ici, dans cette idée de continuité, un postulat fondamental de l’empirisme naturaliste[25] de John Dewey : « Le premier postulat d’une théorie naturaliste de la logique est la continuité des activités et des formes inférieures (moins complexes) et supérieures (plus complexes)[26]. » Toutefois, la notion de continuité au sens entendu par John Dewey n’est pas non plus un manifeste réductionniste : le type de continuité auquel Dewey se réfère ne s’identifie pas au gradualisme strict de Darwin. Il peut en effet tolérer des mutations brusques ou des libérations immédiates de qualités ou de propriétés des phénomènes naturels authentiquement nouvelles[27]. Car :

Ce qu’exclut [essentiellement] le postulat de continuité, c’est l’apparition sur la scène d’une force externe entièrement nouvelle [de nature surnaturelle] qui serait la cause des changements qui se produisent[28].

Il suit donc de ceci que (1) toutes les théories métaphysiques invoquant l’existence d’une Raison a priori, d’un Esprit absolu ou de formes substantielles qui prédétermineraient l’évolution naturelle sont rejetées[29]. En posant en effet l’existence d’objets imperméables à toute attaque empirique, ces théories contreviennent au principe de continuité de l’expérience. John Dewey récuse ainsi le parallélisme du panpsychisme, l’hylémorphisme, la thèse bergsonienne de l’« élan vital », etc. Apparaît dès lors comme corollaire (2) la nécessité pour Dewey de remplacer le problème métaphysique de la relation du corps et de l’esprit par un autre type d’interrogation non métaphysique. La question de l’esprit doit être naturalisée et repensée à partir d’un paradigme continuiste. Bien que Dewey distingue l’esprit du corps et se refuse donc à toute forme d’éliminativisme matérialiste, il s’agit pour lui d’éviter absolument de les figer métaphysiquement en termes de « substances ». (3) Ce postulat de continuité n’empêche pas Dewey d’envisager la constitution d’un nouveau naturalisme de type antiréductionniste admettant l’apparition de qualités irréductibles dans la continuité des interactions des phénomènes naturels, en cohérence avec l’adage : « Natura non facit saltum. »

L’abandon de la métaphysique conduit John Dewey à développer une conception naturaliste de la connaissance, de l’univers et de l’être humain. Mais si l’empirisme de John Dewey s’avère bien méthodologiquement et logiquement naturaliste au vu de ce qui précède, il ne s’agit pas non plus d’un naturalisme matérialiste de type réductionniste[30]. Quoique qu’elles soient toutes deux d’obédience empirique, c’est toute la différence entre la perspective réductionniste de Darwin et celle antiréductionniste de Dewey. Certes, les propriétés qui donnent à la situation globale de l’homme (à son « expérience première ») sa figure propre ne peuvent provenir que du développement et des caractéristiques de la vie naturelle (physique, chimique, biologique, sociale et culturelle). Mais si celle-ci est indubitablement physique, ses caractéristiques ne sont pas nécessairement réductibles aux théories physiques ou biologiques parce qu’elles sont naturelles[31]. Premièrement, l’expérience totale de l’homme (sociale, langagière et culturelle) comporte un enchevêtrement de relations dont la complexité ne peut être simplement reconduite — sinon abstraitement — au champ de causalité d’une seule science particulière. Deuxièmement, le postulat de continuité du naturalisme de Dewey n’implique pas nécessairement que les phénomènes naturels puissent, par captation d’une science explicative particulière, être réduits à leurs conditions initiales, ou réintégrés, dans une succession linéaire de causes efficientes.

Le postulat naturaliste de Dewey ainsi que son principe de continuité impliquent donc que, « si on nie le surnaturel[32] », on assume en même temps la responsabilité intellectuelle de reconnaître que, dans toute sa complexité, l’expérience humaine de la nature est plus riche que toute théorie isolée sur la nature. Nous avons bien ici un naturalisme au sens où nous l’avons opposé au supernaturalisme[33]. Mais l’« empirisme naturaliste » de Dewey consiste en un naturalisme élargi assumant (au sens antiréductionniste auquel nous introduisons) l’expérience humaine vécue comme « situation[34] » totale comprenant l’existence de propriétés et d’entités postulées non seulement par les sciences naturelles, mais également par les sciences humaines et sociales, l’art, la littérature, etc.

En ce sens, tout en intégrant la méthode et l’épistémologie de la théorie darwinienne dans sa philosophie de la nature, John Dewey s’est aussi distingué de Charles Darwin par le caractère non darwinien de sa conception de la nature, de l’homme et de ses propriétés — bref, de son ontologie antiréductionniste. S’il doit ainsi au darwinisme, à sa méthode et à sa conception de la formation des êtres naturels l’origine de sa théorie de l’esprit, c’est aussi — loin de souscrire à l’éliminativisme potentiel du naturalisme darwinien — contre ce dernier qu’il l’élabore en soutenant l’irréductibilité de l’esprit à la structure cérébrale ou à l’ensemble de ses conditions strictement matérielles. La formation de l’esprit humain apparaît en effet, pour Dewey, comme un processus fonctionnel, transactionnel et émergeant continûment avec l’humanité au sein de la nature — ce à quoi introduisent nos prochaines sections.

4.2 La théorie fonctionnaliste et transactionnaliste de l’esprit de John Dewey

Dewey importe bien le darwinisme en philosophie de la nature. Dans The Influence of Darwin on Philosophy, il rejette même au nom de ce dernier les catégories classiques de la Philosophia Naturalis, telles que les notions aristotéliciennes de « forme » ou de « substance », dont la traduction scientifique en termes d’« espèce » était chargée de présupposés métaphysiques fixistes. Son naturalisme ne saurait donc coïncider avec une mise en mouvement évolutionniste de l’hylémorphisme aristotélicien. Mais est-ce là pour autant l’indice d’un matérialisme réductionniste ?

Si nous assistons bien avec Dewey à une naturalisation du vitalisme bergsonien[35], son naturalisme « darwiniste » consiste néanmoins dans un naturalisme non darwinien, au sens antiréductionniste où il admet en même temps l’existence de propriétés ou de qualités authentiquement nouvelles (sémantiques, esthétiques ou éthiques par exemple) qu’il considère comme irréductibles — sans être pour autant surnaturelles — aux structures matérielles. Dewey leur attribue un nouveau statut — étranger au bergsonisme et à l’aristotélisme — lié pour partie à sa théorie de l’expérience et à sa relecture du darwinisme : celui de propriétés transactionnelles des comportements organiques, en tant qu’impliquées dans les processus d’adaptation fonctionnels (passés au crible de la sélection naturelle) des organismes complexes à leur contexte (continûment physique, biologique, social, culturel, etc.). Cette conception deweyenne du statut des propriétés organiques nous renseigne aussi sur le statut que John Dewey attribue à l’esprit dans sa philosophie de la nature.

Bien que sujet de ses qualités, l’esprit ne coïncide pas chez Dewey avec une entité fixe, individuelle et indépendante de son contexte. Mais, à la différence du behaviorisme classique fondé par Watson, l’esprit n’est pas non plus dénié, ni réduit à un comportement non mental identique aux processus physico-chimiques. Doué de capacité d’action en situation, l’esprit n’est pas non plus, comme chez Descartes, une substance pensante, ni comme chez Darwin ou dans le cadre du matérialisme classique, réductible à un substrat matériel isolable. En effet, il s’agit toujours d’éviter à la fois un matérialisme réductionniste et un spiritualisme dualiste, l’un et l’autre procédant de trois types d’erreurs : d’une part l’erreur matérialiste dénoncée par Dewey dans le type de théorie de l’esprit qui, notamment dans le cadre du naturalisme darwinien, situe son origine dans le développement continu des organismes individuels — en particulier des structures cérébrales vues comme le siège de la cognition. D’autre part, la conception idéaliste de l’esprit procède d’une erreur philosophique récurrente :

[Cette erreur consiste] à convertir de simples fonctions (résultats ou propriétés de processus complexes d’interactions) en réalités antécédentes ou en substances déjà données : voir par exemple dans la conscience [ou] le soi […] des donnés qui seraient les conditions de possibilité de phénomènes desquels [ils proviennent en fait][36].

Dewey renvoie dos à dos ces dualismes classiques : ni matérialisme réductionniste, ni spiritualisme dualiste. Tous deux prétendent en effet s’appuyer sur de prétendues « idées claires et distinctes » qui ne sont en fait pour Dewey que des leurres résultant finalement (ou originairement) d’un troisième type d’erreur[37] proprement analytique. Par erreur analytique, il faut entendre, comme le souligne Pierre Steiner, la posture intellectuelle qui « consiste à supposer que l’objet d’étude est donné et isolé (ou qu’il doit en tout cas l’être par le théoricien afin d’être adéquatement étudié […]) », bref, qu’il n’entretient pas « de rapports constitutifs avec un contexte et un environnement » ou encore que « l’unité qui le caractérise est simplement réductible à la somme de ses parties »[38].

[Or] la vie, [écrit Dewey,] désigne une fonction, une activité globale qui comprend l’organisme et son environnement. L’analyse réfléchie seule permet de les scinder et de dissocier les conditions externes — l’air respiré, la nourriture prise, le sol sur lequel s’effectuent les déplacements — et les structures internes — les poumons qui respirent, l’estomac qui digère, les jambes qui marchent[39].

À travers les erreurs matérialistes, philosophiques et analytiques, nous retrouvons des procédés d’élaboration d’objets imaginaires à l’oeuvre dans toute démarche de pensée non empirique. Pour Dewey, le double renvoi dos à dos du matérialisme et du spiritualisme requiert au contraire, pour éviter définitivement tout cheminement aporétique, de prendre au sérieux les leçons méthodologiques et philosophiques du darwinisme en optant résolument pour un fonctionnalisme, lequel est d’abord un transactionnalisme. Concrètement, la sortie de la cage de fer des schémas d’opposition classiques (à l’origine du faux problème du mind/body problem) pour redonner sens au concept d’esprit implique autrement dit de revenir à l’action de l’homme, comme être vivant, en corrélation permanente avec son environnement. Car toute activité, innervée au milieu qui la nourrit, est toujours celle d’un être vivant organiquement constitué dont toute l’expérience traduit de facto les conditions qui le co-constituent.

Il n’est donc pas étonnant de ce point de vue que Dewey récuse toute expression « hypostasiante » de l’esprit et propose, par conséquent, de considérer l’esprit — au même titre que la vie mais sous un rapport différent — comme une fonction dynamique à l’intérieur de l’expérience conçue comme tout intégré et relié d’objets, d’êtres et de propriétés constituant une continuité naturelle tout à fait indissociable — sinon abstraitement[40]. Comme le souligne Pierre Steiner :

[L’esprit, pour Dewey, n’est donc pas] une substance qui s’ajouterait [ad extra] ou cohabiterait avec une substance naturelle amorphe ; il prend plutôt la forme d’une fonction qualitative du comportement, fonction [ou partie] acquise résultant des transactions de l’organisme avec son environnement [bio-socio-culturel][41].

John Dewey élabore ainsi une théorie fonctionnaliste de l’esprit entendu comme un mode spécifique de rapports transactionnels humains conditionnés par la vie sociale et le langage[42]. De ce point de vue, l’esprit deweyen échappe bien au dilemme du matérialisme et du spiritualisme dualiste : il n’est plus ni de nature purement matérielle ni d’essence métaphysique — au sens d’une entité supranaturelle qui romprait avec le postulat de continuité du nouveau naturalisme deweyen. Cependant, une telle définition fonctionnaliste et transactionnaliste de l’esprit reste toujours insuffisante. EN effet, pour demeurer en cohérence avec le naturalisme antiréductionniste de John Dewey, il faut encore souligner un autre aspect de sa théorie de l’esprit, à savoir son caractère émergentiste.

4.3 Une théorie émergentiste de l’esprit

Afin d’éviter d’en faire un artefact illusoire des activités matérielles (un simple jeu de langage) ou une entité surnaturelle parachutée de nulle part dans les phénomènes, Dewey ne voit pas, pour expliquer l’apparition naturelle de l’esprit d’un point de vue naturaliste darwiniste mais non darwinien[43], d’autre moyen que de recourir au concept d’émergence. Il n’hésite pas d’ailleurs à qualifier sa théorie de l’esprit d’« émergente[44] ». C’est bien dans cet emprunt aux émergentistes qu’il trouve en effet un mode d’explicitation de sa position naturaliste antiréductionniste, dans la mesure où, comme nous l’avons vu précédemment avec Lloyd Morgan, l’émergence constitue un mode d’explication de l’apparition de certaines propriétés ou de qualités authentiquement nouvelles qui n’entend céder ni au matérialisme réductionniste ni au spiritualisme dualiste. Mais il n’est pas sûr, cependant, que sa conception de l’esprit et de l’émergence soit identique à celle des premiers émergentistes.

Si John Dewey recourt au concept d’émergence pour penser la dépendance de l’esprit à ses conditions naturelles antérieures, sans le réduire à celles-ci, la « transcendance » de l’esprit se situe pour lui dans les possibilités qu’offrent les systèmes humains de significations, de relations sociales et de langage émergés naturellement et constituant eux-mêmes les conditions nécessaires à l’émergence de l’esprit humain. L’esprit n’apparaît que dans la mesure où certaines conditions co-constitutivement « individuelles-et-contextuelles » (physiques, sociales, communicationnelles) étant présentes, les organismes vivants et leur environnement adoptent entre eux certains modes d’organisation transactionnellement spécifiques. Si l’émergence est donc bien un concept parfaitement adapté dans le cadre d’un postulat naturaliste qui privilégie — comme dans la philosophie de Dewey — une méthode d’immanence pour rendre compte du réel, ce concept doit être retravaillé et compris au sein du fonctionnalisme deweyen.

John Dewey situe toute base d’émergence dans les relations co-constitutives et fonctionnelles des êtres avec leur environnement (relations sélectionnées, confirmées par leur fonction d’utilité dans les processus naturels) plutôt que dans leurs individualités (même complexes) prises isolément — c’est-à-dire peu ou prou hypostasiées et abstraites de leur milieu génétique (nous reviendrons sur ce point dans notre conclusion). Autrement dit, la théorie de l’émergence de Dewey entend souligner que l’apparition de propriétés authentiquement nouvelles comme celles de l’esprit au cours de l’évolution naturelle, n’est pas le résultat de développements organiques isolés mais relève plutôt de modifications imprévisibles de champs d’événements constituant des continuités transactionnelles relativement fermées. Lorsque ces modifications surviennent et que se forment de nouvelles compositions d’interactions entre les êtres et leur milieu, de nouveaux champs apparaissent où les énergies contenues dans les interactions peuvent se libérer sous des modalités qualitatives et organiques tout à fait nouvelles[45].

4.4 Le naturalisme de John Dewey : un naturalisme progressionniste ?

En recourant au concept d’émergence, Dewey a bien conscience qu’il risque d’importer dans ses recherches une vision « métaphysiquement » téléologique et linéaire de la nature qui fut celle des premiers émergentistes[46]. Aussi s’impose-t-il dans Expérience et nature d’anticiper sans cesse les méprises liées aux emprunts qu’il doit effectuer aux théories concurrentes de son temps et de préciser (parfois confusément) le sens de sa position naturaliste.

Premièrement, pour Dewey, l’émergence en tant que telle n’a rien d’extraordinaire — ce que soulignaient déjà les premiers émergentistes — et ne constitue pas à cet égard une réelle différence entre l’émergentisme émergentiste et l’émergentisme pragmatiste[47]. Deuxièmement, l’émergence de l’esprit à partir de certains champs d’organisation conditionnants est loin d’être une apothéose qui confirmerait la suprématie de l’être humain au sommet d’une hiérarchie naturelle. Une telle émergence relève en effet pour Dewey du « même mystère contenu dans le fait qu’un homme qui cultive des plantes doive utiliser le sol ; ou que seules les plantes adaptées aux propriétés du […] sol puissent se développer[48] ». Autrement dit, en ce qui concerne les caractères de l’esprit (le sens de l’ordre, de la beauté, de la justice, etc.) présentés traditionnellement comme énigmatiques et merveilleux, notamment par les émergentistes :

[ils ne sont pas] différents de ceux qui pourraient aussi accompagner l’idée que la nature ou les événements réellement existants devraient exister et qui, étant, devraient être ce qu’ils sont. Ce caractère merveilleux pourrait donc être étendu à toute chose[49].

Il ressort par conséquent de ces deux remarques que la représentation en pyramide de l’évolution ne peut constituer une image adéquate du naturalisme transactionnel et fonctionnaliste de Dewey. Tout au plus la représentation en strates successives des émergents (matière, vie, esprit) que l’on retrouve ça et là dans Experience and Nature n’est-elle soit qu’une forme d’organisation interne et rationnelle du discours[50], soit qu’une interprétation épistémologiquement (mais non ontologiquement) acceptable en tant que point de vue humaniste ou prise de perspective particulière sur l’évolution naturelle.

Si l’on souhaite néanmoins se forger (sur le plan ontologique) une représentation approximative de la vision deweyenne de la nature, le symbolisme ryzhomatique (d’un Gilles Deleuze par exemple) nous paraît plus adapté au naturalisme non réductionniste de John Dewey, en présentant les champs et plans d’interactions des êtres naturels au cours de l’évolution comme suit :

Figure 4

Représente l’évolution buissonnante telle que la conçoit John Dewey en cohérence avec l’image multi-directionnelle que s’en représentait Charles Darwin. Mais, à la différence du naturalisme darwinien (réductionniste), le « triangle » symbolise l’apparition d’émergents au sein de la nature (refus de l’éliminativisme). Par contraste avec la figure 3, le triangle est renversé pour indiquer l’absence de « grand-route de l’évolution ». Si l’esprit présuppose la vie et la matière, il n’est pas nécessairement au sommet de la figure, et les liens représentationnels établis ne sont pas immédiatement reliés à un pouvoir causal dans les faits.

-> Voir la liste des figures

Cette vision non linéaire de l’évolution et du statut des émergents comme phénomènes couramment produits par la transformation des champs d’interactions naturelles n’implique pas, cependant, que l’on doive considérer n’importe quelle propriété émergente comme constitutive de l’esprit, ni que l’esprit soit partout présent dans la nature. Bien au contraire, la théorie émergentiste de l’esprit de John Dewey est suffisamment déterminée pour que nous puissions en dégager le processus spécifiquement humain.

John Dewey n’hésite d’ailleurs pas à qualifier son empirisme naturaliste d’humanisme naturaliste[51], car si l’esprit humain n’est pas l’aboutissement du processus évolutif (mais un émergent particulier parmi d’autres), il a cependant pour Dewey une identité propre (quoique non « hypostasiée ») qui nous intéresse au plus haut point en tant qu’êtres naturels humains. Bien que l’homme soit conditionné par son appartenance physique, biologique et sociale aux conditions de la vie animale, notre auteur n’hésite pas en effet à souligner que l’esprit ne manifeste pas moins en ce dernier une dimension trans-animale[52] qui, une fois apparue comme qualité naturelle dans l’expérience, transforme ses conditions. Par son esprit émergeant au sein de conditions spécifiquement humaines[53], l’homme est bien doué d’originalité en tant qu’être vivant particulier (aux déterminations spécifiques) inscrit dans une des lignées phylogénétiques de l’évolution buissonnante.

5. Conclusion

Au terme de notre étude, il n’est pas inutile d’en reformuler la problématique transversale qui n’a pas cessé de sous-tendre l’orientation des différentes parties de notre enquête, et que nous pouvons rendre une dernière fois explicite : en quel sens l’émergentisme et le pragmatisme, apparus dans le prolongement de l’avènement de la théorie darwinienne au xixe siècle, peuvent-ils être définis comme les formes originaires d’un nouveau naturalisme antiréductionniste ? Cette formule impliquait immédiatement d’autres questions directrices : en quoi l’émergentisme et le pragmatisme constituent-ils deux types de naturalismes darwiniens — mais non darwinistes ? Quels sont leurs présupposés ? Jusqu’à quel point leurs philosophies de la nature peuvent-elles être apparentées ?

Répondre à ces questions, dans les limites de la présente étude, nous a conduit à circonscrire notre analyse aux thèses principales de deux représentants éminents de l’émergentisme et du pragmatisme, Lloyd Morgan et John Dewey. L’analyse de leurs thèses permet de caractériser leurs philosophies de la nature et, dans leurs naturalismes respectifs, d’insister sur l’importance épistémologique, ontologique et stratégique que revêt le concept d’émergence dans le cadre élargi du naturalisme antiréductionniste auquel nos deux auteurs donnent une forme concrète. Cependant, il convient toutefois d’insister sur le fait que, bien qu’apparentée à l’apparition de ce nouveau naturalisme non réductionniste, cette forme concrète est d’emblée et irréductiblement double. Les philosophies de Morgan et Dewey — comme en témoignent leur interprétation et usage équivoque du concept d’émergence — ne peuvent en effet se satisfaire d’un naturalisme indifférencié qui ne tolérerait aucune divergence, entre les deux courants, en termes de présupposés épistémologiques ou ontologiques. Nous souhaiterions, en conclusion de la présente étude, insister sur ce point.

En recourant au concept d’émergence dans le cadre de son empirisme naturaliste, Dewey en transforme en effet la signification qu’il revêt dans l’évolutionnisme émergent de Lloyd Morgan. La conception deweyenne de l’émergence ne recoupe pas tout à fait celle qu’elle recouvre dans l’évolutionnisme émergent de Morgan, Alexander ou Sellars. Deux présupposés divergents à l’origine de cette distinction peuvent et doivent être succinctement soulignés.

(1) Nous avons vu que Morgan développe, dans le cadre de son évolutionnisme émergent, une conception progressionniste de l’évolution (voir section 3.3). Dans The Influence of Darwin on Philosophy, le fondateur de l’école de Chicago abandonne au contraire l’ancien naturalisme téléologique hérité de la métaphysique classique (de la philosophie grecque et de la théorie des formes). Il s’ensuit une conception non finaliste de la nature, au sein de laquelle les émergents ne peuvent être objectivement hiérarchisés d’après leur degré de perfection ontologique. (2) Ainsi que le suggère la citation suivante d’Alexander, la conception émergentiste de l’émergence demeure par ailleurs influencée par l’ontologie classique (des formes, de la substance) qu’implique une conception finaliste de la nature où il existe une spontanéité naturelle (ou métaphysique) des êtres à tendre vers les plus hautes réalisations de la vie et de l’esprit :

To adopt the ancient distinction of form and matter, the kind of existent from which the new quality emerges is the “matter” which assumes a certain complexity of configuration and to this pattern or universal corresponds the new emergent quality. But whereas up to the present we have been content to treat the quality as something which is correlated with a certain configuration of its basis, we can now, following the clue of the relation between mind and its body, identify the quality with its peculiar form of body[54].

Selon Lloyd Morgan, un émergent particulier (comme la vie ou l’esprit) suppose qu’une propriété authentiquement nouvelle « émerge » d’une totalité organique particulière (un individu isolable) qui la rend possible. Cette propriété est nouvelle parce qu’elle ne peut être prédite à partir de l’ensemble des propriétés des parties qui constituent cette totalité (cet individu dans sa complexité interne). Il est intéressant de noter ici que nous retrouvons bien l’hypothèse de la forme aristotélicienne[55] que les premiers émergentistes (Morgan, Alexander, Broad, mais aussi Sellars[56]) réhabilitent en régime évolutionniste. Selon cette hypothèse, l’unité d’un être (son mode organisationnel intrinsèque) ne peut être obtenue par l’addition de ses parties (ses composants matériels). N’ayant pour sa part jamais cessé de militer en faveur de l’abandon de l’ontologie classique et de la logique aristotélicienne, Dewey substitue à celles-ci une nouvelle logique et, mutatis mutandis, dans The Influence of Darwin on Philosophy et Expérience et nature, une autre ontologie partiellement inspirée de la biologie darwinienne. C’est précisément de cette autre ontologie, à savoir d’une ontologie post-darwinienne des relations (accentuant l’importance des accidents), que dépend la théorie pragmatiste de l’émergence.

Si Lloyd Morgan et John Dewey élaborent bien une cosmologie similaire, un naturalisme évolutionnaire (et non un naturalisme fixiste) antiréductionniste, la différence de leur interprétation des émergents se fonde dans le fait que nos deux auteurs ne partagent pas la même ontologie. Leur théorie respective des émergents constitue à cet égard une différence réelle entre les deux courants.

Alors que les émergentistes opèrent un renouvellement et une mise en mouvement évolutionniste des formes aristotéliciennes, Dewey développe une forme de nouveau naturalisme post-darwinien appelé empirisme naturaliste, où l’ontologie de l’événement (accidents) et des relations (transactionnalisme, contextualisme) qu’il implique ainsi que sa conception non téléologique de la nature, se distinguent de l’ontologie de la substance — repensée en contexte évolutionniste — du naturalisme progressionniste des premiers émergentistes. Autrement dit, si à l’instar de la « grand-route de l’évolution » de son mentor, Huxley, le naturalisme non réductionniste de Morgan reste influencé par une structure métaphysique pré-darwinienne, Dewey en rejette pour sa part toute forme de résurgence[57], préférant adopter à l’instar de Darwin une forme d’agnosticisme par rapport à l’existence ou non de substances individuelles et de causes globales ou supérieures — de causes finales — qui échapperaient à l’expérimentation « en contexte ».

Cependant, en dépit ou comme corollaire de cet agnosticisme, Dewey ne peut pas ne pas substituer à l’ontologie classique des formes une autre ontologie. Notre étude nous conduit à penser que, plutôt qu’être dérivée d’une structure métaphysique pré-darwienne, l’ontologie de Dewey procède en partie de son interprétation philosophique de la biologie darwinienne et de son transactionnalisme. Puisque les catégories de la relation et de l’événement priment, dans l’ontologie contextualiste et accidentaliste de John Dewey, sur celle de la substance[58], les émergents résultent plutôt de modifications — ayant le caractère d’événements — des conditions de transactions entre les êtres et leur environnement, ce qui confère alors à ces transactions des configurations et des qualités authentiquement nouvelles (et donc émergentes)[59]. Cette substitution d’une ontologie par une autre reste certes implicite dans l’oeuvre deweyenne, mais, comme l’a soulevé notre étude, l’interprétation et l’usage différenciés du concept d’émergence chez nos deux auteurs en constitue cependant une trace marquante.

Cette dernière remarque soulève une dernière différence entre la philosophie de la nature des premiers émergentistes et le naturalisme pragmatiste de John Dewey, dans la mesure où l’ordre de priorité du statut épistémologique ou ontologique de leur antiréductionnisme est exactement inverse.

Le naturalisme non réductionniste de Dewey procède en effet davantage d’un antiréductionnisme épistémique qui implique, en corollaire, un antiréductionnisme ontologique. C’est d’abord parce que l’activité de l’esprit, par exemple, ne peut être causalement expliquée par l’étiologie d’une science particulière (telle que la théorie physique, la biologie ou les neurosciences) — en tant qu’elle requiert l’articulation d’un champ pluriel de disciplines pour être expliquée —, que le naturalisme de John Dewey suggère implicitement une ontologie non réductionniste de l’esprit. Au contraire, l’émergentisme classique s’inscrit tout d’abord dans le prolongement réaliste de la tradition métaphysique classique (finalisme, essentialisme). C’est parce qu’il existe une hiérarchie naturelle de niveaux de causalité des émergents, autrement dit une supériorité ontologique de la vie ou de l’esprit sur leurs conditions matérielles ou vitales (dont rend objectivement compte l’évolutionnisme émergent), que les émergents constituent de véritables problèmes épistémologiques qui ne peuvent être réduits à l’étiologie d’une science empirique particulière (par définition toujours méthodologiquement réductionniste)[60].

Néanmoins, même s’ils ne partagent pas la même épistémologie ni la même ontologie, ou que l’ordre de priorité entre ces termes diffère dans la définition de la justification du statut de leur naturalisme antiréductionniste, les nouveaux naturalismes de l’émergentisme et du pragmatisme parviennent néanmoins à réaliser, par des voies différentes et un concept commun, la maxime pragmatico-émergentiste annoncée dans notre introduction : « Ni dichotomie métaphysique, ni pure identité. » Comme l’illustre aujourd’hui une vaste littérature en philosophie de la nature ou dans les sciences cognitives — où la théorie émergentiste de l’esprit de John Dewey suggère par exemple de délocaliser les phénomènes mentaux —, la prise en considération de cette maxime sous ses variations plurielles suscite depuis le siècle précédent des hypothèses de recherche fécondes au sujet de phénomènes aussi complexes que la vie ou l’esprit dans la nature.