Corps de l’article

En publiant Corps de papier. Résonances, Andrea Oberhuber signe un ouvrage de facture atypique où s’entremêlent essai et création. Elle y propose une réflexion sur l’écriture du corps au féminin par l’entremise de l’oeuvre de cinq auteures – Claire de Duras, Claude Cahun, Leonora Carrington, Unica Zürn et Élise Turcotte – appartenant à trois périodes distinctes, qui constituent aussi les trois parties de l’ouvrage, soit l’avènement du romantisme, l’avant-garde surréaliste et la première décennie du xxie siècle au Québec. Privilégiant une approche de théorie-fiction, souvent pratiquée par les auteures, Andrea Oberhuber fait alterner les études savantes avec les passages de création qui prennent la forme du journal, de lettres, du livre d’heures, de photographies et de collages. Les textes de Catherine Mavrikakis, Nicole Brossard et Verena Stefan se joignent aux mots d’Andrea Oberhuber pour multiplier les regards sur le corps. Placée en début de recueil, l’« adresse » de Catherine Mavrikakis situe d’ailleurs la démarche de l’auteure dans une communauté d’écrivaines cherchant à repousser les limites de l’objet-livre, d’une part, et du cadre de leur pensée, d’autre part, en s’ancrant dans le terrain fluctuant de l’hybridité artistique, générique et énonciative.

En introduction, Andrea Oberhuber pose quelques jalons de la relation établie entre corps et texte dans l’écriture des femmes, premier fil conducteur des analyses et des créations de l’ouvrage. Il s’agit d’exposer les moyens scripturaires déployés par Duras, Cahun, Carrington, Zürn et Turcotte pour traiter la question du « comment habiter son corps » et celle de l’être-au-monde lorsqu’on est sujet féminin. Par le truchement du corps, elles repensent les identités et les rôles sexués, de même que les normes et les images stéréotypées entourant le féminin – seconde ligne conductrice de Corps de papier.

L’étude de deux romans de Claire de Duras, auteure romantique et salonnière reconnue au tournant du xixe siècle, amorce la partie « savante » de l’ouvrage. Andrea Oberhuber montre l’intérêt pour les études de genre (gender studies) des héroïnes et des héros marginaux de l’oeuvre durassien en se penchant sur la double différence liée au genre et à la race au coeur de la construction de la protagoniste d’Ourika (1823), ainsi que sur la confusion des identités sexuées dans Édouard (1825). Andrea Oberhuber entreprend ensuite d’éclairer le fait que Claire de Duras soit tombée dans les oubliettes de la mémoire culturelle, en l’attribuant à divers facteurs tels que le manque de reconnaissance du genre romanesque durant la période romantique, son statut d’auteure, « le processus de validation ou d’exclusion propre à toute construction d’une histoire littéraire » (p. 31), ainsi qu’à son positionnement entre l’idéologie des Lumières et le romantisme. À l’analyse d’Ourika et d’Édouard succède le « Journal de Claire de Duras (fragments) », dans lequel la voix de Duras, imaginée par Andrea Oberhuber, réfléchit sur la réalité souvent amère de la femme qui écrit au xixe siècle. Son discours diaristique pose le constat – qui pourrait être élargi à la situation de plusieurs auteures – que les exégètes établissent trop souvent des parallèles entre l’oeuvre de Duras et sa biographie, alors qu’elle aurait voulu mettre en évidence la portée sociale de ses personnages qui vivent l’exclusion.

Nicole Brossard offre ensuite un texte de fiction à l’énigmatique titre, « Du réel nous ne connaissons que ce qui arrive à notre corps. Or le corps des femmes… », qui évoque l’idée que, en tant que support matériel de la vie, c’est dans et par le corps que le sujet s’inscrit dans le monde[1]. La superbe prose poétique de Nicole Brossard propose diverses variantes de la représentation du corps : le corps genré (« aujourd’hui beaucoup de les bébés [sic] naissent / sous la ceinture avec un corps complet / de fille ou de garçon qui font rouler la tradition » (p. 72)), le corps fictif, le corps médiatisé, le corps sensoriel ou encore le corps public.

La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre sur les études de trois auteures-artistes, Claude Cahun (Aveux non avenus), Leonora Carrington (En bas) et Unica Zürn (L’Homme-Jasmin), qui ont pratiqué une écriture auto(bio)graphique qu’Andrea Oberhuber situe dans la poétique surréaliste. Ces auteures nous entraînent « à la dérive », pour reprendre l’expression d’Andrea Oberhuber : dérive des genres (littéraires et sexuels), dérive des médias et dérive de l’identité du sujet-narrateur. La « théâtralisation » (p. 28) du corps et du moi traverse les frontières artistiques dans ces oeuvres où cohabitent plusieurs médias (écriture et photographie, dessin ou encre de Chine) qui véhiculent les obsessions des auteures-artistes – identité trouble, maladie mentale, homosexualité, genre ambigu, regard de soi et d’autrui. Andrea Oberhuber se penche également sur les motifs de ces écritures de l’intime atypiques qui permettent de se réconcilier avec un passé douloureux, aussi bien que de s’en distancier en le plaçant hors de soi par le geste de le coucher sur papier. Suivent trois lettres adressées respectivement à Cahun, à Carrington et à Zürn, dont le ton est tour à tour celui d’une écriture de l’intime et celui du discours académique. Dans la lettre à Claude Cahun, Andrea Oberhuber fait un clin d’oeil à Aveux non avenus en reprenant un de ses acronymes (I.C.U.) et les petits symboles (coeur, étoile) qui ponctuent l’oeuvre et en ajoute un nouveau (une main qui tient un crayon). Elle témoigne de son « ravissement » (p. 126) devant une oeuvre qui ne cesse, selon elle, de se voiler et de se dévoiler. Puis, en réagissant à la nouvelle de la mort de Leonora Carrington et à sa réception limitée en tant que « muse des surréalistes » et « amoureuse de Max Ernst » (p. 131), Andrea Oberhuber s’interroge sur les couples créateurs[2], nombreux dans le cercle surréaliste, et avance que les femmes surréalistes étaient souvent dans « un double mouvement d’affiliation et de désaffiliation » (p. 134-135) avec le groupe. En écrivant à Unica Zürn, l’auteure met en relief certains invariants de l’oeuvre de l’auteure-artiste allemande – encore en bonne partie inexploré, particulièrement dans sa dimension iconotextuelle –, tels que les êtres hybrides, la démarche intermédiale et l’écriture autographique, au regard de sa relation avec Bellmer et les surréalistes, ainsi que de sa maladie mentale.

La troisième partie amène le lectorat au début du xxie siècle avec l’étude de La maison étrangère d’Élise Turcotte. Ce roman se situe dans la production d’une « nouvelle génération d’écrivaines » québécoises et françaises qui publient, au cours des années 80 et 90, des récits « privilégi[a]nt la mise en scène du corps des narratrices » et « font la part belle à une réflexion sur la filiation » (p. 186). Andrea Oberhuber analyse la manière dont le sentiment d’étrangeté à soi et au monde, la « défaillance de la mémoire » (p. 165) et la perte des repères identitaires sont textuellement représentés par la dématérialisation du corps de la narratrice qui devient le « tombeau » (p. 166) du passé. Andrea Oberhuber récupère la forme du livre d’heures, présente dans le roman de Turcotte, et nous propose le « Livre d’heures d’Andrina » où sa parole se fait plus personnelle et aborde des fragments de sa propre vie et son rapport à l’écriture. Jusqu’alors présent visuellement dans les images d’un oeil qui ouvrent et ferment le livre, ainsi que dans la photographie dédoublée la montrant avec son fils devant un autoportrait de Cahun (p. 113), dans le livre d’heures, son corps se fait le support d’une méditation sur la solitude de l’exil, la manière de vivre avec les autres et la dichotomie corps-esprit. Pour Andrea Oberhuber, « [écrire, c’]est une affaire de mots qui implique pleinement mon être-dans-le-corps, lieu de résistance au laisser-aller. Dire je ne va pas de soi » (p. 205). Ces passages très réussis où l’auteure lève les masques sur son identité font résonner les concepts de « corps-écriture » et de « corps-texte », pour reprendre les célèbres formules d’Hélène Cixous et de Nicole Brossard[3], à l’oeuvre chez les écrivaines et les artistes étudiées.

L’écrivaine Verena Stefan clôt le recueil par un texte émouvant sur son exil au Québec, « Points de rencontre ». Du corps animal violenté par le chasseur au corps de la femme violenté par les hommes, la narratrice reçoit les mots lus dans des manuels de chasse (qu’elle consulte lors d’un séjour à Rimouski) et entendus aux informations télévisées, et laisse leur signification se frayer un chemin en elle, jusque dans son corps transi par le froid de l’hiver québécois. La situation de la narratrice n’est pas sans rappeler celle du personnage de La maison étrangère, toutes deux témoins du chaos du monde extérieur duquel elles se sentent étrangères.

Comme les textes essayistiques et fictionnels, les photographies et les collages d’Andrea Oberhuber mettent au premier plan l’idée de filiation, qui file l’ensemble de l’oeuvre, en récupérant des dessins du fils de l’auteure et des clichés de famille qui exploitent le contraste entre le noir et blanc de certaines photographies anciennes et les couleurs vives des dessins et des peintures. Sans livrer la clé de leur sens ni de leur composition, ces illustrations poursuivent la réflexion sur la construction de l’identité du sujet qui se joue sur la surface du corps.

Les notions de dialogue et de mélange des voix, des arts et des genres, qui sont au coeur du travail universitaire d’Andrea Oberhuber, se retrouvent dans la création littéraire et visuelle. Son ouvrage Corps de papier. Résonances s’insère ainsi dans la tradition du livre hybride valorisé par l’esthétique avant-gardiste grâce à une hybridité qui joue sur trois plans, soit énonciatif, générique et médiatique. La voix créative s’affirme au fil des pages et contamine la parole essayistique qui semble prendre plaisir à exercer sa liberté. Andrea Oberhuber réussit ainsi à « détourner à l’aide d’un paratonnerre littéral le regard critique sagement acquis au cours de [s]es études » (p. 197).