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C’est avec émotion que nous nous joignons à la revue Nouvelle Questions féministes (vol. 33, n° 1, 2014) pour publier le texte qui suit à la mémoire de Nicole-Claude Mathieu dont l’apport à la pensée féministe est considérable. Du premier volume de la revue Recherches féministes en 1988 au plus récent, des textes ont fait référence à son travail. En 1996, Nicole-Claude Mathieu a reçu un doctorat honorifique en sciences sociales (anthropologie) de l’Université Laval.

Nicole-Claude Mathieu ou l’espoir d’une transmission muliéri-linéaire et plurilocale

La femme qui meurt se change en jaguar

La femme qui meurt avec l’orage revient

Avec l’orage et la fulgurance de sa pensée[1]

Nicole-Claude Mathieu vient de nous quitter le 9 mars 2014. Une théoricienne fondamentale disparaît, et avec elle une militante décidée et une pédagogue généreuse. Mais Nicole-Claude Mathieu n’est pas morte : sa jument noire caracole encore parmi nous. Sa jument noire? Plus exactement, elle nous laisse toute une manade sauvage, qui emporte nos pensés et leur donne de l’audace depuis plus de 40 ans. Ces fières créatures sont avant tout le produit d’un mouvement, de luttes et de réflexions portées par des femmes très variées dans le monde entier, non occidental et occidental comme elle insistait pour l’écrire. Dans cet élan collectif et multiple, Mathieu a posé noir sur blanc, texte après texte, un certain nombre de propositions fortes.

Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe (1971) : avant les analyses en terme de « système sexe-genre » de Gayle Rubin ou d’Ann Oakley, et dans la perspective bien différente des rapports sociaux de sexe, Mathieu soutient que femmes et hommes sont créés et construits socialement, non pas à partir d’une quelconque différence biologique mais à partir d’un rapport social global de pouvoir. Ce rapport social produit des classes de sexe définies dialectiquement dans une dynamique que l’histoire des mouvements sociaux fait évoluer. Avec Christine Delphy (1970) puis Colette Guillaumin (1972), Mathieu inaugure l’analyse résolument antinaturaliste qui distinguera le féminisme matérialiste francophone. S’amorce dès lors une possible sortie du cadre étroit de ce que Monique Wittig nommera plus tard la pensée straight (la croyance aveugle et idéologique en une supposée « différence sexuelle »). Dès 1971, Mathieu nous invite à entrer sur un terrain résolument sociologique et politique – et donc, aussi, collectif.

Critiques épistémologiques de la problématique des sexes dans le discours ethno-anthropologique (état des lieux de la littérature pour l’UNESCO, 1985) : cet ouvrage est une rigoureuse mise à nu des effacements et distorsions successives (délimitation de la question, recueil des données, interprétation, montée en généralité) que produit le biais androcentrique en ethno-anthropologie. Dévoilant des liens jusque-là impensés entre sexisme et racisme, Mathieu souligne ce que l’aveuglement de certaines personnes à propos de sociétés dites « autres » doit à leur déni concernant « leur » société. Mathieu a d’ailleurs toujours pratiqué ensemble anthropologie et sociologie, contestant radicalement le découpage de l’humanité selon des critères coloniaux (non occidental/occidental) : les rapports sociaux de sexe traversant les classes et les cultures sous des modalités très variées. Elle affirme aussi déjà l’importance, non de disqualifier radicalement le travail des majoritaires, mais de l’évaluer et de l’utiliser comme un point de vue situé marqué par une position bien précise dans les rapports de pouvoir.

Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes […] (1985) : dans ce texte fondamental, Mathieu tord le cou à l’idée que les femmes, comme la plaine, consentiraient à être opprimées (dominées) par la montagne. Complétant certains points aveugles de la théorie marxiste, elle analyse les difficultés matérielles de la prise de conscience individuelle et collective des minoritaires. La violence qui leur est opposée est loin de n’être que symbolique, comme a cru bien plus tard le découvrir Bourdieu. Au contraire, la violence est avant tout concrète, quotidienne souvent – elle apparaît tout autant dans la sous-alimentation que dans les coups, la dépossession des ressources ou le partage tronqué des informations concernant la culture « commune ».

Dans Identité sexuelle, sexuée, de sexe? […] (1989), Mathieu met en évidence trois modes de conceptualisation des rapports entre sexe et genre dans différentes cultures et des groupes sociaux non occidentaux et occidentaux (p. 231) :

  • Mode I : Identité « sexuelle », basée sur une conscience individualiste du sexe. Correspondance homologique entre sexe et genre : le genre traduit le sexe;

  • Mode II : Identité « sexuée », basée sur une conscience de groupe. Correspondance analogique entre sexe et genre : le genre symbolise le sexe (et inversement);

  • Mode III : Identité « de sexe », basée sur une conscience de classe. Correspondance socio-logique entre sexe et genre : le genre construit le sexe.

Dans Dérive du genre/stabilité des sexes (1994), Mathieu s’intéresse plus spécifiquement aux transgressions de genre dans le monde occidental (où beaucoup de « cultures » adhèrent au mode I précédemment analysé, le plus naturaliste), à travers l’exemple de Madonna et une lecture des travaux de 1990 et de 1993 de Butler. Mathieu rapporte « une enquête (Rowley 1994) [réalisée] en Angleterre auprès de jeunes filles blanches, de 14 à 16 ans, se définissant comme hétérosexuelles, et [de] classe ouvrière […] Leur discours est d’une lucidité que devraient leur envier bien des universitaires, quant à l’asymétrie des relations entre les sexes et l’impossibilité concrète pour ces filles de prendre Madonna pour « modèle » dans leur vie quotidienne » (p. 60). Mathieu réaffirme ici que le corps compte, que l’anatomie est politique et que les corps marqués comme femelles sont systématiquement situés au plus bas de l’échelle des genres.

Avec Une maison sans fille est une maison morte (coédité avec Martine Gestin 2007), Mathieu offre le premier ouvrage d’ethnologie comparée en français prenant pour variable de base l’uxorilocalité[2], dans quatorze sociétés à filiation soit matrilinéaire, soit indifférenciée. Loin de constituer des matriarcats – notion extrêmement vague dont Mathieu a montré qu’elle oscillait entre fantasme masculin d’un « revanchisme » féminin et argument exotisant d’agences de tourisme –, elles sont cependant moins inégalitaires sur le plan des sexes que certaines des cultures occidentales qui les regardent avec condescendance. L’ouvrage permet de mieux cerner les mécanismes par lesquels une classe de sexe (ici, les femmes) peut se donner davantage de pouvoir en organisant (autrement) l’alliance, la filiation et la résidence, tout autant que le système symbolique et matériel de la transmission, dans le cadre plus favorable de la matrilinéarité et de l’uxorilocalité. Ainsi, la population kavalan (Taïwan) était absolument convaincue jusque dans les années 40 que c’était la déesse qui plaçait la graine des enfants dans le ventre des femmes puis la faisait grandir en l’arrosant. Surtout, dans leurs mythes d’origine, le meurtre du père n’est pas, comme l’affirmait Maurice Godelier en 1996, le pilier de l’exogamie qui fonde le lien social, mais « la négation de la transmission du pouvoir et des objets matériels ou des richesses entre un père et ses fils » (p. 394). Ainsi, « le groupe des hommes est privé de l’appropriation et de l’accumulation des richesses. De plus, ce n’est ni une unité de production, ni une unité de consommation […] À l’intérieur de ce groupe, chaque individu doit mériter son statut » (p. 395). Des hommes qui doivent mériter individuellement leur statut? Le butoir ultime de la pensée est pulvérisé…

Impossible de souligner ici la profondeur de chacun des écrits de Mathieu, dont la rigueur, la construction implacable et la largeur de vue ne peuvent laisser personne dans l’indifférence. Par bonheur, L’anatomie politique vient d’être republiée aux éditions iXe, et Mathieu a travaillé d’arrache-pied pour terminer avant de partir un second recueil de ses principaux textes qui paraîtra très prochainement aux Éditions La Dispute. Puis elle a largué les amarres. À nous, il nous reste les juments indomptées, qui nous entraînent vers d’autres mondes possibles.