Corps de l’article

Si nous avons souhaité consacrer un numéro d’Enfances Familles Générations à la « transmission à rebours », à la « filiation ascendante », à la « socialisation inversée », c’était dans l’intention de faire part d’un constat et de répondre à une frustration de sociologues : au sein de la famille, ce qui circule entre les générations reste largement pensé comme passant des parents aux enfants, des anciens aux jeunes, des ancêtres aux descendants. Chacun est pourtant en mesure de constater que la circulation ne se fait pas à sens unique et que : « La confrontation des générations crée dans la majorité des familles des aires d’influences, elle familiarise avec les idées nouvelles, en favorise l’acceptation relative. Le changement introduit par la jeunesse gagne ainsi, par ondes de choc, les autres générations et se diffuse à l’ensemble du corps social à travers la médiation familiale » (Attias-Donfut, 2000 : 661). Malgré cela, c’est comme si la sociologie restait prisonnière d’un modèle et largement incapable de renverser son regard sur les générations pour concevoir les « flux familiaux », c’est-à-dire tout ce qui circule au sein de la famille (les goûts, les valeurs, les idées, la mémoire, les apprentissages, l’affiliation, les biens…), dans le sens enfants-parents.

Dans cet article introductif, nous proposerons, pour commencer, un aperçu des recherches, essentiellement francophones, qui ont abordé l’inversion des flux familiaux, et des limites de ces recherches. Quelle place donnent-elles à cette importante question qui est de comprendre ce que font les enfants à leurs parents? Nous réfléchirons ensuite au contexte sociétal actuel, marqué par l’accélération des savoirs et par des sauts technologiques intergénérationnels : quel impact la société de l’information multiconnectée peut-elle avoir sur les rapports parents-enfants en ce qui concerne la transmission et la socialisation, précisément? Enfin, nous reviendrons sur les principales découvertes que les auteurs de ce numéro d’Enfances Familles Générations ont retirées de cet exercice de renversement du regard auquel ils se sont prêtés.

L’inversion des flux familiaux dans la recherche

Dans la recherche francophone, les études sur les aides et les solidarités familiales ont certes déjà largement fait état des inversions des flux familiaux en s’intéressant aux âges où s’inverse la relation de dépendance et aux « générations-pivot » dont les représentants sont mis en situation de donner à leurs parents, voire à leurs grands-parents, en même temps qu’ils donnent à leurs enfants. L’enquête de Clément, Bonvalet et Ogg (France et Grande-Bretagne, 2006) sur les relations des baby-boomers et leurs parents montre que les aides aux parents sont importantes et appelées à le devenir plus encore avec le vieillissement de la population, bien que les manifestations de solidarité intergénérationnelle (qu’elles appartiennent au registre de la contrainte ou du geste volontaire) s’adressent d’abord aux enfants, même lorsque ceux-ci sont arrivés à l’âge adulte. Les baby-boomers sont ainsi aujourd’hui les premiers à être confrontés « au problème d’insertion des jeunes dans le monde adulte. Ils ont pleinement conscience de la difficulté pour leurs enfants de prendre leur indépendance suite à l’état actuel du marché du travail […] [et aux] obstacles liés au marché du logement » (Clément et al., 2011 : 7) Pour ces générations, même hors de toute inquiétude matérielle, les enfants restent encore les premiers bénéficiaires de l’entraide familiale, puisqu’« un véritable système d’entraide transite autour de la garde des petits-enfants, de façon ponctuelle ou régulière » (id.). Dans la situation des « transmissions à rebours », selon l’expression d’Attias-Donfut (1991 : 105), c’est aux aides apportées par les enfants à leurs parents en perte d’autonomie auxquelles on pense d’abord. Mais il s’agit là davantage d’échanges au sein d’un mouvement de solidarité et de sociabilité familiales par essence multidirectionnel que de flux verticaux (cette solidarité circulant aussi entre germains et autres collatéraux et n’étant pas réservée aux relations entre parents et enfants).

D’autres chercheurs ont traité de l’inversion des flux familiaux en observant que les enfants s’inventent un héritage, notamment en « patrimonialisant » certains objets familiaux. Objets précieux ou babioles sans autre valeur que celle qu’ils leur prêtent, les enfants se font un devoir de les conserver sans qu’il n’y ait jamais eu, de la part des défunts dont ils les tiennent, de legs commandant un tel souci. Blandine Mortain observe que ce sont les naissances qui activent cette dynamique, à leur occasion les individus « se soucient soudain de retrouver des traces matérielles des générations antérieures, d’en apprendre plus sur leurs racines familiales. À travers la naissance des enfants, l’apparition d’une génération nouvelle, la dynamique des générations et leur continuité sont réactivées ». L’auteure parle à ce sujet de « processus de pérennisation familiale en aval » (Mortain, 2003 : 50). Ce processus de sélection et d’enchantement des objets se rapproche en tout point du processus de patrimonialisation, de cette dynamique « de la trouvaille, de “l’invention” de l’objet, de sa reconnaissance sociale comme objet de patrimoine » décrite par Davallon (2002 : 60) pour rendre compte de la production du patrimoine culturel. Celui-ci reprend à Eco l’idée d’une « logique de la trouvaille », qui rend compte de cette opération par laquelle tout objet « du moment où il est exhumé et redécouvert comme trouvaille » (ici, n’importe quel objet associé à un ascendant) peut acquérir une valeur de lien, de témoignage et « communique[r] une série de contenus étrangers aux intentions de son producteur » (Eco, 1993 : 12-13), et qui rend nécessaire leur conservation. Dans ce cas de figure, « l’objet de patrimoine est trouvé ou retrouvé, mais non transmis » (Davallon, 2002a : 58), ce sont les héritiers ou plutôt des héritiers autoproclamés qui trouvent le patrimoine, non pas les anciens qui leur donnent une mission de conservation. Il y a ainsi une différence fondamentale, note Davallon, « entre la transmission par patrimonialisation et la transmission par héritage, par mémoire ou par tradition qui a pour caractéristique d’ôter tout choix à celui qui reçoit » (2002b : s. p.). D’autres chercheurs encore ont constaté que, loin de se laisser donner l’histoire familiale par ses ascendants, l’individu façonne sa propre mémoire familiale, « se donne le droit d’élire son héritage » (De Singly, 2005 : 33), se ménageant ainsi une affiliation « dont il n’entend pas se priver, mais [dont] il ne souhaite surtout pas être la proie » (Déchaux, 1997 : 314).

Dans cette logique de la patrimonialisation, si les enfants font bien quelque chose à leurs parents en participant au « processus de pérennisation familiale en aval », pour reprendre l’expression de Blandine Mortain, c’est toutefois malgré eux, du simple fait de leur naissance. Ils sont, à travers l’événement de leur naissance et du glissement de place des générations qu’elle occasionne, un prétexte, une occasion, une circonstance pour la patrimonialisation. On n’est pas dans une dynamique concrète d’inversion des flux familiaux. Quant aux héritiers qui, eux, participent activement à cette patrimonialisation en « trouvant » leur héritage, s’il y a bien inversion des flux familiaux (ils se transmettent à eux-mêmes), d’un point de vue tout à fait pratique, cela ne fait rien à ceux dont ils héritent. Or c’est bien cette question qui nous intéresse : que font les enfants, activement, à leurs parents?

Sur les « influences à rebours » selon l’expression d’Attias-Donfut, Lapierre et Segalen (2002 : 237), la recherche cite régulièrement les innovations sociales, culturelles, technologiques que les plus jeunes importent dans la famille, les enfants devenant des éducateurs, voire les « prescripteurs » de certaines pratiques. Ce rôle d’ambassadeur joué par les enfants s’observe dans les loisirs et la « consommation musicale », notamment, quand les jeunes font découvrir des produits auxquels leurs parents n’auraient sans eux guère eu accès en raison de « la segmentation poussée des marchés musicaux et radiophoniques » (Octobre, 2006 : § 51). Les enfants sont aussi les « agents de socialisation de leurs parents, notamment dans les activités les plus technologiques, pour lesquelles, dans certains milieux, leur compétence est supérieure à celle de leurs parents (l’ordinateur par exemple) » (ibid. : § 62) – nous reviendrons d’ailleurs dans la section suivante sur les rapports intergénérationnels aux innovations technologiques. Sur le plan des innovations sociales, on pense aux valeurs, aux idées politiques qui, de la société, cheminent dans la famille, importées par les enfants depuis les mondes sociaux qu’ils fréquentent en dehors d’une coprésence parentale. Ce constat fait dire à Attias-Donfut (2000 : 662) que, comme « l’a souligné Mannheim, le problème des générations est important pour comprendre le changement social. Les interactions entre générations sont, en quelque sorte les opérateurs des changements qui affectent la société dans son ensemble ».

La recherche sur l’immigration et l’exil relève également des situations où s’observe un renversement des rapports parents-enfants. Pensons à l’enfant qui, conçu et né dans la solitude de l’exil, inaugure une nouvelle lignée et se voit confier le rôle « d’ancêtre fondateur » (Adohane, 2007). Pensons aux familles immigrées qui s’implantent, s’acculturent, s’intègrent, font connaissance avec la société d’accueil à la faveur des contacts privilégiés que leurs enfants ont avec elle, par l’intermédiaire de l’école, par exemple. L’enfant doit « souvent jouer le rôle d’interprète culturel et même de médiateur » entre ses parents et la société (Bérubé, 2004 : 32), au risque qu’il fasse le tri et sélectionne certains aspects et manipule ainsi la réalité tendue à ses parents (ibid. : 204-205). Parmi les étudiants canadiens interrogés par Ambert au début des années 1990 sur les effets qu’ils pensaient avoir ou avoir eus sur leurs parents, ce sont ceux issus de l’immigration (essentiellement grecque, italienne et portugaise) qui se montrèrent les plus diserts sur leur influence, positive et négative. « Négative » dans le sens où la « nord-américanisation », la maîtrise de la langue anglaise et les capitaux scolaires des enfants remettent en question, pour les parents, leur culture et leurs manières d’être et modifient les rapports d’autorité (Ambert, 1992 : 139-141). Mais ce choc culturel est aussi, selon l’enfant, positif quand celui-ci, par exemple, amène sa mère à devenir plus indépendante que dans la configuration familiale de la culture origine (ibid. : 137).

Pensons, enfin, à toutes les fois où un enfant, témoin d’une situation de besoin ou de détresse d’un parent, en vient à vouloir l’aider jusqu’à produire un certain renversement des rôles. Il se retrouve, pour reprendre le vocabulaire de la psychologie, « parentalisé » quand il devient l’auxiliaire, le soutien de son parent, voire « parentifié » quand il endosse pour son propre parent les rôles d’affection, de soutien, de reconnaissance, de confiance, devenant le parent de son parent et non plus son enfant (Bérubé, 2004 : 204; Haxhe, 2013).

De ce rapide tour d’horizon de la recherche, nous constatons que les exemples d’influences intergénérationnelles qui contreviennent au sens descendant, des parents aux enfants, traditionnellement défini comme celui imprimé aux flux familiaux sont nombreux. Ces influences sont indéniables, mais elles ont, somme toute, été peu documentées par la recherche, en tout cas pas de manière méthodique (elles n’ont pas été constituées en objet central de recherche), et surtout, elles ont été peu théorisées. À notre connaissance, ce phénomène n’a, jusqu’ici, pas fait l’objet d’une réflexion systématique. Cette réflexion assurerait sa fécondité en pensant les influences familiales ascendantes à l’aide de la notion de socialisation, dont Lahire rappelle fort opportunément à quelles exigences elle doit répondre pour s’assurer d’être un « concept utile », c’est-à-dire « scientifiquement rentable » : « préciser – décrire et analyser – les cadres (univers, instances, institutions), les modalités (manières, formes, techniques, etc.), les temps (moment dans un parcours individuel, durée des actions socialisatrices, degré d’intensité et rythme de ces actions) et les effets (dispositions à croire, à sentir, à juger, à se représenter, à agir, plus ou moins durables) de socialisation » (Lahire, 2013 : 117). Quels sont les cadres, les modalités, les temps et les effets des influences des enfants sur leurs parents? Appliquer ces questions, simples mais fondamentales, aux rapports enfants-parents permettrait de produire d’importantes avancées dans la description et la compréhension des relations familiales.

On n’a donc encore produit ni travail empirique d’envergure ni balises conceptuelles novatrices et satisfaisantes sur « ce que les enfants font à leurs parents », c’est un constat que nous devons poser, ce même constat qu’Ambert posait déjà en 1992 dans The Effect of Children on Parents, ouvrage qui tenait lieu d’état de l’art sur la question et de travail exploratoire. Elle notait, comme nous, que le phénomène était connu et documenté, mais que : « Nevertheless, although these developments toward child effect and reciprocity of effect between parent and child are now solidly entrenched […], the literature in general has failed to follow suit in a substantial manner » (1992 : 7). C’est bien ce manque que notre numéro voulait participer à combler en invitant des auteurs à présenter leurs réflexions sur cette question ou encore à adopter cette perspective comme grille de lecture pour leurs recherches.

Mais avant de présenter plus précisément les contributions et ce qu’elles apportent d’éclairages sur les transmissions ascendantes, nous allons procéder à un rapide examen du contexte dans lequel les familles évoluent aujourd’hui en Occident. Un élément nouveau et fondamental est l’avènement de la société de l’information qui a démocratisé le savoir et démultiplié les sources de socialisation. Devenu en quelque sorte un « produit en libre-service », le savoir n’est plus l’apanage d’institutions comme l’École, l’Église ou les associations communautaires, des parents ou des pairs. Le savoir est partout et à la portée de tous. Et les jeunes, telle la Petite Poucette décrite par Serres (2012) sont, dans ce nouveau monde, incontestablement plus savants que leurs parents. Voilà un profond renversement.

Un nouveau contexte pour les familles, et pour les transmissions à rebours

Le modèle défini comme le modèle traditionnel de la famille est en déconstruction depuis maintenant plusieurs décennies : « Avec le recul, il est possible d’affirmer que la déconstruction pratique et idéologique de la famille a été “programmée” dans les années soixante. Dans la ferveur contestataire des années soixante, toute la donne familiale a été refaite » (Dagenais, 2000 : 12). Mais avec le développement de la société de l’information, les relations familiales évoluent encore plus rapidement et dans de nouvelles directions. Bien sûr, c’est la société dans son ensemble, pas seulement la famille, qui change. Comme le soulignait Castells : « Tout d’abord, il faut rappeler qu’il y a une transformation multidimensionnelle du monde dans lequel nous vivons depuis au moins deux décennies, mais qui s’accélère. Une transformation qu’on a souvent décelée surtout sur l’angle technologique » (2005 : 1).

De plus en plus exposés à l’information, les individus sont confrontés à des changements dans les modes de vie, d’apprentissage, de consommation. Ce contexte met en lumière de nouveaux rapports entre individus et, pour ce qui nous intéresse plus spécifiquement ici, révèle des phénomènes de transmission à rebours, de nouvelles formes de socialisation et d’héritages. Cela suscite de nombreuses réflexions sur la construction de l’univers symbolique de la famille contemporaine (de Singly, 2010). De nombreuses études rendent compte de l’effet de ces transitions sur la société et de façon plus remarquable sur l’éducation, la culture, la mémoire, la politique et aussi dans les champs religieux, économique et technologique. Ces premières observations soulignent à la fois les transformations sociales et la nécessité de comprendre leurs effets sur les relations familiales, les rôles parentaux et la place de l’enfant aujourd’hui. Au cours des dernières années, nous avons pu voir l’émergence de manières différentes de faire fonctionner la famille dans la société. Cette nouvelle dynamique globale de transformation des relations familiales a également conduit à la restructuration du rapport parents-enfants en renforçant l’influence des enfants sur leurs parents.

Grâce aux nouveaux moyens de transmission et de diffusion de l’information dans la société, les préférences de consommation, les habitudes alimentaires, les goûts musicaux se renouvellent, on conçoit des projets de voyage plus ouverts, on renouvelle ses outils technologiques, etc. Les changements technologiques indiquent clairement que les pratiques culturelles, les styles de vie et la manière de communiquer entre parent et enfant au quotidien évoluent. Par exemple, les outils numériques peuvent isoler les individus, mais aussi créer de nouvelles façons de communiquer. On observe de nouvelles formes de convivialité résultant des nouveaux outils technologiques qui ont massivement pénétré les familles. Il s’agit d’une sorte de « rafraîchissement culturel » dont les enfants, qui, fait nouveau, ont grandi avec internet, dans une culture numérique, sont les premiers ambassadeurs. Caradec constatait que « c’est souvent par la médiation d’un tiers [que les grands-parents] accèdent à l’usage, et que ce sont souvent les enfants – davantage que les petits-enfants – qui jouent ce rôle de tiers : les technologies apparaissent à la fois comme un lien et un fossé entre les générations » (2001 : 71). Les petits-enfants jouent, eux, fréquemment un rôle de « hotline » – citant un enquêté de 73 ans –, ils « apparaissent plus fortement impliqués dans l’assistance à l’usage » (Le Douarin et Caradec, 2009 : § 18) Les nouvelles technologies créent donc des situations d’échanges et d’apprentissages qui vont des plus jeunes aux plus anciens, ce qui n’exclut pas que les grands-parents soient parfois eux-mêmes bien informés de certains usages et en apprennent aussi à leurs petits-enfants (ibid. : § 19).

Parmi les utilisateurs d’internet, les enfants et surtout les adolescents sont ceux qui comprennent le plus facilement le fonctionnement des outils technologiques : les ordinateurs, les téléphones mobiles, les jeux vidéo, les réseaux sociaux, les tablettes, les smartphones, etc., de sorte qu’ils jouent un rôle privilégié dans les apprentissages de leurs propres parents ou de leurs grands-parents. Ces enfants font partie d’une toute nouvelle génération. Après les baby-boomers de l’après-guerre vint la génération X, née entre 1960 et 1979, puis la génération Y – en référence au fil des écouteurs qui forme un « Y » en barrant la poitrine de ses membres ou bien parce que le Y suit le X (Briquet, 2012 : 30). Certes, les baby-boomers, voire ceux qui les précèdent (Le Douarin et Caradec, 2009), et a fortiori la génération X soient des usagers confirmés d’internet, il faut retenir que les membres de la génération Y sont les premiers à avoir « grandi à côté d’un ordinateur personnel et à [avoir] été très jeunes confrontés à l’internet […] à l’usage d’une électronique portable et de la téléphonie mobile » (Briquet, 2012 : 30-31). Ce sont les digital natives (« natifs numériques »).

En plus des effets de la société de l’information et de ces nouvelles technologies, il faut rappeler que la socialisation des enfants s’opère aussi à l’extérieur de l’espace privé, où les membres de la famille cohabitent, notamment et surtout dans le milieu scolaire. Le contact avec les camarades joue un rôle très important dans la vie des enfants et des jeunes. Ils développent avec eux leur façon de voir, de saisir et d’apprendre des situations réelles dans toute leur complexité. Cela conduit à des situations différentes : c’est parfois des tensions, des conflits, un choc des cultures entre le monde domestique, familial, et l’extérieur; parfois, au contraire, les expériences de chaque côté contribuent à nourrir la tolérance, la découverte et l’appréciation de la diversité dans des sociétés multiethniques, multiculturelles et multireligieuses. Bien que la famille continue d’« exercer un rôle de filtre par rapport aux médias et à diverses instances culturelles extrafamiliales et [de] se charger […] d’un travail, insensible mais permanent, d’interprétation et de jugement » (Lahire, 2013 : 124), les interactions entre l’enfant et des instances tierces, que ce soit l’école, l’association communautaire, les groupes de pairs, les institutions culturelles, les regroupements sportifs, etc., ces interactions, donc, n’en établissent pas moins de nouveaux usages, de nouveaux savoirs, de nouveaux goûts, et aussi de nouvelles façons d’être en famille et de nouvelles formes de relations intergénérationnelles.

Dans la famille occidentale, les enfants sont reconnus comme des sujets partenaires et jouissent d’une forme d’autonomie au sein de la famille. Ils y jouissent d’un pouvoir décisionnel et d’influence plus remarquable que dans les générations précédentes. Les enfants, principalement les adolescents, sont par exemple considérés par les parents comme compétents pour intervenir dans les décisions d’achats, pour participer aux choix familiaux de consommation et à d’autres décisions plus importantes. Il faut donc constater que la circulation des idées ne se fait pas à sens unique, que l’enfant agit et participe à construire, à produire de la famille (ce que le concept d’enfantalité présenté par Claire Ganne dans ce numéro rend particulièrement bien). Ce constat étant posé, d’autres questions surgissent; les contributions à ce numéro d’EnfancesFamillesGénérations en soulèvent quelques-unes et proposent des premières réponses, à celles-ci par exemple : dans quels contextes sociaux les interventions des enfants sont-elles les plus évidentes et dans quels domaines s’exercent-elles d’abord?

Ce que les enfants font à leurs parents

Bien qu’aucun des contributeurs de ce numéro n’ait choisi le tournant numérique comme angle d’approche, certaines de leurs réflexions nous permettent d’apprécier l’effet du web sur les relations parents-enfants, pour constater que les enfants en tirent un certain pouvoir. Les enfants dont il est beaucoup question dans ce numéro sont issus de l’immigration, de 1re, 2e ou même de 3e génération (lire les articles de Jérôme Gidoin, Christine Rodier ou Simeng Wang), et tous sont plus éduqués que leurs parents, avec l’effet que notaient en leur temps les chercheurs occupés de mobilité sociale : « L’influence culturelle des enfants sur les parents fait partie des effets en retour de la mobilité sociale. » Les parents déclarant avoir reçu une « forte influence » de leurs enfants « sur des problèmes aussi fondamentaux que les orientations religieuses ou politiques, les problèmes de société ou l’éducation […] [ont] des enfants en plus forte mobilité sociale que l’ensemble [de l’échantillon] » (Attias-Donfut, 2000 : 660, commentant une enquête française de 1991). Si la mobilité n’est ici pas sociale (pas encore du moins, chez ces enfants trop jeunes), elle est déjà accomplie dans les capitaux scolaires et culturels plus importants dans les nouvelles générations et plus légitimes au sein de la société d’accueil. Les savoirs de ces enfants viennent de l’école, des pairs, mais aussi du web, dont la présence marque toutes les expériences, comme on peut le lire en filigrane dans différents articles de ce numéro.

Dans ce numéro, nous verrons aussi qu’il est donc beaucoup question de familles en contexte migratoire et des tensions que vivent ces familles du fait de la confrontation de leur identité et de leur culture avec la société d’accueil et de leur volonté de sauvegarder leur culture et leur mémoire. Comme le notait Tebbakh (2007 : § 6) : « S’il est fréquemment décrit comme délicat et complexe, le processus de transmission de la mémoire migratoire existe effectivement, mais il se réfugie dans la sphère familiale et reste par conséquent difficile à appréhender. » Or ici, nous avons la possibilité d’observer à l’oeuvre la transmission de la mémoire migratoire. Elle se passe beaucoup à table et, constate-t-on, est assez mal reçue par certains enfants (lire Christine Cordier) et revendiquée par d’autres (lire Anne Dupuy sur les différences entre aînés nés « là-bas » et cadets nés « ici »). La nourriture, le repas sont pour les enfants une sorte de cheval de Troie, un moyen efficace de manoeuvrer les parents pour les amener à adopter leurs façons de voir. Il y a parfois refus de la mémoire culinaire, au nom du goût, mais pas seulement. On lira l’article de Christine Cordier à propos de l’halal, exigence introduite par les plus jeunes au nom d’une volonté de restaurer une religion « vraie », savante, débarrassée du son folklore et de sa tradition, mais aussi au nom d’une volonté de manger davantage à la française, moins riche, moins gras. Une façon d’inviter ses parents à faire évoluer leurs rapports à la nourriture. Pour une des jeunes filles interrogées, « le halal, c’est revendiquer le fait d’être musulman et français ». Voilà une affirmation qui devrait intéresser les débats sur l’halal qui agitent la France.

Sur l’alimentation, on lira aussi la contribution d’Anne Dupuy consacrée à la socialisation alimentaire inversée. Certaines de ses observations rencontrent celles de l’article de Christine Cordier :

Dans la perspective des discours sur la continuité culturelle et l’attachement aux modèles alimentaires de la première socialisation, la socialisation inversée correspond à un levier d’intégration des familles par le prisme du changement apporté par les enfants […]. Les enfants, alors considérés comme prescripteurs de normes et de pratiques socialisent leurs parents à de nouveaux comportements alimentaires. 

Elle note également ceci :

Une des modalités d’investissement de l’État dans l’alimentation enfantine est repérable au travers des rôles de l’école en matière d’éducation et de socialisation alimentaire permettant le recours aux enfants comme vecteurs de normes nutritionnelles auprès de leurs parents. […]. Ces interventions constituent de nombreuses occasions où l’enfant est informé mais également formé en tant que prescripteur. […] les enfants viennent apprendre aux parents, faire la police chez eux […].

Cette fois, c’est l’État qui se sert des repas, et des enfants, comme d’un cheval de Troie pour éduquer les familles. Et ce qui est vrai de l’État l’est aussi de l’industrie agroalimentaire : « les publicités visent alors une socialisation inversée, des enfants vers les parents, qui amenuise la dynamique égalitaire, les enfants faisant ici autorité sur leurs parents en matière d’achats alimentaires » (Dupuy).

Un autre domaine où les enfants semblent avoir sur leurs parents un certain ascendant est la religion. À la faveur d’une approche plus livresque, plus documentée, moins traditionaliste, ils militent en effet pour une religion plus « vraie ». C’est ce que constatent, en France, Christine Cordier avec l’Islam et Jérome Gidoin avec le bouddhisme dans la communauté vietnamienne :

On peut d’ores et déjà constater que les jeunes générations ont tendance à transmettre à leurs parents la perspective d’une nouvelle religiosité, via la redécouverte des valeurs éthiques d’un bouddhisme vietnamien plus approfondi : « Mes parents ne sont pas des bouddhistes pratiquants, contrairement à mes grands-parents. Mais ils sont fiers quand je les accompagne à la pagode pour les hommages occasionnels aux ancêtres. De mon côté, j’approfondis un peu en lisant et je leur apprends des choses sur le bouddhisme. » […] Il faut voir que le bouddhisme des parents est généralement rudimentaire, « accessoire » si l’on peut dire; il est un référent religieux parmi d’autres, la véritable religion étant le culte des ancêtres.

Gidoin

Dans son article, Simeng Wang relate les difficiles relations familiales que produisent les émigrations différées dans la communauté wenzhou (les parents émigrent de Chine et font venir, parfois plusieurs années après eux, leurs enfants en France) par les coupures affectives qu’elle suscite, par les conditions de vie et de travail difficiles que connaissent ces migrants et, surtout, par les importantes demandes faites par les parents aux enfants, qui inversent complètement la relation intergénérationnelle. Dans un pays dont les parents ne maîtrisent pas la langue et dans lequel ils sont parfois en situation irrégulière, les enfants sont tenus de donner à leurs parents – avec lesquels ils n’ont pas toujours grandi – ce que les parents doivent habituellement aux enfants. On est dans les « obligations familiales à rebours » : les enfants reçoivent de leurs parents : « peu d’affection, peu de sécurité administrative, peu de capitaux culturels légitimes en France, etc. », mais leurs doivent pourtant des services « d’interprétariat » (les parents ne maîtrisant pas le français), du soutien économique (aide dans le commerce familial, reversement de certaines allocations) et enfin, du soutien « administratif » (l’enfant bénéficiant d’une présence légale sur le territoire alors que les parents sont des sans-papiers ou, plus simplement, l’enfant maîtrisant la langue du pays d’accueil, il va pouvoir aider ses parents à « s’y retrouver » dans les démarches administratives). Simeng Wang décrit très bien la détresse de ces enfants qui reçoivent peu de ce que donnent normalement les parents – peu d’affection, peu de sécurité, peu de capitaux légitimes dans la société d’accueil –, mais qui doivent beaucoup donner en retour. Ils « deviennent en quelque sorte “parents de leurs parents” sur les plans culturel, économique, et administratif ».

Nous n’avons pas encore évoqué l’article de Claire Ganne qui présente et analyse le concept d’« enfantalité », pendant de celui de « parentalité », mais qui se centre ici, on l’aura compris, sur l’enfant. Être enfant, c’est être « enfant de » : comment l’enfantalité se construit-elle, « quelles dimensions les enfants mobilisent-ils pour se définir comme l’enfant d’un adulte ou d’un groupe? » Voilà un renversement, conceptuel cette fois, des rapports de génération qui entend combler un manque : « En effet, si les axes de la parentalité constituent un cadre utile pour décrire les relations des adultes avec un enfant, ils ne permettaient pas d’analyser la manière dont les enfants rendaient compte de la place des différents adultes et du rôle qu’ils leur reconnaissaient. » On pourrait reprendre à notre compte la conclusion de Claire Ganne : « […] la notion d’enfantalité invite finalement à multiplier les recherches sur la famille à partir du point de vue des enfants, indépendamment des catégorisations des adultes sur les différentes configurations familiales. »

Au-delà de cette saine et fertile perspective qui consiste à considérer aussi le point de vue des enfants, il s’agit, plus généralement, de constater et de reconnaître que les enfants sont en somme les médiateurs d’une « socialisation secondaire » pour leurs parents et pour les membres significatifs de la famille. Par socialisation secondaire, on entend avec Lahire la production « de nouvelles dispositions mentales et comportementales » (2013 : 129). Sans doute, la « conversation », pour reprendre les termes de Berger et Kellner (1980), des parents avec leurs enfants a-t-elle pour les membres de la famille des effets comparables à ceux du mariage et de sa conversation conjugale sur les partenaires du couple. D’autant plus dans une société où la parole des enfants est, comme on l’a vu, plus écoutée et prise en considération et où l’idéologie de la famille élective ouvre à la déconjugalisation et rend de facto la relation à l’enfant plus définitive que celle au conjoint. On peut se demander si, en 2014, Berger et Kellner écriraient encore avec autant d’assurance que « les enfants, les amis, les parents […] ont un rôle à jouer pour renforcer la mince structure de la nouvelle réalité [construite par le mariage] » et que « les enfants constituent la part la plus importante de ce choeur », puisque « les partenaires du mariage eux-mêmes prennent en charge leur socialisation […] avec la conséquence nécessaire que ses objectivations gagnent rapidement en densité, en plausibilité et en durée » (ibid. : 37-38). Dans ce texte initialement paru en 1964, l’enfant ne prend part à la conversation conjugale qu’à titre de récepteur passif, qui vient ipso facto incarner et stabiliser la réalité construite par cette conversation entre ses parents. Les auteurs rabattent d’ailleurs, c’est symptomatique, la famille nucléaire sur le couple. Étant posé que les enfants agissent sur la famille, il s’agira ensuite de comprendre comment tout cela opère. À cette fin, rappelons-nous et gardons en mémoire ces questions répétées par Lahire : quels sont les cadres, les modalités, les temps et les effets des influences des enfants sur leurs parents?

Nous espérons que cette introduction et les quelques contributions rassemblées dans ce numéro d’EnfancesFamilles Générations donneront aux chercheurs le goût de poser sur la famille un regard moins habituel, qui s’intéresse aux enfants autant qu’aux parents, et que se multiplieront les travaux sur la transmission à rebours, la socialisation inversée, la filiation ascendante. Quel que soit le nom qu’on lui donne. Le sujet est, assurément, loin d’être épuisé et la frustration dont on parlait en introduction pas tout à fait éteinte.