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À lire les cahiers intimes et la correspondance d’Hector de Saint-Denys Garneau, le récit de ses promenades autour du manoir de Sainte-Catherine à la recherche d’un motif, ses notes sur Paul Cézanne ou Claude Debussy, on imagine un poète-paysagiste à la manière de prédécesseurs canadiens-français tels Albert Lozeau et Alfred DesRochers, ou encore un Philippe Jaccottet en devenir. En réalité, les poèmes de Garneau présentent un très petit nombre d’évocations paysagères et, en contrepartie, une série de personnages et d’histoires qu’on ne peut rattacher à aucune scène de la vie « réelle ». C’est là une évidence un peu naïve à propos d’une oeuvre aussi complexe et, pour cette raison peut-être, elle n’a jamais été abordée de front. Pourtant, ce genre de quiproquo difficile à expliquer, qui nous fait prendre une oeuvre pour ce qu’elle n’est pas, ou ce qu’elle est si peu, ne peut que recouvrir un problème ardent, nodal, une question limite. Nous entrons là où ça résiste. Ici, l’enjeu est de taille : plonger dans cet écart entre une vision de la poésie entretenue pendant des années et des poèmes qui, très tôt, s’en détournent nous mène à repenser le fondement problématique de la création chez Garneau, sa difficulté à résoudre la dualité de l’intériorité et de l’extériorité, à réconcilier l’esprit et la matière, à concevoir la réversibilité de soi et du monde. Le risque d’une telle perspective est qu’elle suppose la distinction entre le poète que Garneau aurait dû être, s’il avait été fidèle à ses principes et à ses modèles, et celui qu’il aura été. Peut-on vraiment tracer une ligne entre les deux sources d’inspiration ? Au moins pour le bien de la démonstration, il semble que oui. Il est non seulement possible de revenir avec assez de précision au moment où l’un a cédé la place à l’autre, mais on pourra s’étonner que ce passage se soit fait, semble-t-il, à l’insu de Garneau lui-même. Son immense propension à l’autocritique aurait donc été déjouée par ses propres poèmes.

Survenue en octobre 1935, la volte-face dont il sera question n’est pas moins cruciale pour la compréhension de l’oeuvre que la désaffection qui suit la publication de Regards et jeux dans l’espace [1] en 1937, d’autant plus qu’elle l’annonce. Si l’on a peu insisté sur cette petite révolution pourtant bien située dans le temps, c’est que les réflexions du journal et des lettres ne l’abordent pas explicitement. Le recueil, lui, la passe sous silence ; il faut dire que les poèmes tels qu’ils apparaissent au sein du journal se donnent à lire dans une autre séquence. En effet, selon la chronologie, les premiers poèmes que Garneau écrit pour son recueil ne sont pas le poème liminaire ni aucun poème des deux premières sections, mais les quelques « Esquisses en plein air » écrites de juin à octobre 1935 [2]. Or, le recueil qui s’annonce dans cette poignée de poèmes diffère du produit final : on s’attendrait à d’autres sensations transcrites au fil des jours à propos d’arbres et de rivières (ou de rivières dans les arbres), mais les poèmes qui suivent immédiatement relèvent d’un tout autre mode. En l’espace de quelques jours à peine, sa poésie n’a plus rien d’une tentative de saisissement du monde et propose plutôt des paraboles et des allégories de soi, comme si Garneau faisait un théâtre de sa vie intérieure. Pensons à des poèmes comme « C’est là sans appui », « Le jeu », « Un mort demande à boire » ou « Commencement perpétuel », tous écrits à partir d’octobre. L’objectivation demeure, mais s’est déplacée sur un plan subjectif.

Ainsi, du moins en apparence, la poésie de Garneau s’occupe d’abord de la nature, des paysages du monde « extérieur », puis se tourne vers cet autre monde un peu trop insistant, qu’elle voudrait bien tenir à distance puisqu’il n’est pas sans entraver la perception du premier, le monde « intérieur ». En apparence, car nous pouvons faire l’hypothèse que cette poésie cherche avant tout, en chacun de ces versants, une voie pour le réconcilier avec son envers, une voie pour intérioriser le dehors et pour extérioriser le dedans. Ici, nul écrivain ne serait plus précieux à Garneau que Goethe, s’il avait pu le lire ailleurs que dans les Aperçus sur Goethe un peu manichéens de son critique préféré, Charles Du Bos, sur lequel nous reviendrons. Selon Goethe, la poésie ne peut ni aborder « la forme extérieure » sans « l’animer et la spiritualiser » ni « représenter le sentiment intérieur sans le revêtir d’une forme matérielle empruntée au monde extérieur [3] ». Elle doit « toujours considérer parallèlement l’intérieur et l’extérieur, ou plutôt les combiner ensemble [4] ». Goethe y devine le mouvement même de la vie, l’acte de continuelle création que figurent merveilleusement la systole et la diastole du coeur : « [l]’inspiration et la respiration de l’être vivant [5] ». Voilà des mots que la pensée de Garneau aurait accueillis comme un baume. Car elle semble avoir eu du mal à combiner dans une compréhension plus large des orientations esthétiques contradictoires.

Dans une lettre écrite en septembre 1936, Garneau confie à Robert Élie qu’il a enfin reconnu son chant, un chant ténu, précise-t-il, mais tout de même ambitieux : « Il faudrait trouver un petit nombre de mots simples, de mots racinés, saturés de l’être des choses, des mots premiers comme à peine sortis des choses ; trouver ces mots et les vivre, vivre toute leur plénitude [6]. » Ce fantasme d’un art qui donnerait accès à la plénitude des choses est une expression parmi d’autres du besoin de surmonter la distinction platonicienne de l’intelligible et du sensible, de l’esprit et de la matière. On se référera à L’école du regard [7] d’Antoine Boisclair pour entrer dans le détail et l’évolution de cette esthétique présente dès la fin des années 1920 et abondamment développée par la suite. Elle sera au centre de ses réflexions sur l’art et la poésie jusqu’à la publication de Regards et jeux dans l’espace, après quoi, comme on sait, Garneau s’enfoncera dans un « complexe sensible et spirituel [8] » qui l’amènera à renier le voir et sa possession silencieuse des phénomènes, dorénavant perçue comme une ambition cupide et orgueilleuse. Par la suite, Garneau reviendra très rarement à la nature dans sa poésie, sinon pour déplorer sa difficulté à écrire en plein air ou pour constater que le regard faillit à la tache, que le monde sensible est en train de s’effacer, apparaissant maintenant comme une terre abstraite : « Les hymnes n’ont jamais été si pauvres/Que durant cette journée où l’on a tant cherché la terre » (O, 110 8). Sa poésie s’écrit alors largement sur la faillite de sa motivation première. Il réitère encore son projet de mots accordés au monde, d’une voix n’ayant qu’à nommer pour faire naître :

Mon dessein n’est pas un très bel édifice

 bien vaste, solide et parfait

Mais plutôt de sortir en plein air

Il y a les plantes, l’air et les oiseaux

Il y a la lumière et ses roseaux

Il y a l’eau

O, 195

et ça continue — mais comme un « dessein ». Le poème avoue d’emblée son insuffisance performative. « Je regarde en ce moment sur la mer et je vois/un tournoiement d’oiseaux » (O, 176), écrit-il aussi, probablement sur le bateau qui l’emmène en Europe en juillet 1937. Ici encore, le lecteur est en présence d’une voix un peu décalée par rapport au phénomène, revenue aux formules de base de la perception. Les quelques « Esquisses » en prose qui commencent à parsemer le journal peuvent être conçues comme de nouveaux essais pour s’en tenir à ce qui est, une façon pour Garneau de se replacer pour un instant en ce point d’attention extrême où « on ne fait pas autre chose que regarder » (O, 484). Dans l’évolution (ou la régression) de cette esthétique, la lettre à Robert Élie citée plus haut a une grande valeur, et Garneau la reproduit d’ailleurs dans ses cahiers : pour la première fois, il en fait un mode de vie, une vocation poétique. Cette finalité qu’il assigne alors à son art comme à lui-même, ramenons-la à un mot que Garneau aime à répéter : la transparence. Transparence du signe à la chose et de soi au monde, « transparence de la forme à l’être » (O, 534).

Or, nul besoin d’attendre la parution du recueil pour que la poésie de Garneau se détourne de cette vocation. Au moment même où Garneau élabore cette poétique et se reconnaît des modèles variés en Katherine Mansfield, Claude Debussy, Charles-Ferdinand Ramuz ou Paul Cézanne, les poèmes qu’il écrit depuis quelques mois suivent leur propre chemin. Ils ont subi un retournement — dont ni le journal ni les lettres ne font mention — alors même que leur auteur continue de rêver d’une poésie et d’un art ancrés dans le sensible. Il semble ainsi que les « Esquisses en plein air » et leur simple regard, leur nudité, soient devenus rapidement et pour longtemps (tout comme la peinture d’ailleurs) l’horizon utopique de sa poésie. Ses poèmes n’auront peut-être correspondu à son idée de la poésie que pendant ces quelques semaines de l’été 1935, mais son idée de la poésie aura persisté même au-delà de la parution du recueil, jusque dans la nécessité de s’en détourner, d’écrire à son encontre. C’est elle qui servirait à juger de son exercice quotidien de l’art et de la vie. Et cela, même si ses poèmes n’en répondaient plus depuis longtemps.

Faisons toutefois le pari suivant : si une révolution des formes est à l’oeuvre, l’exigence est demeurée la même. Les poèmes qui naissent alors accompagnent à leur manière un même et constant « effort d’impersonnalisation [9] », mais dans la direction inverse. Ils ne cherchent plus à tourner vers le monde l’image opaque d’un moi à franchir, à transfigurer. Au contraire, ils la multiplient.

Quelques jours après l’écriture de la dernière des « Esquisses en plein air », toujours en octobre 1935, pour un motif inconnu mais sans doute conforme aux raisons obscures de l’ascèse, Garneau constate dans le poème « Silence » : « Toutes paroles me deviennent intérieures » (O, 156). Il ne s’agit pas d’un choix volontaire, mais d’un simple constat. Le retournement se fait malgré lui : ce n’est pas Garneau qui prend sur lui de réorienter ses paroles, ce sont elles qui s’imposent à lui, commencent à parler depuis leur envers silencieux. Que ce poème soit demeuré inédit est en soi révélateur. Garneau n’arrête pas d’écrire, mais écrit maintenant en silence, dans un langage qui se fait entendre depuis son mutisme, de l’intérieur pourrait-on dire, un mot qu’il ressent comme un enfermement, une exclusion. Un peu plus tard, dans « Analyse », Garneau fait le point : « Qu’est-ce que je cherche ? Je cherche moi-même. Je cherche moi-même et une vérité au-delà. Je cherche le point stable en moi où je pourrais édifier Dieu. Cela est pour lors une destruction ; mais j’ai confiance. » (O, 407) Ce retour sur soi est donc animé d’une volonté de démystification, mais dans l’espoir que cette destruction aboutisse à une forme de régénération, que le retour sur soi devienne un retour à soi.

Cette résolution surprend de la part de celui qui, à peine quelques mois plus tôt, sur la foi de Goethe, se méfiait du piège de l’introspection pour se vouer entièrement au monde visible. Mais ce repli du dehors vers le dedans ne va pas sans continuité. Le sentiment d’échec qui l’accompagne n’est pas imputable à l’introspection proprement dite. Il semble émaner plutôt du retour en force de la dualité intérieur-extérieur que Garneau cherchait à résoudre dans la contemplation des arbres. Le retour sur soi ne doit pas cacher l’essentiel, à savoir que l’attention au dehors était déjà une forme détournée d’introspection. Elle n’avait pas d’autre but que de pénétrer une intériorité commune à soi et au monde. Les développements théoriques qui accompagnent l’écriture des « Esquisses en plein air » aboutissent d’ailleurs à cette question : vouloir « exprimer, saisir, la mystérieuse concordance entre la nature et l’imagination », n’est-ce pas « tenter de se rejoindre à travers les choses » (O, 356) ? C’est le but de la méditation les yeux ouverts : remonter à l’origine de soi en se tournant vers le dehors, par objet interposé. Pour Garneau, la chose fait un avec cet « au-delà » ou cette « âme » qui l’ouvre à une dimension intérieure à toute chose, y compris à celui qui est là, qui regarde.

Il ne s’agit guère par là de s’annihiler dans le grand Tout comme une goutte dans l’océan. Au contraire : « [l]’Unité qui me reçoit est si parfaite qu’en elle je sais trouver, en me perdant, le dernier achèvement de mon individualité [10] », écrit Pierre Teilhard de Chardin, un autre dont Garneau aurait grandement profité si le Vatican n’avait pas condamné ses écrits, ne serait-ce que par la solution lumineuse qu’il propose au paradoxe — induit chez Garneau par la lecture de Jacques Maritain — du personnalisme et du panthéisme. Rappelons qu’à l’époque, l’intelligentsia chrétienne soutient que le panthéisme, à l’échelle sociale comme dans sa doctrine, n’assume pas la distinction de la personne en cherchant à l’abolir dans une totalité idéale. Pour les personnalistes, le charme du grand Tout ouvre la voie à une totalisation, disons, plus totalitaire. Dans Les personnes du drame, par exemple, c’est ce même refus du moi que Denis de Rougemont reproche au « romantisme anti-personnaliste [11] » allemand en le situant en amont des dérives ultérieures : « On lui a fait croire [à l’Allemand] qu’il ne comptait pas en tant qu’individu conscient », mais dans « un monde supra-personnel où les limites hostiles s’effacent [12] ». C’est pourquoi la fascination de Garneau pour ce qu’il appelle le panthéisme de Mansfield, de Proust ou de Debussy — auxquels il réfléchit parallèlement à l’écriture des « Esquisses en plein air » — est teintée d’hésitation : le mot rime avec une « dépersonnalisation » (O, 355) déréalisante. En aurait-il été autrement s’il avait pu mettre la main sur Teilhard ou encore Simone Weil, sortes de chaînons manquants entre les artistes qu’il admire et les penseurs chrétiens auxquels il entend demeurer fidèle ? Est-ce à cause de cette absence de soutien philosophique que la fascination de Garneau pour le panthéisme est un peu timide ? Même si son journal s’ouvre précisément par une définition du panthéisme (« Tout est Dieu, et Dieu, c’est tout » [O, 325]), Garneau évite de parler de la nature en termes totalisants. Son attention se situe toujours au niveau le plus immédiat, le plus vif de la perception, sans jamais prendre de proportions cosmiques. Au mot « Tout », il préfère le mot « Centre ». L’unité de soi et du monde qu’il pressent n’est pas conçue comme une extériorisation où les contours de l’individualité se fondent dans l’univers ambiant, comme chez les Romantiques. Elle est le fait d’une concentration, d’une ouverture endogène. Si « tout est affaire de centre » (O, 385) pour Garneau, c’est qu’il ressent bien que le noyau de toute chose le relie à son propre noyau d’être, que tous les centres communiquent entre eux. D’où l’immense attrait d’un paysage de Cézanne : « Il nous attire à l’intérieur de lui-même et à l’intérieur de nous-mêmes. » (O, 434) Ainsi, les « Esquisses en plein air » ne sont pas l’expression d’une simple volonté de voir, mais de voir au-dedans du dehors, de « découvrir l’oeil intérieur » (O, 228). Détail inattendu qui témoigne de son empirisme : ce point extrême de la contemplation, Garneau le situe dans une anfractuosité au sommet du crâne — ce que les coiffeurs nomment le « pivot », un mot qui ne saurait tomber mieux car, pour celui qui se maintient là, « c’est la même chose en dedans qu’en dehors » (O, 484).

Cette confluence du dehors et du dedans est la grande intuition garnélienne. Mais à quoi se maintenir mène-t-il, oserait-on demander ? L’enjeu est puissamment résumé dans une phrase de Nicolas Berdiaev que Garneau a rencontrée (sans la noter) dans les Aperçus sur Goethe de Charles Du Bos : « Tout le subjectif de son être, Goethe a su le faire accéder à l’objectif [13]. » Cependant, cette phrase, Du Bos en réduit considérablement le sens. Goethe aurait commis la faute de se détourner de sa personne pour se consacrer au monde extérieur, sa contemplation est indifférente à l’intériorité, toutes choses que le critique met en doute en leur opposant le Maître intérieur de saint Augustin. Il n’entrevoit pas que Berdiaev pouvait formuler là une version goethéenne du Noverim te, noverim me (« Que je te connaisse, que je me connaisse ») augustinien.

Même autoréflexifs, reclus du visible, les poèmes qui surviennent après les « Esquisses en plein air » ont-ils pour autant renoncé à l’objectif ? Quel sens donnent-ils à l’ascèse ? Dans l’un d’eux, un mort demande à boire, insatiable, jusqu’à l’entrée en scène du soleil, qui le pulvérise. Dans un autre, un enfant joue avec des blocs, dont il fait l’univers. Son oeil droit rit pendant que l’autre recèle « une gravité de l’autre monde » (O, 11), un antagonisme qu’on retrouve dans ce paysage en deux versants de mort et de vie, ou dans les pas d’un étranger en joie qui prend une rue transversale. Ailleurs, un feu reprend vie sous la cendre et brûle tout le paysage ; quelqu’un décide de « faire la nuit » pour examiner une étoile qui n’est peut-être qu’une illusion dans « la caverne que creusent en nous/Nos avides prunelles » (O, 27) ; quatre colombes, quatre mains, sont mortes et l’on ignore pourquoi, selon « quel travail secret de la mort/par quelle voie intime dans notre ombre/où nos regards n’ont pas voulu descendre » (O, 31) ; puis l’oiseau est la mort même qui s’agite dans la cage du corps. Le journal ne manque pas non plus de ces passages narratifs que Pierre Popovic rattache à un genre typique du journal intime : l’autofiction délibérative [14]. Le premier personnage autofictif à faire son apparition, juste après l’écriture de la dernière des « Esquisses en plein air », est appelé le Destructeur ; le dernier en date est le célèbre Mauvais pauvre, qui en est un avatar plus élaboré. L’un et l’autre sont des êtres paralysés et pénuriques, incapables de faire « profit de sainteté » (O, 387) de leurs révélations passagères.

De tels textes se distinguent des « Esquisses en plein air » comme un miroir d’une fenêtre. Ils redoublent le moi au lieu de le consumer dans l’évidence même. Le sens du poème en devient beaucoup plus hypothétique. Si le propre d’une esquisse est de se passer de commentaire, si elle se veut sans pourquoi, ces histoires donnent à lire une énigme [15]. Elles tiennent parfois de la parabole et parfois de l’allégorie, des formes souvent confondues [16]. C’est que leurs différences ne sont que les nuances d’un même effet, celui d’exiger qu’on les interprète. Elles reposent entièrement sur une signification latente, non qu’il s’agisse là de poèmes à clés, bien qu’on soit forcément porté à les déchiffrer, à leur trouver une explication. Ils semblent inachevés, nécessairement déroutants — c’est le but premier de toute parabole, selon Jacques Lacan [17] —, mais c’est qu’ils ne s’éclairent que vis-à-vis d’un référent nébuleux dont ils sont l’analogie concrète, la transposition, l’image. Leur tâche est moins de fournir un message en particulier que de structurer l’émergence d’un message encore inaperçu dans la conscience aveugle qui les reçoit, s’éveillant à cette « vérité » sans nom qui semble surgir alors de l’obscurité du poème, mais qui naît finalement de la sienne. « Parfois, quand j’écris », note Garneau en marge du poème « Silence », « j’ai l’impression que ces choses sont vraies, mais non pas immédiatement ; qu’elles sont vraies ailleurs dans ma vie » (O, 425). Il décrit ses poèmes comme des « manières de représentants/Ailleurs de ce qui se passe ici/Des manières de symboles » (O, 156). La particularité, dans le cas qui nous occupe, est que la parabole et l’allégorie se réfèrent à un contenu qui est leur propre créateur. Garneau est à la fois le destinateur et le destinataire de lettres qu’il écrit pour se rappeler à lui-même. Ses poèmes lui renvoient des images de lui-même à élucider.

Garneau s’offre ainsi des doubles. C’est l’évidence même, dira-t-on, et pourtant la critique a mis longtemps à considérer sérieusement les personnages garnéliens sous cet angle. On sautait tout de suite aux conclusions — Garneau cet enfant, Garneau ce mauvais pauvre — en faisant peu de cas du processus qui leur avait donné naissance. L’analyse récente de Frédérique Bernier permet enfin de situer Garneau dans la petite histoire du Doppelgänger européen. Elle cite au préalable Wladimir Troubetzkoy, qui voit dans l’apparition des figures du double « la lutte du moi pour se rétablir dans son unité, dans sa réalité [18] ». Le double est toujours la compensation d’une anxiété relative à une dissociation, le ressac d’un inconscient auquel on ne peut plus tourner le dos. Que Garneau ait très tôt refusé l’introspection était peut-être le signe d’une dissociation qui devait trouver dans la poésie une façon de se résorber, comme si les images énigmatiques avaient préparé le complexe garnélien à cette prise de conscience qui viendrait après la publication de Regards et jeux dans l’espace, avec la soudaine « angoisse d’être découvert » (O, 496 ; Garneau souligne). Les poèmes deviennent alors les fruits d’une lente assimilation de l’ombre, les beaux instruments de cette démystification de soi-même au nom de soi annoncée en octobre dans le journal (« C’est pour lors une destruction ; mais j’ai confiance » [O, 407]). « Ce n’est qu’en transformant les forces, les instincts, les impulsions de notre moi en personnages, fantômes et ombres d’une comédie symbolico-physique, que nous pouvons atteindre l’entière vérité sur nous-mêmes [19] », écrit Pietro Citati. L’aventure intérieure qui s’ouvre ainsi devant Garneau est un inventaire de ses nombreux visages, de ses « membres » (O, 177), dont on trouve une explication inattendue dans les pensées de Marc Aurèle : « As-tu vu, par hasard, une main amputée, un pied, une tête coupée et gisante à quelque distance du reste du corps ? C’est ainsi que se rend, autant qu’il est en lui, celui qui n’acquiesce point à ce qui arrive, qui se retranche du Tout [20]. » Si Garneau entreprend un inventaire, c’est bien pour identifier « le joint qui manque » (O, 177).

La phrase de Berdiaev serait donc applicable aux deux versants de Regards et jeux dans l’espace : « Tout le subjectif de son être, Goethe a su le faire accéder à l’objectif. » Elle va à celui qui se rend présent au monde au point de s’y reconnaître comme à celui qui doit se considérer comme un autre pour se rendre présent à lui-même. De part et d’autre, l’exigence est d’être, et pour être il faut mettre un certain moi dehors.

Ce retournement de situation a tout d’un renoncement à une ambition illusoire, mais il signale aussi la résolution longtemps reportée de ne pas se fuir, d’entrer en dialogue avec soi-même. « Bonsoir moi-même, vieux moi-même tout remâché » (O, 408), écrit Garneau dans « Moi, dédoublement » en novembre 1935. Le constat ne peut être que désastreux : devant l’autre « moi en joie » (O, 34) qui apparaît à la fin de Regards et jeux dans l’espace, je suis non identifié, inexistant. L’autre est celui qui vit ma vie à ma place, mais je suis cet autre : « Le réel n’est pas du côté du moi, mais bien du côté du fantôme : ce n’est pas l’autre qui me double, c’est moi qui suis le double de l’autre [21][…]. » Cela dit, et il faut insister sur ce point, cette négativité est le contrecoup d’une prise de conscience de l’individu qui l’ouvre à son propre dépassement. Le dédoublement est avant tout une modalité inévitable et profondément troublante de l’expérience intérieure. Dans ce cas-ci, la dissociation dont il est question s’impose à celui qui a reconnu en soi le visage du double essentiel, le témoin permanent de sa vie, auquel il essaie maintenant d’ajuster la finitude de ses traits, au point d’en venir à se demander qui rêve qui, lequel est la transposition de l’autre. Qu’il soit une figure positive comme l’Enfant ou négative comme le Mauvais pauvre, le double est l’expression de l’Autre en moi qui m’invite à faire retour en lui, c’est-à-dire à être intégralement ce que je suis. C’est pourquoi on aurait tort, je crois, d’ériger ces deux personnages canoniques en repères d’une évolution tragique. Si tout porte à croire que « le double garnélien incarne d’abord la puissance de la vision créatrice, puis la terreur de la persécution, de l’anéantissement [22] », que faire alors du Destructeur ou du Mort qui demande à boire, deux personnages contemporains de l’Enfant du poème « Le Jeu » ? Ne soyons pas confus devant l’apparition quasi simultanée du Destructeur — qui avait en quelque sorte enclenché la mise à distance du moi mondain — et d’un archétype de la plénitude, du « bonheur simple » et de la « tranquillité consciente [23] », l’Enfant. Même le Mauvais pauvre, on l’oublie parfois, est malgré tout le pénible retour à une forme unifiée, élémentaire, vraie, ce « tronc vertical, franchement nu » (O, 574), précieuse image d’un « esprit fixé sur la vie obstinément » (O, 444). En fait, ces figures se complètent au sein d’un dessein plus grand, d’une métamorphose ontologique, d’une écologie de soi. Dès que Garneau s’emploie à s’illustrer, les figures de déréliction et de réification s’accompagnent et se relancent, elles-mêmes doubles l’une de l’autre. « Nous entrons dans la symbolique », écrit Paul Ricoeur, « lorsque nous avons notre mort derrière nous et notre enfance devant nous [24] ».

Garneau a conscience de son oscillation constante entre la présence et l’aliénation. C’est elle qui le fait tourner en rond comme l’homme du poème « Commencement perpétuel », qui n’arrive pas à compter jusqu’à cent : immanquablement, il s’embourbe dans son calcul et doit reprendre à zéro, essayer une fois encore de « reconstruire avec les espaces le rythme » (O, 25). La fonction de ce type de poème est justement de penser ces impulsions contradictoires en termes symboliques, par des figures, des histoires qui sont la plupart du temps les emblèmes d’une herméneutique cherchant à combiner dans un mouvement commun les allers-retours inévitables du sens au non-sens, du mythe à la démystification. Pensons au poème liminaire du recueil — « Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux » (O, 9) — ou à « Paysage en deux couleurs sur fond de ciel », deux allégories d’une polarisation des contraires. « Je nourrirai de moelle ces balancements » (O, 159), lit-on dans un poème non recueilli datant probablement de janvier 1936 :

Te voilà verbe en face de mon être

 un poème en face de moi

Par une projection par-delà moi

 de mon arrière-conscience

Un fils tel qu’on ne l’avait pas attendu

Être méconnaissable, frère ennemi.

O, 158

Aussi, une nuance s’impose. Garneau n’est pas si aveugle à la tournure imprévue que prennent ses poèmes. Du moins, il ne l’est pas dans ses poèmes. Car il y a comme un malentendu entre les réflexions esthétiques du journal ou la lettre à Robert Élie citée plus haut — qui non seulement ne disent rien de la volte-face, mais réitèrent l’aspiration première à la transparence — et le poème que nous venons de lire, ou encore « Silence » et « Autrefois », aussi écrits en octobre 1935, des poèmes qui suggèrent un réaménagement de la poétique et apparaissent a posteriori comme une transition entre deux époques de l’écriture. « Autrefois » témoigne en effet d’un « consentement à la distance [25] » qui, comme toutes les résolutions de Garneau, inaugure par là même une transformation de la relation au divin. Bernier montre bien que l’oeuvre de Garneau renonce à la poésie comme une possible voie de salut, mais sans jamais parvenir à échapper à la vocation de l’éternité. Toute tentative pour contrer le « rêve de réconciliation et d’harmonie » aboutit à « récupérer un jour ce rêve sur un autre plan [26] », et donc à un nouveau recommencement. Dans « Autrefois », ce poème pivot, Garneau renie une propension pas si lointaine à confondre son propre centre avec le Centre absolu pour se maintenir dorénavant dans l’humilité d’une marge, assumant son exil et sa condition terrestre, mais ouvrant du même coup un « espace analogue » qui devient le nouveau lieu du poème et de l’aventure intérieure :

Créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà

Et trouver dans ce réduit matière

Pour vivre et l’art.

O, 27

Un espace réduit, certes, mais de recréation et d’expérimentation. Là, peut-on croire, Garneau procède aux échanges, aux jeux d’équilibre, aux transfusions de sang, autant d’éléments évoqués au sein du dernier poème du recueil, « Accompagnement », dans le but avoué d’être un jour « transposé » (O, 34), c’est-à-dire projeté par une sorte de bond ontologique de l’espace analogue à l’espace « réel ».

Le consentement à la distance serait donc aussi un consentement à l’image. Les esquisses, sans refuser l’image, en ignoraient cependant les possibilités intrinsèques. L’image ne valait que par sa fidélité à rendre le monde. Du regard, cette poésie est passée maintenant sur le plan du jeu. Elle investit l’écart qui en fait une représentation et poursuit son travail — ramener à la vie — à partir de l’ombre, dans cet espace de rééquilibration que ne cesse de générer la distance de soi-même à soi. Le renversement est tel que l’autoréflexivité, auparavant perçue comme le plus grand obstacle à l’écriture comme à la prière, devient un moteur de créativité.

Malgré tout, aussi bien chez le poète qui aurait pu être que chez celui qui aura été, un même procédé est à l’oeuvre. Il est risqué de résumer en un mot une poétique aussi changeante et autocritique, mais « de l’analogie » est certainement un complément viable. Même à l’époque des « Esquisses en plein air », tout est affaire de transposition — l’art est une « transposition du monde selon ses rapports harmoniques » (O, 435). C’est par analogie avec une rivière et une chevelure que les feuillages sont de beaux analogons de ces feuillages-là, dehors. Et si nous sommes en mesure de le reconnaître, c’est que la définition même du goût selon Garneau « implique une sorte de connaturalité, une présence possible analogue dans la sensibilité, une aptitude correspondante de l’être entier » (O, 469). L’analogie est donc un principe holistique. Elle donne au Multiple le visage de l’Un, elle « réalise la continuité de toutes réalités » (O, 269), écrit Garneau. C’est pourquoi elle est à même de caractériser cette poésie jusque dans son ambivalence irrésolue.

Entre la transposition du monde et la transposition de soi dans un poème, la ligne est mince et parfois inapparente dans la poésie moderne, mais celle de Garneau a la particularité de la suivre du doigt, et même de passer d’un côté à l’autre. C’est son héroïsme : elle éprouve délibérément une dualité qu’elle sait pourtant illusoire.

D’où son rapport équivoque à l’image. Selon deux grandes lectures contemporaines, celles d’Yvon Rivard et de Pierre Nepveu, Garneau renonce à « la fascination de l’image [27] » pour tenter de rejoindre l’être des choses au-delà de leur représentation, tout comme il se refuse à « proposer des mythes de rechange à celui proposé par la religion [28] » pour s’écrire en l’absence de fictions réparatrices. Oui, mais le contraire est aussi vrai. Tout en voulant voir au-delà de la représentation, Garneau convoque l’image sans retenue, jusqu’à emblématiser le refus ou la perte de celle-ci — comme si façonner des images, ce qu’il rejetait, était justement sa méthode. Des poèmes comme « C’est là sans appui » ou « Cage d’oiseau » sont devenus exemplaires à mesure qu’ils suscitaient des lectures, mais cette faculté de symbolisation — à l’échelle des devenirs humains — est le propre de ces petites fables à interprétation variable. Elle appartient au mythe, même si la fonction mythique est prise en charge par une via negativa comme celle où Garneau s’engage dès Regards et jeux dans l’espace. Évidemment, ces images et ces histoires sont à l’opposé de cette « dernière expression » (O, 574) dont rêve le Mauvais pauvre, une dernière expression qui est aussi la première, l’élémentaire, celle qui mot à mot peut détruire et réinventer le monde. Sans doute, mais dans cet écart, la poésie de Garneau aura finalement trouvé une marge pour se déployer, et une destination, une voie. Elle aura transmué une difficulté en matière créatrice, façonné des doubles qui permettaient de se mettre à distance, pour mieux s’élucider. C’est le principe du dépouillement spirituel : extérioriser la persona, se défaire de ses images, les lancer une à une comme des cartes à jouer sur la table, jusqu’à la dernière. Peut-on trouver meilleure image que le Mauvais pauvre et ses côtes ébranchées pour illustrer la logique de cette oeuvre-vie, son principe de régression à l’infini ?