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[…] non que les choses ne fussent liées, mais je les vis comme un absent.

Georges Bataille, Histoire de l’oeil (p. 597)

Si la presse bulgare a beaucoup glosé sur Zift (Дзифт), de Javor Gardev, lors de la sortie du film en 2008 — dans des entrefilets empressés, rédigés en termes dithyrambiques —, la critique au sens strict demeure, à l’heure qu’il est, relativement limitée. Hormis les entrevues avec le réalisateur et le scénariste de Zift, la transcription d’une discussion à bâtons rompus au sein de la rédaction du journal bulgare Culture (Култура) est ce qui se rapprocherait le plus de l’analyse proprement dite. Cependant, Zift possède tous les atouts nécessaires pour susciter une recherche plus poussée : il a remporté le prix du meilleur film en Bulgarie et celui du meilleur réalisateur à Moscou ; remarqué dans une série de festivals internationaux, dont Toronto, Montréal, Chicago et Santa Barbara, Zift a également été en lice pour l’Oscar 2009 du meilleur film étranger, devenant de ce fait le premier film bulgare à passer à la télévision américaine (sur l’Independent Film Channel). Par ailleurs, la parution du DVD en Bulgarie a été suivie de près par sa commercialisation en Allemagne, en Angleterre et en France. La réussite internationale de Zift et son succès exceptionnel dans les salles de cinéma en Bulgarie auraient donc dû en toute logique stimuler davantage l’intérêt et la réflexion de la critique spécialisée.

Les enjeux

En l’absence d’analyses approfondies, c’est en revanche le commentaire réducteur qui prolifère. Tantôt Zift viserait à discréditer le régime totalitaire bulgare et à dénoncer ses pratiques répressives (en choisissant comme toile de fond l’une des pages les plus sombres de l’histoire du pays) ; tantôt, à l’opposé, il se donnerait à lire comme une oeuvre d’inspiration existentialiste, détachée de toute considération politique. Sans être absolument erronées, de telles formulations demeurent cependant incomplètes. Il suffit de gratter un peu la surface pour se rendre à l’évidence : Zift ne s’attache pas spécialement à faire le procès du mode opératoire du régime communiste, pas plus qu’il ne s’applique à illustrer l’esthétique existentialiste en mettant en scène un personnage déterminé par le regard que l’on pose sur ses actions. S’il est vrai que le film s’ingénie à recréer une réalité avilissante, caractérisée par l’aliénation et la surveillance permanente de l’individu, c’est moins pour condamner des faits que pour régler symboliquement son compte à un phénomène historique qui défie l’appréhension. Aussi l’absurde et l’anecdotique, le grotesque et l’humour noir s’affirment-ils ici comme les procédés privilégiés de l’expression artistique. Car il n’est pas facile de communiquer à un spectateur qui n’en a pas été le contemporain l’expérience individuelle d’une idéologie substituant le fatalisme au libre arbitre. Or, Zift a pour « cible » principale les jeunes ; c’est à eux que le film s’adresse, ce sont eux qu’il cherche à toucher. En ce sens, il y a lieu de parler, sinon d’une identification, du moins d’une expérience partagée entre le personnage principal et le spectateur non averti, qui lui aussi se retrouve, comme par un effet de voyage dans le temps, confronté à un monde dont le fonctionnement lui échappe. C’est en prenant à témoin ce spectateur peu familier des événements représentés que Zift se propose de donner le coup de grâce à une idéologie appartenant d’ores et déjà au passé. Il s’y emploie, d’une part, en adoptant la perspective d’un regard ingénu [1] et, d’autre part, en filant de puissantes métaphores qui traversent la diégèse filmique d’un bout à l’autre.

Curieusement, Zift est l’oeuvre d’une équipe presque entièrement composée de débutants dans l’art du cinéma. Le réalisateur Javor Gardev, philosophe de formation et diplômé de l’Académie nationale de théâtre et de cinéma de Sofia, jouit d’une réputation solidement établie dans le milieu théâtral, notamment pour ses mises en scène, en Bulgarie et à l’étranger, de Durrenmatt, de Camus, d’Albee, de Shakespeare. Zift marque son entrée dans le cinéma, de même que celle du scénariste, Vladislav Todorov, qui enseigne actuellement la littérature et la culture russes des xixe et xxe siècles à l’University of Pennsylvania, et qui signait avec Zift l’adaptation de son propre roman homonyme [2] (lequel vient d’ailleurs d’être traduit aux États-Unis et en Allemagne [3]). Zift est également la première expérience au cinéma de Zahari Baharov, interprète du rôle principal, et de sa contrepartie féminine, la mannequin Tanya Ilieva. Seule exception à cette rencontre de « novices », la présence du caméraman Emil Hristov, dont la renommée n’est plus à faire.

Il est peu commode, chronologiquement parlant, de résumer une narration filmique qui s’attache à couvrir, à grand renfort de réminiscences [4], vingt-quatre heures de l’existence du Bulgare Lev Jeliazkov, connu sous le sobriquet de Moletsa (« la Mite [5] »). Celui-ci sort de prison après avoir purgé une peine de vingt ans pour le meurtre d’un bijoutier, survenu lors du vol d’un diamant. Or, de ce meurtre, la Mite n’est pas l’auteur. Blessé au cours de la fusillade et abandonné par son acolyte Pluzheka (« la Limace »), le véritable assassin, il a été pris la main dans le sac et incarcéré. C’est grâce à la protection de son compagnon de cellule, Van Wurst — surnommé Okoto (« l’Oeil ») en raison de sa prothèse oculaire —, que la Mite a pu affronter les difficultés de la vie carcérale. Coup de théâtre : Van Wurst se suicide la veille de sa libération.

Parmi les dérisoires possessions que la Mite récupère le jour de sa remise en liberté, une étrange boule de résine noire : le zift. Son incarcération ayant eu lieu peu avant la prise du pouvoir par les communistes en 1944, la Mite se retrouve dans un univers dont il n’a aucune notion, si ce n’est par le biais de la radio officielle, qui crache sans relâche des discours propagandistes et des hymnes soviétiques. Cependant, la Mite a un plan : quitter clandestinement la Bulgarie à destination des tropiques. Mais avant de prendre le large, il désire se recueillir sur la tombe de son fils, Léonid [6], né et mort pendant son séjour en prison, et dont il ne connaît l’éphémère existence que par les lettres de sa compagne Ada, également connue sous le nom de « la Mante » (Bogomolkata : « mante religieuse »). Mais bientôt la Mite se heurte à l’impossibilité de faire des projets dans un environnement hostile au rêve individuel. En fait, il ne retrouve la liberté que pour aussitôt la perdre : à peine a-t-il franchi le portail de la prison qu’il est assommé et kidnappé sur l’ordre de son ancien complice, devenu agent des services secrets ; traîné dans une chambre de torture, il y sera interrogé à coups de chocs électriques sur la planque du diamant volé, qui n’a jamais refait surface. Il réussit à s’évader, mais seulement après avoir été empoisonné. La chasse à l’homme qui suit a pour décor le centre de la capitale bulgare des années 1960. En proie au délire, la Mite fait le tour des établissements publics et rencontre une série de personnages insolites, marionnettes d’un régime qui se dérobe à son entendement. En une seule nuit, il parvient à effectuer un bref pèlerinage dans une église, à se familiariser avec le service des urgences, à s’aventurer dans des bars, à visiter au passage la place de la Maison du Parti et à retrouver la trace de son ex-amante, devenue chanteuse de cabaret, pour renouer avec elle le temps de percer enfin son jeu, à savoir sa connivence avec la Limace. Après avoir abattu ce dernier dans le cimetière où l’ont conduit ses pérégrinations, la Mite succombe aux effets du poison en la burlesque compagnie des fossoyeurs. Sa seule consolation sera d’emporter dans la tombe le diamant qui, dissimulé dans la masse noire du zift, ne l’avait en fait jamais quitté.

Deux procédés structurels du discours cinématographique s’imposent d’emblée au spectateur de Zift : d’une part, l’obéissance de la composition aux normes du film noir et, d’autre part, l’omniprésence de la dimension scatologique, envahissant l’image et la parole. Que Zift s’approprie le code générique du film noir (le livre de Todorov, quant à lui, se présente d’emblée comme un roman noir par le biais de son sous-titre), sur lequel il brode plus ou moins librement sa propre dynamique, est évident d’entrée de jeu. Ainsi la narration filmique s’inscrit-elle dans un espace urbain et une temporalité dont les limites empêchent l’action de se diluer. Conformément aux conventions du genre, l’essentiel de l’intrigue se déroule la nuit, faisant ressortir le contraste entre le clair et l’obscur, le net et le flou, le figé et le fuyant. La pellicule noir et blanc, la narration prise en charge par la voix off du personnage principal, devenu enquêteur malgré lui, la femme fatale au charme irrésistible qui sait si bien embobiner les hommes, toutes ces composantes concourent à créer le climat général de désarroi et d’expectation typique du film noir. Le sentiment d’échec imminent gouvernant l’existence d’un protagoniste qui subit l’action plus qu’il ne la provoque est également de la partie. D’ailleurs, Zift se réclame explicitement du genre noir par une référence intertextuelle au célèbre film Gilda, de Charles Vidor, tourné en 1946. Le scénariste de Zift, pour sa part, n’hésite pas à reconnaître l’influence que des films classiques comme Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944) ou Le facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice, Tay Garnett, 1946/Bob Rafelson, 1981) ont exercée sur son écriture. Sans doute Zift emprunte-t-il aussi des éléments narratifs à Mort à l’arrivée (D.O.A., Rudolph Maté, 1950/Annabel Jankel et Rocky Morton, 1988) : non seulement les personnages des deux films sont condamnés à une mort certaine pour avoir avalé à leur insu un poison contre lequel il n’existe aucun antidote — et disposent de ce fait d’un temps très limité pour mener leurs enquêtes respectives —, mais la nature du poison, attestée dans les deux cas par un médecin, est la même.

Figure 1

Zift (Javor Gardev, 2008).

© Miramar Film

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Il reste que les stéréotypes du film noir auxquels Zift a recours frappent moins par leur anachronisme que par la relation ambiguë qu’ils entretiennent avec le contexte historique qui leur sert d’arrière-plan. C’est que Zift emprunte un moule générique a priori incompatible avec l’univers qu’il s’attache à dépeindre. En d’autres mots, l’esthétique du film noir d’invention américaine se charge ici de représenter une réalité communiste des plus sinistres. D’un point de vue formaliste, on est clairement dans l’univers du paradoxe. Non seulement Zift se réclame d’un genre quasi inconnu dans la cinématographie bulgare, mais il s’emploie aussi à traiter un contenu en tous points contraire à la forme qui l’accueille.

Le scatologique

Cette rencontre insolite qui oppose délibérément le sujet (la mise en récit) à la fable (l’histoire primitive), pour parler le langage des formalistes russes, fait pendant au second aspect de Zift : à savoir l’élément scatologique, qui sous-tend l’intrigue tout au long de son déploiement. Sous ce rapport, le ton est explicitement donné dès le début de la représentation filmique. Inspirée d’un procédé devenu classique depuis Fiction pulpeuse (Pulp Fiction, Quentin Tarantino, 1994), une définition de dictionnaire surgit sur l’écran noir pour expliquer le titre énigmatique du film. Le mot « zift » est un terme polysémique qui peut désigner, selon le contexte, soit le bitume ou l’asphalte, soit une résine noire à mastiquer — ersatz en quelque sorte du chewing-gum —, soit encore, dans son emploi argotique, l’excrément. Ce dernier sens est souligné (l’image prenant du retard par rapport au langage) par le récit de la vengeance extravagante d’un employé des services sanitaires qui, pour se venger de sa femme adultère, fait vider au domicile de l’amant le contenu intégral de la citerne qu’il conduit. D’entrée de jeu donc, le propos et l’image excrémentiels envahissent l’écran dans un déferlement monumental.

Le diamant noir lui-même (et tout ce qu’il connote au coeur du récit) est inséparable de la dimension scatologique. Il suffit pour s’en convaincre de suivre le trajet qu’il effectue au cours de la narration filmique. Son propriétaire l’a caché dans le phallus dévissable d’une statuette africaine. Introuvable au moment du braquage, le phallus recelant le diamant réapparaît dans les fèces du bijoutier abattu. Désormais, c’est la boule de zift, analogue figuratif de l’excrément, qui servira de cachette à la pierre précieuse que la Mite avalera avant d’expirer. C’est à la pourriture de la chair que sera confié en fin de compte le sort du diamant noir.

Le scatologique se manifeste aussi par le biais des sécrétions du corps humain. Il n’y a rien d’arbitraire dans la focalisation prolongée de la caméra sur l’énorme furoncle qui dépare le cou d’un des ravisseurs de la Mite. La sortie de prison du personnage, censée marquer le début d’une nouvelle existence, est ainsi associée à l’image de la pustule, de l’abcès pourrissant. La caméra revient en fait à deux reprises sur cette excroissance malsaine, dont la Mite ne parvient pas à détacher son regard et qui inaugure une série d’images relatives à la souillure, à la gangrène et à la décomposition. Mais il y a surtout la némésis du héros, l’ancien acolyte de la Mite, responsable de son incarcération et de son empoisonnement, qui est ici l’emblème de l’excrétion corporelle. Rattaché à la nomenklatura communiste dont il est l’un des pivots, ce protagoniste n’a d’autre nom que son sobriquet, « la Limace ». Comme si elle n’était pas assez éloquente, la puissance évocatoire du surnom est rehaussée par une scène (à sens réitératif) montrant ce personnage abject sur le lieu du crime. Contrarié par son impuissance à résoudre le mystère du diamant disparu, la Limace produit force morve, bave et crachats ; il baigne dans sa propre viscosité. On peut renvoyer ici à l’analyse que fait Mikhaïl Bakhtine (1940, p. 28) des fonctions du « bas » corporel, dans la mesure où « le social et le corporel sont indissolublement liés, comme un tout vivant et indivisible [7] ». Indiscutablement, l’imagerie outrancière, analogue à celle que le critique russe étudiait dans le « réalisme grotesque » de Rabelais, permet ici de révéler la nature excrémentielle de l’idéologie totalitaire.

Figure 2

Zift (Javor Gardev, 2008).

© Miramar Film

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Les éléments scatologiques prolifèrent jusqu’à s’emparer des histoires grossières que racontent à tour de rôle les personnages réunis au service des urgences par la force du hasard. Étrangères au premier abord à l’action narrative principale, dont elles semblent empêcher le déroulement plutôt que de le stimuler, ces histoires n’ont cependant rien de gratuit. Elles s’inscrivent dans l’ambiance générale de fosse d’aisances à laquelle le film tend à associer formellement l’époque représentée. Leur regroupement au beau milieu de la narration filmique témoigne de leur importance structurelle. Qu’elles soient en majeure partie liées aux fonctions intestinales est symptomatique. Celles qui échappent à la taxinomie scatologique s’ingénient à railler des scènes emblématiques du « folklore » communiste. Relatives aux excréments ou d’une violence extrême, elles sont toujours travaillées par l’humour noir. Ici une explosion dans les latrines projette en l’air un homme emmailloté de pansements ayant survécu de justesse à une chute de moto ; là, une collision de voitures aboutit à la décapitation collective des clientes d’un salon de beauté venues s’y faire coiffer à l’occasion de la fête des Femmes (particulièrement vantée par le service de la propagande, et empreinte d’une solennité affectée) ; là encore, une actrice prisée du milieu communiste, auquel elle doit sa renommée, entreprend de se soulager les skis aux pieds, mais glisse et finit par dévaler, culotte baissée, la piste fourmillant de vacanciers. Si ces « légendes urbaines » provoquent irrésistiblement le rire par leur grossièreté et leur trivialité, elles créent en même temps un sentiment de malaise, ne serait-ce que parce que leur narration a pour décor un hôpital, avec son ambiance carcérale. Le romancier Todorov, auteur du scénario de Zift, souligne :

Les anecdotes repoussantes se sont imposées à cause de l’imagerie manifeste de décharge sanitaire qui s’en dégage, pour le dire sans détour, à cause de l’essence excrémentielle du film qui pénètre tout — du monde concret à l’univers généralisé des concepts, en passant par le langage et la vie courante

cité dans Terziev 2008, p. 27

Rappelons que pour Bakhtine (1940, p. 29) le « trait marquant du réalisme grotesque est le rabaissement […] de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel [8] ».

Mais les sources de la dimension scatologique ne se tarissent pas pour autant. Au contraire, les dernières scènes du film en sont pénétrées. Zift se termine par là où il a commencé, la séquence finale étant aussi celle de l’exorde. C’est dans la roulotte des fossoyeurs que la Mite vivra les derniers instants de son existence. Or, l’activité à laquelle s’adonnent les deux occupants des lieux est des plus éloquentes. Au milieu de cet espace confiné où règne une chaleur étouffante, le pantalon baissé sur les genoux, vociférant et virevoltant tels deux démons, ils s’ingénient à mettre le feu aux vents qu’ils lâchent dans un geste pantagruélique. Pour le spectateur, entrer avec le personnage principal dans ce bouge surchauffé où jaillissent cris et flammes et dont l’odeur nauséabonde s’imagine sans trop d’efforts, c’est, pour parler d’une façon imagée, franchir le seuil de l’enfer. L’infernal s’enchaîne ainsi au scatologique et le prolonge [9].

L’enfer

Si les séquences de conclusion ne manquent pas d’évoquer le vestibule de l’enfer dantesque, c’est qu’elles sont minutieusement préparées par la narration. Elles prennent tout leur sens pour peu qu’on les associe aux épisodes relatant l’arrestation de la Mite et le traitement qu’on lui fait subir lors de sa mise en examen. On se souvient que ces scènes, placées par ailleurs au début du premier récit (enchâssant les scènes rétrospectives), conduisent le spectateur à la chambre de torture où la Mite sera dépouillé de ses vêtements, brutalisé et électrocuté à maintes reprises. L’emplacement de cette pièce au sous-sol des bains publics peut d’abord dérouter par son incongruité. Toutefois, examinés à la lumière du contexte thématique de Zift, la fonction de l’établissement recelant la chambre secrète, le plancher recouvert d’eau, la nudité corporelle et la nature du supplice infligé acquièrent un caractère révélateur. Envisagés dans l’ensemble du réseau isotopique, ces éléments tendent à figurer l’image allégorique du purgatoire, destiné à la purification morale par la souffrance physique [10]. La Mite, qui refuse de se « purger », sera happé par les ténèbres d’outre-tombe. « Je transformerai ta vie en véritable enfer », lui promet la Limace.

Plus discrète que son homologue scatologique, la figure de l’enfer est cependant déterminante pour les enjeux de la représentation filmique. Les dernières scènes mises à part, cette figure transparaît dans les propos de deux protagonistes à des moments stratégiques du récit. Dans chacun des cas, elle s’affirme à l’aide d’une citation tirée de l’ouvrage éponyme de Dante et écarte ainsi tout contresens interprétatif. D’une notoriété proverbiale, la première citation est appelée à décrire l’infaillibilité du système carcéral. Elle est confiée au personnage de Van Wurst, incarnant du reste la figure par excellence du repris de justice : « Vous qui entrez laissez toute espérance » (L’Enfer, III, v. 9). Cependant, l’absence d’espoir ici, comme on va le voir, relève moins de la privation de liberté que du manque d’espace individuel [11]. Moins connue, la seconde citation pourrait passer inaperçue, d’autant plus qu’elle est empruntée sciemment à une traduction bulgare de L’Enfer, et non au texte de Dante, où elle n’apparaît pas : « au coeur ténébreux du chaos [12] ». Toujours est-il qu’elle demeure inséparable du registre scatologique, du fait qu’elle est énoncée par le plus pittoresque des conteurs rassemblés dans la salle d’attente des urgences. Si cette deuxième citation ne se laisse pas aisément décrypter, c’est aussi à cause du contexte insolite où elle apparaît. Ce pseudo-vers de Dante est destiné à être (absurdement) inscrit sur une cuillère en bois qui doit être offerte à une femme (précisément le jour de la fête des Femmes, dont on a souligné plus haut l’emphase déplacée, telle qu’elle était cultivée par la propagande communiste [13]). Par là même Zift associe la figure de la femme à celle de l’enfer.

Le rapport constaté ici sert en fait à valoriser un thème déjà mis en place. Celui-ci s’impose d’abord grâce au prénom de l’ex-amante de la Mite, responsable, au même titre que la Limace, de ses déboires passés et actuels. Si « Ada » peut faire penser au roman homonyme de Nabokov, sa puissance allusive réside ailleurs : « Ad » (que l’ajout de l’article indéfini transforme en « ada ») signifie « enfer » en bulgare. On comprend mieux alors la fonction du propos manifestement misogyne qui travaille la narration en filigrane. Mais ce n’est pas seulement par la signification de son nom qu’Ada rejoint la dimension infernale. Son surnom, « la Mante » (répondant à celui de son amant), n’est pas moins suggestif. Le film insiste sur les habitudes troublantes de cet insecte carnassier, auquel il consacre des scènes de facture documentaire. On y voit la mante femelle dévorer le mâle au terme de leur accouplement. Son énergie consumée et sa résistance réduite à néant par une étreinte mortelle, le mâle se laisse déguster vivant. À l’acte sexuel succède donc l’acte de dévoration. La chorégraphie de la rencontre entre Ada et la Mite rappelle étrangement les images dédiées au rite carnivore de la mante. Le parallélisme que Zift établit entre le monde cruel des insectes et celui des humains a beau être prévisible, il n’en est pas moins efficace. L’acte sexuel n’est ici qu’un prélude à l’acte de la mise à mort. La véritable descente en enfer du héros commence lors de ses retrouvailles avec Ada, la dévoreuse d’hommes. Du reste, Van Wurst établit un rapport direct entre la féminité et l’ordre infernal : « Être touché par une femme, c’est être touché par le diable », professe-t-il devant son compagnon de cellule.

Figure 3

Zift (Javor Gardev, 2008).

© Miramar Film

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L’oeil

Mais si Van Wurst dénonce ainsi l’alliance entre le diabolique et le féminin, il est avant tout le catalyseur et le médiateur de l’omniprésente métaphore de l’oeil, qui se manifeste sur plusieurs plans du récit filmique. Incarnée dans ce personnage pittoresque de manière nettement redondante — le surnom désignant ici l’infirmité apparente —, la figure de l’oeil est d’emblée associée à l’environnement carcéral. Elle devient dès lors inséparable du système de surveillance. Dans l’espace pénitentiaire, tout geste est sujet à une observation qui vise un degré absolu d’efficacité. C’est avec une authentique admiration que Van Wurst explique le fonctionnement de la prison idéale, conçue de façon à supprimer tout ce qui fait obstruction à la vue : panopticon, souligne-t-il, du grec pan (« tout ») et opticon (« optique »), signifie « vision totale ». Van Wurst sait de quoi il parle, il en a fait l’expérience à la prison Modelo de Barcelone. C’est un sage, un initié. L’un de ses tatouages le plus souvent montrés frappe par son éloquence : gravée sur son épaule, l’inscription latine Fiat Lux capte aussitôt le regard. Le sens biblique de l’expression est cependant éclipsé par sa signification négative, qui renvoie à la lumière perçue non pas comme clarté révélatrice — chassant les ténèbres pour faire rayonner la vraie nature des choses — mais comme visibilité dénonciatrice, dépossédant l’individu de sa vie intérieure. Tatoué sur la poitrine de Van Wurst, l’oeil de Dieu surmontant la pyramide maçonnique en dit long. La Mite n’exhibe-t-il pas lui-même sur son dos l’oeil omniscient, côtoyant les symboles du soleil et de la lune ?

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le film insiste beaucoup sur le traitement du corps humain et, plus particulièrement, sur la nudité corporelle. Outre les scènes de prison, celles qui se passent dans les bains publics en témoignent de façon convaincante. C’est de cette transparence absolue, envahissant la moindre parcelle de l’espace privé, dépouillant l’individu de son intimité la plus fondamentale, et par là de sa dignité humaine la plus élémentaire, que parlent les études de Michel Foucault relatives à l’organisation des établissements de discipline. Tout naturellement, le système panoptique conçu par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham y occupe une place privilégiée. Zift s’en inspire clairement, soutient Gueorgui Lozanov :

C’est une paradoxale et divertissante illustration de la thèse foucaldienne des espaces disciplinaires. Ce sont des espaces où l’individu est privé de sa propre volonté, où il n’est pas traité comme un sujet. Là il est un simple objet, un corps “nu” dont disposent les autres

Culture 2009, p. 14

Mais dans l’univers totalitaire, la surveillance ne relève pas que de l’enfermement carcéral. Elle englobe aussi la vie à l’extérieur des murs de la prison. Van Wurst ne se fait pas d’illusions quant au système tentaculaire d’observation mis en place par « Big Brother ». Être en liberté, c’est encore être interné ; c’est livrer son existence à un contrôle d’autant plus implacable que le dispositif en est invisible. Réservé au départ à l’espace clos de la prison, le système perfectionné de surveillance, explique Foucault (1975, p. 243), se montre capable d’expansion et de reproduction au coeur de l’organisme social : « […] il s’agit aussi de montrer comment on peut “désenfermer” les disciplines et les faire fonctionner de façon diffuse, multiple, polyvalente dans le corps social tout entier. » Dans la société autoritaire, la technique de surveillance s’instrumentalise et devient le principe de base de l’exercice du pouvoir : « Le schéma panoptique, sans s’effacer ni perdre aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social ; il a pour vocation d’y devenir une fonction généralisée » (Foucault 1975, p. 242). Claude Lefort (1976, p. 179) semble arriver à la même conclusion dans son livre Un homme en trop, où il précise que « le pouvoir [totalitaire] ne deviendra invisible qu’à la condition d’être omniprésent ». Plutôt que de troquer une surveillance inhérente à la peine purgée contre une surveillance globale et masquée — un outil de suppression qui tire son infaillibilité de son caractère imprévisible et de sa portée illimitée — Van Wurst préfère se suicider.

Figure 4

Zift (Javor Gardev, 2008).

© Miramar Film

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Autant la narration de Zift met explicitement en valeur la pensée foucaldienne, autant elle suggère sa fascination, plus subtile, pour celle de Georges Bataille. Car l’oeil évoque aussi l’acte sexuel dans tout ce qu’il comporte de violent, d’impulsif, d’incontrôlable. Chez Bataille, l’oeil représente avant tout la puissance virile en ce qu’il renvoie (par la forme, la taille et la consistance) aux organes génitaux par lesquels cette puissance s’affirme. Que ce symbole de la masculinité, assimilé à l’oculaire dans l’Histoire de l’oeil, soit en même temps associé à la tauromachie est significatif. La figure mythologique du taureau n’est-elle pas l’incarnation par excellence de la force virile la plus brute, de la masculinité ramenée à son essence ? Or, dans le roman de Bataille (1970, p. 54), le taureau n’est pas seulement mis à mort : il est aussi castré, et ses testicules provoquent l’exaltation érotique du personnage féminin à qui ils sont offerts « en pâture » :

[…] on trouva une assiette blanche sur laquelle deux couilles épluchées, glandes de la grosseur et de la forme d’un oeuf et d’une blancheur nacrée, à peine rose de sang, identique à celle du globe oculaire : elles venaient d’être prélevées sur le premier taureau [14] [...]

Si Van Wurst met sous le même dénominateur l’enfer et la femme, c’est précisément parce que le contact avec celle-ci mène fatalement à l’émasculation et par là même à l’anéantissement (par dévoration). Ici comme chez Bataille (on peut penser également au Bleu du ciel [1957]), l’érotisme est irrémédiablement rattaché à l’expérience de la mort.

Cette dichotomie se trouve également justifiée sur le plan politique : érotisme et idéologie oeuvrent ici de concert à la liquidation de la Mite. Le piège où tombe celui-ci n’est-il pas monté par son ancien associé, amant actuel d’Ada et agent officiel de la machine totalitaire ? La Limace est un officier décoré des services secrets, lesquels ont principalement pour mandat, faut-il le rappeler, d’espionner les individus, de surveiller leurs relations sociales, d’identifier leurs convictions politiques, de recueillir et d’interpréter leurs propos. La porosité entre les deux séries de métaphores, celle de l’oeil et celle des fluides (dont Roland Barthes a analysé les effets chez Bataille), entérine l’alliance entre pouvoir sexuel et pouvoir politique. Si Barthes insiste sur l’échange incessant entre la thématique oculaire et la thématique des pleurs, c’est que l’une renvoie naturellement à l’autre par relation de contiguïté. En raison de ce va-et-vient, tant à l’intérieur de chaque chaîne métaphorique que d’un ensemble thématique à l’autre, s’opère un enchevêtrement entre métaphore et métonymie où, selon Barthes (1964, p. 240-241) « chaque terme n’est jamais que le signifiant du terme voisin. […] chacun des termes […] est toujours le signifiant d’un autre terme (aucun terme n’y est un simple signifié) sans qu’on puisse jamais arrêter la chaîne ». Examinée sous ce rapport, la métaphore des pleurs semble une manifestation particulière de celle, plus générale, des liquides (larmes, bave, sueurs, mucosités, etc.). On peut comprendre alors la signifiance (et la nécessité) narrative de la scène évoquée plus haut, montrant la Limace (sur le lieu du crime, devenu au demeurant le lieu de la rencontre érotique entre la Mite et Ada) enduit de fluides visqueux et gluants, produits par ses propres sécrétions corporelles [15].

Au-delà de la piste Bataille, une autre affinité, subtilement encodée dans le tissu narratif de Zift, se laisse entrevoir. Le récit filmique semble faire un clin d’oeil ludique à Un chien andalou, réalisé par Luis Buñuel et Salvador Dalí en 1927, et plus particulièrement à la célèbre séquence où le globe oculaire d’une jeune femme est coupé par la lame d’un rasoir. Bataille en parle d’ailleurs dans un texte bref, appartenant à ses écrits de jeunesse, intitulé précisément Oeil. Il y articule un rapport suggestif pour la présente analyse, dans la mesure où la double peur atavique, chez l’homme, de l’oeil et des insectes, interrogée ici à la lumière de l’oeuvre de Buñuel et Dalí [16], semble aussi être au coeur de la narration de Zift : « La crainte des insectes est sans doute une des plus singulières et des plus développées de ces horreurs parmi lesquelles on est surpris de compter celle de l’oeil » (Bataille 1970, p. 187).

Rappelons qu’au cours d’un match de boxe l’oeil artificiel de Van Wurst se détache de sa cavité pour aller terminer sa course dans le liquide savonneux du bassin d’un gitan en train de se raser. L’air incrédule, celui-ci examine l’objet en verre qu’il a récupéré d’une main, tout en tenant de l’autre son rasoir dans un geste suspendu. Néanmoins, cette scène qui renvoie irrésistiblement à l’univers onirique d’Un chien andalou dément l’analogie qu’elle suggère. L’oeil en porcelaine de Zift ne se prête pas à la dissection ; la lame ne peut pas l’entamer. Indestructible, il devient alors un objet de culte. La figure de l’oeil conduit en effet à un acte d’idolâtrie, par le biais de la danse tribale qu’elle suscite : aussitôt, en effet, un groupe de « prosélytes » se forme pour accomplir une espèce de rite d’adoration en l’honneur de cet objet doté d’une puissance totémique. Voué à la fétichisation, le pouvoir mystique de l’oeil est aussi inexorable qu’il est insaisissable. Le parallèle avec le culte de la personnalité, inhérent au système totalitaire, s’impose ici avec force.

La lune

De la métaphore de l’oeil qui surveille et s’érige en déité, qui gère le registre génital et emblématise le pouvoir politique, la figure de la lune semble le prolongement naturel [17]. Qu’elle s’apparente à celle de l’oeil par sa forme globuleuse et sa couleur blanchâtre ne fait aucun doute ; et bien que la caméra insiste sur ses effets plutôt que sur son image (qui n’apparaît pas à l’écran), son importance sur le plan narratif est indéniable. C’est la lune qui éclaire les scènes érotiques, c’est elle aussi qui illumine les scènes de nuit filmées dans la prison. La narration de Zift lui confère en outre des facultés humaines. L’anthropomorphisation de la lune est d’autant plus parlante qu’elle est double. Elle se manifeste d’une part dans les paroles de l’air qu’interprète Ada en sa qualité de chanteuse de cabaret, dans une reprise explicite de la célèbre séquence du film Gilda où la sulfureuse héroïne éponyme envoûte son public grâce à sa voix sensuelle et à son corps voluptueux. Mais si le nom d’artiste, la mise, la coiffure et la performance d’Ada sont calqués sur ceux de Gilda, la ressemblance ne va guère au-delà des apparences. En réalité, le procédé référentiel n’établit des affinités que pour aussitôt les défaire. Zift réécrit la scène en dotant Ada d’une immobilité quasi paralytique, on ne peut plus opposée aux contorsions lascives de son homologue américaine. Mais plus significatif, de notre point de vue, est le fait que la chanson de Gilda s’attache à « dénoncer » de façon ludique l’influence désastreuse de la femme fatale, alors que celle d’Ada s’en prend à la puissance funeste de la lune.

En outre, Van Wurst lui-même contribue au procédé de personnification. Au disque argenté de la lune, qu’il contemple rêveusement par la fenêtre grillagée de sa cellule, il accorde le pouvoir absolu de l’oeil de la Providence. Mais les barreaux derrière lesquels se dessine la figure de la lune (sous-jacente à la métaphore oculaire) font partie intégrante du décor totalitaire. Le regard suprême au service de l’idéologie contient en puissance l’enfermement disciplinaire. « Le regard est la chose la plus rapide qui soit. Il vole à la vitesse de la lumière. On ne peut pas s’en cacher », déclare Van Wurst dissertant sur la redoutable efficacité du système panoptique. La surveillance totale équivaut ainsi à une incarcération virtuelle ; elle abolit la notion d’exclusion, efface la frontière entre l’espace carcéral et le monde extérieur. « Le ciel vous regarde de son oeil barreaudé », se plaît à répéter Van Wurst devant la Mite, qui ne tardera pas à constater le bien-fondé de ces propos. D’ailleurs, ce sont les derniers mots que prononcera l’Oeil avant de se pendre dans sa cellule [18].

Figure 5

Zift (Javor Gardev, 2008).

© Miramar Film

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En tant que symbole de la surveillance, la lune conserve une connotation négative tout au long du récit filmique. Du fait qu’elle révèle les aspects cauchemardesques de l’univers totalitaire, elle s’aligne sur la thématique de l’enfer que nous avons examinée. Mais ses ressources figuratives ne s’épuisent pas pour autant. Car la lune illumine également les scènes d’allure paradisiaque, en phase avec la grandiloquence et l’autoglorification de l’idéologie autoritaire. En proie aux hallucinations causées par le poison, la Mite bascule, comme par un coup de baguette magique, dans un univers merveilleux, situé aux antipodes de la réalité ambiante. Cette scène d’apparence utopique est clairement en dissonance avec l’actualité contemporaine que notre héros a pu connaître au cours de ses mésaventures. La théâtralité du monde totalitaire prend des proportions démesurées. Au bord de l’extase psychédélique, la Mite voit se dresser devant lui l’architecture imposante de la Maison du Parti, couronnée de son étoile rouge, la majestueuse place centrale, recouverte de pavés jaunes, et le mausolée abritant la momie du père fondateur du Parti communiste. « Serais-je aux portes de l’Éden ? », se demande la Mite, littéralement ébloui par cette mise en scène fabuleuse, digne d’un conte de fées. « Les paroles de la radio se confirmeraient, bredouille-t-il, la lumière aurait triomphé des ténèbres. »

Rappelons que la radio, l’un des plus puissants instruments de propagande, bénéficie ici d’un statut privilégié. Support discursif du pouvoir et se résumant à une seule station, la radio officielle envahit tous les aspects de la vie et vise, au même titre que la surveillance permanente, à priver l’individu de son intimité. Que ce soit dans la prison, à l’hôpital, aux bains publics, à la taverne ou au cimetière, la voix radiophonique fait autorité, ses irruptions semblant rythmer l’existence des particuliers. Dans Zift, elle s’impose comme un double de la voix off, comme une seconde instance narrative qui organise le temps du récit (d’autant plus que l’une de ses fonctions principales consiste à mesurer le temps astronomique). C’est la voix anonyme et omniprésente de la radio qui signale l’heure exacte de la mise en liberté de la Mite et qui par conséquent inaugure le récit, c’est elle qui marque la cadence de ses actions, c’est encore elle qui annonce sa mort et met ainsi un point final à la narration.

Face à cette théâtralisation excessive, propre à la gestion du pouvoir totalitaire, les idées reçues de la radio institutionnalisée se déclenchent automatiquement dans le cerveau programmé de la Mite. En plein délire toxique, prosterné sur le carrelage brillant, il procède alors à une tentative d’intériorisation de ce monde parfait. Dans un geste lourd de significations, associant érotisme et folie, la Mite entreprend de lécher les pavés jaunes afin d’intégrer le paradis sur terre qu’ils incarnent. C’est là que la force symbolique du zift, qui ne relâche jamais son emprise sur l’unité de l’action narrative, atteint son point culminant. Le zift, en tant que matériau adhésif, n’assure-t-il pas la cohésion et l’uniformité du pavage jaune, devenu signe représentatif du pouvoir politique [19] ? Mais, précisément, la polysémie du terme autorise un déplacement sémantique dans un sens subversif : en goûtant le zift-goudron, c’est également le zift-excrément que la Mite « déguste ». Car la surface lisse et immaculée a pour tâche de dissimuler le scatologique, que la narration filmique, comme on l’a vu, assimile à la condition d’existence même du monde totalitaire. Il y a plus. Le zift-bitume est aussi un ingrédient fondamental du processus de momification, tel qu’on le pratiquait dans l’Antiquité. L’étymologie du mot « momie » est parlante à cet égard. « Momie », d’après le Petit Robert, vient de l’arabe mûmiyâ, lui-même dérivé de mûm (« cire »), et désigne la substance bitumineuse utilisée dans la technique de préservation du corps [20]. Or, le mausolée qui, pareil à son analogue de la place Rouge à Moscou, conserve le cadavre embaumé du guide suprême, est l’un des plus éminents emblèmes du régime communiste [21].

Dans son délire, la Mite se prend donc à absorber « comme une hostie » la momie du Maître « répandue sur la place centrale ». Mais cette hostie revêt exactement la couleur noire du zift. L’image du meilleur des mondes se révèle être une image inversée de l’enfer. Il s’agit d’un paradis artificiel, forgé de toutes pièces et vidé de son essence, comme la momie — « le corps investi d’un pouvoir incorporel », dira la Mite — qui en est le centre de gravité. C’est un univers zombiesque où les vivants sont en fait des morts ambulants (« je m’aperçois que je ne jette pas d’ombre », constate notre héros), tandis que les morts, glorifiés et exposés en vitrine, sont voués à rester éternellement vivants. Défiant la fuite du temps et la transformation naturelle de la matière, l’idéologie communiste prétend suspendre le cours de l’histoire pour décréter son immortalité. C’est que l’organisation de l’espace totalitaire est subordonnée à une temporalité figée [22]. Au coeur de ce monde aussi sinistre que grotesque, la Mite, plein de vie et de désirs, d’ambitions et de projets, est manifestement condamné à périr. La fameuse formule de Maxime Gorki (écrivain officiel et ami intime de Staline) « L’homme ! Cela sonne fier ! », tatouée en majuscules sur le dos de la Mite, sonne ironiquement faux.

Conclusion

La fonction symbolique que Zift confère au diamant noir repose sur un postulat clairement ambigu, ou plutôt dédoublé. Autant la pierre précieuse incarne une promesse d’avenir et de bonheur, autant elle s’associe au registre scatologique pour connoter la déchéance et la désillusion. C’est que le pouvoir « phallique » investi dans le diamant (pensons encore une fois à ses cachettes successives) est en fin de compte un pouvoir caduc. Au sein du régime totalitaire, c’est un pouvoir inopérant, voire toxique. Au lieu de rendre la vitalité, son appropriation individuelle présage la mort violente. On est loin du « jardin » retrouvé à la fin de Candide, que la Mite lit et relit en prison. Ici, l’atroce logique stalinienne l’emporte sur le message ambigu de Voltaire. Parmi les accessoires insolites agrémentant la roulotte des fossoyeurs, l’effigie de Staline, accompagnée de sa célèbre maxime, retient l’attention : « La mort résout tous les problèmes : pas d’hommes pas de problèmes [23]. »

Si sur le plan strictement narratologique l’histoire de Zift est paradoxale, en ce qu’elle nous est racontée par un mourant, sur le plan sémantique, cependant, elle témoigne d’une cohérence imparable. C’est en toute logique qu’elle (commence par la fin et) s’achève au cimetière où le narrateur autodiégétique transmet son récit-confession avant d’expirer. D’ailleurs, l’ultime scène de Zift est tournée de façon à évoquer l’image d’un cadavre dans son cercueil. Lozanov relève avec justesse les implications sémiotiques de la « métaphore visuelle de la fin, aussi directe qu’efficace, avec le cercueil tournoyant où le héros a retrouvé sa position foetale. Le cercueil devient ainsi le seul espace personnel où il peut prendre possession de soi » (Culture 2009, p. 14). Mais avec le personnage, c’est l’idéologie tout entière — qui dépossède l’individu de sa spécificité et des ressources qui lui permettent de concevoir des projets et de les exécuter — que Zift se propose d’enterrer. Que la mort du héros, pourtant scandaleuse, soit exempte de toute dimension tragique nous autorise à transposer sa fonction narrative à l’échelle politique.

Figure 6

Zift (Javor Gardev, 2008).

© Miramar Film

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L’absurde et le scatologique, l’infernal et la décomposition, voilà à quoi l’ironie mordante du récit filmique réduit le monde cauchemardesque du régime totalitaire, qui échoue à discipliner le personnage de la Mite. Tranchant est aussi le bilan — où par ailleurs résonne la pensée bakhtinienne — que dresse Todorov lui-même en commentant les enjeux de Zift dans une entrevue avec Ianko Terziev (2008, p. 28) :

Le héros principal est un exemple classique de la notion même de « déchet ». Tout est déchet et tout déchoit graduellement, tout est dégagé à un moment donné et absorbé par le fumier de l’histoire, la terre accepte dans ses profondeurs tous les corps aériens. La fin a lieu au cimetière et le film s’enferme dans une tombe.

On pourrait reprocher au réalisateur de Zift, comme l’ont fait parfois certains commentateurs, la composition trop réfléchie du film, sa structure « aux boulons trop serrés » qui, en soumettant l’interprétation à un déterminisme rigoureux, prive le spectateur de ce que Barthes a appelé « le plaisir du texte ». Il n’en reste pas moins que le mérite de Zift est de se désolidariser de la représentation anonyme et stérile, fût-elle dénonciatrice, du phénomène totalitaire. Tout porte à croire, en dernière analyse, que le film a été conçu et tourné de manière à remettre en question l’exclusivité d’un certain discours stéréotypé, digne des manuels scolaires, qui depuis la chute du mur de Berlin semble s’autoriser de son propre ressassement. Cependant, après ce point tournant de l’histoire du xxe siècle, toute une génération de jeunes Bulgares a grandi dans une réalité complètement étrangère à l’idéologie communiste. Voilà pourquoi il a fallu attendre vingt ans (le temps nécessaire à cette nouvelle génération pour créer ses repères et ses horizons socioculturels) avant de transposer à l’écran un temps révolu, perçu à travers le prisme ludiquement naïf d’une conscience individuelle. Il conviendrait enfin d’en finir avec cette époque périmée, fondée sur le simulacre, le fantasme morbide et la neutralisation des « hommes en trop ». Tel semble être le principe autour duquel Zift construit son étrange univers : mettre en bière l’idéologie totalitaire, pour qu’elle cesse d’entrecouper et de hanter le présent, de façon à lui permettre enfin de générer son propre renouveau social et historique. Comme l’affirme Bakhtine (1940, p. 431), qui a lui-même subi les contraintes et les tourments du régime soviétique : « Tout descend dans le bas, dans la terre et la tourbe corporelle, afin d’y mourir et d’y renaître. »