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L’ampleur des attentats du 11 septembre 2001 et celle des réactions qui ont suivi ont eu tendance à brouiller nos repères dans la compréhension du terrorisme et de l’antiterrorisme comme phénomènes politiques récurrents depuis le 20e siècle. Les discours et les pratiques associés à la « guerre globale contre la terreur » entretiennent l’idée d’une rupture consommée avec l’ancien cadre légal et institutionnel au sein duquel les pratiques sécuritaires des États doivent désormais s’inscrire. Devant cette menace jugée exceptionnelle, les États ont mis en place des mesures d’exception qui sont en voie d’être normalisées au sein des démocraties libérales. Pourtant, les révélations qui se succèdent concernant les pratiques antiterroristes que les États de droit mènent au nom d’impératifs sécuritaires – enlèvement et torture par procuration, détention indéfinie et procès à huis clos, assassinats extrajudiciaires et surveillance généralisée pour en nommer que quelques-unes – tendent à exacerber tensions et contradictions entre la quête de sécurité et le respect des droits humains. L’ouvrage collectif dirigé par Aniceto Masferrer et Clive Walker nous offre un ensemble de contributions qui tentent de rendre compte des transformations induites par l’antiterrorisme post-911 sur les catégories et frontières institutionnelles, juridiques et éthiques existantes.

L’intérêt de l’ouvrage pour les spécialistes dans le domaine des études de sécurité, du droit international, des droits humains et du droit comparé réside autant dans l’approche comparative adoptée par ses différents collaborateurs que dans les études de cas proposées qui se distinguent des nombreuses analyses centrées exclusivement sur les discours et les pratiques de l’antiterrorisme américain. Ces analyses produites par des spécialistes en droit (international et criminel), criminologues et praticiens de la lutte antiterroriste portent un éclairage sur les divers impacts des mesures antiterroristes actuelles menées par des États européens qui, bien avant les attentats du 11 septembre 2001, disposaient de cadres organisationnels et juridiques éprouvés dans leurs luttes respectives contre le terrorisme domestique : pensons notamment au Royaume-Uni, à la république d’Irlande et à l’Espagne. Ainsi, les collaborateurs de l’ouvrage sont en mesure d’éviter le piège du présentisme et d’évaluer les mutations profondes des pratiques antiterroristes et de leurs diverses répercussions.

Comme le laisse entendre le sous-titre de l’ouvrage, Crossing Legal Boundaries in Defense of the State, les collaborateurs de l’ouvrage se donnent la tâche de cerner la manière dont le contexte sécuritaire actuel crée des pressions importantes vers la transgression croissante des frontières éthiques, légales et organisationnelles existantes. L’ouvrage est divisé en quatre parties consacrées autant à l’analyse de l’éclatement qu’à la transgression de ces frontières.

La première partie est consacrée à l’éclatement des frontières conceptuelles. La normalisation d’un discours présentant l’antiterrorisme en termes de « guerre globale » brouille tout d’abord les catégories qui nous permettent de saisir la spécificité sociale, politique et légale du terrorisme. Comme le souligne Mariaona Lobet Anglí dans le chapitre 2, l’inexistence de catégorie légale universellement acceptée permettant de définir le terrorisme exacerbe, dans le présent contexte, la tendance à l’instrumentalisation croissante du terme à des fins politiques ou électoralistes. Particulièrement, elle tend à justifier l’application étendue de mesures d’exception à l’égard de groupes et d’organisations aux activités et objectifs hétérogènes, mais qui ont en commun la violence comme moyen d’action privilégié. L’auteure explore divers problèmes politiques et légaux auxquels donne lieu cette tendance. Notamment notre (in)capacité croissante à discerner les diverses formes de violence (politique/non politique ; terroriste/non terroriste), ce que l’auteure juge nécessaire afin de mieux encadrer la mise en application des mesures antiterroristes. La problématique de l’effacement graduel de la frontière séparant les impératifs de sécurité et le respect des droits humains au sein des États de droit est abordée dans les chapitres 3 et 4. On y souligne, entre autres, la tendance à justifier des mesures antiterroristes remettant sérieusement en cause les libertés individuelles à partir de discours qui viennent brouiller la distinction conceptuelle entre sécurité et liberté, présentant ces deux notions comme similaires et interchangeables, ce qui réduit la prégnance des critiques à l’égard de ces mesures.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au brouillage des frontières entre criminalité et liberté. Le terrorisme pose de sérieux défis aux systèmes judiciaires, notamment en ce qui concerne la définition et la mise en application des catégories d’offenses associées spécifiquement au terrorisme par le droit criminel. Tandis que le chapitre 5 cherche à articuler dans une perspective du droit criminel les traits spécifiques du terrorisme, faisant ainsi écho aux propos avancés dans le chapitre 2 de l’ouvrage, les autres contributions analysent les transformations profondes du droit criminel induites notamment par les réponses des États aux attentats de Londres, Madrid et Toulouse. On soulève les problèmes et les défis du point de vue du respect des droits de pensée et de la libre expression associés à la convergence de mesures préventives au sein de l’Union européenne (ue). Ces mesures élargissent considérablement – à des délits non accomplis – la gamme d’actions passibles de sanctions dans le droit criminel, par exemple l’encouragement ou la dissémination de matériels pouvant faire l’apologie du terrorisme.

La troisième partie est consacrée aux transformations des frontières des systèmes de justice criminelle induites par l’institutionnalisation d’obligations légales pour les membres de l’ue de combattre le terrorisme à l’intérieur de leurs frontières. Le chapitre 11 nous offre une analyse saisissante des effets pervers de ce processus pour l’Irlande. Cet État disposait déjà d’un corpus étoffé de mesures et de lois antiterroristes. Celles-ci étaient clairement séparées du système de droit criminel afin de contenir les dérives potentielles d’une utilisation abusive des pouvoirs exceptionnels dévolus à la branche exécutive. L’auteur y souligne dans le présent contexte l’éclatement de cette frontière et la pénétration de pouvoirs et de mesures discrétionnaires au sein du système de droit criminel. Enfin, la quatrième partie aborde la question des frontières mouvantes séparant les diverses organisations engagées dans la difficile collaboration dans la lutte antiterroriste au niveau international.

Counter-Terrorism, Human Rights and the Rule of Law est un ouvrage indispensable pour ceux qui s’intéressent aux répercussions et aux défis posés par la normalisation des pouvoirs et des mesures d’exception de l’antiterrorisme au sein de l’ue sur le principe d’État de droit et le respect du principe de dignité humaine inhérent aux droits humains.