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Introduction

Selon le nouveau système mis en place par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, les États ont la responsabilité première de mettre en oeuvre les prohibitions concernant les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (principe de complémentarité). La Cour n’est en effet qu’un outil parmi d’autres dans l’entreprise globale de lutte contre l’impunité et elle n’agira que lorsque le ou les États qui ont compétence en l’espèce « n’[auront] pas la volonté ou [seront] dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites » (Statut de Rome, art. 17, paragr.1a). Ce sont les États qui se trouvent au premier plan du système global de lutte contre l’impunité. Le Statut de Rome n’établit aucune hiérarchie entre les États qui seraient susceptibles d’avoir compétence sur une affaire donnée, si bien que la Cour s’abstiendra d’exercer sa compétence si un État se saisit d’une affaire, qu’il agisse sur la base de la compétence territoriale (le crime a été commis sur son territoire), nationale active (le crime a été commis par un de ses nationaux), nationale passive (les victimes du crime sont des nationaux de cet État) ou encore, notamment, sur la base de la compétence universelle. La compétence universelle comprend toute affirmation de compétence par un État à l’égard de crimes qui, au moment de leur commission, n’avaient aucun lien territorial ou national avec cet État (O’Keefe 2004). Autrement dit,

en matière pénale, l’affirmation par un État de sa compétence pour juger d’infractions pénales qui auraient été commises sur le territoire d’un autre État par des ressortissants d’un autre État contre des ressortissants d’un autre État, lorsque l’infraction alléguée ne constitue pas une menace directe pour les intérêts vitaux de l’État qui affirme sa compétence.

ua-ue 2009 : paragr. 8

En plus du Statut de Rome et de la responsabilité qu’ont les États parties en vertu de celui-ci, plusieurs traités internationaux obligent également les États à éviter l’impunité en entreprenant des poursuites contre les responsables de crimes internationaux qui sont sur leur territoire ou en les extradant vers un État qui le fera. Il ne sera pas fait de distinction aux fins de cet article entre la compétence universelle et l’obligation aut dedere aut judicare (à cette fin, voir Lafontaine 2012). En pratique, les États qui ont l’obligation de poursuivre ou d’extrader doivent avoir la capacité de le faire en vertu de tous les titres de compétence prévus par le droit international, y compris la compétence universelle. Ainsi, la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide (onu 1948), par exemple, oblige les États sur le territoire desquels ce crime aurait été commis à poursuivre les responsables, et tous les États à faciliter l’extradition de ceux-ci. La Convention contre la torture (onu 1984), la Convention sur les disparitions forcées (onu 2006), les Conventions de Genève (onu 1949) ainsi que le Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève (onu pai 1977), par exemple, obligent les États à exercer leur compétence, qu’elle soit territoriale, nationale ou universelle, pour traduire en justice devant leurs tribunaux les responsables de ces crimes internationaux à moins qu’ils ne décident de les extrader vers un autre État. C’est en vertu de la Convention contre la torture que le Sénégal a été forcé d’engager des poursuites basées sur la compétence universelle à l’encontre de l’ancien dictateur du Tchad, Hissène Habré, à défaut de l’extrader vers la Belgique (cij 2012). Il est de surcroît désormais bien établi que le droit international coutumier permet l’exercice de la compétence universelle pour les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, même si dans ces circonstances – hors du régime des traités – cette règle internationale se formulerait plus en termes permissifs qu’en prescriptions contraignantes.

L’existence de la compétence universelle, tout comme celle des tribunaux internationaux, vise à combler un vide, un « espace d’impunité » laissé par des États territoriaux ou nationaux souvent incapables ou sans volonté de traduire en justice les responsables de crimes internationaux. L’interaction entre les tribunaux internationaux et les États territoriaux ou nationaux n’est pas exempte de confrontations, comme en témoigne la relation actuelle tendue entre l’Union africaine et la Cour pénale internationale (cpi) ainsi qu’entre cette dernière et certains États du continent. Toutefois, la compétence universelle soulève des enjeux qui lui sont propres, puisqu’elle implique des relations horizontales entre États. Elle incarne de façon saisissante l’opposition potentielle, ou la délicate synergie, qui peut s’opérer entre, d’un côté, les impératifs de souveraineté nationale et de non-ingérence et, de l’autre, ceux de la prévention et de la répression des plus graves violations des droits humains et du droit international humanitaire.

L’Union africaine n’a jamais rejeté le principe de la compétence universelle. Au contraire, elle l’a reconnu comme « un principe du droit international, dont le but est de s’assurer que les individus qui commettent des crimes graves tels que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ne le fassent pas dans l’impunité et qu’ils soient traduits devant la justice » (Conférence de l’Union africaine 2008 : 1). L’Union africaine offre aussi un soutien sans équivoque au principe de lutte contre les pires crimes internationaux, ainsi qu’en témoigne l’article 4h de son acte constitutif (ua 2000) qui reconnaît le droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans des cas de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité. Par ailleurs, plusieurs États africains semblent suivre une opinio juris voulant que les auteurs des crimes les plus graves ne restent pas impunis en ratifiant le Statut de Rome et en engageant des poursuites criminelles contre ceux-ci (van der Wilt 2011). De manière significative, en juillet 2012, le conseil exécutif de l’Union africaine a encouragé ses États membres à tirer pleinement profit d’une nouvelle loi nationale type (« Draft Model Law ») de l’Union africaine sur la compétence universelle en matière de crimes internationaux afin d’adopter ou de renforcer sans tarder des lois dans ce domaine (Conseil exécutif de l’Union africaine 2012). Comme nous le verrons, cette loi type affirme sans ambages la compétence universelle et lui offre un cadre juridique sensé qui correspond à tous points de vue à la façon dont le principe se développe, à notre avis, en droit international. Par ailleurs, des dizaines d’États africains prévoient déjà la compétence universelle dans leur législation nationale (ua-ue 2009 ; Amnesty International 2011), et des procédures importantes ont été ouvertes dans des États africains sur cette base, notamment au Sénégal et en Afrique du Sud (Gevers 2012).

Malgré cette acceptation sans équivoque sur le plan juridique, les récriminations politiques de l’Union africaine et de certains dirigeants africains relatives à la compétence universelle ont occupé le devant de la scène ces dernières années. L’origine de ces récriminations officielles est liée en partie à un incident spécifique, mais aussi pour le moins typique. En février 2008, un juge d’instruction espagnol a lancé des mandats d’arrêt contre quarante responsables rwandais, dont certains étaient encore en fonction. Au mois d’avril de la même année, le ministre de la Justice du Rwanda a accusé les juges européens de vouloir recoloniser l’Afrique à travers une forme de coup d’État judiciaire néocolonial sous le couvert de l’indépendance judiciaire et de la compétence universelle (Geneuss 2009). En juillet, la Onzième Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine a adopté une résolution qui critiquait l’abus et la mauvaise utilisation des actes d’accusation contre les dirigeants africains à travers la compétence universelle. Selon cette même décision, la nature politique et l’abus du principe de compétence universelle par les États européens était une violation claire de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États africains concernés, tout spécialement du Rwanda (Conférence de l’Union africaine 2008). En résumé, selon l’Union africaine, cette mauvaise utilisation de la compétence universelle porte atteinte à la stabilité des États africains et menace le droit international, la paix et la sécurité (Jallow 2010). L’Union africaine s’est lancée dans rien de moins qu’une tirade contre l’utilisation « abusive » de la compétence universelle par certains États occidentaux, offensive qu’elle a menée de ses structures décisionnelles aux médias, à des comités d’experts (ua-ue 2009) et à l’Assemblée générale de l’onu. Cette dernière a désormais à son ordre du jour la question de l’étendue et de l’application du principe de la compétence universelle (onu ag 2010 ; onu sg 2010 ; onu sg 2011), une évolution certes positive afin de rétablir un dialogue constructif et d’assurer une collaboration effective de tous les États dans la mise en oeuvre du droit international relatif aux crimes internationaux.

Cette contribution vise à offrir une perspective juridique sur un débat qui, sur le plan politique, a bifurqué vers un affrontement contreproductif et réducteur. À la lumière des principales objections juridiques de l’Union africaine, cet article analysera d’abord certaines limites potentielles à l’exercice de la compétence universelle, soit l’exigence pragmatique de la présence de l’accusé sur le territoire de l’État souhaitant exercer cette compétence, le contrôle « politique » de la décision de poursuivre sur cette base et l’applicabilité d’immunités dans certains cas (I). Ensuite, l’analyse se portera sur le choc de compétence apparent entre l’État territorial ou national qui souhaite poursuivre un suspect et l’État sur le territoire duquel se trouve ce dernier. Nous discuterons du cadre juridique d’un principe dit de subsidiarité, selon lequel l’État de compétence universelle doit céder le pas devant l’État territorial ou national qui souhaite poursuivre, si ce dernier a la capacité et la volonté de le faire (II). Il sera ainsi possible de constater non seulement que l’opposition apparente entre l’Union africaine et plusieurs pays occidentaux est moins importante que ce que les discours et les frondes politiques laissent paraître, mais également que le principe de compétence universelle, bien compris, répond déjà de façon satisfaisante aux récriminations à saveur juridique de ses plus farouches opposants.

I – Des limites à l’exercice de la compétence universelle 

Certaines des principales inquiétudes juridiques des États africains sont exposées ainsi dans le rapport du groupe d’experts ua-ue sur le principe de la compétence universelle publié en 2009 :

L’inculpation, par des juges de degré inférieur, siégeant souvent seuls sans pouvoir bénéficier de l’expertise et d’un processus collectif de prise de décision en matière judiciaire, de responsables d’États étrangers exerçant des fonctions de représentation au nom de leur État tend à porter atteinte à la dignité des personnalités publiques concernées et mettent en péril les relations amicales entre États souverains.

paragr. 36

Les États africains s’inquiètent aussi des charges prononcées contre des personnes en fonction qui sont ostracisées par l’émission de mandats d’arrêt à l’étranger, alors qu’elles n’y résident pas et n’y sont pas de passage (onu sg 2011). Ces préoccupations concernent la prise de décision quant aux poursuites entreprises sur la base de la compétence universelle, le lien présentiel requis pour un tel exercice et le respect des immunités prévues par le droit international.

A — Présence de l’accusé sur le territoire de l’État après la commission de l’infraction et autorité décisionnelle

Plusieurs débats ont fait rage dans la dernière décennie quant à la légalité de la compétence universelle in absentia[1]. Il faut reconnaître que ce débat est désormais, dans une certaine mesure, dépassé. Si la présence de l’accusé continue à être débattue tant dans la littérature scientifique que dans les enceintes internationales et demeure un sujet d’actualité (onu sg 2010 et 2011), le débat a toutefois perdu beaucoup de son importance en pratique. En effet, un nombre croissant d’États requièrent désormais que l’accusé soit présent sur leur territoire après la perpétration de l’infraction (Argentine 2001 ; Danemark 1930 ; Pays-Bas 2003 ; République démocratique du Congo 2004 ; Canada 2000 ; onu sg 2010 ; ua-ue 2009) ou qu’il devienne subséquemment résident de l’État (Écosse 2001 ; Royaume-Uni 2001 ; France 2010[2]). Dans la pratique, dans les cas qui ont fait l’objet d’un procès sur la base de la compétence universelle, les accusés avaient presque tous établi leur résidence permanente dans l’État poursuivant – comme réfugié, exilé, fugitif ou immigrant – et avaient tous résisté à leur renvoi dans les pays où leurs actes avaient été commis (Reydams 2010a ; Langer 2011). Dans un des plus récents procès terminés, l’accusée d’origine rwandaise avait depuis la survenance des crimes qui lui étaient imputés obtenu la nationalité néerlandaise[3] (The Guardian 2013).

Le choix législatif ou politique d’un État d’imposer une limitation inhérente – la présence sur le territoire, la résidence subséquente, etc. – sur les affaires qui peuvent mener à des poursuites sur la base de la compétence universelle est peut-être plus respectueux de la souveraineté des États territoriaux ou de la nationalité active, mais il est aussi dans leur intérêt propre. Non seulement cela limite le nombre d’affaires potentielles, mais cela assure également un certain soutien interne à l’exercice par l’État de la compétence universelle.

Mentionnons que du point de vue du droit international, le moment exact de la présence n’est pas pertinent. L’important est de savoir si l’État qui cherche à exercer sa compétence peut démontrer un « lien suffisant » (présence, résidence) à un moment donné après la commission de l’infraction et avant que l’exercice de sa compétence soit susceptible d’avoir un effet perturbateur sur la souveraineté de l’État ou sur les relations amicales entre États.

Les États qui ont une obligation de présence semblent avoir pris des approches très variées. Par exemple, la Cour suprême sud-africaine a tout récemment interprété le critère de la présence dans la législation sud-africaine comme n’empêchant pas les enquêtes in absentia, mais admettant toutefois qu’elles ne sauraient être exigées sans au moins la perspective d’une présence future du suspect. En outre, elle a décidé que les questions de courtoisie entre les États ou de subsidiarité, dont il sera question ci-dessous, entrent en ligne de compte au stade de l’enquête seulement dans la mesure où les autorités doivent décider, par exemple, si elles font une demande d’entraide judiciaire ou d’extradition, par exemple (Afrique du Sud 2013). Un tribunal en Suisse a récemment conclu que la condition de présence dans sa législation ne nécessitait pas la présence de l’accusé à tout moment après la perpétration de l’infraction, mais simplement au début de la procédure. La procédure demeure valide et les tribunaux suisses maintiennent leur compétence si, après le lancement de la procédure, l’accusé a quitté le territoire (Suisse 2012). La loi nationale type de l’Union africaine sur la compétence universelle ne conditionne l’exercice de la compétence universelle qu’à la présence de l’accusé sur le territoire de l’État au moment de l’ouverture du procès, ce qui ne rejette pas les enquêtes ou autres procédures in absentia avant le procès (art. 4 :1).

Les enquêtes en l’absence de l’accusé peuvent être un puissant allié dans la lutte mondiale contre l’impunité, non pas tant en fonction de leur potentiel en ce qui a trait aux poursuites contre les responsables de crimes internationaux s’ils devaient venir dans ledit pays – plusieurs pays ont une politique dite « d’aucun refuge » qui favorise clairement le refus d’entrée aux personnes soupçonnées de crimes internationaux — mais comme « aide légale anticipée » aux États tiers en ce qui a trait aux poursuites futures d’individus particuliers (Kreß 2006 ; Amnesty International 2008). L’absence d’une exigence stricte de présence lors de l’enquête joue donc probablement en faveur de la coopération et de la courtoisie interétatique dans la lutte contre la criminalité internationale. Elle respecte également le principe de la légalité puisque l’exercice de la juridiction n’intervient que lorsque l’accusé entre volontairement sur le territoire de l’État, se soumettant ainsi aux lois de cet État, dans leurs applications territoriale et extraterritoriale (Gaeta 2012). La souveraineté des États territoriaux ou nationaux est une doléance moins convaincante lorsque le suspect a quitté la juridiction de l’État et est volontairement entré dans celle d’un autre.

Par ailleurs, même dans les États qui théoriquement ne nécessitent pas la présence du suspect, la frénésie suscitée par les premières lois belges et espagnoles ainsi que les tensions diplomatiques qui ont suivi la mise en oeuvre de celles-ci ont certainement eu pour effet de dissuader tout État pouvant être tenté d’exercer la compétence universelle lorsque le suspect n’a jamais mis le pied sur son territoire. Cela est particulièrement vrai dans les États qui ont empêché ou limité la possibilité pour les plaignants empêchés de déclencher le processus de poursuite et qui ont soumis l’exercice de la compétence universelle à l’accord d’un organisme étatique, une tendance lourde partout dans le monde.

La tendance est en effet de s’assurer d’une sauvegarde politique en exigeant le consentement du procureur général ou d’une autre entité politique. Les législations de plusieurs États, comme celles du Royaume-Uni[4], de la France (2010a) et du Canada (2000), illustrent une propension chez les États à limiter la capacité des parties privées à utiliser la procédure pénale en ce qui concerne les crimes internationaux, en particulier sur la base de la compétence extraterritoriale et universelle[5]. Ces sauvegardes supplémentaires peuvent s’expliquer principalement par les répercussions que peut avoir le recours à la compétence universelle sur les relations internationales. Elles sont de nature à rassurer l’Union africaine qui avait, comme cela a été évoqué plus haut, fait part d’inquiétudes à ce sujet.

Comme Langer le remarque, les partisans de la compétence universelle ont généralement estimé qu’il valait mieux que le contrôle sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire de poursuite soit limité, dans l’espoir d’éviter des calculs politiques dans les affaires ayant trait à la compétence universelle (Langer 2011). En effet, certains partisans de la compétence universelle voient d’un mauvais oeil l’impact du contrôle politique sur l’exercice de la compétence universelle (Amnesty International 2011 ; cij 2002). Toutefois, étant donné les considérations politiques inévitables que cela comporte, un niveau de contrôle sur la décision de poursuivre (et non, évidemment, sur la conduite de l’enquête ou du procès, dans le plein respect de la doctrine de la séparation des pouvoirs) peut sans doute, au contraire, sauver la compétence universelle du déclin et du rejet pur et simple.

B — Respect des immunités personnelles

Le défaut de respecter l’immunité accordée à certains représentants de l’État est une des principales pierres d’achoppement pour l’Union africaine en ce qui a trait à la compétence universelle (ua-ue 2009 ; onusg 2011). Nous ne parlons pas ici de l’absence d’immunité devant les juridictions internationales comme la cpi ni des enjeux liés à l’exécution des mandats d’arrêt émis par cette institution, mais bien des relations horizontales entre États et de l’impact de l’implication alléguée d’un suspect dans la commission de crimes internationaux sur les immunités qui lui sont offertes en droit international devant les tribunaux d’un État tiers.

Nous croyons fermement que le maintien des immunités personnelles, notamment celles accordées par le droit international coutumier à quelques hauts responsables pendant qu’ils occupent leur poste, est une « solution équilibrée » et une façon « satisfaisante » de concilier les exigences des relations internationales avec ceux de la justice pénale internationale (Cassese 2003)[6]. Permettre aux États d’arrêter et de poursuivre des hauts responsables en fonction – même lors de visites privées à l’étranger – ne peut que perturber gravement les relations internationales et compromettre la nécessaire coopération entre les États permettant d’atteindre l’objectif commun de la responsabilité pour les crimes les plus graves. Cette approche est respectueuse de l’importante décision de la Cour internationale de justice dans l’affaire du Mandat d’arrêt de 2002, qui impliquait un mandat d’arrêt émis par les autorités belges contre un ministre congolais des Affaires étrangères en exercice et qui avait maintenu le caractère absolu des immunités personnelles.

L’immunité personnelle doit également être respectée pour certaines personnes à qui elle est accordée par traité, dont les agents diplomatiques et consulaires en vertu de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques (onu 1961) et celle sur les relations consulaires (onu 1963). Certains traités prévoient une forme plus limitée d’immunité personnelle aux agents en mission spéciale, qui sont aussi inviolables pendant la durée de cette mission officielle (onu 1969). Les actes privés sont également couverts par cette immunité, pour autant qu’ils aient été adoptés au cours de cette mission officielle. C’est sans doute sur le fondement de cette dernière immunité personnelle que devait se déterminer la légalité de l’arrestation en Allemagne en 2008 de Rose Kabuye, chef du Protocole du président de la République du Rwanda, sur la base d’un mandat d’arrêt français. Au-delà de l’escalade politique et diplomatique que l’évènement entraîna, la question stricte de l’immunité dépendait probablement de savoir si la chef du Protocole était en visite privée ou officielle au moment de son arrestation (Akande 2008). À la fin de mars 2009, le mandat d’arrêt a été levé par les tribunaux français (Magliveras 2009).

Il convient toutefois de noter que les immunités fonctionnelles, qui sont les seules qui subsistent une fois le mandat officiel terminé et qui protègent les actes accomplis par une personne dans l’exercice de ses fonctions, ne peuvent, elles, servir à soustraire de leur responsabilité les agents de l’État qui seraient responsables de crimes internationaux. En effet, selon une position dominante, les crimes internationaux ne peuvent être considérés comme des actes de fonction et ne sont pas ainsi couverts par cette immunité (cij 2002 ; Royaume-Uni 1999 ; Suisse 2012). Une fois leur mandat terminé, les hauts représentants de l’État, les diplomates et les autres qui bénéficiaient d’une large immunité personnelle ne bénéficient que d’une immunité fonctionnelle qui n’empêche pas les poursuites relatives à leur implication soupçonnée dans des crimes internationaux.

L’article 16(1) de la Loi type nationale de l’Union africaine sur la compétence universelle (ua 2011) confirme les immunités conférées à certains représentants de l’État en vertu du droit international :

Les agents publics étrangers qui bénéficient d’une immunité juridictionnelle en droit international ne doivent pas être incriminés ou poursuivis en vertu de cette loi, sauf dans des situations où ces crimes sont couverts par un traité auquel l’État et l’État de nationalité de ces agents publics sont parties et qui interdit l’immunité[7].

Cette formulation confirme bien que la compétence universelle ne peut porter atteinte aux immunités applicables en droit international, qui empêchent les États de poursuivre certains hauts responsables étatiques et diplomatiques en fonction. Elle infère également que les États africains acceptent de se conformer aux traités comme le Statut de Rome qui prévoient une absence d’immunité pour les crimes internationaux, un autre acquis toutefois mis en question par certains États tout récemment dans la confrontation avec la cpi (Gélinas et Massé 2013).

Les lois nationales prévoient dans une très forte proportion le respect des immunités applicables du droit international dans l’exercice de leur compétence (c’est le cas, notamment, des lois au Canada, en France, en Australie, etc.). Fait intéressant, l’Afrique du Sud est l’un des rares pays dont les lois relatives à la compétence universelle semblent prévoir que les immunités ne pourront servir à bloquer les procédures (2002 ; voir aussi Du Plessis 2007).

Au regard de ces limites à l’exercice de la compétence universelle, nous tournons désormais notre regard vers une composante pragmatique de la compétence universelle, soit que cette compétence sera exercée dans la majorité des cas de façon subsidiaire à l’État territorial ou national, pour autant que celui-ci soit capable et ait la volonté de mener à bien les procédures à l’encontre du suspect concerné.

II – La compétence universelle pour éviter l’impunité : une compétence subsidiaire

La subsidiarité est donc l’idée selon laquelle la compétence universelle est un mécanisme par défaut et ne devrait être exercée, sous réserve du respect des autres conditions à son exercice, que si les États territoriaux ou de nationalité active (le forum conveniens) sont incapables ou n’ont pas la volonté d’exercer leur compétence dans le respect du droit international. La Loi nationale type sur la compétence universelle de l’Union africaine (ua 2011) le prévoit ainsi :

Dans l’exercice de leur compétence en vertu de cette loi, les tribunaux doivent accorder la priorité au tribunal de l’État sur le territoire duquel le crime est allégué avoir été commis, à condition que cet État ait la volonté et soit capable de poursuivre[8].

ua 2011 : art. 4 :2

Deux grandes questions en la matière sont litigieuses : la première est celle de savoir si la subsidiarité est une exigence du droit international dans l’exercice de la compétence universelle ou plutôt un principe pragmatique qui devrait être respecté dans la mesure du possible, et l’autre est celle de savoir par qui et comment devraient être déterminées la capacité ou la volonté d’un État requérant l’extradition.

Avant tout, il convient de noter que la question de la subsidiarité n’entre en jeu que lorsqu’un État où un suspect se trouve est confronté à un choix concret entre la poursuite devant ses propres tribunaux (sur la base de la compétence universelle) et l’extradition vers un forum « plus naturel » (vers les États territoriaux ou de nationalité active). La subsidiarité ne devrait pas être invoquée dans l’abstrait, pour justifier par exemple l’inaction basée sur des intentions peu claires de l’État territorial.

A — La subsidiarité comme principe pragmatique et non dogmatique

Prétendre que le droit international soumet l’exercice de la compétence universelle au principe de subsidiarité équivaut à conclure que le droit international général prévoit une hiérarchie des différentes bases de compétence, une idée certainement controversée (Ryngaert 2008a). À cet égard, le rapport d’experts ua/ue est cohérent. D’une part, il constate que « le droit international positif n’établit aucune hiérarchie entre les différentes bases de compétence qu’il reconnaît » (paragr. 14). D’autre part, il recommande que « les États devraient avoir pour politique d’accorder la priorité au critère territorial comme base de compétence […] » (ua-ue 2009 : paragr. R.9). 

Il convient de souligner un fait d’emblée. Dans la pratique, les États qui cherchent à exercer efficacement la compétence universelle ont besoin de la coopération de l’État territorial très tôt dans le processus d’enquête. Dans la plupart sinon dans toutes les affaires ayant jusqu’à maintenant vu le jour sur la base de la compétence universelle, une large coopération s’est établie entre l’État poursuivant et l’État territorial (Reydams 2010). Dans de telles circonstances, il faut reconnaître que l’État territorial est tout à fait conscient de l’intention de l’État tiers d’exercer sa compétence universelle et aura amplement l’occasion de faire une demande d’extradition, s’il le souhaite.

La subsidiarité devrait être considérée comme étant une bonne politique, un principe pragmatique, qui assure le respect des principes cardinaux de droit international que sont la souveraineté étatique et les relations amicales entre États ainsi que la lutte contre l’impunité des responsables de crimes internationaux (Ryngaert 2008b ; ua-ue 2009). Tout d’abord, comme l’exigence de présence, la subsidiarité sert les intérêts des deux États concernés. Compte tenu des ressources limitées pour les poursuites sur la base de la compétence universelle et des coûts comparatifs peu élevés des procédures d’extradition[9], l’État où se trouve un suspect devrait être naturellement favorable à ce dernier recours. En réalité, les demandes d’extradition pour des crimes internationaux sont extrêmement rares, en dépit de l’invocation insistante du principe de subsidiarité au regard de l’application de la compétence universelle. Les États confrontés à la présence de criminels internationaux sur leur territoire cherchent plutôt des solutions à leur « dilemme de justice » et sont susceptibles d’accueillir positivement des demandes d’extradition (Lafontaine 2010). 

Ensuite, la subsidiarité est une politique raisonnable puisqu’elle donne l’occasion à l’État qui est le plus touché par le crime et qui dispose de l’accès le plus facile aux éléments de preuve de poursuivre. Ce principe se retrouve dans la législation d’États comme l’Allemagne (Allemagne 2011, l’Espagne (Espagne 2009) et la Belgique (2006) ainsi que, tel que mentionné ci-dessus, dans la Loi nationale type sur la compétence universelle de l’Union africaine. Il peut être aussi un critère informel pris en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de poursuite, comme au Canada (Lafontaine 2010). La prise en compte des intérêts légitimes des autres États dans l’exercice souverain de la juridiction criminelle peut d’ailleurs être vue comme étant une expression du principe de courtoisie en relations internationales. Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué avec justesse, « [u] n État peut avoir le pouvoir légal d’exercer sa compétence au-delà de ses frontières, mais reste à savoir si cet exercice est opportun et souhaitable » (Canada 2007 : paragr. 62). La Cour suprême a été claire que la courtoisie doit guider l’exercice de la compétence extraterritoriale, mais elle impose également des limites strictes :

Les actes de courtoisie sont justifiés en ce qu’ils facilitent les rapports entre les États et la collaboration générale. Toutefois, la courtoisie n’a plus sa place lorsqu’elle est de nature à miner les relations pacifiques entre États et l’ordre mondial […] Le principe de la courtoisie ne saurait justifier un État de tolérer la violation du droit international par un autre État. Les exigences du maintien du droit international priment en effet sur la courtoisie […].

Canada 2007 : paragr. 50-51

Dans le cadre de l’exercice de la compétence universelle, cela peut vouloir dire de refuser l’extradition vers les États territoriaux ou de nationalité active s’il y a des risques que le suspect y soit torturé ou qu’il n’y ait pas accès à un procès équitable, par exemple. Le regard favorable vis-à-vis de la subsidiarité se termine là où l’incapacité ou le manque de volonté de l’État demandant l’extradition commence. Le noeud du problème est évidemment de savoir qui devrait déterminer, et sur quelle base, si l’État du forum conveniens est capable et a la volonté de mener véritablement à bien l’enquête et la poursuite.

B — Le cadre juridique : la capacité et la volonté de poursuivre

Qui ?

Kreß a mis de l’avant l’idée que « un organe judiciaire international plutôt que l’État concerné devrait être chargé du pouvoir de prendre la décision quant à savoir si un autre État était ou est sans volonté ou incapable[10] », suggérant du même coup que cette fonction pourrait être assumée par la cpi (Kreß 2006 : 57). Il se réfère également à la suggestion selon laquelle un système international d’accréditation pourrait être mis en place afin d’évaluer si un État, qui cherche à exercer sa compétence universelle, a rempli toutes les conditions requises pour un tel exercice. Stigen a suggéré comme alternative qu’en présupposant que des règles claires sur la subsidiarité aient été mises en place, l’État contestant l’exercice de la compétence universelle pourrait toujours se tourner vers la Cour internationale de justice (cij), en faisant valoir que l’État du for avait violé ces règles (Stigen 2010). L’Union africaine indiquait aussi, en 2008, « la nécessité de créer un organisme de règlementation international ayant compétence pour examiner et/ou traiter des plaintes ou des appels consécutifs à l’utilisation abusive du principe de compétence universelle par différents États » (Conférence de l’Union africaine 2008 : paragr. 5v). Cette demande fut d’ailleurs renouvelée aux conférences de l’Union africaine de Syrte en 2009 ainsi que d’Addis-Abeba en 2010 (Conférence de l’Union africaine 2010) et en 2011.

La logique derrière ces suggestions est évidente et la crainte des conséquences d’un état de fait où les États se jugent les uns les autres, légitime. Un mécanisme international chargé d’évaluer la légitimité et la légalité des procédures engagées sur la base de la compétence universelle pourrait servir à atténuer certaines tensions internationales relatives aux abus perçus quant à l’utilisation de la compétence et à légitimer tant certaines poursuites spécifiques que la compétence universelle comme telle. Malgré le potentiel incontestable d’un tel mécanisme impartial, il est à craindre que l’ajout de procédures bureaucratiques et juridiques soit de nature à affaiblir un mécanisme déjà complexe que les États sont encore réticents à utiliser. En outre, la valeur ajoutée de la compétence universelle est sans doute celle l’allégement de la charge de travail des juridictions pénales internationales et l’ajout d’outils distincts au système de justice pénale internationale. Si la compétence universelle était sous l’autorité de la cpi ou d’un autre organe judiciaire, cela pourrait compliquer les efforts des juridictions nationales qui visent à contribuer à la lutte contre l’impunité et ceux des organismes internationaux qui ont déjà une tâche titanesque à remplir (Gaeta 2012).

En fin de compte, la tendance mentionnée ci-dessus qui est de soumettre l’exercice de la compétence universelle à l’accord des procureurs généraux ou d’une entité étatique similaire permet de prévenir des tensions politiques suscitées par les perceptions voulant que l’exercice de la compétence universelle soit incontrôlé et incontrôlable. Comme cela a déjà été mentionné, les principales objections de l’Union africaine sont essentiellement liées aux procédures déclenchées par des plaignants privés, lesquelles rendent d’ailleurs mal à l’aise les États qui disposent de la compétence universelle. En outre, le plein respect des immunités personnelles, préconisé par plusieurs, comme il a été indiqué ci-dessus, est de nature à restreindre le nombre d’affaires politiquement sensibles susceptibles de perturber les relations internationales.

À notre avis, le régime juridique d’extradition actuel fournit le cadre nécessaire permettant à l’État répondant de déterminer si l’État requérant est capable et a la volonté de véritablement mener la procédure, dans le respect de la logique qui se cache derrière l’idée de subsidiarité. L’extradition est généralement décidée par un juge qui applique le droit interne et le droit international pertinents. De toute évidence, les décisions en matière d’extradition ne sont pas à l’abri de réactions politiques et de l’hostilité de l’État requérant. Toutefois, elles demeurent des décisions judiciaires qui se basent sur des critères juridiques établis. Lorsque l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire ne sont pas en cause, cela constitue une réponse solide aux allégations selon lesquelles un État répondant empêche une extradition pour des raisons politiques injustifiées.

Comment ?

Les traités d’extradition (et les législations nationales) prévoient tous des motifs de refus. Pour notre propos, quelques exemples suffiront à expliquer certaines règles traditionnelles en matière d’extradition et la façon dont elles se rapportent à l’idée de subsidiarité[11]. Nous traiterons ainsi des règles concernant l’interdiction d’extrader si le suspect risque la torture ou les mauvais traitements ainsi que celles concernant l’équité du procès éventuel devant les tribunaux de l’État requérant.

Tout d’abord, l’extradition ne peut pas aller à l’encontre du principe de non-refoulement. Elle peut donc être refusée si la personne dont l’extradition est demandée a des chances d’être soumise dans l’État requérant à de la torture ou à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ce principe est bien connu et il n’est pas nécessaire de l’examiner en détail, sauf pour mentionner qu’il peut être particulièrement pertinent dans les extraditions dans le contexte des crimes internationaux, comme cela a été une préoccupation récurrente, notamment dans les demandes d’extradition vers le Rwanda depuis plus d’une dizaine d’années, comme on le verra ci-dessous.

De plus, l’extradition peut être refusée si le suspect ne peut pas bénéficier d’un procès équitable dans l’État requérant. À cet égard, il est intéressant de noter que des normes distinctes sont utilisées dans différents traités ou législations. Ainsi, le Traité type d’extradition de l’onu (1990) se réfère aux « garanties minimales prévues, au cours des procédures pénales, par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (pidcp) » (art. 3f), ce qui constitue une norme assez stricte. La notion de procès équitable dans d’autres législations ou traités a souvent tendance à être moins exigeante du point de vue de l’État requérant. Les débats sur l’extradition de suspects du génocide rwandais présents dans des pays tiers, de même que la saga entourant leur transfert du Tribunal pénal international pour le Rwanda (tpir), serviront d’illustration de ces différentes normes.

Pendant des décennies, plusieurs États et le tpir ont eu de grandes hésitations à extrader ou transférer des suspects au Rwanda, essentiellement en raison de craintes pour leur sécurité ou, plus souvent, par crainte qu’ils ne puissent pas y obtenir un procès équitable. Ce débat de longue date a conduit à une importante décision par une chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (cedh), le 27 octobre 2011. Celle-ci a rejeté la demande d’un rwandais soupçonné de génocide qui se battait contre son extradition par la Suède vers le Rwanda puisque, selon la Cour, « il ne risquerait pas un flagrant déni de justice » (cedh 2011 : paragr. 129). La Chambre d’appel du tpir en décembre 2011 a également confirmé le transfert de Jean Bosco Uwinkindi aux tribunaux rwandais, un premier transfert de la sorte pour le tpir (2011).

La plupart des décisions nationales rejetant l’extradition ou le transfert vers le Rwanda ont été fondées sur l’absence de garanties d’un procès équitable. Par exemple, la Finlande a fondé sa décision dans une affaire en se basant sur le refus du tpir de transférer des suspects pour des préoccupations de procès équitable (Ministère de la Justice de la Finlande 2009). Des juges français, dans de nombreuses affaires, ont refusé l’extradition notamment parce qu’ils estimaient que le suspect ne serait pas jugé par un tribunal qui respecte les garanties fondamentales de procédure et les droits de défense[12].

La règle 11bis du Règlement de procédure et de preuve du tpir (tpir 1994) prévoit que les transferts aux juridictions nationales peuvent seulement se produire si la Cour est convaincue « que l’accusé recevra un procès équitable devant les juridictions de l’État concerné ». La norme citée ici est semblable aux garanties prévues par le pidcp auxquelles se réfère le Traité type d’extradition.

La norme en vertu de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est encore plus exigeante pour celui qui allègue une violation à la Convention. Comme la cedh l’a stipulé dans l’affaire Ahorugeze :

Il est devrait être tenu en compte que, dans les vingt-deux années depuis le jugement Soering, la Cour n’a jamais trouvé qu’une extradition ou une expulsion serait en contradiction avec l’Article 6. Cela indique que le test du « déni flagrant de justice » est exigeant. Un déni flagrant de justice va au-delà de simples irrégularités ou d’un manque de garanties dans les procédures au procès qui pourrait résulter en une violation de l’Article 6 si elles avaient lieu dans l’État contractant lui-même. Ce qui est requis est une violation des principes de procès équitable protégés par l’Article 6 qui sont si fondamentaux qu’elle représente une nullification, ou une destruction de l’essence même du droit garanti par cet article[13].

cedh 2011 : paragr. 115

Les tribunaux britanniques se sont fondés sur ce critère dans l’examen des demandes d’extradition vers le Rwanda (Royaume-Uni 2009). Le 11 juillet 2011, la Cour de district d’Oslo a accueilli une demande d’extradition vers le Rwanda pour Charles Bandora. Cette décision a été confirmée par la Cour suprême en novembre 2011 et Bandora a été retourné au Rwanda en mars 2013 (The New Times 2013). Le critère applicable en droit canadien est aussi strict lorsque les droits de l’homme protégés par la Charte des droits et libertés sont en jeu dans des procédures d’extradition ou d’expulsion. Les conditions de détention, le jugement ou la sentence qui pourraient être imposés à l’accusé doivent « choquer la conscience » des Canadiens (Canada 1987 et 2002). La Loi sur l’extradition (Canada 1999) prévoit que l’extradition pourrait être refusée si celle-ci était « injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances pertinentes » (art. 44 : 1). Le droit canadien est clairement favorable à l’extradition, sauf en circonstances extrêmes.

Ce bref examen montre que le droit d’extradition permet à un État répondant d’apprécier la capacité de l’État requérant d’accorder au suspect un procès équitable, un thème central dans l’idée de subsidiarité en ce qui a trait à l’exercice de la compétence universelle. Alors que les principes traditionnels d’extradition empêcheront le transfert d’un suspect aux États territoriaux ou nationaux dans les circonstances les plus graves (risque de torture, « flagrant déni de justice », etc.), il est aussi vrai que l’État a moins de marge de manoeuvre pour refuser l’extradition sur la base d’un « manque de volonté », critère également à la base du principe de la subsidiarité, de peur par exemple que le procès ne soit fait dans le but de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale.

À notre avis, toutefois, cela ne devrait pas être trop inquiétant. D’une part, dans le cadre des relations bilatérales entre États, il est probablement dangereux de permettre aux États d’être à la merci du jugement des autres États – qui détermineraient leur « volonté politique » ou leur « capacité judiciaire » en dehors des principes stricts règlementant l’extradition (ou du droit relatif au renvoi des réfugiés, qui fait appel toutefois à des considérations différentes). En effet, cela serait assez ironique que, par le développement du principe de la subsidiarité visant à protéger la souveraineté étatique, les États créent par inadvertance de nouveaux motifs de tension et d’irritabilité en la matière (Stigen 2010). Ce fut la raison principale derrière les suggestions de déléguer la décision à un organisme international mentionnées ci-dessus.

D’autre part, des mécanismes peuvent être conçus par les États afin de maximiser les chances que les États requérants entreprennent de véritables procédures en conformité avec les normes internationales. De tels mécanismes comprennent le monitoring des procédures nationales et le soutien technique. Le premier type de garantie trouve sa source dans les affaires de la cedh et du tpir mentionnées ci-dessus. Tout d’abord, dans les deux cas, une sorte de suivi de la procédure nationale a été ordonnée ou discutée : dans l’affaire Uwikindi, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a été chargée de suivre le procès et devait faire rapport chaque mois sur les progrès réalisés au tpir (l’application pratique a connu quelques difficultés et, finalement, deux membres du personnel du tpir ont été temporairement affectés à la tâche). Le tpir a également réitéré son pouvoir en fonction de la règle 11bis de son Règlement de preuve et de procédure permettant de révoquer un ordre de transfert (certes plus difficile dans le contexte de l’extradition). La cedh, quant à elle, a fondé sa décision sur les garanties de procès équitable contenues dans la nouvelle loi rwandaise sur le transfert, mais elle a aussi discuté de la proposition faite par le Rwanda, confirmée à la Cour, selon laquelle les autorités suédoises pourraient surveiller la détention et les procédures. Des juridictions nationales ont également ordonné la surveillance dans leurs propres ordres d’extradition (cedh 2011).

Cette surveillance, effectuée par des organisations non gouvernementales, par d’autres observateurs indépendants, voire par des représentants des États, n’est pas une garantie sans faille. Toutefois, elle ajoute certainement un niveau de contrôle bilatéral et international qui sert bien l’idée de la subsidiarité et l’objectif ultime visant à s’assurer d’une véritable justice pour les pires crimes. Un État à qui l’on a accordé l’extradition aura souvent été sous le feu des projecteurs et le monitoring, auquel il aura consenti en tout état de cause dans le respect de sa souveraineté ou des principes de son droit national, fera en sorte que le procès ne tombe pas dans l’oubli une fois que les médias seront passés à une autre histoire. Cette surveillance pourra également servir de guide aux autres États envisageant l’extradition vers cet État, de même que d’incitation pour l’État requérant d’être à la hauteur des attentes s’il désire bénéficier de nouvelles extraditions.

Quant au soutien technique, notons d’abord que le rapport d’experts au-eu recommandait ce qui suit :

Les instances compétentes de l’ue devraient aider les États membres de l’ua à renforcer leurs capacités en matière juridique en ce qui concerne les crimes graves de portée internationale, par exemple dans le cadre du Partenariat stratégique Afrique-ue. Il pourrait notamment s’agir de formations dans le domaine des enquêtes et des poursuites pour les crimes de masse, de la protection des victimes, du recours aux techniques médico-légales appropriées, etc.

paragr. R.17

En effet, le succès de la lutte contre l’impunité repose sur les États et l’entraide qu’ils sont en mesure de s’apporter mutuellement dans la difficile tâche de traduire les responsables des crimes internationaux en justice. Cela signifie à notre avis que l’État territorial doit collaborer avec un État qui entend exercer la compétence universelle relativement aux enquêtes, à la collecte de preuves, etc., ce qui est par ailleurs clairement envisagé dans la Loi nationale type de l’Union africaine (art. 18). Cela implique aussi à notre avis que l’État qui détient un suspect doit, dans la mesure du possible, offrir son soutien technique à un État territorial qui a la volonté de poursuivre, mais dont les capacités sont limitées. Pour l’État tiers, il s’agit, il faut en convenir, d’une option beaucoup moins onéreuse que celle de conduire les procédures sur son propre territoire. La mobilisation régionale et internationale pour aider le Sénégal à exercer sa compétence universelle à l’encontre de Hissène Habré est un précédent – imparfait, certes – dont il faut s’inspirer pour les affaires moins flamboyantes qui méritent toutefois la même attention et le même sérieux. Les programmes d’aide technique dans le cas de litiges stratégiques ont des répercussions profondes non seulement sur les capacités du système judiciaire de l’État concerné, mais également sur la création d’une culture de l’État de droit qui rejette l’impunité et sur une certaine fierté nationale qui ne fait que réverbérer sur la société tout entière l’espoir qu’elle porte à l’égard de la justice locale.

Conclusion

Au bout du compte, il faut convenir qu’il n’y a pas de divergence sur les principes fondamentaux : l’impunité ne saurait être tolérée pour les crimes internationaux les plus graves et aucun État ne devrait servir de refuge aux auteurs de ces crimes qui cherchent à se soustraire à leur responsabilité criminelle. Dès lors, les États deviennent des acteurs d’une lutte commune qui vise ultimement un seul objectif, soit celui de traduire en justice les responsables de crimes internationaux dans le cadre d’un procès juste et équitable.

Si elle occupe beaucoup de place dans le discours politique et juridique, la compétence universelle est, concrètement, un phénomène somme toute assez rare. Quelques dizaines de poursuites ont été entreprises sur ce fondement depuis la Seconde Guerre mondiale (Reydams 2010). Des centaines de présumés criminels de guerre sont en fuite sans qu’aucun État remplisse la promesse du nouveau système de justice internationale qui vise à fermer « l’espace d’impunité ». Le véritable enjeu n’est donc pas l’utilisation abusive d’un quelconque principe de compétence, mais une sous-utilisation criante des tribunaux nationaux dans le monde pour « mettre un terme à l’impunité des auteurs » des « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale » (Statut de Rome 1998 ; Préambule).

À l’heure où Hissène Habré est poursuivi au Sénégal sur la base de la compétence universelle et où les tribunaux sud-africains enclenchent des poursuites sur la même base fondée sur leurs obligations internationales, il est temps que la discussion sur ce principe migre d’une confrontation fondée sur l’orgueil étatique vers une franche collaboration dans la réalisation du but commun. La compétence universelle n’est pas l’apanage des pays occidentaux, elle est une responsabilité commune à tous.