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Introduction

Une des critiques les plus fréquemment adressées à la Cour pénale internationale (ci-après cpi) a trait à l’Afrique. Plusieurs organisations internationales[1], dont l’Union africaine (2009 et 2010), ainsi que des États (Conseil de sécurité 2008) et divers représentants de la société civile dénoncent le fait que la Cour ne poursuive et ne juge que des personnes issues du continent africain, une conséquence des choix du Procureur qui a centré ses enquêtes sur des faits commis en Afrique. On observe ainsi que la critique se centre sur le commencement du travail de la cpi, lorsqu’une situation (p. ex. les enquêtes au Darfour) ou une affaire (p. ex. les poursuites contre le président soudanais Omar el-Béchir) débute, ce qui paraissait peu surprenant jusqu’au prononcé d’un premier jugement de condamnation par la Cour.

Ce premier jugement de condamnation était très attendu. La peine prononcée aurait pu permettre de donner un sens au travail de la cpi sur le continent africain : la peine constituant la finalité (point d’orgue autant que point final) du processus pénal. Elle est l’élément vers lequel tend tout le processus, celui par lequel il se clôt et aboutit. Révélatrice de la politique pénale d’une juridiction, par les éléments pris en considération pour fixer le quantum de la peine et les objectifs déclarés de la sanction, elle donne son sens au processus dans son ensemble (Kerchove 2009). En effet, si le Préambule du Statut de la cpi mentionne bien l’intérêt de lutter contre l’impunité ou encore de lutter contre les menaces que constituent les crimes internationaux pour « la paix et la sécurité et le bien-être du monde », rien n’est énoncé sur l’objectif de jugement pénal et de la peine, de même que sur la pertinence des liens (pourtant généralement admise mais qu’il convient de mettre en cause) entre justice pénale et paix mondiale (Hazan 2010). S’agit-il de « montrer l’exemple » ? S’agit-il de neutraliser ou de châtier le coupable ? Ou est-ce pour rendre « justice » aux victimes ? Toutes ces finalités sont-elles poursuivies en même temps ? Sont-elles atteignables ? Les objectifs visés par la peine doivent-ils enfin nécessairement rejoindre ceux poursuivis par la juridiction pénale internationale ou le droit international pénal ?

Il est dès lors nécessaire que le juge international éclaire les zones d’ombre laissées par les textes. De surcroît, le juge se doit aussi de montrer le sens de la peine pour gagner en indépendance et ne pas rester associé aux volontés nationales qui ont abouti à la création de la cpi.

Ainsi, dix ans après le début de ses activités, la cpi rend son premier jugement et, par là même, sa première déclaration de culpabilité ; cette décision concerne la situation en République démocratique du Congo (rdc), dans laquelle les juges de la Chambre de première instance de la cpi ont condamné Thomas Lubanga Dyilo pour crimes de guerre, en tant que coauteur. Définis par les articles 8-2-e-vii et 25-3-a du Statut de la Cour, ces actes pour lesquels Lubanga a été condamné sont la conscription et l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans dans l’upc/fplc (Union des patriotes congolais/Forces patriotiques pour la libération du Congo) ainsi que le fait de les avoir obligés à participer activement à des hostilités dans la région de l’Ituri, du début septembre 2002 au 13 août 2003. Le 14 mars 2012, les juges ont déclaré coupable monsieur Lubanga, sans lui infliger encore de peine : comme les y autorise l’article 76-2 du Statut, ils ont préféré tenir une audience spécifique à cet égard[2]. Ainsi, le 13 juin 2012, les parties au procès (l’accusation, la défense mais aussi les représentants des victimes) ont pu faire part de leurs arguments quant aux éléments à prendre en considération pour fixer la peine de Thomas Lubanga Dyilo ; l’accusation a requis 30 ans d’emprisonnement à son encontre. Et ce n’est que le 10 juillet 2012 que les juges de première instance de la cpi ont enfin rendu leur décision, lui infligeant 14 ans d’emprisonnement.

Avec cette peine, la cpi donne-t-elle un sens à son action ?

Sans suspense, force est de constater que la réponse à cette question est mitigée. Si les juges clarifient, en partie, le régime applicable au prononcé de la peine (II) en interprétant des textes constitutifs incomplets (I) (cette incomplétude obligent les juges à se positionner), ils restent muets sur des éléments fondamentaux liés à cette peine (ses fondements et ses objectifs) et n’y donnent finalement pas de véritable sens (III). Ainsi, par manque de pédagogie, il semble que la cpi ne donne qu’un sens limité à son action, alors qu’il paraissait de prime importance de renforcer la légitimité et la signification de son action en Afrique, où tant d’acteurs politiques, civiques et sociaux s’interrogent sur l’impact du droit international pénal.

I – Textes constitutifs incomplets

Les peines prononcées par la cpi sont régies principalement par les articles 23 et 76 à 78 de son Statut et par les règles 145 et suivantes de son Règlement de procédure et de preuve (ci-après rpp). Ces dispositions énoncent, d’une part, les peines applicables et, d’autre part, les principes généraux ainsi que les critères devant guider le prononcé des peines.

En ce qui concerne les peines applicables, l’article 77, contrairement à la majorité des systèmes nationaux, n’énonce pas une peine pour chacun des crimes, mais seulement une peine pour tous les crimes. Ainsi, la Cour peut prononcer une peine de privation de liberté d’au maximum 30 ans ou, dans des circonstances exceptionnelles (en fonction de la gravité du crime ainsi que de la situation de la personne condamnée[3]), la perpétuité ; aucun minimum n’existe[4]. Elle peut de surcroît imposer une amende à la personne condamnée, ainsi que prononcer à son encontre une confiscation des profits, biens et avoirs.

En ce qui concerne les principes généraux, le seul explicitement mentionné par les textes constitutifs est le principe de légalité des peines (nulla poena sine lege ou pas de peine sans loi)[5]. Ce principe stipule qu’une peine ne peut être prononcée à l’encontre d’une personne déclarée coupable qu’en cas d’existence de la norme pénale au moment de la commission des crimes. Pour respecter le principe de légalité, des critères doivent être remplis par le droit : la qualité, l’accessibilité et la prévisibilité du droit (Zerouki 2001 : 249-316). Ainsi, la peine devrait être connue par avance (à tout le moins sous forme d’une fourchette de peine ou d’un maximum), et les critères guidant sa fixation devraient être clairs, à tout le moins clarifiés par la jurisprudence. L’interprétation de ce principe est extensive en droit international pénal (Ambos 2006 : 17-35 ; Shahabuddeen 2004 : 1009-1013 ; Schabas 2000 : 521-539 ; Schabas 2010 : 413-416), même s’il nous semble que son respect est impératif.

Deux autres principes généraux relatifs aux peines sont implicitement présents dans les textes constitutifs de la cpi. Il s’agit des principes de proportionnalité et de nécessité de la peine. Ils apparaissent sous forme de « juste mesure » (Poncela 2001 : 41). Les deux principes se retrouvent dans la version anglaise de l’article 76 du Statut qui précise que la peine doit être juste ou appropriée (ce que la version française ne mentionne pas[6]). La proportionnalité apparaît aussi implicitement à l’article 78 du Statut qui demande que la peine reflète la gravité du crime puni.

Le principe de proportionnalité implique une adéquation de la peine au crime, tandis que la nécessité implique de ne prononcer que la peine nécessaire pour atteindre les objectifs fixés. Ces derniers peuvent être la prévention générale ou spéciale, la réhabilitation de l’accusé (tous trois sont les objectifs traditionnels de la peine (Kerchove 2009), ou encore la satisfaction des victimes.

En ce qui concerne les critères guidant la peine, selon l’article 76 la Chambre de première instance doit tenir compte des conclusions et éléments de preuve pertinents présentés au procès, ainsi que, par la tenue d’une audience supplémentaire, « prendre connaissance de toutes nouvelles conclusions et de tous nouveaux éléments de preuve pertinents pour la fixation de la peine ». C’est une précision importante, puisque, dans la décision du 10 juillet 2012, les juges devront faire face à de nouveaux éléments non présentés ou non jugés par la Chambre de première instance dans sa décision de condamnation.

De plus, l’article 78 énonce, les éléments qui doivent être pris en considération pour fixer les peines d’emprisonnement ou d’amende. Il indique aussi comment doit être calculée la durée de la détention en fonction de la privation de liberté déjà subie, ou en fonction du cumul de culpabilité et de sanctions pénales.

Selon cette disposition, pour fixer la peine, les juges doivent tenir compte de la gravité du crime et de la situation personnelle du condamné. Néanmoins, l’article 78 ne précise pas quelles circonstances relatives à ces critères doivent être prises en considération : que faut-il entendre par situation personnelle de l’accusé ? Comment la gravité de l’infraction doit-elle être prise en considération ? Les réponses à ces questions se trouvent, en partie, à la Règle 145 du RPP. Selon cette règle, la peine doit être proportionnée à la culpabilité et tenir compte des « facteurs atténuants et [des] facteurs aggravants, et […] à la fois de la situation du condamné et des circonstances du crime ». Cette règle précise, d’une part, que les juges doivent tenir compte « de l’ampleur du dommage causé, en particulier le préjudice causé aux victimes et aux membres de leur famille, de la nature du comportement illicite et des moyens qui ont servi au crime ; du degré de participation de la personne condamnée ; du degré d’intention ; des circonstances de temps, de lieu et de manière ; de l’âge ; du niveau d’instruction et de la situation sociale et économique de la personne condamnée » et, d’autre part, de deux types de circonstances : 1) « de l’existence de circonstances atténuantes telles que : i) Circonstances qui, tout en s’en approchant, ne constituent pas des motifs d’exonération de la responsabilité pénale, comme une altération substantielle du discernement ou la contrainte ; ii) Comportement de la personne condamnée postérieurement aux faits, y compris les efforts qu’elle peut avoir faits pour indemniser les victimes et son attitude coopérative à l’égard de la Cour » ; 2) « de l’existence de circonstances aggravantes telles que : i) Condamnations pénales antérieures pertinentes pour des crimes relevant de la compétence de la Cour ou de nature comparable ; ii) Abus de pouvoir ou de fonctions officielles ; iii) Vulnérabilité particulière de la victime ; iv) Cruauté particulière du crime ou victimes nombreuses ; v) Mobile ayant un aspect discriminatoire fondé sur l’une des considérations énumérées au paragraphe 3 de l’article 21 ; vi) Autres circonstances de nature comparable ».

L’article 78 énonce de surcroît que, lorsqu’une personne est reconnue coupable de plusieurs crimes, la Cour spécifie la peine pour chacun des crimes commis et la peine d’ensemble que la personne condamnée devra purger. Celle-ci ne peut être inférieure à la peine individuelle la plus lourde et ne peut être supérieure à 30 ans ou à la perpétuité prévue à l’article 77. Dans la décision du 10 juillet 2012, la Chambre de première instance a condamné Thomas Lubanga Dyilo à 13 ans de privation de liberté pour l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans, à 12 ans pour conscription de ces mêmes enfants et à 14 ans pour les avoir fait participer aux hostilités (cpi 2012e : § 98). Les peines ont été confondues.

Bien qu’elles fournissent de nombreuses précisions relatives aux peines, plusieurs manquements sont présents dans ces dispositions : premièrement, celles-ci restent floues sur la manière de prendre en considération les différents éléments permettant de fixer la peine et notamment sur la prise en compte de la gravité de l’infraction ; deuxièmement, il n’existe aucune précision sur l’administration de la preuve de ces différents éléments ; troisièmement, rien n’est dit sur les fondements et les objectifs de la peine. Par manque de précision ou par omission, de nombreux éléments semblent être laissés à la discrétion des juges. Si cela peut être perçu comme une atteinte au principe de légalité (à propos de la légalité, voir Koering-Joulin 1995 : 247-245 ; Zerouki 2001 : 249-316 ; à propos de la légalité en droit international pénal : Boot 2002 : 223-308 ; De Frouville 2012 : 474-476), la jurisprudence devrait néanmoins permettre de clarifier ces éléments.

II – Jurisprudence éclairante ?

La première décision de la cpi prononçant une peine répond en partie à certains des silences des textes constitutifs. Elle clarifie ainsi les éléments relatifs à la situation du condamné (a) et à la gravité des crimes (b) comme éléments directeurs de la fixation de la peine. La décision du 10 juillet 2012 précise aussi les normes d’administration des preuves relatives aux circonstances aggravantes et atténuantes (c). Néanmoins, cette première jurisprudence révèle une problématique importante dans la fixation de la peine : la considération de nouveaux éléments non établis par le jugement de condamnation (d).

A — Situation de l’auteur des crimes précisée

Le degré de participation et l’intention du condamné sont deux critères relatifs à la situation de l’auteur des crimes qui sont pris en considération par les juges de la Chambre de première instance. Ces éléments « constituent un fondement important pour la décision que la Chambre prendra quant à la peine à prononcer » (cpi 2012e : § 53). Cependant, l’accusation a demandé à ce que ces éléments soient pris en compte en tant que circonstances aggravantes. La Chambre de première instance répond négativement à cette demande, rappelant que l’ampleur de la participation ainsi que l’intention qui animait Thomas Lubanga Dyilo ont déjà été prises en compte dans le jugement de condamnation pour prouver la responsabilité de l’auteur des crimes. Ils ne peuvent dès lors être pris en compte une deuxième fois au titre des circonstances aggravantes (cpi 2012e : §§ 51-53).

Toujours concernant la situation de l’accusé, et conformément à la règle 145-c du rpp, les juges vont prendre aussi en considération d’autres éléments : l’âge, le niveau d’instruction, de même que la situation sociale et économique de la personne condamnée. Dans sa décision, la Chambre de première instance estime ainsi que « Thomas Lubanga Dyilo est clairement un homme intelligent et instruit, qui n’aurait pas manqué de comprendre la gravité des crimes dont il a été déclaré coupable. Ce degré notable de conscience chez lui est un élément à prendre en considération pour déterminer la peine à appliquer » (cpi 2012e : § 56). Cependant, les juges n’explicitent pas la manière dont ils voient ces éléments, qui ne sont d’ailleurs pas considérés comme circonstances aggravantes.

B — Gravité de l’infraction comme critère de fixation de la peine

Si le Statut de la Cour énonce que la gravité du crime doit être un élément déterminant pour fixer la peine, il reste silencieux sur la façon dont elle doit être prise en considération. La Règle 145 fourni deux précisions : d’une part, que la peine « doit être au total proportionnée à la culpabilité » et, d’autre part, que les juges doivent tenir compte « de l’ampleur du dommage causé, en particulier le préjudice causé aux victimes et aux membres de leur famille, de la nature du comportement illicite et des moyens qui ont servi au crime ». Comment les juges ont-ils appliqué ces éléments dans la décision du 10 juillet 2012 ?

Tout d’abord, les juges de la Chambre de première instance rappellent explicitement que « les éléments à prendre en compte pour déterminer la gravité du crime ne seront pas aussi retenus au titre de circonstances aggravantes, et inversement » (cpi 2012e : § 35). Elle suit ainsi une jurisprudence (hésitante) du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui a oscillé entre la prise en considération et le rejet de ces éléments dans la fixation de la peine. La Chambre de première instance confirme ainsi que les éléments pris en considération comme éléments constitutifs des crimes ne peuvent pas être pris en compte une seconde fois au titre des circonstances aggravantes. Elle clarifie par là une question déjà posée à propos de la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (D’Ascoli 2011 ; Olusanya 2005 : 60-97). Ainsi, la Chambre de première instance écarte la « vulnérabilité particulière des victimes » (du fait de leur âge) car il s’agit là d’un élément constitutif objectif du crime d’enrôlement, de conscription d’enfant de moins de 15 ans et du fait de les avoir fait participer activement à des hostilités. De la même manière, la Chambre écarte des circonstances aggravantes les autres éléments pris en compte dans la gravité du crime[7].

Ensuite, les juges déclarent qu’ils prennent en compte le préjudice causé aux victimes et aux membres de leur famille, la nature du comportement illicite et des moyens qui ont servi au crime, les circonstances de temps, de lieu et de manière, ainsi que le caractère généralisé des crimes commis (cpi 2012e : § 50).

Les différences entre ces éléments (notamment le dernier) et ceux écartés précédemment restent cependant floues. Les juges ne précisant pas leur raisonnement, un sentiment d’arbitraire affleure à la lecture de la décision. Comment comprendre dès lors la peine prononcée ? Est-elle proportionnée aux crimes commis ? Nous savons que prononcer une peine proportionnée aux crimes de masse est délicat, voire impossible. Néanmoins, une pédagogie plus assumée de la part des juges permettrait de comprendre les peines qu’ils prononcent et ainsi les rendre prévisibles et respectueuses du principe de légalité.

C — Normes d’administration de la preuve clarifiées

Les textes constitutifs étant muets sur les normes d’administration de la preuve relatives aux circonstances aggravantes et atténuantes, les juges de la Chambre de première instance ont dû adopter ces normes. Alors que l’accusation demandait que les circonstances aggravantes et atténuantes soient prises en considération sur la base de « l’hypothèse la plus probable » (cpi 2012a : § 25, cpi 2012d : § 32) (permettant ainsi la prise en compte aisée de circonstances aggravantes), la Chambre en a décidé autrement. Les juges ont estimé que les circonstances aggravantes devaient être prouvées « au-delà de tout doute raisonnable » (cpi 2012e : § 33) : « comme toute circonstance aggravante retenue par la Chambre peut avoir une incidence importante sur la durée de la peine que Thomas Lubanga Dyilo aura à purger, il est nécessaire que pareilles circonstances soient prouvées conformément à la norme applicable au pénal, à savoir “au-delà de tout doute raisonnable” » (cpi 2012e : § 33). Le principe juridique de l’interdiction de l’interprétation in malem partem est ici mis en oeuvre de façon stricte par les juges[8].

Dans le cas d’espèce, aucune circonstance aggravante n’a été retenue. Pourtant, l’accusation en a soulevé deux types ; elles ont été balayées par les juges. La première circonstance relevée par l’accusation réside dans les châtiments infligés aux enfants soldats. Or, Thomas Lubanga Dyilo n’a été ni accusé ni condamné pour traitements cruels. La Chambre estime que

les éléments de preuve ne permettent pas de conclure au-delà de tout doute raisonnable que les enfants de 15 ans étaient punis dans le cours normal des crimes […] En outre, rien n’indique que Thomas Lubanga a ordonné ou encouragé l’administration de tels châtiments, qu’il en avait connaissance, ou encore que ces châtiments peuvent lui être imputés d’une manière proportionnée à sa culpabilité.

cpi 2012e : § 59

La deuxième circonstance concerne les violences sexuelles subies par les victimes de Thomas Lubanga Dyilo. Face à ces éléments soulevés par l’accusation, la Chambre énonce qu’elle « ne saurait dire avec assez de force combien elle désapprouve la ligne adoptée par l’ancien procureur s’agissant des violences sexuelles » (cpi 2012e : § 60). En effet, alors même qu’au procès le Procureur « a longuement évoqué cet aspect dans ses déclarations tant liminaires que finales et dans ses réquisitions […] il a non seulement omis de demander l’inclusion des violences sexuelles ou de l’esclavage sexuel dans les charges […] mais a aussi activement combattu cette possibilité au procès en soutenant qu’il serait injuste de déclarer l’accusé coupable sur cette base » (cpi 2012e : § 60 ; cpi 2009a ; cpi 2009b : §§ 22-23). Or, l’accusation soutient que les violences sexuelles constituent une circonstance aggravante que la Chambre doit retenir. Cette dernière écarte cependant cet élément, estimant qu’elle n’est pas convaincue, au-delà de tout doute raisonnable, que ces crimes aient été commis ni que de tels actes puissent être imputés à Thomas Lubanga Dyilo (cpi 2012e : § 69)[9]. Les juges énoncent ainsi que les nouveaux éléments apportés par les Parties pour fixer la peine doivent être prouvés.

Ce raisonnement soulève cependant une question : les éléments devant être pris en considération pour fixer la peine peuvent-ils être, en tant que tels, des crimes relevant de la compétence de la cpi (crimes qu’elle n’aurait pas condamnés dans la décision de condamnation) ? La lecture de la décision du 10 juillet 2012 suggère que non. Nous reviendrons sur cette question plus loin.

Concernant les circonstances atténuantes, l’impact sur la peine prononcée à l’encontre de l’accusé ne pouvant être que positif (atténuation de la peine), la norme d’administration de la preuve est moins élevée que celle retenue pour les circonstances aggravantes : les circonstances atténuantes doivent être prouvées « sur la base de l’hypothèse la plus probable » (cpi 2012e : § 34), en accord avec le principe in dubio pro reo. Dans le cas d’espèce, la Chambre de première instance se prononce sur deux circonstances susceptibles d’être prises en considération au titre des circonstances atténuantes : d’une part, des circonstances soulevées par la défense, à savoir l’état de nécessité, les mobiles pacifiques du condamné et les ordres de démobilisation qu’il a donnés et, d’autre part, la coopération avec la Cour.

Les premières circonstances ont été écartées rapidement par les juges de la Chambre de première instance. Bien que la Chambre accepte l’idée que Thomas Lubanga Dyilo « nourrissait l’espoir de voir la paix restaurée en Ituri une fois ses objectifs atteints » (cpi 2012e : § 87) (la défense a en effet soulevé la crainte du condamné d’être attaqué et sa volonté de gagner la guerre), elle estime que cet argument ne revêt « que peu d’importance au regard du recrutement constant d’enfants » (cpi 2012e : § 87). En accord avec le principe selon lequel les buts de la guerre ne peuvent justifier des violations du droit international humanitaire (Kolb 2009 : 15-21), la Chambre écarte cet argument très logiquement.

Les secondes circonstances atténuantes relevées par la Chambre de première instance concernent la coopération du condamné avec la Cour. En l’espèce, la Chambre de première instance tient compte du fait que le condamné a été « respectueux et coopératif pendant toute la durée des procédures, en dépit de circonstances particulièrement difficiles », notamment le fait que l’accusation lui a caché un certain nombre de documents (cpi 2012e : § 91) et a effectué des actes procéduraux dommageables pour le condamné (cpi 2012e : § 90). Cependant, malgré cette position de principe, les juges estiment que ces éléments ne sont pas susceptibles de justifier une réduction de peine.

D — Nouveaux éléments présentés depuis le jugement de condamnation

Le dernier point qui nous intéresse est celui concernant les nouveaux éléments présentés ou apparus depuis le jugement de condamnation. Comme nous l’avons relevé, en vertu de l’article 76-4, la Chambre de première instance peut prendre connaissance de toutes nouvelles conclusions et de tous nouveaux éléments de preuve pertinents pour la fixation de la peine. En l’espèce, l’accusation apporte à la connaissance de la Chambre divers éléments nouveaux parmi lesquels les violences sexuelles qu’auraient subies les victimes de Thomas Lubanga Dyilo. Même si, comme nous l’avons vu, la Chambre de première instance écarte ces éléments pour fixer la peine, les raisons de cette mise à l’écart sont pragmatiques : ils n’ont pas été prouvés au-delà de tout doute raisonnable.

L’argumentation de la Chambre est paradoxale. Alors qu’elle désapprouve avec force la ligne adoptée par le Procureur s’agissant des violences sexuelles (cpi 2012e : § 60)[10] et qu’elle ne les prend pas en considération du fait d’un manquement à la norme d’admission, elle estime que :

le fait que l’accusation n’a pas porté à l’encontre de Thomas Lubanga de charges de viol et autres violences sexuelles en tant que crimes distincts relevant de la compétence de la Cour ne répond pas à la question de savoir si de tels actes sont à prendre en considération pour fixer la peine. La Chambre peut tenir compte des violences sexuelles, en tant qu’elles éclairent […] i) le préjudice subi par les victimes, ii) la nature du comportement illicite et iii) les circonstances du crime ou la manière dont il a été commis ; ou qu’elles prouvent […] que le crime a été commis avec une cruauté particulière […] la Chambre est [donc] fondée à prendre en considération les violences sexuelles dans le cadre de la fixation de la peine à prononcer, et ce, en dépit du fait qu’elles ne fassent pas partie intégrante de la Décision de confirmation des charges ».

cpi 2012e : §§ 67-68

Ce à quoi elle ajoute que « compte tenu des garanties procédurales en vigueur, aucune iniquité ne résulterait de la prise en considération par la Chambre des violences sexuelles » (cpi 2012e : § 68). En effet, pour la Chambre, « les éléments de preuve admis à ce stade peuvent aller au-delà des faits et circonstances décrits dans la Décision sur la confirmation des charges pour peu que la défense ait réellement eu l’occasion de les mettre à l’épreuve » (cpi 2012e : § 29). Autrement dit, alors que l’accusé n’a pas été condamné pour ces faits (qui constituent des crimes relevant de la compétence de la cpi), les juges les prennent en considération pour fixer la peine, sous prétexte que la défense peut s’y opposer. C’est oublier que la peine doit refléter la culpabilité et les crimes pour lesquels l’auteur a été condamné.

Le raisonnement des juges suggère que la peine punit d’autres crimes que ceux pour lesquels l’accusé a été condamné. L’argumentation de la Chambre est ambiguë, et même si elle écarte en l’espèce ces éléments, leur prise en considération pourrait être réelle dans une future affaire. Le principe de légalité pourrait dès lors être violé.

III – Fondements et objectifs de la peine : une occasion manquée

Si, comme nous venons de le voir, la décision du 12 juillet 2012 a permis de clarifier en partie certains aspects relatifs à la fixation de la peine par la cpi, elle n’a en revanche pas permis de clarifier les fondements et objectifs que la cpi entend attribuer aux peines qu’elle prononce. Le seul passage dans lequel elle fait référence à ces finalités doit être relevé, tellement il apparaît léger dans cette décision :

Dans son analyse de la finalité de la peine à la cpi, la Chambre a tenu compte du préambule du Statut, lequel dispose en son paragraphe 4 que « les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis ». En outre, dans ce préambule, les États parties affirment leur « détermination à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes ».

cpi 2012e : § 16

Hormis cette déclaration, que l’on pourrait qualifier de bonnes intentions, les faibles précisions quant aux fondements et objectifs attribués à la peine ont de quoi soulever chez le lecteur de nombreuses interrogations. Comment dès lors est-il possible de fixer une sanction pénale sans mentionner ses fondements et objectifs, qui participent au respect des principes de proportionnalité et de nécessité de la peine ?

Les auteurs s’accordent généralement sur un fondement attribué à la sanction pénale, la rétribution, ainsi que sur trois objectifs : la prévention spéciale, la prévention générale et la réinsertion (Kerchove 2009 : 159-180 ; La Rosa 2003 : 172-180). En droit international pénal, deux objectifs supplémentaires sont acceptés : d’une part, la satisfaction des victimes et, d’autre part, l’exemplarité (Kerchove 2013).

La Chambre de première instance avait pourtant des raisons de se prononcer sur ces éléments relatifs à la peine. En effet, d’une part, le Procureur, dans sa requête relative à la peine, ainsi qu’à l’audience relative à la peine, a soulevé certains éléments en lien notamment avec le fondement rétributif de la peine ainsi qu’avec la réinsertion du détenu (cpi 2012a ; cpi 2012d) : premièrement, il a requis une peine de 30 ans de prison, mais a estimé qu’en cas d’efforts de la part du condamné il pourrait requérir une peine moindre ; deuxièmement, il a formulé le souhait de voir la cpi imposer, dans tous les cas, une peine minimale à tous les condamnés, ceux-là étant coupables de crimes les plus graves (a). D’autre part, la défense a, elle aussi, apporté des éléments qui auraient dû permettre à la Chambre de première instance de se prononcer sur ces différents fondements et objectifs de la sanction pénale au niveau international (b). La cpi manque ainsi l’opportunité de combler une lacune des textes constitutifs de la cpi et laisse les peines en droit international pénal sans véritable sens.

A — Arguments soulevés par le Procureur

Tout d’abord, lors de l’audience publique du 13 juin 2012, le Procureur a estimé, après avoir requis 30 ans à l’encontre de l’accusé, qu’il pourrait requérir moins si le condamné venait à présenter des excuses sincères et, surtout, s’il s’engageait à aider au rétablissement de la paix et à la formation des générations futures. Les mots de l’accusation sont ici révélateurs :

Cependant, et avant que j’en termine avec ma présentation, l’accusation aimerait offrir à M. Lubanga une dernière opportunité de... d’atténuer sa peine. Aujourd’hui ou demain, dans ce prétoire, M. Lubanga peut présenter ses excuses sincères. M. Lubanga peut s’engager à essayer de... d’apporter réparation à une partie des crimes qu’il a contribué à commettre. Un témoin, aujourd’hui, a déclaré que M. Lubanga était un homme de paix. Les éléments de preuve prouvent que M. Thomas Lubanga n’était pas cet homme de paix, mais M. Thomas Lubanga peut saisir l’occasion offerte par ce... ce procès devant la Cour pénale internationale, il peut présenter ses excuses sincères aux enfants recrutés, il peut présenter ses excuses sincères aux familles Hema et, en particulier, M. Lubanga devrait présenter de sincères excuses à toutes les communautés de l’Ituri et, en particulier, à la communauté Lendu. M. Lubanga doit faire preuve de remords sincères. Il peut contribuer à prévenir des crimes, à l’avenir, en Ituri. L’accusation est prête à prendre cela en considération. L’accusation serait prête à prendre en considération cette circonstance atténuante. Cependant, il doit s’y engager ; il doit utiliser son rôle de chef et le respect qu’il inspire pour promouvoir la paix, pour contribuer à l’unification des communautés. Il doit promouvoir la réconciliation et la réintégration des enfants soldats dans leur communauté, en particulier les jeunes filles soldats. M. Lubanga, tout particulièrement, doit promouvoir l’éducation. Les écoles en Ituri doivent être reconstruites. Les enseignants en Ituri doivent être en mesure de présenter l’affaire devant la Cour pénale internationale, l’affaire Lubanga, comme étant une pierre de touche d’un effort global, nouveau et général pour établir une paix durable en Ituri. M. Lubanga peut contribuer à cela. C’est une opportunité que l’accusation offre à M. Lubanga pour essayer d’apporter un remède aux préjudices qu’il a infligés à toutes les communautés affectées. Si M. Lubanga fait cela, s’il s’engage sérieusement, lui-même, à travailler à la prévention de crimes à l’avenir, à éduquer les nouvelles générations à l’avenir, à la paix, à ce moment-là, l’accusation est prête à recommander une peine réduite de 20 ans.

cpi 2012d : 37-38

La Chambre de première instance avait en l’espèce l’opportunité de mettre en avant un des objectifs traditionnels de la sanction pénale, à savoir la réinsertion du condamné. Cet objectif, relativement absent de la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (Kerchove 2013 : 32-33), aurait pu en l’espèce être souligné et obtenir une place importante dans la jurisprudence de la cpi. Le condamné doit pouvoir, une fois sa peine exécutée, réintégrer la société et, en l’espèce, participer à la reconstruction sociétale et à la paix, objectif de la cpi[11]. La Chambre de première instance en a jugé autrement, et elle ne mentionne même pas les déclarations du Procureur. Pourquoi passer sous silence cet élément ? Plusieurs hypothèses sont envisageables, le désintérêt des juges pour la réinsertion semblant la plus probable.

De plus, le Procureur a argué que, « “pour éviter des disparités inexplicables entre les peines qu’elle prononcera”, la Cour devrait adopter en la matière une politique prévoyant “une peine plancher constante”, qui ne serait pas ajustable au motif que certains crimes seraient moins graves que d’autres » (cpi 2012e : § 92). Il avance que, dans tous les cas, la peine plancher ou le point de départ devrait correspondre à 80 % du maximum prévu par le Statut (cpi 2012e : § 92). Concluant que les crimes relevant de la compétence de la cpi sont les crimes les plus graves, qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les différents crimes dans le Statut et rappelant que le Statut établit comme objectifs la lutte contre l’impunité et la prévention des crimes (cpi 2012a : § 23), le Procureur souhaite que la Cour vise principalement l’objectif d’exemplarité dans les peines qu’elle sera amenée à prononcer. Émettre un tel souhait pourrait sembler contraire à la lettre du Statut de la cpi, mais paraît être en accord avec l’objet même de l’établissement de la cpi, à savoir juger les personnes responsables des crimes les plus graves. Or, le raisonnement devrait à notre sens être inverse : puisque la cpi doit juger des crimes les plus graves, une peine minimale devrait pouvoir exister pour tous les crimes, mais les crimes jugés devraient correspondre à cette gravité. Or, dans le cas d’espèce, la question de savoir si les crimes pour lesquels le condamné a été jugé font partie de ces crimes les plus graves doit être posée. La Chambre ne l’a pas fait et a fini par écarter simplement l’argument du Procureur. Cela démontre à notre sens que l’objectif d’exemplarité est bel et bien visé par la cpi. Nous pouvons regretter que la Chambre de première instance n’en fasse pas grand cas et n’assume pas l’idéologie qui sous-tend son raisonnement.

B — Arguments soulevés par la défense

En plus des arguments soulevés par le Procureur, un argument utilisé par la défense permettait aussi à la Chambre de se prononcer sur les fondements et les objectifs attribués à la sanction pénale. La défense a demandé que les victimes ne puissent pas requérir sur la peine, les textes constitutifs ne mentionnant pas cette possibilité.

La Chambre de première instance écarte cet argument, au motif que la défense n’a apporté aucune justification à cette requête ; elle renvoie à une décision antérieure mentionnant la possibilité pour les victimes de présenter leurs observations concernant la peine (cpi 2012b : § 3 ; cpi 2012c). Cette position de la Chambre de première instance est regrettable, car celle-ci aurait pu, là encore, clarifier l’objectif de satisfaction des victimes qui sous-tend le droit pénal international dans son ensemble (Scalia 2011 : 292-299 ; Pin 2013). En effet, tant les tribunaux pénaux internationaux que la cpi visent cet objectif en prononçant la sanction pénale (en plus de le faire en prononçant les réparations au profit des victimes). Cet objectif n’est-il pas avouable ? Il n’est pourtant pas caché. Cependant, traditionnellement, le droit pénal ne repose pas sur cet objectif, dont la légitimité n’est d’ailleurs pas établie. Loin de défendre cet objectif, nous estimons néanmoins que la Cour doit clarifier ce qu’elle vise pour ne pas créer des attentes auxquelles le doit pénal ne peut répondre (Scalia 2011 : 335).

L’occasion manquée pour la Chambre de première instance de se prononcer sur les fondements et les objectifs de la peine prononcée est d’autant plus regrettable que la décision du 10 juillet 2012 est la première de la cpi punissant une personne pour des crimes internationaux. La cpi aurait pu pallier les manquements existant dans la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux. Malheureusement, les fondements et les objectifs de la peine restent encore aujourd’hui l’un des points faibles du droit international pénal.

Conclusion

Si les juges de la cpi ont clarifié certains éléments pénaux techniques en première instance, ils n’ont pas situé leur décision dans les principes fondamentaux du droit pénal. Ils ont ainsi manqué une occasion de donner un sens réel à la sanction qu’ils ont prononcée – ce qui aurait certainement pu renforcer la légitimité des procès internationaux. La peine de 14 ans prononcée à l’encontre de Thomas Lubanga Dyilo, pour l’un des crimes dits « les plus graves », a entraîné des déceptions du côté des victimes sans apaiser les tensions politiques qui séparent actuellement La Haye de plusieurs États africains ; sans justification, « comment pouvons-nous comprendre ce verdict ? » (Bueno 2012). Un travail plus didactique, par une décision dûment justifiée, aurait renforcé le dialogue. Il reste à « élaborer le discours » pénal des juridictions internationales (Manacorda 2003) afin de donner un sens à la peine.