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Dans son acception idéal-typique, le concept de modernité renvoie à une période marquée par un changement dans la représentation que l’homme se fait du temps et du monde qui l’entoure[1]. Consubstantielle de la différenciation du champ d’expérience et de l’horizon d’attente selon Reinhart Koselleck[2], la modernité se caractérise aussi, selon Max Weber, par la rationalisation du monde[3]. Se représentant le temps de manière chronométrique, linéaire et progressiste, l’homme moderne aspire, à travers la compréhension et l’organisation rationnelles du monde naturel et social, à s’émanciper des cadres formels de la vie traditionnelle, qu’ils soient sociaux, politique, économique ou artistique. En accord avec ces traits essentiels, la définition qu’en propose l’historien Pierre Trépanier insiste avec raison sur la tension inhérente entre modernité et religion : « Anthropocentrique plutôt que théocentrique, la modernité est une représentation du monde, à la fois individualiste et rationaliste, qui rompt avec la Transcendance et fait de la religion une idéologie comme une autre. Son horizon est celui du libéralisme. Antiessentialiste, elle ne voit pas l’ordre social comme un ordre naturel, même dans ses structures profondes[4]. » Ainsi associée à la sécularisation des esprits comme des structures sociales, la modernité se comprend comme un défi à la religion. Aussi l’histoire de l’Église catholique aux XIXe et XXe siècles se présente-t-elle notamment comme le récit de la conciliation de sa doctrine, de sa structure et de ses pratiques avec les acquis de la science moderne, avec la modernisation des techniques, avec de nouveaux modèles économiques, avec des moeurs sociales et des modes de sociabilité détachés des coutumes, avec des idéologies politiques autonomes, etc. Si de nombreux fidèles se sont instinctivement braqués contre ces changements, certains savants catholiques — théologiens, philosophes, historiens notamment — ont au contraire entrepris « d’accorder la religion catholique aux besoins intellectuels et moraux de leur temps[5] ». Les artisans de cet effort d’acculturation se sont vus stigmatiser en 1907 par l’encyclique Pascendi condamnant « les erreurs du modernisme ». La « crise moderniste » alors définie par le pape Pie X a exprimé avec force condamnations le malaise d’une Église en décalage avec la société moderne[6].

Loin de se confiner au vieux continent, les échos de la crise moderniste ont retenti sur les rives du Saint-Laurent[7]. Au Canada français comme en Europe, les années 1930 à 1960 sont placées sous le signe de l’angoisse catholique devant la faillite morale du libéralisme moderne. Comment demeurer esprit en cette ambiance de matière? se demande le poète Hector de Saint-Denys Garneau[8]. La réflexion des catholiques sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure en ces années de crise cherche à conjuguer les exigences d’une vie spirituelle pleine aux aspirations temporelles de la société moderne. Telle est aussi, succinctement ébauchée, la question à laquelle s’attache cet article en se demandant comment s’articule la pensée et l’action des intellectuels[9] dominicains dans la crise de confessionnalité qui éclate à l’hiver 1946 au Québec et dans quelle mesure leur engagement témoigne-t-il d’un effort de conciliation entre la religion catholique et la modernité.

Cet effort a surtout été compris à travers le prisme de la pensée laïque par l’historiographie québécoise. De fait, c’est principalement l’étude des mouvements d’action catholique qui a retenu l’attention de la recherche sur les trois décennies précédant la Révolution tranquille. Les travaux récents de Lucia Ferretti, d’E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, de Lucie Piché, de Louise Bienvenue et de Michael Gauvreau notamment, en plus de révéler les modalités d’émergence de la jeunesse comme catégorie sociale reconnue, ont fait voir l’existence de courants de pensée radicalement nouveaux au sein de la catholicité canadienne-française[10]. Cependant, si l’affirmation de la jeunesse laïque comme force agissante de l’Église constitue à n’en point douter l’une de ses manifestations les plus visibles, elle n’explique pas seule la transfiguration du catholicisme contemporain. Comme le soutenait le sociologue Pierre Bourdieu, il importe aussi de comprendre « les relations de concurrence qui opposent les différents spécialistes à l’intérieur du champ religieux » pour en saisir toute la dynamique transformatrice[11]. Ce sont ces rapports de force qui, de l’intérieur, contribuent à modifier le message de l’Église et sa propre conception de la place qui lui revient dans la société que le présent article se propose d’analyser en s’attardant au débat au sujet de la non-confessionnalité des coopératives.

Cette controverse a déjà été détaillée par J. Hamelin et N. Gagnon et Hélène Bois[12]. Plus récemment, Denise Robillard en a déroulé le film avec une minutie particulière[13]. Pour notre part, nous nous intéresserons moins au contenu du débat lui-même qu’à ce qu’il révèle au sujet des transformations du champ religieux au cours de l’après-Seconde Guerre mondiale. Suivant une piste défrichée par Yvan Lamonde, nous montrerons que l’engagement des dominicains dans cette polémique consiste surtout en un effort de distinction par lequel les frères prêcheurs aménagent un espace dans le domaine du pensable entre des catégories en apparence irréconciliables[14]. Inscrit dans la continuité des travaux de l’historien des idées, cet article montre qu’en occupant une position limite dans le champ religieux, les intellectuels dominicains s’érigent en ce que nous appelons des « douaniers de la modernité » au Québec. À la fois clercs et intellectuels, ils apposent, selon l’expression d’André J. Bélanger, le « visa idéologique[15] » catholique sur certaines idées modernes. Ainsi, notre propos porte à comprendre qu’en 1946, autour d’une question d’apparence triviale, s’est jouée une confrontation symbolique entre deux paradigmes concurrents pour la définition de la place et de la configuration appropriées de l’Église dans la société québécoise contemporaine. Pour ce faire, nous présenterons d’abord le contexte idéologique dans lequel le principe de non-confessionnalité a été appliqué aux coopératives. Nous établirons ensuite les principaux arguments évoqués de part et d’autre ainsi que les stratégies mises de l’avant pour les défendre. Enfin, nous tracerons la ligne de fracture que dessine la crise de la non-confessionnalité dans le champ religieux et la pensée catholique au milieu des années 1940.

L’inadmissible neutralité

En 1940, lorsqu’il publie son manifeste, le Conseil supérieur de la coopération est présidé par le dominicain Georges-Henri Lévesque. Fondateur en 1938 de l’école des sciences sociales et économiques de l’Université Laval, le père Lévesque est alors l’un des représentants les plus en vue de l’Église catholique québécoise. En sa qualité de prêtre et de sociologue, il figure au nombre des intellectuels en quête d’une solution de continuité pour l’Église dans le Québec moderne. L’école qu’il dirige propose un programme d’enseignement à deux volets distincts, mais interdépendants : « […] l’aspect positif, c’est-à-dire la vie sociale en tant que vécue dans le passé et le présent, autrement dit les faits sociaux pris comme tels; et l’aspect normatif, c’est-à-dire la vie sociale en tant que future, la vie que les hommes devront nécessairement mener et que, puisqu’ils ont une raison, ils devront organiser rationnellement selon les règles de conduite que nous appelons devoirs sociaux[16]. » Selon le père Lévesque, la recherche des faits ne doit être guidée que par la soif d’une bonne compréhension des problèmes étudiés. Savoir positif et principes normatifs ne répondent pas aux mêmes nécessités. Ils correspondent à deux moments distincts du processus cognitif et appellent donc un enseignement qui sache les distinguer tout en reconnaissant leur complémentarité[17]. Ainsi, la distinction entre la sphère religieuse et le domaine d’activité profane est-elle déjà au coeur de l’engagement du père Lévesque au moment de rédiger le manifeste du Conseil de la coopération. Bien que sa position épistémologique et sa vision sociale ne fassent pas l’unanimité au sein de ses confrères cléricaux et laïques, en 1940, le père Lévesque détient un ascendant important sur la vie intellectuelle canadienne-française. À titre de président du Conseil de la coopération, il peut à bon droit espérer que le manifeste qu’il contribue à rédiger saura réunir le mouvement coopératif du Québec et du Canada autour d’un consensus.

Le document tire son inspiration de certaines idées-forces du mouvement coopératif international. Au nombre de ces postulats fondamentaux : le principe libéral selon lequel la libre activité économique dépasse les divisions de race, d’allégeance partisane ou de confession religieuse. La coopération économique, si elle peut s’effectuer dans un esprit chrétien de charité et de justice, ne gagne rien à s’identifier à quelque religion que ce soit. Au même titre que le principe du vote singulier attribué à chaque membre, que la liberté d’adhésion ou que la vocation éducative du mouvement, les auteurs du manifeste citent la non-confessionnalité comme l’un des traits caractéristiques de la coopération. Indifférente aux opinions politiques ou aux origines ethniques de ses membres, la coopérative d’achat, de production ou d’épargne doit aussi faire fi de leur confession religieuse, car « c’est en tant que consommateurs, ou producteurs, ou épargnants que les coopérateurs s’unissent non pas en tant que catholiques ou protestants, libéraux ou conservateurs, Français ou Anglais, etc[18]. » En posant cet axiome, les signataires, dont le père Lévesque fait partie, s’inspirent des principes institués par la Rochdale Society of Equitable Pioneers. En 1844, celle-ci a fait de la neutralité l’une des conditions d’existence de l’idée coopérative[19].

Or, tout ancrée dans la tradition coopérative soit-elle, une telle position ne va pas de soi dans le Québec des années 1940. Pour la plupart des Canadiens français catholiques du Québec, la neutralité religieuse n’est pas synonyme de compromis, mais de compromission. Le discours catholique officiel dépeint les associations dites « neutres » comme autant de foyers de socialisme, de judaïsme, de protestantisme, de libéralisme ou de franc-maçonnerie. Derrière les portes closes de ces « clubs neutres », sous couvert de tolérance, on exalte les sensibilités anticléricales, voire carrément athées. Le 2 décembre 1942, par exemple, dans une lettre pastorale publiée par Le Devoir, Mgr Philippe Desranleau, évêque de Sherbrooke, condamne les « clubs neutres » sans équivoque. L’évêque cible particulièrement les Kiwanis, Rotary, Lions, Elks, toutes associations de bienfaisance d’origine étrangère dans lesquels il ne voit que des viviers d’incroyance. Rappelant les directives pontificales à cet égard, il « demande avec instance [sic] aux catholiques de n’en pas faire partie et d’en sortir sans retard, si, par erreur, ils y sont entrés[20] ». Pour Desranleau, la foi n’est pas un manteau que l’on enlève en entrant dans un club pour le reprendre en sortant; le chrétien sincère la porte en lui. Gouvernant sa conduite sociale jusque dans ses gestes les plus quotidiens, la religion s’impose comme une dimension essentielle de son être. Exiger qu’il en fasse abstraction et ne l’affiche pas, c’est aller contre sa nature humaine. En conséquence, une association qui confinerait la foi au for intérieur de ses membres se montrerait au mieux indifférente à la chose religieuse. Or, entre l’indifférence et l’incroyance, il n’y a qu’une différence de degré. Toutes deux sont également condamnables. Le syllogisme de Mgr Desranleau à cet égard montre bien la suspicion en laquelle le haut clergé tient les « clubs neutres » : l’« éloignement ou l’oubli officiel de Dieu équivaut à la négation de Dieu : une société qui systématiquement est sans religion, nie Dieu et la vraie religion donc est contre la vraie religion : “Qui n’est pas avec moi, dit Jésus est contre moi.[21] » Comme l’illustrent les nombreux appuis qu’il reçoit, l’opinion de Mgr Desranleau est partagée par nombre de ses pairs[22]. En ne reconnaissant pas la suprématie spirituelle du catholicisme sur les autres cultes, en substituant parfois un « Être suprême » au Dieu chrétien et en proposant à leurs membres une morale dépourvue de référence religieuse, les associations dites « neutres » contestent directement le monopole de l’Église catholique sur l’action sociale canadienne-française. Leur existence même représente un affront à l’autorité hiérarchique. Aussi, en plus d’un délit doctrinal, Mgr Desranleau lit dans les constitutions des clubs neutres un défi aux prérogatives ecclésiastiques en matière de bienfaisance et de direction morale.

Ces sociétés ou clubs neutres prétendent établir une morale : ils déclarent être “des organisations sociales”; “vouloir faire du bien, aider les malades, consoler ceux qui pleurent”; leur but est “d’influencer la politique, de promouvoir la morale publique, de procurer le bien général”; ils affirment qu’ils “assureront le bonheur de leurs membres et les rendront heureux.” Mais tout cela est d’ordre social et moral, et il n’y a pas de morale sans religion, sans Dieu : la morale ne peut être neutre. Que peut valoir une morale qui ne s’appuie pas sur des motifs religieux, sur Dieu que la religion entend servir? Une telle morale ne peut être que matérialiste, purement païenne[23].

En persistant dans « l’erreur » comme ils le font, en maintenant à la face de l’Église cette « véritable hérésie » qu’est l’« ignorance de Dieu », ces groupes rejettent par leur seule présence le principe même d’autorité, « le seul vrai et admis en matière de foi et de morale ». Voilà pourquoi l’orthodoxie catholique perçoit dans les associations neutres « quelque chose d’extrêmement dangereux »[24].

Le problème des fondateurs du Conseil de la coopération demeure donc entier. D’une part, la tradition et la vocation coopératives ne tolèrent aucune étiquette confessionnelle. D’autre part, la neutralité religieuse est marquée du sceau de l’hérésie. Serait-elle avalisée par le Conseil dans son acception canadienne-française que non seulement son affirmation irait à l’encontre de la conscience chrétienne des membres fondateurs du Conseil, mais elle risquerait de marginaliser le mouvement dès sa naissance en l’exposant à l’opprobre moral du clergé. Il faudrait trouver un compromis, une formule qui condense la volonté catholique d’affranchir les coopératives des cadres religieux officiels tout en demeurant attachée à une manière d’être et d’agir conforme aux préceptes chrétiens fondamentaux de justice et de charité.

Seulement, l’énonciation d’un tel principe relève du clergé et plus particulièrement de l’épiscopat, ainsi que le rappellera le père Lévesque dans un entretien sur le sujet quelques décennies plus tard : « Au Québec, en 1940, il était impensable qu’une déclaration de principes comportant une incidence religieuse — donc susceptible de provoquer une réaction collective — puisse venir d’ailleurs que d’une autorité ecclésiastique ou, tout au moins, d’un des membres du clergé. C’était aussi simple que cela : la question ne pouvait même pas se poser autrement[25]. » En se chargeant personnellement de la rédaction de la portion du manifeste qui porterait sur le rapport des coopératives à la croyance religieuse, Georges-Henri Lévesque accepte d’assumer le rôle de douanier de la modernité. Sis à la frontière entre le champ clérical et le champ socioéconomique, il se propose d’apposer le visa catholique sur l’idée nouvelle que les circonstances appellent à naître. Cette idée lui vient sous le nom de non-confessionnalité.

Avant de l’inscrire en toutes lettres dans le manifeste, toutefois, il convient pour le prêtre de consulter les supérieurs diocésains. Le père Lévesque demande donc l’avis de l’archevêque de Québec, Mgr Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, ainsi que de l’archevêque de Montréal, Mgr Joseph Charbonneau. Dans un entretien privé, Mgr Villeneuve l’aurait alors assuré de son soutien : « L’Église a besoin de francs-tireurs. Vous en êtes. Allez-y![26] » En accordant à Lévesque son nihil obstat informel, le cardinal reconnaît la pertinence du débat qu’il voit poindre à l’horizon, mais refuse d’en assumer officiellement la responsabilité. Sans se douter que le cardinal n’irait pas plus loin que cet appui confidentiel, le père Lévesque entreprend donc d’établir la non-confessionnalité en principe fédérateur du mouvement coopératif québécois.

Bien qu’elle n’ait pas déclenché de polémique publique, la parution du manifeste du Conseil supérieur de la coopération a assurément suscité de pressantes questions durant la première moitié des années 1940. À cette époque, la plupart des coopératives réunissent un ensemble somme toute assez restreint de producteurs ou de consommateurs appartenant à un même milieu démographique, le plus souvent paroissial[27]. À un tel regroupement socialement homogène, la question de l’appartenance religieuse ne se pose pas, elle va de soi. Il suffirait cependant qu’un organisme, présidé par un clerc de surcroît, soulève la question pour qu’elle devienne un problème. L’Église n’a-t-elle pas participé à la fondation de nombreuses coopératives au Québec? Se dire non-confessionnel, n’est-ce pas renier son appartenance religieuse? À titre de président, le dominicain reçoit de nombreuses lettres — « des centaines », selon l’historienne Hélène Bois[28] — de coopérateurs lui demandant des éclaircissements au sujet de la non-confessionnalité. Lévesque lui-même l’admettra sans peine dans ses Souvenances, si le concept était mal compris, c’était sans doute parce qu’il était mal expliqué : « Même des membres du Conseil supérieur de la coopération, tout en étant d’accord avec l’idée — n’avaient-ils pas tous signé le manifeste au nom de leurs organismes respectifs? — éprouvaient du mal à l’expliquer clairement et à le faire admettre par tous[29]. » Absconse aux yeux mêmes de ses premiers promoteurs, la non-confessionnalité pouvait difficilement faire l’unanimité auprès des coopérateurs. Elle suscite d’ailleurs un durcissement doctrinal chez quelques-uns d’entre eux, au point où le président du conseil fait appel au cardinal Villeneuve le 21 décembre 1941 pour qu’il clarifie la situation. Depuis la parution du manifeste, se plaint-il, le Conseil éprouve « des difficultés avec certains apôtres ultra-zélés qui veulent afficher l’étiquette catholique partout et fonder des coopératives catholiques ». Ces fidèles épuisent leurs confrères en « disputes inutiles[30] » et nuisent à l’essor du mouvement coopératif. Alors que les signataires du manifeste ont voulu faire croître l’harmonie, voilà que poussent des germes de discorde. L’incertitude générale appelle une explication. À défaut d’une intervention du cardinal Villeneuve, le père Lévesque fournira des éclaircissements dans un article intitulé « La non-confessionnalité des coopératives[31] », publié en décembre 1945 dans la revue Ensemble du Conseil supérieur de la coopération.

La non-confessionnalité : entre incroyance et ingérence cléricale

De prime abord, l’article qui fera scandale vise à « expliciter » la position du Conseil en présentant ses « fondements philosophiques et théologiques »[32]. Toutefois, en cherchant à faire comprendre le concept de non-confessionnalité, l’auteur cherche aussi à le faire accepter. Et pour faire de la non-confessionnalité une idée recevable, pour la faire adopter par les détenteurs du discours autorisé de l’Église, Lévesque doit nécessairement la distinguer de la neutralité religieuse. Aussi, la position du dominicain rejoint-elle celle de Mgr Desranleau. Se référant à la même encyclique que l’évêque — Mirari Vos —, le président sortant du Conseil supérieur de la coopération répudie lui aussi la neutralité qui, affirme-t-il, « n’est pas autre chose que de l’indifférentisme en matière de religion » et qui, par conséquent, « ne peut jamais être acceptable »[33]. Or, là où l’évêque de Sherbrooke ne voyait qu’une seule solution à la neutralité, l’innovation de Lévesque consiste précisément à inaugurer une troisième voie, à révéler, plutôt, un espace intermédiaire entre confessionnalité et neutralité où il est possible pour un catholique d’exister légitimement dans sa communauté de foi :

Il appert donc que, d’après la nature des choses et contrairement à ce que l’on croit d’habitude, nous sommes en présence de trois termes et non de deux : 1- La neutralité qui signifie la non-acceptation tant intérieure qu’extérieure de la foi; 2- la confessionnalité qui signifie l’acceptation intérieure et extérieure de la foi; 3- Entre les deux, la non-confessionnalité qui signifie l’acceptation intérieure de la foi, mais sans sa manifestation extérieure. Où il est évident que non-confessionnalité ne veut pas du tout dire neutralité. Quelqu’un, par exemple, peut adhérer à la foi chrétienne et, tout en restant soumis au précepte général de la confesser, être cependant justifié de ne pas le faire pour des raisons prudentielles imposées souvent pas sa foi elle-même. De même pour une institution, personne morale[34].

Comme le veut l’orthodoxie catholique depuis que Léon XIII a fait de sa pensée la doctrine philosophique officielle de l’Église, le père Lévesque s’appuie sur Thomas d’Aquin pour étayer l’idée selon laquelle la confessionnalité est chose nécessaire, mais non obligatoire. La confession de foi catholique, selon le docteur angélique, est un principe affirmatif. Et comme tous les principes affirmatifs, « ils n’obligent point à tout instant quoiqu’ils obligent toujours[35] ». Il faut confesser sa foi lorsque, par exemple, ne pas la confesser porterait à croire qu’on n’en a point. Cependant, si la confession de foi trouble l’ordre de la polis, il convient de ne pas en faire la démonstration ouverte. Telle est précisément la « prudence » à laquelle le père convie ses confrères.

La vertu de prudence exige d’abord de reconnaître les faits tels qu’ils sont. Or, dans une société moderne de plus en plus marquée par le pluralisme religieux et la mondialisation des échanges, la participation officielle de l’Église à l’activité coopérative nuirait à l’atteinte des objectifs commerciaux visés par les coopérateurs.

On sait, en effet, que pour satisfaire aux exigences de la vie économique contemporaine, il faut établir des relations de coopérations avec des régions, des provinces et des pays différents; la complémentarité et l’interdépendance de ces derniers l’imposent de fait. Or, dans tous ces lieux, la coopération est assez réaliste pour voir l’infinie diversité des opinions religieuses qui sont professées[36].

Les coopératives ayant pour objectif fondamental de faire fructifier le bien commun par le travail collectif, leur mission ne devrait pas souffrir d’entraves sociales : « La coopération signifie un mouvement d’ensemble dans un milieu social donné, ensemble rendu impossible lorsque la confession de foi provoque des dissensions et querelles parmi les coopérateurs et compromet ainsi l’unité morale de la coopérative[37]. » Plus grave encore, la confessionnalité des coopératives porte préjudice à l’Église elle-même. Charger officiellement les coopératives d’une étiquette catholique, c’est non seulement courir le risque de heurter inutilement la sensibilité religieuse de leurs interlocuteurs commerciaux, mais c’est encore risquer de faire porter sur les épaules du clergé les inévitables échecs de certaines d’entre elles[38]. À l’inverse, il n’est pas plus souhaitable que des marchands coopératifs se servent de l’étiquette catholique pour se procurer un avantage concurrentiel en s’attirant, par exemple, une clientèle de fidèles consciencieux qui croiraient servir l’Église en achetant leurs produits. La foi en Dieu ne saurait être ainsi placée au service de telles finalités.

Sous leurs ornements théologiques, les arguments que présente Lévesque se rapportent d’abord à des nécessités pragmatiques. La non-confessionnalité s’impose d’elle-même dans le secteur économique, celui-ci répondant à des impératifs largement étrangers à la religion. Les deux domaines ne sont toutefois pas complètement étrangers l’un à l’autre et tant s’en faut de croire que le dominicain souhaiterait leur séparation étanche. Il admet volontiers que la confessionnalité puisse s’exprimer différemment, de manière moins ostentatoire. Par l’admission de membres uniquement catholiques, par exemple, ou encore par l’inclusion, dans les chartes des entreprises, des principes de la doctrine sociale catholique[39]. En conclusion de son article, il prend donc bien soin de rappeler que la confessionnalité qu’il rejette ne vise, au fond, « que l’affichage officiel de la foi » et ne nie aucunement, bien au contraire, « l’obligation réelle qu’une coopérative a, comme toute institution d’ailleurs, de s’inspirer des principes chrétiens comme aussi d’orienter son action vers Dieu[40] ». À cet égard, la pensée du dominicain s’inscrit en continuité avec la position qu’il défendait en 1936 dans un échange de lettres avec Lionel Groulx au sujet de l’action catholique spécialisée. Faisant écho au Québec à la condamnation papale prononcée contre L’action française de Charles Maurras et à la solution de compromis proposée par le philosophe français Jacques Maritain, le père Lévesque proposait alors distinguer entre action catholique et action nationale : « Malgré certains beaux discours sur l’Église gardienne de la nation ou sur la mission apostolique de la race française, rechristianiser et refranciser, essentiellement parlant, cela ne veut pas dire la même chose. Le catholicisme n’est pas plus essentiellement français que le français n’est essentiellement catholique[41]. » Contre l’amalgame symbolique du nationalisme et de la religion que promouvait Groulx, le dominicain défendait la séparation et la hiérarchisation des causes qui relevaient du monde naturel de celles qui relevaient de fins surnaturelles, celles-ci devant toujours primer celles-là. Quelque dix ans plus tard, il plaide encore pour la distinction du temporel et du spirituel lorsqu’il applique le principe de non-confessionnalité aux coopératives.

Seulement, désigner comme un « trouble[42] » la présence visible de l’Église et la dénoncer comme une déviation de sa mission première susceptible de provoquer « des dissensions et querelles parmi les coopérateurs », suggérer par le fait même que l’Église pourrait, par sa seule présence officielle, nuire au développement coopératif et se nuire à elle-même, n’est-ce pas déjà repousser les limites de l’autocritique cléricale légitime? Certains le croient, apparemment, car en manière de contrepoids aux exclamations soulagées des anticléricaux comme Télesphore-Damien Bouchard et Jean-Charles Harvey[43], l’article suscite presque aussitôt la méfiance, et bientôt l’ire de certains membres du clergé.

Haro sur « le moine laïcisant[44] »

Dès janvier, le délégué apostolique Ildebrando Antoniutti, alerté par Mgr Philippe Perrier[45], ordonne qu’un rapport lui soit transmis sur le problème soulevé par l’article d’Ensemble. Il consulte à cet effet un théologien et des sociologues de l’Université d’Ottawa ainsi que l’École sociale populaire (ESP), dirigée depuis 1929 par le père jésuite Joseph-Papin Archambault. Si les avis en provenance d’Ottawa ne semblent pas défavorables au principe défendu par Lévesque, mais uniquement à l’opportunité pour les coopératives de s’en prévaloir, il en va tout autrement de l’ESP.

Le Jugement qu’elle soumet au délégué dénonce fermement la distinction « verbale et illusoire[46] » du père Lévesque entre neutralité et non-confessionnalité. S’appuyant sur « l’usage reçu dans les documents officiels des derniers papes et dans ceux de l’épiscopat canadien du siècle actuel[47] », l’ESP entend démontrer que l’article d’Ensemble propose non seulement une mauvaise lecture de saint Paul et de saint Thomas, mais encore une vision du mouvement coopératif qui entre en contradiction avec l’expérience fondatrice de Rochdale et celle des actuelles coopératives de la province. Au contraire de l’imprudence qu’y voit le père Lévesque, l’intervention éducative des clercs dans le domaine social et économique s’avère nécessaire à l’avancement du message évangélique dans les sociétés modernes, ainsi que l’ont notamment déclaré Benoît XV et Pie XI[48]. Aux yeux des auteurs du rapport, les organisations coopératives représentent pour l’Église autant de vecteurs d’éducation populaire par lesquels la doctrine sociale de l’Église doit se propager dans la société. En ces temps troublés d’après-guerre où le socialisme, le libéralisme et le fascisme ont tous fait la preuve de leur capacité à pervertir les âmes, la sainte Église doit plus que jamais descendre dans l’arène et combattre leurs idées par les siennes. Engagée dans cette lutte idéologique cruciale, elle ne peut abandonner aucun champ de bataille à l’adversaire. Tel est le sens que les auteurs du Jugement de l’École sociale populaire donnent à cette directive de Pie XI, émise dans une lettre au cardinal Segura : « Les pasteurs sacrés de l’Église, en raison de leur charge, ne peuvent se désintéresser des organisations économico-sociales; bien au contraire, ils doivent, par leur habile intervention et leur active impulsion, en diriger les initiatives et les former, avec le plus de diligence possible, selon les enseignements et les préceptes de la religion catholique[49]. » De ce point de vue, les arguments du père Lévesque contre la confessionnalité des coopératives apparaissent comme un appel à l’abdication. Aussi superficielle soit-elle, la désaffiliation qu’il propose met en danger l’esprit catholique qui anime les oeuvres économiques et sociales du Canada français. S’il est suivi par les fidèles, le père Lévesque mènera la province à « une régression sociale de plusieurs siècles par la disparition des innombrables oeuvres confessionnelles que l’Église a suscitées de tout temps, associations professionnelles, oeuvres d’assistance et de prévoyance, institutions d’enseignement[50] ». Or, et là n’est pas le moindre reproche que les auteurs adressent au dominicain, il n’appartient pas à un prêtre de prendre une telle initiative. Le risque qu’il fait courir à ses confrères et consoeurs catholiques est d’autant plus important que sa renommée est grande :

L’auteur de l’article, en faisant cette recommandation d’action aux catholiques du Québec, assume un rôle réservé jusqu’ici à l’épiscopat, surtout quand il s’agit de rompre avec une règle générale d’action dans l’Église, geste d’autant plus grave dans ses conséquences pratiques que la recommandation, venue de la plus haute autorité de l’Université Laval en sciences sociales, i.e. le doyen de la Faculté des Sciences sociales, de l’ex-président du Conseil supérieur de la Coopération, et d’un religieux éminemment considéré, aura l’air d’une directive pour le mouvement coopératif et notre monde économico-social en général[51].

Ainsi, l’accusation portée contre le père Lévesque repose-t-elle sur deux chefs : non seulement a-t-il prescrit une fausse doctrine, mais en plus il l’a fait hors de son droit. Promouvoir la non-confessionnalité suppose une disposition d’esprit capable d’accepter que l’Église n’investisse plus le champ du social et de l’économique sous prétexte que là n’est pas son apanage. Le faire sans en avoir le droit, c’est commettre un acte d’insubordination qui témoigne d’un esprit imbu de licence. Pour une institution aussi autoritaire que l’Église, ce comportement s’apparente à de la trahison. Le rapport de l’ESP demande donc que l’on corrige celui qui, oubliant son rôle de religieux, s’est pris pour un évêque. Cette affaire, soutiennent les auteurs, « présente un sérieux danger dans notre monde social et requiert l’attention immédiate des autorités compétentes[52]. »

Les arguments du père Archambault et de ses collègues ont tôt fait de convaincre le délégué apostolique. Dans les « notes » qu’il communique au provincial dominicain Pie-Marie Gaudrault le 8 février 1946, Antoniutti se contente de résumer les principaux arguments avancés par l’ESP dans son rapport sans juger opportun d’en atténuer les remontrances[53]. Puis, le 10 février 1946, le cardinal Villeneuve rajoute le poids de son autorité aux charges qui pèsent sur le dominicain. En route pour Rome, il câble un communiqué à la presse dans lequel il rappelle que la neutralité religieuse est condamnable à tous points de vue[54].

Bien qu’il ne fasse pas spécifiquement mention de la non-confessionnalité des coopératives, ce communiqué est reçu comme un reproche à peine voilé à l’adresse du prêtre dominicain. Pourtant, le père Lévesque s’était de nouveau assuré du soutien de son évêque peu avant son départ. Le lendemain de cette rencontre, dans une lettre du 3 février adressée à son provincial, Lévesque se disait rassuré de la bienveillance avec laquelle Mgr Villeneuve l’avait reçu. Tout en se montrant d’accord avec l’article, Son Éminence lui avait avoué son soulagement de ne pas l’avoir lu avant sa parution : cela lui permettrait de plaider l’ignorance. En effet, il ne pouvait appuyer officiellement la position du dominicain, de crainte que cette sortie ne passe pour un désaveu de Mgr Courchesne qui, le 10 janvier, avait prévenu son clergé de ne pas faire le « jeu de nos clubs neutres » en avalisant le principe de non-confessionnalité[55]. Villeneuve avait toutefois permis à Lévesque « de dire à qui [voudrait] l’entendre qu’il n’a[vait] rien à désapprouver, ni dans la théorie ni dans les applications pratiques de l’article[56] ». Cependant, à peine huit jours plus tard, alors même qu’il se croyait à l’abri des critiques, fort de l’appui informel du cardinal, un front uni s’est élevé contre Georges-Henri Lévesque, façonné privément par le père Archambault et ses collègues de l’ESP. La victime s’en plaint d’ailleurs au cardinal quelques jours plus tard. Craignant que son « prestige moral », si nécessaire à la poursuite de son apostolat social, ne soit « sérieusement endommagé par l’interprétation qu’on a faite [du] communiqué », le doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval implore le cardinal, qui est aussi chancelier de ce même établissement, de clarifier publiquement sa position sur le sujet précis de la non-confessionnalité, mais en vain[57]. Dans le différend qui se dessine alors nettement entre le père Lévesque et ses opposants, le cardinal semble, officiellement du moins, avoir choisi le camp de ces derniers.

La riposte dominicaine

La réplique au rapport de l’ESP et aux « notes » du délégué apostolique ne viendra pas directement de Georges-Henri Lévesque, mais de son supérieur ordinal, le père Gaudrault. Début février 1946, le provincial dominicain rédige une « Réponse » dans laquelle il reprend point par point les doléances adressées à « son » religieux. Sans s’encombrer des formes de politesse qui ornent habituellement les correspondances entre dignitaires ecclésiastiques, Gaudrault déclare d’emblée au délégué ne pas voir dans ses notes « de réfutation de l’article paru dans la revue “Ensemble!” sur la “non-confessionnalité des coopératives”. » Le document du délégué ne présente pas une réfutation doctrinale, il jette l’anathème sur les idées défendues par le père Lévesque :

On déclare l’argumentation “spécieuse”; on affirme que l’article est “dangereux” et “condamnable”; qu’il dénote une tendance “très dangereuse”; et l’on condamne ce que l’on croit être une “erreur doctrinale”. On ne réfute pas l’argumentation de l’auteur de l’article; on ne montre pas en quoi l’article est “dangereux et condamnable”; on ne signale pas en quoi consiste “l’erreur doctrinale”[58].

Gaudrault déplore que le délégué, se fiant aux membres de l’ESP qui l’ont conseillé, ne reconnaisse pas la réalité empirique décrite par le concept de non-confessionnalité. En regard de la croyance religieuse, il existe bel et bien, maintient-il, non pas deux, mais trois attitudes possibles, toutes aussi réelles les unes que les autres : confessionnalité, neutralité et non-confessionnalité. Il est regrettable que le délégué n’ait trouvé dans le terme introduit par Lévesque qu’une distinction « verbale et illusoire ». Peut-être l’apparence de malentendu entre les deux camps se dissiperait-elle si tous reconnaissaient l’existence d’une autre distinction, tout aussi réelle, entre les trois types d’institutions qui organisent la vie en société : religieuses, profanes et mixtes? Car selon lui, tous « les jours se pratiquent la neutralité, la confessionnalité et la non-confessionnalité en ces différents domaines[59]. » Pour le supérieur dominicain, il est évident que dans une société donnée, certaines sphères d’activités humaines ne concernent pas spécifiquement l’Église. Il s’agit là d’un postulat fondamental. Si on ne l’admet pas, on ne peut reconnaître que la tripartition des attitudes à l’égard de la religion n’est pas une fiction émanant de l’imagination déviante d’un « moine laïcisant », mais une donnée sociale qui préexiste à son intervention.

Dans l’esprit du provincial, l’adhésion à la foi professée par l’Église de Rome est un phénomène de conscience; il relève de l’intime avant tout. La foi n’exige pas d’être affichée constamment pour être vécue pleinement : « Ce n’est pas l’étiquette extérieure qui rend catholiques les opérations de l’organisation[60]. » En oubliant ce principe fondamental, le clergé s’écarte de son droit chemin. En effet, il ne saurait, sous prétexte de sacraliser le réel, intervenir indistinctement dans tous les domaines de la vie sociale sans risquer de diluer au passage la valeur symbolique de son message. Aux yeux du dominicain, à trop vouloir s’immiscer dans les affaires profanes, l’Église en oublie l’essentiel de sa mission. Cantonnés dans leurs certitudes, ses représentants ignorent l’indifférence avec laquelle la divine parole est reçue par un nombre croissant de fidèles. L’étiquette que l’on voudrait voir apposée sur les coopératives donne à certains l’impression d’une Église de façade qui aurait perdu de vue sa vocation primordiale. En filigrane de son article, le père Lévesque invitait les autorités religieuses à faire montre d’un peu plus de « prudence »[61]. Gaudrault, lui, se fait plus explicite et avertit ses pairs de l’exaspération des « bons catholiques » devant l’omniprésence et l’autoritarisme cléricaux :

Dans notre province, on accuse déjà trop le clergé d’être “un Trust” et de vouloir mettre la main sur tout. Là où les laïques peuvent sainement, honnêtement et avec compétence conduire leurs affaires profanes, selon les principes de la morale chrétienne, pourquoi introduire dans leurs affaires propres la confessionnalité extérieure? Le mieux est souvent l’ennemi du bien[62].

S’il avait été prononcé dans les coulisses du pouvoir religieux, cet avertissement aurait pu rester lettre morte. Or, il n’en fut rien. Déçu par l’attitude de l’ESP dans cette affaire, inquiet du ressac provoqué par le communiqué du cardinal et conscient de participer à une querelle idéologique d’importance majeure, le père Gaudrault décide, poussé par le père Lévesque[63], de publier sa réfutation du rapport de l’ESP dans un ouvrage intitulé Neutralité, non-confessionnalité et l’École sociale populaire[64]. Imprimé le 29 mars 1946 avec la permission des pères Ceslas-Marie Forest et Louis Lachance et le nihil obstat de Mgr Charbonneau, cet opuscule connaît un succès fulgurant[65]. L’auteur y repique de larges pans de la « Réponse » qu’il a déjà envoyée au délégué apostolique.

Les opposants du père Lévesque défendent la confessionnalité des coopératives comme s’il s’agissait d’une réalité concrète et nécessaire à la grandeur de la foi. Selon Gaudrault, ce combat symbolise l’errance entêtée des clercs dans la modernité sociale. À vouloir s’imposer partout comme gardien hégémonique de la morale et de la vie bonne, l’Église s’est égarée. Cette attitude, Lévesque l’avait déjà dit, apparaît de moins en moins adaptée au contexte culturellement hétérogène dans lequel baignent un nombre croissant de fidèles. Le non-catholique qui ne se reconnaît pas dans l’étiquette religieuse d’une organisation sociale ou économique s’en tiendra loin alors qu’il aurait pu « concourir au bien commun de la société » avec « ses concitoyens catholiques »[66]. Le bien commun exige non pas le repli des collectivités sur elles-mêmes, mais la collaboration interconfessionnelle partout où elle est possible. Cependant, en favorisant la confessionnalité des oeuvres économiques et sociales, l’Église nuit à la prospérité commune. Censée unir les hommes, elle les divise davantage. « Souvent même cela ira jusqu’à l’antagonisme religieux et à la lutte, ce qui, en définitive, tourne toujours contre l’Église et les catholiques, v.g. le cri de “priest-ridden Quebec” et ses conséquences en certains milieux, situation que même certains des nôtres exploitent[67]. » Si encore c’était là le prix à payer pour assurer ses propres assises. Mais la confessionnalité abusive attise l’anticléricalisme et exaspère un « nombre beaucoup plus considérable qu’on ne le croit de bons catholiques », et parmi les meilleurs. Dans les bataillons de l’action catholique spécialisée, les forces vives du catholicisme contemporain ruent dans les brancards. L’élite laïque, affirme Gaudrault se sent « encerclée, en tutelle ». Ses membres s’estiment « conduits comme des mineurs. Ils manquent d’air. […] Ces bons catholiques, un jour ou l’autre, éclateront[68]. » Du bon catholique au profane, en passant par l’anticlérical c’est donc l’ensemble de la population que s’aliène l’Église petit à petit, en s’immisçant sans raison dans les affaires temporelles. L’avertissement du père Gaudrault est on ne peut plus clair : plutôt que d’accroître sa grandeur comme certains voudraient le croire, cette attitude causera sa perte. Et le jour viendra bientôt où, à force de n’avoir pas voulu entendre les doléances laïques, les curés n’entendront plus que l’écho de leur prêche dans les nefs désertes.

Incompréhension, mauvaise foi ou incommunicabilité?

Non-confessionnalité. À l’hiver 1946, ces simples mots provoquèrent une crise. Pourtant, ni l’idée, ni la chose n’étaient neuves. Énoncé dès 1940, le concept reflète la réalité concrète du mouvement coopératif au Québec. En effet, seule une infime minorité coopératives affichent officiellement leur appartenance confessionnelle. En exceptant les cinq coopératives affiliées à l’Union des cultivateurs catholiques, une seule des 537 coopératives en activité entre 1931 et 1943 recensées dans le registre des syndicats coopératifs tenu par le Secrétariat de la Province de Québec se dit officiellement catholique[69]. Dans une très large majorité, les coopératives au Québec ne présentent déjà aucun signe extérieur religieux, à l’instar de la plupart des entreprises dans la province. En effet, si certains commerces exhibent publiquement leur attachement à la religion de la majorité[70], rares sont les entrepreneurs — producteurs agricoles, manufacturiers ou détaillants — qui se réclament de quelque confession que ce soit. Le père Lévesque l’affirmera d’ailleurs sans ambages dans ses mémoires : il enfonce en quelque sorte une porte ouverte lorsqu’il réclame la non-confessionnalité des coopératives : « Comme vous voyez, je n’inventais pas une réalité nouvelle. Il s’agissait bien plutôt de la définir clairement[71]. » Cela étant, comment interpréter la réaction suscitée par son article? Et à l’inverse, si le phénomène de la confessionnalité est inexistant dans le domaine coopératif, à quoi bon le dénoncer comme le fait Lévesque? Pour peu, on serait tenté de demander, à l’instar de Mgr Douville, évêque de Saint-Hyacinthe opposé à la non-confessionnalité, de quoi débat-on au juste? « Et puis, en fait, qui a jamais exigé l’étiquette catholique après le mot coopérative? Plus que cela, qui l’affiche, de fait, dans nos coopératives? Alors, vous vous battriez contre des moulins à vent[72]? »

À première vue, les protagonistes apparaissent effectivement enfermés dans un stérile dialogue de sourds. Une irréductible incompréhension semble séparer les deux camps. À la fin de l’été 1946, lorsqu’il se résout finalement à répondre au père Lévesque, Mgr Villeneuve dresse le bilan des reproches qu’on a adressés à l’article d’Ensemble et à son auteur. Plus qu’une erreur doctrinale, c’est le manque de clarté de l’argumentaire qui nourrit selon lui la défiance de l’ESP et des évêques :

En somme, vous avez inventé un mot, non-confessionnalité, qui reste obscur et équivoque. Vous avez omis une considération dont la lacune constitue le point faible de votre bouclier. À savoir que si, du côté matériel la coopérative est indifférente (mieux que neutre et non-confessionnelle), elle ne l’est pas dans son aspect humain, comme élément de redressement social, ce qui, après tout, demeure souverain dans la sociologie catholique. Avec ce complément, même Son Excellence Monseigneur Courchesne n’eût pas trouvé trop à redire à votre thème, qui eût créé une tout autre impression[73].

En confondant son lectorat quant au champ d’application de la non-confessionnalité — les coopératives ou leurs membres —, le père Lévesque favoriserait donc un désordre malsain qui n’a fait que s’amplifier après la parution de la brochure de son provincial. Refusant catégoriquement de reconnaître la réalité empirique décrite par Lévesque et Gaudrault sous le concept de non-confessionnalité — acceptation intérieure de la foi sans manifestation extérieure — ses opposants l’assimilent à la neutralité. L’existence d’un espace entre neutralité et confessionnalité ainsi nié, les arguments de l’ESP ne répondent pas à ceux de leurs adversaires, ils se contentent d’énoncer la doctrine officielle de l’Église sur la neutralité religieuse. Conformément à la représentation qu’en garde la mémoire collective québécoise, il serait aisé de lire dans cet entêtement doctrinaire la mauvaise foi d’une « Église réactionnaire», engoncée dans son orthodoxie et réfractaire à tout changement. Comme l’explique J.-P. Warren, l’Église étant placée en situation de « concurrence » avec la plupart des institutions et des valeurs caractéristiques de la modernité, au sein de ses « cercles les plus conservateurs, la réaction était une vertu, la révolution une erreur[74]. »

De fait, le rapport de l’ESP et les notes du délégué apostolique témoignent de ce que l’historiographie sur le sujet a souvent interprété comme de la méfiance à l’égard de toute nouveauté, une attitude caractéristique de la pensée clérico-nationaliste dominante au sein du clergé[75]. Dans cette optique, l’opposition du père Archambault et de ses collègues ne saurait surprendre. Depuis sa naissance en 1911, l’ESP prône un nationalisme religieux qui associe étroitement la survivance nationale à la prospérité de la religion catholique. Aux yeux de ses animateurs, le clergé agit tel un rempart pour la société canadienne-française. Non seulement conserve-t-il intacts les fragments de civilisation française d’Ancien Régime qui s’y étaient dispersés durant la colonisation, mais il protège la « race » contre les influences étrangères susceptibles d’en diluer la pureté. Selon Lionel Groulx, chantre incontesté de ce courant de pensée, les organisations socioéconomiques canadiennes-françaises étaient à l’époque encore trop fragiles pour se défaire de la tutelle cléricale et s’ouvrir « à des éléments hétérogènes, moins en état de les enrichir que de les appauvrir, pour ensuite, à la longue, les absorber[76] ». Par-delà ses arguments théologiques, le conflit comprendrait ainsi une dimension temporelle qui opposerait deux conceptions antagoniques du nationalisme, l’une admettant la présence visible de l’Église au monde économique comme une nécessité d’ordre national, l’autre rejetant cette intrusion comme nuisible à l’émancipation socioéconomique des Canadiens français. Lévesque lui-même accréditera d’ailleurs une telle interprétation politique de ce débat :

Il reste que derrière cette querelle essentiellement théologique de la non-confessionnalité - qui était bien réelle, ne l’oublions pas - il y avait effectivement une véritable lutte de pouvoirs (j’ose l’expression) entre deux tendances idéologiques majeures. Dans “Le Soleil” du 26 avril 1946, Eugène L’Heureux décrivait parfaitement cette situation : “(je vois) au surplus, dans cette polémique, un épisode significatif du conflit entre le nationalisme positif et le nationalisme négatif”[77].

Il est aussi plausible, comme Michael Behiels l’a laissé entendre, que la querelle suscitée par la question de la non-confessionnalité des coopératives soit en fait la manifestation externe d’un rapport de force interne entre acteurs d’un même champ scientifique, celui des sciences sociales[78]. Le prestige croissant de la nouvelle Faculté de l’Université Laval faisait-il ombrage à l’École — pourtant fort influente — du père Archambault? Il est vrai que le coopératisme prôné par le Conseil supérieur de la coopération — étroitement lié à la Faculté des sciences sociales, où il était logé —, en se débarrassant de l’étiquette catholique, achevait de se démarquer du corporatisme foncièrement catholique défendu par l’ESP comme mode concurrent de production économique et d’échange[79]. La violence avec laquelle l’entourage du père Archambault a répliqué à l’article d’Ensemble n’aurait alors d’égale que l’importance des enjeux symboliques et matériels soulevés par la « question sociale » sur laquelle les membres des deux écoles s’érigent en experts.

En outre, le conflit a sans doute donné lieu à certains ressentiments personnels. À l’instar de Jacques Cousineau, qui en était l’aumônier depuis 1942, d’autres animateurs de l’ESP étaient associés étroitement à l’Action catholique des jeunesses canadiennes- françaises (A.C.J.C.), dont l’élan avait été perceptiblement ralenti par les suites données par Lévesque au Québec à l’affaire de l’Action française. Ainsi, selon la lecture que fait Hélène Bois des événements déclenchés par l’article d’Ensemble, la riposte de l’ESP aurait été une attaque sinon planifiée, à tout le moins latente[80].

Suivant les impressions initiales de Jean-Charles Harvey, anticlérical notoire, on pourrait interprétér ce débat comme un épisode local et contemporain d’une « rivalité légendaire[81] » entre communautés religieuses aux missions trop semblables pour que la saine émulation censée les unir ne dissimule pas une sourde lutte d’influence qui aurait éclaté ici au grand jour à la faveur de rancoeurs personnelles et d’enjeux institutionnels[82].

Cependant, aussi convaincantes ces explications soient-elles, il semble difficile de réduire ce conflit à une simple « bataille de moines[83] » à propos du nationalisme ou de la chasse gardée des sciences sociales sans échapper au passage une dimension essentielle à la compréhension des transformations épistémologiques qui secouaient l’Église canadienne-française au cours de l’après-guerre. L’incommensurabilité des arguments employés de part et d’autre reflète en vérité une profonde incommunicabilité entre deux paradigmes concurrents définissant la nature et la fonction de l’Église dans la société canadienne-française moderne[84]. Ces visions sont représentées d’une part par un clergé et un épiscopat en position d’autorité, détenteurs de la parole légitime, et d’autre part par des agents émergents qui, en vertu de leur situation marginale dans le champ clérical, revendiquent une légitimité en tant qu’intercesseur du clergé auprès du laïcat. Toutefois, incommunicabilité n’est pas incompréhension. Les deux camps qui semblent monologuer hermétiquement saisissent en fait parfaitement bien l’enjeu de la discussion qui s’amorce sur la scène médiatique à l’hiver 1946. Les opposants du père Lévesque ne s’y trompent pas lorsqu’ils disent craindre pour la confessionnalité des oeuvres économiques et sociales en général : c’est bien le cléricalisme dans son ensemble qui se trouve potentiellement mis en cause par l’article du prêtre dominicain. Bien qu’il prétende s’en tenir uniquement aux coopératives, le père Lévesque avoue dans ses communications privées son désir d’aller plus loin encore. S’il n’en tenait qu’à lui, il contesterait aussi à la confessionnalité syndicale[85]. Dans une lettre à son provincial, le doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval dit vouloir « tout mettre en jeu pour gagner cette cause, car c’est le premier pas à faire pour régler le grand problème québécois de la distinction des domaines religieux et profane (ou la grande question du cléricalisme exagéré); point vital de presque tous nos problèmes sociaux. Pour ma part, je suis bien convaincu de mes positions et de l’urgence de les faire accepter pour le plus grand bien de l’Église[86]. »

Ainsi, s’ils exagèrent ses prétentions immédiates lorsqu’ils disent craindre pour la confessionnalité des hôpitaux et des écoles, les opposants du père Lévesque voient parfaitement clair lorsqu’ils décèlent les signes d’un enjeu beaucoup plus vaste que les seules coopératives dans la controverse provoquée par le dominicain[87]. Celle-ci est symptomatique d’une réforme jusqu’alors confinée aux marges laïques de l’Église qui oppose deux visions paradigmatiques de sa nature et de sa fonction dans la société québécoise. En posant le problème de la non-confessionnalité des coopératives, les intellectuels dominicains ébranlent de l’intérieur les colonnes d’une Église triomphaliste, convaincue de sa propre nécessité. Ils remettent en question ce qu’on pourrait décrire, paraphrasant un discours célèbre de Jean Lesage, comme « la possession tranquille de la vérité[88] ».

Un changement paradigmatique

S’il est certain que la polémique autour de la non-confessionnalité des coopératives révèle une fracture à l’intérieur du clergé, il n’est pas sûr, toutefois, que l’on puisse la retracer assez précisément pour identifier les parties qu’elle sépare. Catholiques de gauche ou de droite, nationalistes positifs ou négatifs, conservateurs ou progressistes, traditionalistes ou réformistes, les emprunts aux catégories du politique atteignent vite leurs limites lorsqu’on s’efforce de les plaquer sur des problèmes religieux. Il semble en effet difficile de subsumer les acteurs en présence sous une catégorie idéologique précise, car s’ils s’attribuent mutuellement plusieurs étiquettes (ultra-zélés, nationalistes positifs, nationalistes négatifs, etc.), ils n’en revendiquent explicitement aucune pour eux-mêmes. Puisque le conflit oppose les partisans du cléricalisme aux tenants d’une Église plus discrète et plus souple, peut-être doit-on considérer ses protagonistes comme les héritiers plus ou moins consentants du combat idéologique entre libéraux et ultramontains du XIXe siècle dont la présence de l’Église au monde constituait l’un des points de discorde[89]? Après tout, défendant le relâchement de l’emprise cléricale sur les mouvements associatifs, les dominicains ne sont-ils pas soupçonnés de faire le jeu du libéralisme anticlérical? Tel est le principal reproche que le cardinal adresse au provincial dominicain dans sa dernière lettre au père Lévesque, le 17 août 1946. Le « manque de tact » et l’« impertinence peu ordinaire » de Gaudrault ont soulevé l’enthousiasme indésirable d’anticléricaux notoires, confirmant l’impression répandue que les positions dominicaines se rapprochaient de celles que défendaient les ennemis de l’Église :

Je sais que le tirage s’en est multiplié, que les brochures se sont vendues comme des petits pains chauds. On se l’explique. Mais il y a des applaudissements qui doivent gêner, ceux du Jour et du Clairon en particulier. Ce n’est pas en tout cas l’arbitrage un peu pontifical des Opinion libres d’Eugène L’Heureux qui doive rassurer. D’autre part, l’anticléricalisme et le libéralisme de chez nous ont tressailli. Les applications tendancieuses, et je le sais, sans fondement, qu’on a fait des thèses dominicaines n’auront pas fait de bien à l’Église de chez nous[90].

Le cardinal n’est pas le premier à formuler pareille remarque. Par le passé, on a souvent réprouvé les idées sociales des frères prêcheurs en les jugeant trop près du libéralisme[91]. Il est vrai que la proximité des dominicains avec la bourgeoisie libérale est difficile à nier. À Montréal et à Québec, leurs couvents s’érigent au coeur des quartiers cossus[92], plusieurs dominicains enseignent aux jeunes privilégiés de la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal, le père Lévesque est doyen à Laval et comme le suppose l’historienne Dominique Marquis, le lectorat de la Revue dominicaine se compose principalement de « l’élite intellectuelle de la société » susceptible « d’exercer une certaine influence sur le cours des choses »[93]. Cela étant, il est aisé d’accuser les dominicains de « faire le jeu des libéraux ». D’ailleurs, plutôt que de chercher à l’éviter, le père Gaudrault confronte cette accusation dans sa « Réponse aux notes du délégué ». Ceux qui craignent « la doctrine dite “libérale” des Dominicains » oublient, dit-il, que les frères prêcheurs « se sont toujours faits les défenseurs des doctrines de l’Église, appuyés sur de solides principes »[94]. Or, rajoute-t-il, un « principe n’est pas une entrave ni une porte ouverte au “libéralisme”. C’est une lumière qui montre la route entre deux attitudes d’esprit, ici encore, le conservatisme outré et le libéralisme. Mais souvent ceux qui ne prennent pas place dans les rangs du conservatisme outré sont accusés de libéralisme et leurs doctrines sont dites dangereuses[95]. »

S’il fallait absolument apposer une étiquette sur les principes défendus de part et d’autre dans ce débat, sans doute conviendrait-il de lire dans la position dominicaine une adaptation locale d’idées défendues outre-mer par les néothomistes français. L’argumentaire dominicain évoque particulièrement certaines distinctions attribuées au philosophe français Jacques Maritain entre le spirituel et le temporel, d’une part, et entre l’action posée « en chrétien » et celle qui est posée « en tant que chrétien » d’autre part[96]. C’est du moins ainsi que l’entend Pierre Archambault lorsqu’il réagit à l’article du père Lévesque, le 18 janvier 1946. La mouvance qu’incarne le père Lévesque au Québec s’inspirerait en fait de la pensée du philosophe, dont l’auteur retrace le lignage jusqu’au catholicisme libéral de Lammenais et Montalembert :

L’objection [à la confessionnalité des coopératives] est intéressante d’un autre point de vue. Pour en comprendre les dessous, il faut savoir que celui qui l’a formulée est un dominicain qui a tellement peur de passer pour réactionnaire - souvenir de l’inquisition - qu’il penche malgré lui dans la tendance libéralisante. […] Cette idée de la séparation du spirituel et du temporel est un thème-force de la France religieuse. Elle tire ses origines du mouvement de l’Avenir, a été reprise par Marc Sangnier et continuée par Maritain et l’École de Sept. […] Le T.R. P. Lévesque appartient indiscutablement au groupe de Lacordaire et de Maritain. Ce n’est pas une mauvaise compagnie[97].

Sans doute cette proximité idéologique avérée a-t-elle contribué à conforter l’hypothèse des sociologues E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren qui, dans un essai inspiré, ont vu dans la crise un indice du passage de l’éthique post-tridentine à l’éthique personnaliste[98]. Certes, leur ouvrage dresse un portrait novateur de l’Église canadienne-française au milieu du XXe siècle, une Église dont les mouvements d’action laïques et certains éléments cléricaux seraient imbibés d’une même « éthique » inspirée du renouveau catholique français. L’analyse des sociologues repose sur l’amalgame d’anticonformistes français — Maritain, Bernanos, Péguy, Daniel-Rops, Marcel, notamment — et d’auteurs de la nouvelle théologie du Saulchoir — Lagrange, Chenu, Sertillange — à la philosophie personnaliste d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit. Tous sont considérés indistinctement comme appartenant à une même « famille d’esprit » suffisamment cohérente pour en faire une mouvance influente. Adossée à une « éthique post-tridentine » insistant sur la condition pécheresse de l’homme dans le respect de l’autorité et exigeant le monopole clérical sur la vie spirituelle comme mode de recréation d’un ordre originel idéal[99], l’éthique personnaliste affirme le caractère sacré de la personne humaine entendue comme principe spirituel en réponse à toutes les formes d’asservissement que lui promettent les différents avatars de la modernité — marxisme, fascisme, national-socialisme et, surtout, individualisme bourgeois[100]. L’Église ne s’y trouve pas représentée comme un cénacle fermé d’interprètes patentés et autorisés du Message livré, dispensant leurs consignes à des fidèles résignés et aliénés, attendant patiemment leur salut dans l’espérance d’un monde meilleur, mais plutôt dans son sens étymologique premier, comme une communauté universelle de croyants[101]. Le fidèle y est appelé à se relever de la prostration crispée du martyr souffrant sa propre existence terrestre et à jouer un rôle actif dans son salut et celui de ses confrères et consoeurs, ainsi que le note E.-M. Meunier : « Dans cette nouvelle éthique, nul n’a le droit de se replier sur soi et de considérer la vie ici-bas comme une misère et une souffrance[102]. » La sanctification proposée par le personnalisme français valorise l’épanouissement de la personne humaine à travers son engagement constant pour le bien commun de la collectivité. Conséquemment, il revient au laïcat de s’engager activement dans la société pour y diffuser les valeurs catholiques de justice et de charité. Cette forme d’engagement prône ce que l’on pourrait appeler un « réalisme chrétien ». Au « déductivisme » de l’Église post-tridentine, fermement attachée aux principes et doctrines auxquels elle confère valeur de lois immuables, le personnalisme substitue une méthode inductive qui, partant de la réalité sensible, analyse rationnellement la situation donnée avant de chercher des solutions conformes à la morale chrétienne. Dégageant un espace d’exercice pour le libre arbitre du laïcat, le personnalisme induit donc une modification majeure du rapport d’autorité pluriséculaire qui structure l’Église post-tridentine.

Assurément, la lecture que proposent Meunier et Warren du passé religieux québécois dans son ensemble rend compte des intentions primordiales de certains de ses acteurs. Il est tout à fait plausible d’envisager que la Révolution tranquille ait initialement tendu vers un horizon personnaliste en suivant une direction imprimée par de sincères catholiques. Cette analyse présente toutefois certaines limites que nous voudrions souligner rapidement avant de nuancer l’interprétation générale des auteurs à partir du cas spécifique de la non-confessionnalité des coopératives.

Leur ouvrage repose d’abord sur la subtile distinction entre philosophie et éthique personnaliste. Si subtile, en fait, que les auteurs nous font passer de l’une à l’autre sans trop que l’on comprenne ce qui les différencie[103]. En résulte une confusion qui porte à agglomérer au sein d’un même ensemble des acteurs aux idées pourtant distinctes sous prétexte qu’ils gravitent autour d’un même axe idéologique, gommant au passage la spécificité de leur pensée et de leur position au sein du champ intellectuel français ou québécois[104]. En effet, si la filiation intellectuelle entre Esprit et Cité libre, par exemple, est clairement assumée dès les premières pages de la revue québécoise[105] et reconnue par son inspiration française[106], on ne peut en dire autant du lien qui unit les mouvements de jeunesses catholiques ou l’École des sciences sociales de l’Université Laval à Emmanuel Mounier. Aussi les auteurs opèrent-ils un renversement de syllogisme étonnant lorsque, partant de la prémisse que le personnalisme valorise le réalisme et promeut l’activisme chrétien du laïcat, ils identifient au personnalisme toute personne ou institution intellectuelle procédant par induction qui promeut l’engagement des laïques dans la cité — cf. le voir, juger, agir des jeunesses catholiques et la sociologie lavalloise. Emprunté à Max Weber, le concept d’« éthique » devient ici une sorte de sésame ouvrant l’interprétation de tout discours catholique réformiste au personnalisme. Celui-ci s’apparente alors davantage à un climat intellectuel, sorte d’atmosphère respirée par tout ce que l’Église comprenait d’esprit ouvert sur la modernité.

Soyons clairs, nous ne remettons pas en question la validité heuristique de cette analyse dans sa dimension générale. Sous l’influence du catholicisme français, l’Église canadienne-française a bel et bien traversé une phase de reclassement au cours des années précédant la Révolution tranquille. Seulement, l’examen de la crise de la non-confessionnalité révèle une lacune récurrente dans le récit que font Meunier et Warren du passé religieux et intellectuel québécois : si, à l’instar de nombreux acteurs influents de l’intelligentsia catholique, les pères dominicains sont bel et bien animés d’une ferveur nouvelle d’inspiration française lorsqu’ils s’opposent à une vision triomphaliste de l’Église, aucun ne se réclame explicitement de la mouvance personnaliste. Aussi pourrions-nous suggérer la nuance suivante, en paraphrasant l’aphorisme célèbre de Jacques Maritain : en s’élevant contre l’abus de cléricalisme, les pères Lévesque et Gaudrault n’agissent pas en tant que personnalistes mais peut-être — partiellement du moins — en personnalistes.

On le constate, en raison de la réticence de ses parties à s’identifier eux-mêmes à une tendance claire et des multiples couches analytiques qu’il recèle, le débat ne se laisse pas enclore dans une typologie hermétique. Contournant les problèmes soulevés par une analyse idéologique de la polémique, nous voudrions ainsi suggérer que ce conflit dévoile surtout une rupture de nature épistémologique au sein de l’Église canadienne-française. Réduite à sa plus simple expression, en effet, la crise de la non-confessionnalité révèle des divergences entre ses belligérants autour de deux sujets : le rapport du catholique à la doctrine et aux faits d’une part, et son rapport à l’autorité d’autre part.

« De l’évidence de l’autorité à l’autorité de l’évidence »

Dans ses Mémoires, Lionel Groulx se remémore en ces termes un discours prononcé jadis par Mgr Charbonneau au sujet de la Commonwealth Cooperative Federation (CCF), « parti socialiste de l’Ouest canadien » dont les idées, selon le souvenir qu’en garde l’historien, ne semblaient pas déplaire entièrement à l’archevêque de Montréal : « Ce sont des socialistes, nous dit-il [Mgr Charbonneau], non des doctrinaires à la mode française. Ils ne partent point de principes pour les enclore de force dans les faits. Ils partent des faits et, malgré eux, ils remontent vers des principes qui s’apparentent étrangement à ceux des grandes encycliques pontificales sur les problèmes sociaux[107]. » Similairement, Nive Voisine, dans sa description du cardinal Louis-Elzéar Taschereau, le dépeint comme un homme porté à voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient être[108]. Chacun en leur époque et à leur manière, ces archevêques ont combattu pour un catholicisme qui remonte des faits vers les principes. Tous deux ont eu à composer avec le mécontentement de certains coreligionnaires les accusant d’adapter la doctrine aux faits plutôt que de travailler à l’établissement de l’idéal décrit par la doctrine. Le débat sur la non-confessionnalité s’inscrit en quelque sorte dans cette tradition d’affrontement entre ce que l’on pourrait qualifier de « réalisme inductif » d’une part et « d’idéalisme déductif » d’autre part. Les dominicains qui y prennent part militent pour faire reconnaître un fait : les coopératives ne sont pas et n’ont pas à être officiellement catholiques pour remplir leur mission adéquatement. Leurs opposants, quant à eux, considèrent que l’idéal de la cité catholique ne saurait se passer de l’Église. Nive Voisine décrit bien l’attitude de l’ESP lorsqu’il affirme qu’elle cherche par son discours normatif à limiter l’action catholique à la plus stricte observance des directives pontificales en repoussant dans les marges toute démarche qui menace, de près ou de loin, de s’aventurer hors des sentiers balisés par Rome ou, à défaut, par l’épiscopat canadien : « Perchés sur le promontoire des principes doctrinaux, — les principes avant les hommes, lisait-on dans la presse catholique — les commentateurs perçoivent mal les réalités du Québec qui les auraient sensibilisés à une interprétation plus souple, plus réaliste du texte pontifical[109]. » L’essentiel du rapport de l’ESP consiste en effet à prouver que la neutralité a été condamnée par les écrits pontificaux et les directives épiscopales récentes. Par sa méthode déductive, cet argumentaire illustre la dimension épistémologique de la controverse initiée par l’introduction d’un nouveau terme dans le domaine du pensable, un terme mitoyen entre confessionnalité et neutralité. Le champ sémantique de l’Église catholique québécoise n’admettait jusqu’alors que le binôme confessionnalité (catholicisme) et neutralité (incroyance). Entre ces deux pôles extrêmes, la pensée catholique officielle peinait à reconnaître les conditions d’existence de l’Église en tant qu’autorité morale omnipotente. Une telle responsabilité exigeait d’elle qu’elle sacralise de sa présence la totalité de l’expérience humaine. Comme l’explique Jean Hamelin, l’argumentaire des partisans de la confessionnalité repose sur deux postulats :

[…] “l’oubli officiel de Dieu équivaut à la négation de Dieu” et la foi surnaturelle imprègne la foi naturelle. Du premier principe, l’Église avait tiré l’obligation pour tous les fidèles non seulement d’accepter la foi intérieurement, mais de la manifester quand il était opportun de le faire. Cette disposition s’appelle la confessionnalité. Du second principe, l’Église avait conclu qu’aucun acte humain, même si l’objectif qu’il poursuivait était purement naturel n’échappait pas à l’emprise de la foi et, partant, aux directives de l’Église. Raisonner autrement serait induire une déchirure dans les consciences individuelles qui se doivent d’intégrer tous les actes qu’elles posent[110].

Intermédiaire institutionnel nécessaire entre Dieu et les croyants, l’Église se conçoit, dans l’esprit des opposants à l’article du père Lévesque, comme inextricablement tissée dans la trame de la foi. Plus que la manifestation visible de la croyance en Dieu, elle est son intercesseur obligé auprès de l’humanité. Croire en Dieu, c’est aussi croire en son Église. Ainsi conçue, elle ne saurait exister dans l’improbable mitan entre croyance et incroyance que proposaient les intellectuels dominicains, aussi réel soit-il. En dévoilant deux approches contraires de la réalité sensible, la crise de la non-confessionnalité des coopératives témoigne bien de ce que Lamonde, dans sa thèse sur l’enseignement de la philosophie avant 1960, décrit comme le pénible passage de l’autorité de l’évidence à l’évidence de l’autorité[111]. En corollaire de cette dimension épistémologique se pose la question du rapport à l’autorité.

En remettant en question la confessionnalité des coopératives, les intellectuels dominicains soulèvent, nous l’avons vu, le problème beaucoup plus préoccupant de l’adéquation des structures catholiques dans une société moderne aspirant à l’égalitarisme et à la liberté de conscience[112]. Publié en écho à l’article de son confrère, le livre de Gaudrault résonne avec les forts accents d’un plaidoyer pour le laïcat. En défendant l’existence de domaines étrangers à l’autorité de l’Église, le provincial revendique un espace de légitimité pour l’expression de sociabilités profanes et affirme toute sa confiance dans la capacité des laïques à porter fidèlement le message chrétien sans supervision cléricale immédiate[113]. Or, ce qui choque dans cette apologie, ce n’est pas tant son contenu mais sa forme. Comme l’explique le père Lévesque, il n’y avait, en soi, rien de répréhensible à réclamer plus de liberté pour les laïques ou même à contester le caractère catholique des oeuvres de l’Église, à condition de le faire en privé et avec l’assentiment des autorités morales instituées :

Aussi longtemps qu’un laïc s’exprimait ainsi, rien à craindre vraiment : on pouvait toujours nier sa compétence. Mais lorsqu’un clerc, un théologien osait énoncer la même proposition, alors le ver était dans le fruit. La société cléricale se sentait alors menacée de l’intérieur. […] En gros, les clercs formaient à cette époque une sorte de club fermé où se discutaient les problèmes et d’où la vérité devait descendre vers le peuple via les lettres pastorales, les mandements, l’enseignement catholique. On ne se demandait pas : qu’est-ce que tu en penses? qu’est-ce qu’en dit tel théologien? La question qui se posait régulièrement : qu’en pense l’évêque? lui en as-tu parlé? Il n’était pas permis de partir d’ailleurs. Aussi ce qu’on me reproche, en vérité, c’est d’être allé dans le domaine public sans être passé par “le club”. À l’intérieur du groupe, on peut toujours dire n’importe quoi; on peut et on doit discuter, débattre, critiquer, bref explorer les idées. Mais il ne faut pas que “cela sorte”. La masse des fidèles n’avait qu’à se contenter de recevoir la vérité[114].

Au creux de la polémique théologique que soulève l’article du père Lévesque repose donc un enjeu central : déterminer les détenteurs et la teneur du discours légitime sur l’attitude de l’Église à l’égard des changements accélérés que vit le Québec et de sa place dans la société canadienne-française.

Faisant contraste avec une Église déconnectée du réel et porteuse d’un message désincarné, les pères Lévesque et Gaudrault posent en défenseurs d’une Église contemporaine et ouverte, en phase avec les lames de fond qui bouleversent les équilibres anciens. Lorsqu’ils tâtent le pouls d’une élite laïque en perte de repère disent-ils, ils perçoivent les symptômes d’une grave affection au sein du catholicisme canadien-français. Un mois après la parution de l’ouvrage de son supérieur, le père Lévesque esquisse son diagnostic dans une lettre au délégué apostolique. Doyen d’une faculté de sciences sociales, il affirme connaître « la vraie situation religieuse et du réel état d’esprit des laïques dans la province de Québec. Et je crois modestement en savoir beaucoup sur ce sujet, car depuis quinze ans j’ai été vraiment bien placé pour entrer en contact fréquent et sincère avec toutes les parties de la population et bien voir ainsi ce qu’elle est, ce qu’elle pense au fond, et ce qu’elle fait[115]. » Mieux que ses confrères séculiers, il dit entendre les signaux d’alarme que lancent ses coreligionnaires. À son avis, le dogmatisme et l’autoritarisme clérical ne sont pas les remèdes, mais les causes principales du mal religieux qui afflige la province :

Aussi je me [de]mande avec respect, mais non sans inquiétude si toutes les autorités ecclésiastiques de la province sont suffisamment au courant de la situation. Elles seraient sûrement étonnées de voir le nombre considérable de professionnels qui ont cessé de pratiquer notre sainte religion, assez souvent parce qu’ils ont été mal compris ou imprudemment traités par certains membres du clergé. Elles seraient aussi bien surprises d’entendre, même chez le peuple, certaines critiques qui se généralisent bien que gardant encore la pudeur de ne pas l’exprimer ouvertement. Et sans vouloir être ni trop pessimiste, ni trop optimiste, j’estime que cette situation est devenue assez grave pour constituer ce qu’on appelle un tournant. Mais je suis également convaincu qu’elle est loin d’être désespérée; qu’au contraire, si l’on sait y remédier en prenant les moyens appropriés, nous avons encore chance d’éviter la catastrophe où nous mèneraient des imprudences, et d’assister plutôt, grâce à Dieu, à un renouveau catholique des plus bienfaisants non seulement pour nos fidèles, mais aussi pour tous les frères séparés qui nous entourent[116]

Oeuvrant au carrefour urbain de l’université, de leur communauté religieuse et des professions libérales, les intellectuels dominicains se posent donc en douaniers de la modernité qu’incarnent les laïques intellectuels. Ils témoignent par le fait même d’un renversement partiel du rapport d’autorité qui structure le champ religieux québécois[117].

Ce germe réformateur n’a assurément pas échappé aux opposants de la non-confessionnalité. Il explique largement la virulence de leur réaction devant le constat de fait autrement inoffensif que relevait l’article de Lévesque. Se concevant comme les seuls détenteurs autorisés de la Parole légitime, à la fois en vertu de leur position de force à l’intérieur du champ clérical et de leur inclination à s’appuyer sur les écrits pontificaux, les auteurs du rapport et les évêques qui, tels NN. SS. Douville, Pelletier, Villeneuve et Courchesne, les soutiennent publiquement, ne peuvent reconnaître la non-confessionnalité. Ils ne le peuvent pas, d’abord, pour des raisons doctrinales, parce qu’ils sont intimement convaincus de la justesse de leur position. Ils en sont incapables, ensuite, pour des raisons politiques, parce qu’étant en position d’autorité, ce serait saper leur pouvoir que de l’accepter. Ils ne le peuvent pas, enfin, pour des raisons épistémologiques, parce qu’ils ne raisonnent tout simplement pas selon les mêmes postulats méthodologiques et conceptuels que leurs adversaires.

L’intuition de Lamonde au sujet du père Lévesque, qu’il considère d’abord en tant qu’« homme de la distinction[118] » prend ici tout son relief. En distinguant le temporel du spirituel, il engendrait de nouvelles catégories avec lesquelles penser la réalité sociale. Seulement, la distinction, en elle-même, ne présentait pas de danger dans l’univers mental prédominant. Tout au plus soulevait-elle des questionnements. Elle ne devenait dangereuse que dans la mesure où elle était portée par un religieux. Déjà, les changements entraînés par la vie moderne défilaient à un rythme étourdissant pour une institution aussi lente que l’Église, voilà que des religieux, en son sein et à la vue de tous, s’affichaient à l’avant-poste de la modernité.

C’est en nommant les choses que l’on parvient non seulement à les comprendre, mais à y adhérer, à s’y mouler. En conférant le moyen d’expression à un Québec non plus « neutre », mais « non-confessionnel », les pères Lévesque et Gaudrault mettaient en place le cadre conceptuel préalable à l’adaptation de l’Église au contexte changeant de l’après-guerre. Or, si les nuances de l’esprit dominicain et leur proximité avec les milieux intellectuels libéraux favorisaient une telle adaptation, il n’en était pas de même pour tous les esprits catholiques de l’époque. À ceux qui raisonnaient à partir des principes, et non des faits, il ne convenait pas que l’Église s’adapte à la modernité : il fallait que la modernité s’adapte à l’Église. Ceux-ci étaient les détenteurs des formes légitimes de la pensée catholique et du seul langage acceptable. Cette pensée était déductive et ce langage, binomial.

Ainsi, Lamonde n’est pas allé au bout de son raisonnement lorsqu’il a relevé les distinctions de la pensée dominicaine et plus spécifiquement de celle de Georges-Henri Lévesque. Non seulement faut-il les constater pour saisir le rôle du sociologue et de ses confrères dans l’histoire récente du Québec, mais il importe aussi de comprendre leur implication pour un schème conceptuel et un champ religieux porteur d’une vision manichéenne du monde selon laquelle « ce qui n’est pas avec nous est contre nous ». Le clerc qui s’aventurait à introduire pareilles nuances dans la pensée catholique risquait l’anathème, car cette pensée conditionnait toute l’attitude de l’Église vis-à-vis du procès de modernisation sociale. Les détenteurs des catégories légitimes de pensée détenaient l’ascendant dans le rapport de force ainsi provoqué. D’abord parce qu’ils gardaient la haute main sur l’épiscopat canadien-français. Ensuite, parce que leur raisonnement suivait textuellement les paroles de l’autorité pontificale et épiscopale. Et c’est précisément cette disposition d’esprit qui leur interdisait de saisir la pensée nouvelle et de débattre avec elle sur un même plan, en reconnaissant la validité des catégories qui en sous-tendaient l’expression.

Conclusion

En août 1946, lorsque le cardinal Villeneuve rédige sa dernière lettre au père Lévesque, lui intimant l’ordre de faire amende honorable, il souffre déjà de la maladie qui l’emportera le 17 janvier suivant. Recevant le jugement de Son Éminence « avec tout le respect et l’humble soumission » qu’il lui doit, Lévesque promet de garder le silence sur la question de la non-confessionnalité[119]. Selon toute apparence, l’agonie du cardinal achève alors d’éteindre le feu d’une discorde déjà passablement étouffée depuis l’été. Cependant, sitôt le décès prononcé, les pères Gaudrault et Lévesque apprennent que l’affaire de la non-confessionnalité s’est ébruitée à Rome et qu’elle s’ajoute à une liste déjà longue d’actes jugés répréhensibles par leurs adversaires. Le rapport de l’ESP au délégué apostolique, aussi communiqué à l’ensemble de l’épiscopat, se trouve d’ores et déjà inclus dans un acte d’accusation contre le père Lévesque. Le mémoire ainsi présenté devant le cardinal Ottaviani de la Congrégation du Saint-Office exige sa « condamnation doctrinale et sa destitution au poste de doyen de la faculté des sciences sociales » de l’Université Laval[120]. Toutefois, grâce aux efforts combinés des supérieurs dominicains au Canada et à Rome ainsi que du maître général de l’ordre, l’affaire sera suspendue en 1950, non sans laisser des traces durables sur le clergé québécois[121]. Des amitiés seront brisées à jamais; des carrières prometteuses, soudainement interrompues[122]. À cet égard, le débat au sujet de la non-confessionnalité des coopératives marque assurément une cassure au sein du corps clérical. Après 1946, la façade d’une Église catholique triomphante et unie ne pourrait plus être maintenue. Dans la foulée du traumatisme de l’hiver 1946, la destitution de Mgr Charbonneau à l’archevêché de Montréal en janvier 1950 consomme en quelque sorte le divorce entre deux visions irréconciliables de l’Église face à la modernité.

À l’évidence, la reconfiguration du champ religieux dont témoigne l’affaire de la non-confessionnalité n’a pas trouvé l’aboutissement souhaité par les pères Lévesque et Gaudrault. Avec Lamonde, on pourrait soutenir l’hypothèse qu’en cautionnant la non-confessionnalité des coopératives, ils ont dégagé la voie vers la sécularisation des syndicats, des services publics et des esprits qui a forgé la Révolution tranquille[123]. Seulement, si les intellectuels dominicains ont voulu faire éclater les cadres confessionnels, ce n’était assurément pas dans l’espoir de voir la société évacuer toute marque d’appartenance à la religion. Au contraire, leur opposition à la confessionnalité se voulait une marque de confiance envers les laïques : les pères dominicains les croyaient parfaitement capables de mener leur vie en catholiques, sans avoir constamment à s’afficher comme tels. Or, cette idée de la laïcisation s’est délitée quelque part entre l’après-guerre et nos jours. Et à l’heure où le gouvernement du Québec se propose d’interdire le port de signes religieux ostentatoires aux employés de la fonction publique, force est d’admettre que le débat lancé par le père Lévesque n’est toujours pas résolu et que leur combat pour une conciliation entre religion et société moderne demeure d’actualité.