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Introduction

De manière générale, l’écologie politique étudie les relations entre les facteurs économiques, sociaux et politiques qui tentent de répondre aux enjeux de la crise écologique. Derrière cette définition large se cache néanmoins une pluralité de discours, allant des limites de la croissance à l’économie environnementale, du développement durable à l’écologie profonde, de la modernisation écologique au mouvement pour la justice environnementale, etc. (Dryzek, Schlosberg, 2005) Si la crise écologique est devenue aujourd’hui un enjeu incontournable disséminé dans l’ensemble de l’espace public mondial, reste-t-il encore quelque chose de spécifique à l’écologie politique, en tant que théorie normative et projet social? Selon Philippe Van Parijs, « cette doctrine s’articule sur la critique de la société industrielle et prétend, sur cette base, offrir un projet global de société, comparable et opposable aux deux grandes idéologies de l’ère industrielle : le libéralisme et le socialisme » (Van Parijs, 2009a : 14).

Par ailleurs, bien que nous soyons maintenant rendus à la « troisième vague » de l’écologie politique, caractérisée par une approche explicitement interdisciplinaire et appliquée (Barry, 2012), il semble que celle-ci ait oublié un élément essentiel du monde contemporain : la réalité urbaine. Or, plus de la moitié de la population mondiale habite maintenant dans les villes, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’environnement (Verron, 2007). Évidemment, toute une littérature florissante sur la « ville durable » tente d’intégrer les dimensions économiques, sociales et écologiques du développement urbain. Les villes compactes, l’efficience écoénergétique, la mixité sociale et la gouvernance participative sont devenues des lieux communs en urbanisme et en aménagement du territoire.

Néanmoins, ces initiatives tombent souvent dans le registre de l’environnementalisme, c’est-à-dire une approche managériale des problèmes environnementaux qui croit pouvoir les résoudre sans changer en profondeur les valeurs, les institutions, les modes de production et de consommation actuels (Dobson, 2000). Le discours environnemental dominant reste attaché à la croissance économique et à une conception faible de la durabilité, qui suppose que la destruction du capital naturel peut être compensée par du capital artificiel. Les plans de compensation de gaz à effet de serre servant à mitiger les effets de l’étalement urbain constituent un bon exemple.

À l’inverse, l’écologie politique ne se limite pas à un remaniement superficiel des institutions sociales, économiques et politiques. Elle met plutôt à l’avant-plan un domaine trop souvent ignoré : la sphère autonome. Voisine des notions de société civile et d’économie sociale, la sphère autonome fait écho aux organismes sans but lucratif, aux activités d’autoproduction, au milieu communautaire, aux engagements citoyens et aux interactions au sein de l’espace public qui permettent de tisser des liens de solidarité et des réseaux de proximité, favorables à la cohésion sociale et à la préservation de l’environnement. La sphère autonome permet d’éclairer autrement la question urbaine, en insistant sur le rôle particulier des activités non marchandes et citoyennes dans la construction d’une ville juste et écologique. Or, les activités autonomes au sein de l’espace urbain ne peuvent se généraliser dans un monde contraint par l’insécurité économique, la précarité de l’emploi et la monopolisation du temps par le travail.

La thèse principale de cet article se formule donc comme suit : une politique de la ville, tournée vers l’aménagement d’espaces d’autonomie, nécessite une politique du temps, ayant pour coeur l’implantation d’un revenu suffisant garanti. La coopération locale et les activités citoyennes ont besoin de lieux spécifiques, mais ceux-ci ne peuvent être investis sans une sortie progressive de la société du travail, et donc d’une limitation de la rationalité économique via l’accroissement du temps libre. L’écologie politique de la ville sera analysée en trois moments. Premièrement, le projet social de l’écologie politique sera précisé par la description de la sphère autonome, de même que sa pertinence pour la transformation écologique de la ville. Deuxièmement, une analyse du régime postfordiste et de la précarité grandissante fera ressortir la nécessité de libérer le temps du carcan du travail salarié. Une défense du revenu suffisant garanti sera alors présentée à partir de la perspective du pionnier de l’écologie politique, André Gorz. Troisièmement, l’aménagement d’espaces publics favorables à l’émergence d’activités autonomes et citoyennes visera à concrétiser « spatialement » une politique globale du temps, permettant une sortie progressive du capitalisme vers une société de multiactivité.

Par ailleurs, il faut noter que cette esquisse d’une écologie politique urbaine ne fait aucunement référence à l’écologie sociale du célèbre penseur et militant anarchiste Murray Bookchin (2010). Bien que celle-ci permette d’approfondir la critique du capitalisme et des diverses hiérarchies en proposant un projet politique de démocratie radicale, le municipalisme libertaire (Biehl, 1998), cette perspective originale ne sera pas abordée. Comme le coeur de l’article repose sur la question du revenu suffisant garanti et que cette « réforme révolutionnaire » ne fut pas adoptée par Bookchin, nous miserons davantage sur l’écosocialisme gorzien, qui demeure encore largement méconnu dans les milieux universitaires et associatifs.

Qu’est-ce que l’écologie politique?

Selon une idée largement répandue, l’écologie politique ne serait ni de droite ni de gauche. Elle ne se laisserait pas réduire au débat qui oppose la droite extrême du marché pur (néolibéralisme) à l’extrême gauche de l’État total (socialisme autoritaire). Néanmoins, il serait excessif d’affirmer que les conflits entre les impératifs d’accumulation et de redistribution, de libéralisation et de régulation économique, seraient dépassés et que l’écologie se trouverait au centre, dans un juste milieu anodin. L’axe gauche/droite demeure tout à fait pertinent, mais il faut lui ajouter une nouvelle dimension, celle de l’autonomie. L’espace bipolaire qui opposait les libéraux fervents du marché aux socialistes défenseurs de l’État fait maintenant place à un triangle, dont le sommet est occupé par les écologistes, promoteurs de la sphère autonome (Van Parijs, 2009a : 15).

Définie de manière négative, la sphère autonome se caractérise par l’ensemble des activités productives dont le produit n’est ni vendu sur le marché ni commandé par une autorité publique. Il s’agit en quelque sorte de l’auto-organisation des rapports sociaux en dehors du marché et de l’État. Il existe évidemment une foule d’activités intermédiaires comme des entreprises publiques (entre l’État et le marché), des organismes civiques et politiques (entre l’État et l’autonomie) et les coopératives (entre l’autonomie et le marché).

C’est dans cette sphère qu’on se meut, par exemple, lorsqu’on tond sa pelouse et lorsqu’on accouche, lorsqu’on organise une fête de rue comme lorsqu’on corrige un article de Wikipédia, lorsqu’on se met en quête d’une maison de repos pas trop chère pour une vieille voisine comme lorsqu’on colle des affiches pour Écolo, lorsqu’on tance un vandale dans le métro comme lorsqu’on apprend à ses enfants à couper un potimarron (Van Paris, 2009b : 87-88).

Cette caractérisation des activités sociales possède plusieurs implications éthiques et politiques, comme la critique de la croissance économique et de son principal indicateur, le PIB, qui n’est rien d’autre que le calcul des biens et services produits et échangés dans la sphère hétéronome du marché et de l’État. C’est pourquoi l’écologie politique entre en forte résonnance avec la théorie de la décroissance conviviale (Latouche, 2006, Ariès, 2009), qui vise à trouver dans les limites objectives et écologiques de la croissance économique la nécessité de multiplier les activités subjectivement désirables au sein de la « sphère chaude » de la réciprocité et des relations de voisinage. Le sens de l’écologie politique devient manifeste par sa promotion systématique de la sphère autonome, qui favorise la satisfaction immédiate des besoins par l’autoproduction et la délibération démocratique, par opposition aux mécanismes du libre marché ou à l’économie centralement planifiée qui augmentent l’hétéronomie des individus et des communautés.

La critique radicale de la raison économique développée par le philosophe André Gorz permet de dépasser l’horizon de l’État-providence libéral en traçant les contours d’un projet « écosocialiste ». Dans l’esprit de Karl Polanyi (2009), il s’agit de critiquer l’utopie libérale du marché autorégulé, qui rend la rationalité économique totalement autonome de la société. Dans cette société de marché, l’économie est « désencastrée » des normes culturelles et politiques, ce qui lui permet de « coloniser le monde vécu ». Pour défendre une « culture du quotidien », réduire les inégalités sociales et limiter l’exploitation de la nature, il est nécessaire de « réencastrer » l’économie dans la société, ou plus spécifiquement la sphère autonome. Les activités productives doivent être limitées par des normes sociétales et écologiques déterminées par la société civile.

Il ne s’agit pas de supprimer tout ce par quoi la société est un système dont le fonctionnement n’est pas entièrement contrôlable par les individus ni réductible à leur volonté commune. Il s’agit plutôt de réduire l’empire du système et de le soumettre au contrôle et au service des formes d’activité sociale et individuelle autodéterminées. Il s’agit de transformer la société en un ensemble d’espaces où des formes multiples d’association et de coopération puissent s’épanouir, et d’illustrer la possibilité concrète de réappropriation et d’auto-organisation de la vie en société par des formes rénovées de pratiques politique, syndicale et culturelle (Gorz, 1991 : 105-106).

Ce paradigme n’implique pas la disparition totale du marché et de l’État, mais la complémentarité des trois sphères, chapeautée par la prédominance des activités autonomes, dans ce qu’on appelle parfois une « économie plurielle » (Laville et al., 1997). Le marché et l’État doivent être subordonnés au pouvoir citoyen et démocratique de la société civile, sans quoi celle-ci restera prisonnière de la logique compétitive et administrative dominante. Même si elles ne peuvent se passer complètement de la sphère hétéronome, les activités autonomes favorisent la satisfaction directe des besoins, le renforcement des capacités d’action (empowerment), la préservation de la nature et la coopération sociale. Autrement dit, l’écologie politique vise à maximiser le pouvoir des individus et des communautés, afin qu’ils deviennent moins dépendants du gouvernement et des entreprises privées.

Ce cadre théorique permet d’éclairer à nouveaux frais la question de la ville écologique. Au lieu d’insister uniquement sur « l’évangile de l’éco-efficience » (Martinez-Alier, 2002 : 5) largement présent dans le discours de l’urbanisme durable, l’économie sociale et solidaire permet de favoriser le développement local, l’enracinement communautaire et la démocratie de proximité (Dahhri, Zaoual, 2007). La relocalisation économique, la résilience socioécologique[1], la descente énergétique et les expérimentations communautaires sont des dimensions indissociables d’un mode de développement qui tient compte des limites de la croissance comme les changements climatiques et le pic pétrolier. Le mouvement des « villes en transition » est probablement l’un des meilleurs exemples de nouvelles pratiques sociales amorçant dès maintenant une transition écologique à partir de la sphère autonome (Hopkins, 2010).

Par ailleurs, le sociologue et philosophe Henri Lefebvre souligne que la ville est le lieu par excellence de la contradiction entre la valeur d’échange (argent) et la valeur d’usage (richesse non monétaire) (Lefebvre, 2009 : 4). C’est l’espace où se déroule la lutte pour la liberté et la participation active dans la communauté, contre le pouvoir omniprésent de l’argent qui cherche à déposséder les individus de leur droit d’habiter leur milieu. Ainsi, le droit à la ville doit s’entendre comme un droit collectif à la réappropriation du monde vécu, par-delà la sphère économique qui transforme toute chose en marchandise.

Les besoins urbains spécifiques ne seraient-ils pas besoins de lieux qualifiés, lieux de simultanéité et de rencontres, lieux où l’échange ne passerait pas par la valeur d’échange, le commerce et le profit? Ne serait-ce pas aussi le besoin d’un temps de ces rencontres, de ces échanges? (Lefebvre, 2009 : 96)

La question du temps apparaît donc en filigrane de la question urbaine, les espaces d’autonomie nécessitant du temps libre pour être investis. Ainsi, comment un citoyen pourrait-il s’épanouir à travers ses relations de voisinage, s’impliquer dans sa coopérative d’habitation, embellir son quartier, participer au conseil municipal ou occuper un espace public sans du temps libéré des exigences du travail salarié? Avant de s’attaquer aux dimensions spatiales du droit à la ville, il faut donc remonter à une analyse globale de la société, afin de s’attarder aux conditions temporelles de l’autonomie.

Libérer le temps par le revenu suffisant garanti

André Gorz a été l’un des premiers philosophes marxiens[2] à analyser les transformations du travail et les nombreuses implications de la société postindustrielle, tant au niveau des nouvelles formes d’aliénation que des possibilités d’émancipation. Pour lui, le postfordisme[3] constitue le régime socioéconomique du capitalisme avancé, lequel est étroitement associé à la mondialisation néolibérale, le déclin de l’État-providence, les nouvelles technologies de l’information et des communications, l’économie du savoir, le la flexibilisation du travail, etc.

Gorz constata très tôt le déclin rapide de la classe ouvrière au profit de ce qu’il appelle un prolétariat postindustriel, constitué de chômeurs, précaires, intérims, travailleurs clandestins, étudiants, temps-partiels, etc. (Gorz, 1980) « Le précariat est à la firme postindustrielle ce que le prolétariat fut à l’entreprise industrielle » (Schreuer, 2006). Cette nouvelle situation, où la productivité augmente sans cesse, conduit à une suppression croissante des emplois, la flexibilisation des horaires, l’individualisation des salaires, etc. Il en résulte qu’une économie de travail à grande échelle ne peut donner un revenu suffisant à une masse croissante de précaires, surtout si le revenu dépend du temps de travail fourni. Nous sortons donc progressivement de la société du travail sans savoir vers quoi nous nous dirigeons; la croissance économique persiste sans offrir les moyens à tous de jouir de ses fruits.

Parce que la production […] exige de moins en moins de « travail » et distribue de moins en moins de salaires, il devient de plus en plus difficile de se procurer un revenu suffisant et stable au moyen d’un travail payé. Dans le discours du capital, on attribue cette difficulté au fait que « le travail manque ». On occulte ainsi la situation réelle; car ce qui manque n’est évidemment pas le « travail », mais la distribution des richesses pour la production desquelles le capital emploie un nombre de plus en plus réduit de travailleurs. Le remède à cette situation n’est évidemment pas de « créer du travail »; mais de répartir au mieux tout le travail socialement nécessaire et toute la richesse socialement produite (Gorz, 1997 : 123-124).

C’est ici que Gorz fait allusion aux questions de justice distributive, tout en élargissant ses considérations; loin de se limiter à la redistribution des ressources produites, il inclut également le processus de production, dont la réduction du temps de travail via la répartition équitable du travail et l’autogestion du temps. L’enjeu principal devient la maîtrise du temps; il s’agit de transformer la flexibilité subie en droit de travailler de façon intermittente, offrant ainsi la possibilité aux individus de mener une vie multiactive où les activités rémunérées (hétéronomes) et non rémunérées (autonomes) peuvent se relayer et se compléter mutuellement.

Pour le prolétariat postindustriel, il s’agit essentiellement de transformer les fréquentes interruptions du rapport salarial en une liberté nouvelle : d’avoir droit à des périodes de non-travail au lieu d’y être condamnés; et donc d’avoir droit à un revenu social suffisant leur permettant de nouveaux styles et de nouvelles formes d’activités librement choisies (Gorz, 1991 : 150).

L’introduction du revenu suffisant garanti permettrait donc de sortir progressivement de la société salariale (où le temps de travail représente le temps social dominant), pour entrer dans une société de multiactivité, intimement liée au développement de la sphère autonome. Si le capitalisme représente une société où les valeurs marchandes sont prépondérantes (société de marché), l’écologie politique propose son dépassement par la multiplication des activités non marchandes et citoyennes par l’extension maximale de la sphère autonome, où l’État et le marché ne joueraient plus un rôle central dans l’organisation de la vie sociale.

Par ailleurs, il faut préciser que le revenu garanti existe sous deux principales versions : un revenu minimum de subsistance (néolibéral), et un revenu suffisant garanti, également nommé revenu de citoyenneté ou allocation universelle inconditionnelle. D’une part, si l’allocation est insuffisante pour protéger contre la misère, elle subventionnera des emplois peu qualifiés via le cumul d’un revenu minimum et d’un salaire faible. La logique néolibérale vise à transformer la plupart des allocations (familiale, assurance-emploi, etc.) en un revenu unique, pour inciter les chômeurs à travailler même pour des emplois peu considérés. Par exemple, le workfare américain lie le revenu minimum à une obligation de fournir un travail « d’utilité publique » (comme des services d’entretien), en sous-payant ce travail par rapport à des emplois normalement syndiqués. Cette interprétation néolibérale du revenu garanti stigmatise et culpabilise les chômeurs, ceux-ci étant considérés comme responsables de leur condition (plutôt que le système économique qui élimine massivement le travail), tout en subventionnant les employeurs. « Le revenu d’existence permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la dérèglementation, à la précarisation, à la flexibilisation du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial » (Gorz, 1997 : 137).

À l’inverse, une allocation universelle inconditionnelle permet de contrer les effets pervers du revenu minimum en affranchissant les individus des contraintes du marché du travail. Loin de représenter une sorte d’assistance sociale généralisée (les individus étant mis sous la tutelle de l’État-providence), elle est d’abord et avant tout une politique générative (Giddens, 1994), c’est-à-dire une manière d’inciter les individus à se prendre en charge par des activités autonomes, où la valeur d’usage (temps libre) prédomine sur la valeur d’échange (travail salarié).

Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail indignes; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange : c’est-à-dire entre les utilités qu’il peut acheter en vendant du temps de travail et celles qu’il produit par l’autovalorisation de ce temps (Gorz, 1997 : 137).

Or, l’inconditionnalité du revenu suffisant garanti rencontre une objection majeure. Cette politique ne va-t-elle pas créer une masse de personnes paresseuses vivant aux crochets de la société? Les travailleurs ne vont-ils pas se révolter contre cette « non-classe de non-travailleurs », en les marginalisant comme des parasites du système? Autrement dit, l’allocation universelle ne risque-t-elle pas de favoriser les passagers clandestins (free riders), les oisifs et profiteurs du système? La meilleure réponse à cette objection consiste à renverser le fardeau de la preuve : comment déterminer le contenu de la contrepartie obligatoire du revenu garanti? Comment la définir, la calculer, et éviter que le workfare détruise les emplois publics bien rémunérés? Comment éviter que cette obligation de travailler multiplie les agences de placement d’une main-d’oeuvre bon marché, servant les firmes postindustrielles qui sous-traitent la majeure partie de leur production, augmentant ainsi la paupérisation du précariat? Une réponse élégante à cette contre-objection consiste à situer la contrepartie obligatoire du revenu garanti dans la sphère autonome.

Une allocation universelle permettant de vivre sans travailler doit être liée à l’obligation faite à tout adulte valide d’accomplir du travail domestique, de soins et d’approvisionnement pour les personnes dépendantes. Les personnes qui prennent déjà soin d’un enfant, d’un malade ou d’une personne handicapée seront dispensées (Rifkin, Offe et Elson, 1993 : 91-92).

Loin de concurrencer les emplois dans la sphère marchande ou publique, les activités promues seraient directement investies dans la sphère des activités autonomes. Or, Gorz remarque à juste titre que cette stratégie comporte des effets pernicieux, car elle fait se côtoyer de vrais bénévoles et des bénévoles forcés au travail, les seconds pouvant être rapidement marginalisés. De plus, le travail bénévole obligatoire est presque un oxymore, car il nie le caractère privé et désintéressé de ce type d’activités.

L’obligation du parent devant son enfant, de l’adulte envers ses parents âgés, est posée comme une obligation sociale et placée sous contrôle public. Des conduites relationnelles spontanées – et dont la spontanéité fait la valeur affective – sont administrativement contrôlées et normalisées (Gorz, 1997 : 142).

La sphère autonome serait ainsi dirigée par une logique administrative et productiviste, tout en transformant les activités « désintéressées » en moyens de gagner sa vie. C’est pourquoi le revenu suffisant à inconditionnalité forte (Caillé, Insel, 1996 : 13), est le meilleur moyen de rendre accessibles les activités autonomes, tout en protégeant leur intégrité. Pour ce qui est du financement du revenu garanti, plusieurs solutions existent et sont explorées par des auteurs comme François Blais (2001). Il faut souligner que cette mesure est défendue par plusieurs économistes, mouvements citoyens et groupes politiques, de gauche comme de droite, et que les écologistes la défendent surtout pour ses vertus démocratiques et sa promotion des activités non marchandes.

Libérer l’espace

Si la question du temps et du revenu suffisant garanti nous ont temporairement éloignés de la ville, c’était pour mieux y revenir. L’extension du temps libre permet non pas d’être oisif, mais de multiplier les activités autonomes, communautaires et citoyennes au sein de la ville. Un réseau de groupes, d’organisations et de lieux peut dès lors accroître la valeur d’usage de la vie citadine, et diminuer l’emprise de la valeur d’échange sur les sphères de production, de loisir et de participation démocratique.

Il faut que chacun, dès l’enfance, soit entraîné dans et sollicité par le foisonnement tout autour de lui de groupes, groupements, équipes, ateliers, clubs, coopératives, associations, réseaux cherchant à le gagner à leurs activités et projets. Activités artistiques, politiques, scientifiques, écosophiques, sportives, artisanales, relationnelles; travaux d’autoproduction, de réparation, de restauration du patrimoine naturel et culturel, d’aménagement du cadre de vie, d’économie d’énergie; boutiques d’enfants, boutiques de santé, réseaux d’échange de services, d’entraide et d’assistance mutuelle, etc. (Gorz, 1997 : 161-162)

Une politique de la ville peut justement donner un élan décisif à la sphère autonome, via l’aménagement d’espaces, d’équipements et d’autres infrastructures matérielles qui encouragent la coopération, l’éducation et la participation citoyenne. Les citadins.es auraient la possibilité de développer leurs capacités et leur créativité, de reprendre possession de leurs quartiers, villes et institutions pour les façonner à leur image. L’individu passerait alors du statut d’employé-consommateur à celui d’artisan-citoyen, capable de donner sens, et transformer le monde dans lequel il vit. Au lieu de réprimer les expérimentations locales ou la subversion de l’espace public (du mouvement Occupy à l’insurrection de la place Taksim à Istanbul en mai 2013), la ville pourrait ainsi soutenir les initiatives et activités autogérées en leur donnant des lieux accessibles et des outils nécessaires à leur rayonnement.

Les pays scandinaves et la ville de Copenhague en particulier ont créé des politiques urbaines exemplaires. Cette réussite est probablement due à la convergence d’une pluralité de facteurs : urbanisme et architecture, densité du tissu social, transports collectifs efficaces, politiques sociales favorisant la réduction des inégalités économiques, etc. Un autre fait majeur, mais souvent oublié réside dans une particularité culturelle intéressante : les Danois apprécient davantage le travail à temps partiel, même si leur salaire s’en trouve affecté. Autrement dit, ils préfèrent améliorer leur « qualité de vie » au prix d’une baisse de leur « niveau de vie ». « Qu’est-ce qui fait que la valeur d’usage du temps libéré du travail est à leurs yeux plus grande que la valeur d’échange du temps de travail rémunéré (c’est-à-dire que l’argent qu’ils pourraient gagner en plus)? » (Gorz, 1997 : 162-163) Poser la question, c’est déjà y répondre.

Par ailleurs, un revenu suffisant garanti pourrait être versé sous forme de monnaies locales, favorisant « le recours aux ressources, aux productions et aux prestations locales. Puisqu’elle n’est échangeable que dans un rayon limité, elle dynamise et développe l’économie locale, accroît le degré d’autosuffisance et le pouvoir que la population peut exercer sur les orientations et les priorités économiques » (Gorz, 1997 : 169). À l’opposé du libre marché de l’économie mondiale néolibérale (sphère marchande) et de l’économie nationale centralisatrice (sphère publique), l’économie sociale et solidaire privilégie la planification démocratique de l’économie; elle permet de faire l’inventaire des besoins sociaux collectifs (eau, énergie, nourriture, transports, vêtements d’usage courant, gestion des déchets, etc.), et de favoriser leur satisfaction efficace par des systèmes autonomes et participatifs, situés à différents endroits de la ville.

Par exemple, la gratuité des transports en commun et de l’accès à Internet (financés par des taxes municipales), des systèmes énergétiques autonomes (éoliennes communautaires), des jardins collectifs et d’autres formes d’agriculture urbaine, des centres de production et de distribution de biens essentiels, sont toutes des manières de favoriser la résilience écologique et communautaire à l’échelle de la ville. De plus, il ne faut pas considérer ces mesures de manière isolée, à l’unique intention des pauvres et des exclus, en préconisant le dogme du « localisme » contre les méfaits du globalisme marchand. L’économie sociale ne se veut pas un pis-aller ou un retour à l’économie villageoise médiévale; il s’agit avant tout d’une économie plurielle qui laisse une place circonscrite au marché et à l’État, afin que ceux-ci n’empiètent pas sur les droits de la sphère autonome. L’écologie politique valorise à la fois les relations de voisinage et l’ouverture sur le monde, en les considérant comme les deux faces d’une même médaille.

Conclusion

C’est tout un rapport au monde qui est transformé lorsque nous sortons du paradigme productiviste et consumériste pour entrer dans le domaine de l’écologie politique et du droit à la ville. Le droit à l’habitat (comme le droit au logement) ne peut être dissocié du droit à l’habiter (Lefebvre, 2009). L’« habiter » est une attitude complexe, un rapport existentiel, social et culturel qui nous lie à notre environnement humain et naturel. Le droit d’habiter fait donc référence à la défense du monde vécu, à la résistance contre domination de la valeur d’échange sur la société. En protégeant notre milieu et sa valeur d’usage, par des espaces d’autonomie et des moments de rencontre, le monde vécu pourra être reconstruit par-delà les lambeaux de la société de consommation.

En changeant la ville, nous fournirons un levier au changement de société et au changement de la manière dont les personnes vivent leur rapport et leur inhérence au monde. La reconstitution d’un monde vécu et vivable suppose des villes polycentriques, intelligibles, où chaque quartier ou voisinage offre une gamme de lieux accessibles à tous, à toute heure, pour les auto-activités, les autoproductions, les auto-apprentissages, les échanges de services et de savoirs (Gorz, 1997 : 163).

Cette reconstruction de la sphère autonome peut-elle se limiter à la sphère locale? A-t-elle besoin d’un État, ne serait-ce que pour financer le revenu suffisant garanti, donner davantage de ressources et compétences aux villes, et limiter l’emprise de l’industrie de la construction et des marchés immobiliers sur la politique municipale? Bien qu’il ne soit pas possible d’approfondir ces questions ici, l’écologie politique de la ville peut être résumée de la manière suivante : une ville juste et écologique requiert d’abord une libération du temps, en implantant une allocation universelle inconditionnelle, que ce soit sous la forme d’un revenu ou d’un accès gratuit aux services publics. Mais le temps libre doit surtout servir à promouvoir des activités autonomes, qui nécessitent l’aménagement d’espaces de création, d’éducation, de réflexion et de participation. Ainsi, la question du temps relève d’abord de la sphère politique (étatique ou municipale), alors que l’appropriation de l’espace renvoie à la sphère autonome et culturelle (société civile).

La transformation des institutions et le changement de mentalités sont bien sûr interconnectés, et c’est pourquoi nous ne pouvons les dissocier dans le développement de nouvelles pratiques sociales. Heureusement, une couche grandissante de la population des pays capitalistes avancés, qualifiée de créatifs culturels (Ray, Anderson, 2000), réinvente déjà le monde à petite échelle dans la sphère autonome, via le partage de connaissances pratiques (do-it-yourself), les logiciels libres, l’éducation alternative, l’écocitoyenneté, etc. (Carlsson, 2008) Il s’agit d’un groupe social émergent, recoupant à certains égards le précariat postindustriel et la jeunesse scolarisée prisonnière du chômage, qui est particulièrement présent dans les nouveaux mouvements sociaux et les plus récentes manifestations contre l’austérité. Néanmoins, ce groupe social hétérogène demeurera marginal et diffus aussi longtemps que ces initiatives ne seront pas traduites politiquement; il lui faudra forger un projet de société capable de former une unité populaire qui pourra réaliser pratiquement ces revendications culturelles sur le terrain institutionnel.

En fait, les mentalités ou, plutôt, les sensibilités changent déjà et avec elles le système des valeurs. Mais ce changement culturel reste pour chacun une affaire personnelle, privée, aussi longtemps qu’il n’est pas traduit par une nouvelle organisation de l’espace social qui en porte la marque et qui lui permet de s’exprimer, de s’objectiver dans de nouveaux modes d’agir et de vivre en société. Il s’agit de changer la ville pour que la « nouvelle subjectivité » cesse d’être un changement qui s’opère seulement « dans ma tête » ou « dans mon coeur » et que le discours social dominant nie et réprime; pour que ce changement puisse prendre corps dans les choses, les pratiques et les discours, développer une dynamique qui le porte au-delà de ses intentions initiales et en fasse un projet commun à tous, leur « volonté générale » (Gorz, 1997 : 164-165).