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L’organisation communautaire est une pratique qui a pour caractéristique fondamentale d’être spatialisée. Elle prend forme dans un lieu (un quartier, une ville, une région) où s’expriment des problèmes particuliers auxquels elle tente de répondre en prenant appui sur les conditions mêmes que cet espace a à offrir. Elle vise de cette façon à transformer ce lieu afin de rendre la vie sociale qui s’y déploie plus conforme à ses idéaux de justice et de démocratie. L’espace est donc à la fois le point d’origine et la finalité de l’organisation communautaire.

La dimension intrinsèquement spatiale de l’organisation communautaire fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière qui s’exprime dans l’essor que connaissent les pratiques locales de développement territorial intégré. Ces pratiques accordent une grande importance au territoire qui est considéré comme le point de ralliement des acteurs d’une même communauté. Ceux-ci trouveraient ainsi dans leur appartenance commune au territoire la possibilité de passer outre leurs divergences d’intérêt pour fonder de nouveaux partenariats susceptibles d’entraîner des initiatives à portée « globale », c’est-à-dire représentatives de la communauté dans son ensemble (Bourque et Mercier, 2012 : 2).

Le texte qui suit portera sur les limites que comporte une telle conception du territoire qui en réduit la compréhension aux seuls rapports qu’entretiennent les différents acteurs qui l’habitent. Il en abordera également les effets restrictifs sur les pratiques d’intervention fondées sur l’objectif de redonner du pouvoir aux communautés. Ce texte ne consiste pas en une présentation de résultats d’enquête, mais plutôt en une réflexion sur la récente évolution de l’organisation communautaire. La réflexion s’appuiera sur la lecture alternative de la spatialité et du territoire proposée par Henri Lefebvre, ainsi que sur l’usage qu’en ont fait certains de ses contemporains, notamment David Harvey et Neil Brenner[1]. Elle présentera le territoire non pas seulement comme une production d’acteurs locaux, mais comme une construction sociale dont l’évolution est indissociable de celle que connaît la société dans son ensemble. Cet exposé mettra plus particulièrement en évidence l’existence d’un lien entre l’expansion du néolibéralisme et la formation des conditions dans lesquelles on envisage désormais les pratiques de développement territorial intégré. Il permettra de souligner les défis que rencontre l’organisation communautaire dans un tel contexte et se conclura par une brève réflexion sur la manière dont celle-ci pourrait y faire face. Avant d’entreprendre cette analyse et pour mieux en situer le cadre, je donnerai quelques précisions sur l’évolution récente de l’organisation communautaire qui a favorisé l’essor du développement territorial intégré.

Les origines et fondements du développement territorial intégré

Le développement territorial intégré est une pratique d’intervention sociale dont l’apparition relativement récente s’inscrit dans le prolongement d’une tradition québécoise d’organisation communautaire poursuivant les visées politiques et démocratiques d’offrir une réponse collective aux problèmes sociaux (inégalités, discrimination, domination, etc.) tout en permettant aux communautés interpelées de se donner une meilleure emprise sur leurs conditions d’existence. Cette pratique se distingue cependant des formes plus anciennes d’organisation communautaire par les stratégies qu’elle privilégie et par la conception du territoire sur laquelle elle s’appuie.

L’émergence du développement territorial intégré est liée à la crise du modèle fordiste-keynésien et à la réponse que l’organisation communautaire a tenté de lui donner en investissant les domaines de l’économie et des services et en délaissant les pratiques conflictuelles qu’elle avait privilégiées au cours des décennies précédentes (Favreau et Larose, 2008; Lamoureux et al, 2008). Ce nouveau champ d’intervention regroupe aujourd’hui un grand nombre d’activités auxquelles on réserve également les appellations de « revitalisation (urbaine) intégrée » ou « approche territoriale intégrée ». Il propose de contrer le déclin économique des communautés en favorisant la création d’initiatives locales issues de la concertation des acteurs qui en représentent les principaux secteurs d’activité (des affaires, culturel, communautaire, institutionnel et politique). On dit de ces pratiques qu’elles sont « intégrées » parce qu’elles s’adressent à la communauté dans sa « globalité » en mettant en relation toutes ses composantes (Bourque et Mercier, 2012 : 2). Le développement territorial intégré se caractérise également, comme son nom l’indique, par l’importance qu’il accorde au territoire. Ce dernier constitue non seulement le cadre de l’intervention – celui qui permet la collaboration entre les acteurs – mais aussi son objet (Bourque et Mercier, 2012 : 1). C’est donc parce qu’elle réunit tous les acteurs formant le territoire qu’une telle démarche de concertation serait en mesure de s’en approprier le développement. Le développement territorial intégré trouve ainsi son fondement dans une compréhension particulière du territoire en tant que coconstruction résultant des échanges entre les groupes d’intérêt qui l’habitent. Cette définition s’inspire plus largement de la sociologie des « transactions sociales », elle-même fortement influencée par la théorie habermassienne de l’agir communicationnel, qui conçoit le monde vécu comme « le produit du jeu interactionniste de la socialité consciente et volontaire des acteurs » (Bourque et Mercier, 2012 : 77).

Bourque et Mercier ont également souligné les limites de cette approche. En raison de son caractère localisé, celle-ci serait parfois confrontée à des enjeux dont l’origine est extérieure aux frontières du territoire et qui ont pour effet d’introduire des asymétries dans les rapports entre les acteurs de la concertation (Bourque et Mercier, 2012 : 78). Cependant, comme je tenterai de le montrer plus loin, certains de ces facteurs ne sont pas que de simples obstacles circonstanciels que rencontrent les pratiques de développement territorial intégré. Il s’agit de contraintes structurelles permanentes avec lesquelles toute action locale doit composer et dont elle ne peut faire l’économie sans se condamner à les subir ou risquer de contribuer à leur reproduction. Cette observation, qu’il faudra préciser, conduit à nuancer l’affirmation selon laquelle le territoire serait principalement formé par les interactions stratégiques et volontaires des acteurs qui l’habitent. En excluant d’emblée toute considération ne relevant pas directement du domaine des transactions sociales locales, les pratiques qui s’en inspirent réduisent alors également la portée politique et démocratique de leurs initiatives. Afin de clarifier cette affirmation et d’en explorer par la suite les manifestations concrètes dans le contexte néolibéral actuel, je ferai d’abord appel à la conception alternative de l’espace et de la territorialité proposée par le sociologue et philosophe Henri Lefebvre.

La production de l’espace. Un processus dialectique

Henri Lefebvre a marqué le champ des études spatiales avec sa thèse de la « production de l’espace », dont il a résumé les principaux fondements dans une déclaration désormais célèbre : « chaque société produit son espace, le sien » (Lefebvre, 1974/2000 : 40)[2]. Cette affirmation, qui peut au premier abord sembler d’une grande évidence, présente l’espace non pas comme une simple force de la nature extérieure à l’humain, mais plutôt comme une construction sociale sur laquelle il est, par conséquent, possible d’exercer une emprise collective. Comme l’activité sociale qui lui donne naissance, cette spatialité est chargée symboliquement et source de conflits entre forces sociales antagoniques (Couvélakis, 1994-1995 : 111). Pour Lefebvre, c’est donc dans des rapports qui se déploient dans et au moyen de l’espace que se forgent les représentations de soi, des autres et du monde en général[3].

La théorie de Lefebvre se distingue d’une compréhension « transactionnelle » du territoire par le fait qu’elle considère l’espace comme une médiation sociale qui participe à la reproduction de la société dans sa totalité. Il est donc important, pour l’analyse qui suit, de s’attarder au sens que l’auteur donne au concept de médiation sociale et à l’association qu’il fait entre société et totalité. Tout d’abord, sa célèbre déclaration suppose qu’en produisant un espace, chaque société ne donne pas naissance à n’importe quelle forme de spatialité. Elle crée, nous dit Lefebvre, « le sien », celui qui lui correspond, qui lui permet d’être ce qu’elle est et de se maintenir dans le temps. En d’autres termes, cet espace n’est pas simplement le reflet passif de la société. Il en est aussi la médiation, c’est-à-dire la condition de réalisation. Cela signifie qu’une fois produite, la spatialité fournit les bases de toute activité à venir. Toute tentative de créer un nouvel espace (plus juste ou plus démocratique, par exemple) se heurte ainsi à une spatialité préexistante qui fixe les conditions dans lesquelles un tel projet peut être accompli. Pour être possible, ce travail ne peut alors faire abstraction, comme le font les interventions fondées sur l’approche des transactions sociales, des modalités de production de l’espace propres à cette société que l’on souhaite transformer et qui constituent le « contenu […] essentiel » de notre action et de notre pensée (Couvélakis, 1994-1995 : 103).

La théorie de Lefebvre se démarque également du paradigme de la transaction sociale par sa conception de ce qui constitue le propre de cette société qui a, pour lui, la capacité de s’imposer à tous et toutes par la médiation de l’espace. Chez Lefebvre, le concept de société permet de saisir le monde social dans sa totalité (et non pas de manière totalitaire), c’est-à-dire au regard de la tendance générale à laquelle semble obéir la reproduction des rapports sociaux à un moment précis de l’histoire. C’est en s’intéressant à cette dynamique d’ensemble que l’on peut, par exemple, distinguer les sociétés féodales des sociétés modernes et de celles que l’on qualifie aujourd’hui de postmodernes. Par contre, si, en tant que produit de la société, la spatialité est porteuse de cette trajectoire historique d’ensemble, le processus qui mène à sa formation n’est pas pour autant homogène. Les forces et les conditions qui entrent dans la production de l’espace ne sont évidemment pas les mêmes partout et ne produisent pas, par conséquent, des résultats identiques. L’espace de la société (comprise comme totalité) n’acquiert donc de réelle signification que par la mise en relation de l’ensemble des lieux (ou des territoires) différenciés qui le constituent (Merrifield, 1993 : 520). En revanche, tout aussi diversifiés qu’ils soient, ces lieux ne voient pas le jour indépendamment les uns des autres. Les liens et similitudes qu’ils entretiennent ne sont pas le fruit du hasard. Ils proviennent de leur inscription dans la dynamique générale qui donne au concept de société son contenu. Ainsi, le particulier ne pourrait exister sans le général et réciproquement. Comme le souligne Merrifield, la production de l’espace est un processus qui, pour Lefebvre, ne peut être saisi qu’en considérant la manière dont l’espace en général et la spatialité spécifique du lieu se fondent l’un dans l’autre pour devenir les deux moments d’un même rapport dialectique (Merrifield, 1993 : 520). Transposée aux pratiques de développement local, une telle conception dialectique du processus de production de l’espace implique que les forces locales en interaction les unes avec les autres ne sont pas les seules créatrices de territorialité. Elles agissent dans un contexte donné qui leur fournit les conditions de leur action (qui en est la médiation). C’est donc aussi à la société dans son ensemble que doivent s’adresser les interventions à portée locale si elles aspirent effectivement à redonner aux communautés une emprise sur leur territoire. Le défi qui se présente à celles-ci est alors celui de se doter de moyens qui leur permettront d’agir sur ce rapport entre espace et lieu, donc de viser le général tout en demeurant ancrées dans le particulier et inversement (Merrifield, 1993 : 527).

Les réponses à donner à ce problème ne sont évidemment pas simples, mais elles nécessitent dans un premier temps que l’on s’interroge sur la nature particulière du rapport entre espace et lieu et sur la forme que prend la médiation spatiale dans le contexte néolibéral actuel. En d’autres termes, il faut se questionner sur l’espace produit par le néolibéralisme et sur les conditions qu’il pose à la pratique de l’organisation communautaire.

Le rapport entre espace et lieu dans le capitalisme contemporain. L’entrepreneuriat local de la globalisation néolibérale

À défaut de pouvoir fournir ici une définition exhaustive du néolibéralisme[4], je me contenterai de mettre en évidence la logique spatiale qui a présidé à l’avènement de cette phase récente de l’évolution du capitalisme. Cette présentation s’inspirera de la distinction que proposent Neil Brenner, Nik Theodore et Jamie Peck entre une conception purement idéologique du néolibéralisme, c’est-à-dire d’un monde livré aux seules forces du marché opérant de la même manière sans égard au lieu où elles se trouvent, et ce qu’ils nomment le « néolibéralisme réellement existant » (Brenner et Theodore, 2002, Theodore, Peck et Brenner, 2013). Ce dernier terme renvoie à une compréhension du néolibéralisme en tant que projet mondial effectivement fondé sur la prédominance du marché, mais dont la mise en oeuvre met en relation différentes échelles spatiales (le global, le national et le local) et divers espaces sociaux constitués de structures institutionnelles, de régimes politiques et par des conflits sociaux hérités du passé (Brenner et Theodore, 2002 : 351). Ces espaces historiques représentent à la fois un obstacle à l’homogénéité territoriale promue par le capital globalisé (aux chapitres réglementaire et culturel notamment) et, contradictoirement, la base à partir de laquelle sont construits les espaces concurrentiels – dans une certaine mesure diversifiés – qui lui sont tout aussi essentiels. En effet, même s’il tend à faire de la planète un espace uniformément favorable à sa libre circulation, le capital est constamment à la recherche de lieux différenciés se démarquant des autres par les conditions d’investissement qu’ils ont à offrir. Les distinctions territoriales historiques ne sont donc pas, de ce point de vue, seulement des limites à la valorisation du capital, mais des occasions à saisir et à remodeler de manière à produire de nouveaux rendements. Ainsi, le phénomène néolibéral ne pourrait se résumer aux seules mesures qui ont permis de libérer les forces du marché à l’échelle internationale (la déréglementation des économies nationales, par exemple) et aux organisations transnationales que sont la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE et les agences de notation d’acquérir un grand pouvoir d’influence sur les politiques nationales et régionales. Le néolibéralisme s’accompagne certes d’une transformation spatiale internationale, mais il se nourrit simultanément de particularités locales produites au sein même de cet espace globalisé.

Comme le souligne David Harvey, pour que le capital continue de s’accroître (ce qui est la condition de toute économie capitaliste), il ne lui suffit pas d’être mobile et de pouvoir circuler librement. Il doit arrêter sa course, ne serait-ce que temporairement, pour se fixer dans une activité particulière (Harvey, 1982 : 2010), qu’il s’agisse de production de jouets en Chine, de culture de maïs au Brésil ou de services professionnels à Montréal. Le capital est donc soumis à une double contrainte de mobilité et de fixité à laquelle il n’échappe jamais, tout aussi globalisé, libéralisé ou immatériel soit-il (Harvey, 1982 : 2010). Dans ce contexte, le propre du néolibéralisme ne serait donc pas d’avoir disposé de l’exigence d’immobilisation, mais d’avoir modifié les lieux où elle est satisfaite. Alors que sous le fordisme, les conditions de fixation du capital étaient, de manière générale, prises en charge nationalement, le local et le régional sont désormais des échelles spatiales qui semblent mieux convenir à l’investissement doté d’une plus grande capacité de mouvement (Harvey, 1989; Brenner, 1997-1998; Brenner et Theodore, 2002; Swyngedouw, 1989, 1997). Considéré sous l’angle de la spatialité, le néolibéralisme se présenterait alors comme un processus produisant un arrimage nouveau entre le local et le global. Pour reprendre l’expression de Swyngedouw (1997), le néolibéralisme ne serait ni international ou singulièrement localisé, il serait « glocal », c’est-à-dire à la fois l’un et l’autre. Cette nouvelle relation spatiale n’évacue pas pour autant le palier national. Bien qu’ils aient renoncé à une part considérable du rôle de coordination économique qu’ils exerçaient jusque-là, les États nationaux n’ont pas cessé d’intervenir. Cependant, comme le souligne Brenner, ils ont désormais les yeux tournés, de manière simultanée, vers le global et le local (Brenner, 1998, 2013).

La thèse de la « glocalisation » suppose également que le local n’a pas uniquement subi les effets délétères du néolibéralisme, mais qu’il soit un facteur essentiel de sa constitution. Si la crise du fordisme et du providentialisme a effectivement entraîné le déclin et la délocalisation de l’activité industrielle autour de laquelle des communautés rurales et des quartiers urbains avaient jusque-là été développés (en Occident du moins), les tentatives de la résoudre par la mise en place d’un régime néolibéral ont par la suite donné lieu à un regain d’intérêt pour le local, particulièrement pour les agglomérations urbaines. Ce retour au local a trouvé l’une de ses principales illustrations dans un changement important dans la manière d’envisager la politique municipale et, plus précisément selon Harvey, dans le passage d’une forme managériale de gouvernement urbain à un mode entrepreneurial de gouvernance des municipalités (Harvey, 1989). Alors que le modèle managérial de développement urbain typique du fordisme se caractérisait par une planification rationnelle, centralisée et axée sur la dispensation de services destinés à soutenir la production industrielle et la reproduction de la demande, le nouvel « entrepreneuriat » municipal privilégie quant à lui un mode plus flexible et compétitif de mise en valeur des espaces urbains. Cette nouvelle façon de gouverner les villes se distingue surtout par le rôle plus actif que les autorités locales jouent dans la promotion de leur territoire en tant que destination internationale de choix pour l’investissement et en tant que lieu effervescent offrant une grande qualité de vie. La fonction de l’élu municipal se confond alors davantage avec celle d’un entrepreneur auquel échoit la responsabilité de « positionner » sa ville et la rendre plus concurrentielle pour la fixation d’un capital de plus en plus mobile[5]. Cette conception entrepreneuriale du développement urbain tend progressivement à isoler le local et à le soustraire de son ancrage régional et national (Harvey, 1989 : 7).

Si le développement local entrepreneurial est une réponse aux transformations résultant de la globalisation néolibérale, l’inverse est aussi vrai. En tentant d’anticiper les tendances internationales en matière d’investissement, il contribue également à les produire. Pendant que le local tente d’orienter sa conduite en fonction de ce qu’il croit être les exigences du global, ce dernier a lui aussi les yeux rivés sur les localités pour établir ses préférences. En l’absence de critères plus précis pour orienter les choix de chacun, le développement de l’un et de l’autre a donc tendance à procéder par mimétisme, c’est-à-dire par imitation de ce qui a été réalisé ailleurs avec succès (Harvey, 1989 : 7). Suivant cette logique autoréférentielle, les pratiques entrepreneuriales de développement urbain se sont graduellement stabilisées autour d’un certain nombre de critères qui, depuis une vingtaine d’années, servent de balises à la compétition entre les villes et territoires. Celles-ci sont, selon Harvey, à peu de choses près les mêmes partout et portent sur les quatre aspects suivants : (1) l’importance des complexes d’innovation et de développement scientifique que l’on retrouve sur un territoire (2) le niveau de revitalisation (de gentrification) de ses anciens secteurs industriels (3) son positionnement en tant que centre de commerce international et (4) son rayonnement en tant que centre culturel de divertissement de masse (Harvey, 1989 : 8-10).

Enfin, la nouveauté de l’entrepreneuriat local repose sur un processus de « désétatisation des régimes politiques » qui prend la forme d’une substitution du gouvernement par la gouvernance (Jessop, 1996 : 36). La gouvernance se distingue du principe moderne du gouvernement par le fait qu’elle ne s’appuie pas sur une conception centralisée et représentative du rôle de l’État. Elle vise plutôt la « délégation vers le bas de capacités légitimes à produire et à négocier des règles » et consiste à « gérer l’agrégation d’intérêts divers » issus de la « mobilisation de communautés d’action locales » (Lallement, 1999 : 42). La force du nouvel entrepreneuriat local réside ainsi dans sa capacité à rassembler, malgré leur diversité, tous les représentants d’une communauté sur la base de leur adhésion commune à ses objectifs de promotion territoriale et à les intégrer à des structures décentralisées de gouvernance au sein desquelles les autorités publiques ne sont qu’un acteur parmi d’autres (Jessop, 1996 : 37). Ces partenariats public-privés chargés du développement local (Harvey, 1989; 2010) peuvent prendre différentes formes. À Montréal par exemple, plusieurs agences partageant cette vision entrepreneuriale et internationalisée du développement territorial travaillent plus ou moins parallèlement à donner corps à ce mode de gouvernance urbaine. Certaines ont un mandat très large, comme la Conférence régionale des élus de Montréal (le développement culturel, social, économique et environnemental), alors que d’autres ont investi des domaines plus spécifiques; c’est le cas de Montréal International (le développement international des affaires), du Centre Financier International de Montréal (le développement d’un pôle d’activités financières) et du Partenariat du Quartier des spectacles (la mise en valeur culturelle)[6].

Cet appel à la mobilisation collective a même été étendu aux associations communautaires et aux franges les plus pauvres de la société que l’on enjoint également, non sans une certaine résistance de leur part, à participer à cet effort d’insertion dans la logique de la concurrence marchande (Gough, 2002). Tel est, dans une certaine mesure, le cas du virage économique partenarial de l’organisation communautaire des années 1980 et de sa préoccupation grandissante pour l’employabilité. De plus, comme le soulignent Favreau et Larose, la plus grande sensibilité du capital aux distinctions territoriales a conduit les entreprises « les plus branchées sur le marché mondial » à s’intéresser de plus près aux questions sociales locales et à ne plus les considérer uniquement comme un coût ou un problème. Les facteurs extra-économiques, la cohésion sociale et les réseaux de proximité au sein d’une communauté sont aussi un « capital » (social et culturel) dont elles peuvent tirer un avantage compétitif (Favreau et Larose, 2008 : 49-50). Les entreprises sont donc plus enclines à créer des partenariats avec les organismes qui travaillent à créer ces conditions, avec la contrepartie pour ceux qui choisissent cette voie que leurs pratiques sont plus soumises que jamais aux exigences d’une économie internationalisée dont les foyers de décisions s’éloignent de leur communauté d’appartenance.

Les observations qui précèdent au sujet de la thèse de la « glocalisation » néolibérale apportent un éclairage supplémentaire sur l’évolution récente des pratiques d’organisation communautaire que l’on ne retrouve pas dans les explications qui mettent l’accent sur les transactions sociales. En effet, il en ressort que le développement territorial intégré, qui est fondé sur le principe de la gouvernance locale partenariale, ne doit pas seulement son émergence à la décision circonstancielle d’acteurs locaux d’unir leur force, mais aussi aux conditions favorables offertes par la reconfiguration du rapport spatial entre le global et le local (entre espace et lieu) dans le cadre de la mise en place du projet néolibéral et par l’adhésion plus large que suscite l’objectif du développement économique dans ce contexte. En ce sens, la « concurrence mondiale » et le « partenariat local » ne s’opposent pas. Ils constituent « les deux faces d’un même phénomène » (Favreau et Larose, 2008 : 50). C’est ainsi, pour reprendre la terminologie d’Henri Lefebvre, que l’espace tel qu’il est produit par la société dans son ensemble se manifeste en tant que médiation sociale, c’est-à-dire en tant que création sociale qui fournit un cadre et une orientation aux actions qui y prennent place.

En insistant sur le caractère médiateur de l’espace dans la théorie de Lefebvre, j’ai surtout voulu montrer que le développement d’un territoire ne se résume pas aux modalités régissant les interactions entre ses divers représentants. Il est aussi influencé par des forces qui entrent dans la reproduction de la société dans son ensemble et qui, comme nous l’avons vu, sont aujourd’hui mises au service de l’expansion du néolibéralisme. La pratique du développement territorial n’est pas impuissante face à celles-ci. Cependant, en adoptant le modèle de la gouvernance locale caractéristique de la « glocalisation » néolibérale, elle limite, selon Harvey, la portée de ses actions à la gestion « équitable » (durable) des conditions d’une croissance économique dont les déterminants lui échappent. Ces initiatives peuvent certes avoir des retombées positives pour une communauté (des emplois ou du logement social, par exemple), mais elles demeurent toujours dépendantes d’une économie sur laquelle elles ont bien peu d’emprise. C’est alors les visées politiques et démocratiques de l’organisation communautaire, c’est-à-dire son objectif de contribuer à la définition d’un projet collectif élaboré « par et pour » les communautés, qui s’en trouvent affectées.

Propositions pour un renouvellement des pratiques de développement territorial

Le défi auquel est confrontée l’organisation communautaire est donc celui d’imaginer des moyens qui lui permettraient d’agir localement sur une dynamique qui lui est de plus en plus éloignée, et plus particulièrement, de créer des espaces où il serait possible de penser la société en dehors des strictes exigences de l’économie globalisée. Il s’agit d’un projet ambitieux à la réalisation duquel il n’existe pas de modèle universel et auquel il appartient, en tout premier lieu, aux communautés elles-mêmes de donner un contenu. En guise de complément à l’analyse qui précède, j’aimerais contribuer à la réflexion sur ce thème en exposant brièvement, à l’aide d’exemples récents, deux principes dont pourrait s’inspirer un tel renouvellement des pratiques d’organisation communautaire. Ces principes ont pour objectifs la diminution du poids de l’économie sur la vie et la revalorisation du conflit dans le champ du développement local. Ils impliquent ainsi de repenser la centralité que l’on accorde à l’économie et au partenariat dans les pratiques de développement territorial intégré.

La réduction de l’importance de la sphère économique est un thème cher aux théories de la décroissance (Latouche, 2010). Il a aussi été récemment traduit en propositions concrètes par le groupe britannique New Economics Foundation (NEF) dans son manifeste The Great Transition, publié dans la foulée de la crise économique mondiale des dernières années. La NEF est une organisation qui allie la production de recherches à la mise en oeuvre de projets concrets locaux qui sont pour la plupart élaborés en collaboration avec des membres de la communauté visée (NEF, en ligne). Elle est en ce sens engagée dans un travail de terrain qui affiche une certaine ressemblance avec la pratique québécoise de l’organisation communautaire axée sur le développement local.

La proposition centrale du projet de « grande transition » porté par l’organisation repose sur l’idée de convoquer les communautés locales à un exercice collectif de revalorisation (great revaluing). Celui-ci aurait pour objectif d’amorcer une réflexion sur ce que nous estimons important en tant que société et qui pourrait être exprimé autrement que de manière très restrictive par la mesure phare du bien-être contemporain de la croissance économique. Le manifeste en appelle ainsi à l’élaboration d’une définition beaucoup plus riche de ce que pourrait constituer la valeur (NEF : 36) et qui ne se résumerait pas au seul accroissement du produit intérieur brut (PIB), l’indicateur par excellence du développement économique. Cet indicateur ne mesure que les produits du travail rémunéré et exclut d’emblée de son portrait du progrès de la société toutes les relations et pratiques qui ne relèvent pas directement du rapport salarial. De plus, il n’offre qu’une appréciation quantitative des résultats de l’activité productive. Il ne dit rien sur leur utilité ou leurs usages, ni sur leurs conséquences sociales ou environnementales. Bien plus qu’un instrument de description de la réalité, le PIB a été érigé en finalité que toute société devrait poursuivre et jouit aujourd’hui d’un pouvoir prescriptif (NEF : 36). L’exercice politique de revalorisation auquel nous convie le manifesteThe Great Transition propose donc de soustraire la vie de l’emprise de la croissance économique en remettant l’usage, le nécessaire et le suffisant (Fischbach, 2009) à l’avant-plan de nos pratiques.

Bien que nombreux soient ceux qui s’accordent sur la nécessité de réduire le poids que l’économie fait peser sur la vie, tous (ou presque) sont en même temps contraints de s’y soumettre en s’engageant sur le marché du travail. Pour répondre à ce problème, la NEF propose la mise sur pied de chantiers locaux de requalification et de réapprentissage (the great re-skilling) des savoirs traditionnels perdus aux mains du capitalisme. Les programmes de requalification envisagés ici ne visent pas à soutenir l’insertion des individus sur le marché de l’emploi, donc dans l’économie, mais plutôt à les en libérer progressivement ou, du moins, partiellement. Ces mesures ont pour objectif d’offrir la possibilité à des communautés de renouer avec un savoir artisanal disparu avec l’avènement de la production et de la consommation de masse. Elles pourraient par exemple favoriser le développement de compétences dans les domaines de la production alimentaire et des biens domestiques qui donneraient ensuite à ces communautés les moyens de satisfaire certains besoins autrement que par la médiation du marché. Ces pratiques d’autosubsistance contribueraient à alléger l’obligation de travailler en réduisant l’exigence de la consommation sur le marché et donc à briser le lien de dépendance à l’égard de l’économie. Enfin, se libérer du travail permettrait également de dégager du temps à consacrer à d’autres activités (communautaires et culturelles, notamment) et de se doter d’un espace plus favorable à la revalorisation de l’existence humaine. Un tel chantier me semble tout à fait à la portée d’une pratique d’organisation communautaire. Il nécessiterait cependant de mettre de côté l’objectif de former des partenariats multisectoriels fondés sur l’adhésion implicite de leurs membres à l’objectif de la croissance économique.

La mise en oeuvre des propositions de la NEF rencontre une autre difficulté à laquelle son manifeste ne répond pas de manière explicite. Celle-ci renvoie directement à la problématique lefebvrienne de l’espace, exposée dans la première partie de ce texte et qui a permis de poser la spatialité comme la condition de toute pratique ou de tout rapport social. Le problème qui se présente est alors le suivant : si l’espace est effectivement une médiation sociale, comment ce débat auquel nous invite la NEF sur la place de l’économie et du travail dans la vie peut-il être engagé tandis que, comme nous venons de le voir, les principaux espaces de discussion collective qui le permettraient sont menacés de disparition par la diffusion des principes de la gouvernance entrepreneuriale? L’une des solutions à ce problème, qui de surcroît interpellerait particulièrement l’organisation communautaire, consisterait à recréer les lieux propices à une telle réflexion. Dans l’esprit de Lefebvre, la production d’un espace nouveau ne pouvait être envisagée de manière désincarnée, mais bien dans un contexte spécifique et dans des conditions spatiales déjà données, les mêmes qui, contradictoirement, tendent à priver l’activité humaine de cette possibilité de changement. Aujourd’hui, ce travail visant à se doter collectivement des conditions pour dire et faire les choses autrement implique inévitablement la rencontre avec la spatialité dominante qui donne au projet néolibéral sa consistance. Il nécessite d’entrer en opposition avec celle-ci et de considérer les rapports conflictuels qui en résultent comme la condition de possibilité de la transformation de la vie. Pour l’organisation communautaire engagée dans le développement des localités, un tel projet suppose de renouer avec une certaine tradition d’action politique et de résistance qui, avec le temps, est devenue le domaine d’activité distinct des groupes de défense de droits et des mouvements sociaux extérieurs au secteur communautaire.

À cet égard, le mouvement Occupy qui a essaimé dans plusieurs villes du monde au cours de l’année 2011 apparaît comme une expérience inspirante. Tout comme le manifeste de la NEF, ce mouvement est né en réaction à la récente crise mondiale et d’une dénonciation de la « dictature de la finance et de la loi du profit » (Contretemps, 2012 : 26). Il a pris la forme de campements érigés dans des lieux centraux de la reproduction du capitalisme globalisé et qui sont de puissants symboles de son pouvoir (Sassen, 1996). L’occupation des centres urbains apparaissait comme une stratégie de résistance cherchant à rompre avec les pratiques et représentations habituellement sécrétées par ces espaces. En interrompant le cours normal des choses, ces campements avaient donc pour objectif de provoquer des « déchirures grandissantes dans le tissu spatial capitaliste » (Contretemps : 42). D’espace de révolte et de refus, on souhaitait en même temps que les campements soient des lieux de délibération et d’élaboration d’un projet de société alternatif. L’occupation, en tant que pratique localisée de résistance, était alors conçue comme le véhicule d’une conflictualité nécessaire à la création d’espaces de réflexion sur la possibilité de reconstruire la vie sur de nouvelles assises, plus démocratiques notamment.

Il serait évidemment difficile de considérer ce mouvement comme un exemple de développement local ou d’intervention territoriale – du moins tel que ces modèles de pratique sont habituellement conçus – dans la mesure où il n’avait pas pour objectif premier de réunir une communauté afin de créer des ressources ou services répondant plus adéquatement à ses besoins. L’intérêt de cette mobilisation réside cependant dans la stratégie spatiale qu’elle a privilégiée (l’occupation) et surtout dans sa manière de poser la conflictualité et l’acte de résistance comme des moments préalables à la construction de solutions de rechange au capitalisme mondialisé. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une expérience dont les pratiques d’organisation communautaire pourraient tirer certains enseignements.

Conclusion

Bien qu’il ne s’agisse pas de solutions universelles et qu’il aurait sans doute été nécessaire de s’y attarder plus longuement, les exemples du manifeste The Great Transition et du mouvement Occupy proposent deux façons complémentaires de penser le rapport au territoire autrement que sous le seul angle des interactions sociales locales et qui tiennent compte de l’arrimage nouveau opéré par le néolibéralisme entre le local et le global. Chacune à leur manière, ces deux propositions visent à soustraire le développement des communautés de la domination de l’économie (du capitalisme) globalisée en agissant sur les deux échelles de spatialité à la fois. C’est à ce titre qu’elles présentent un potentiel de dépassement des limites démocratiques et politiques du développement territorial intégré. La première proposition tend vers une transformation progressive de la vie quotidienne au cours de laquelle cette dernière s’affranchirait graduellement de sa dépendance envers l’économie. En suggérant des mesures de réduction de l’obligation au travail salarié, des groupes comme la NEF s’attaquent directement au principal moteur l’économie capitaliste et privent ainsi le capital de l’assise locale de son pouvoir global. La seconde proposition, incarnée par le mouvement Occupy, envisage l’action locale de manière plus conflictuelle. Elle est fondée sur le constat que l’ordre global n’a aucune raison de changer par lui-même et qu’il faut par conséquent le confronter sur son propre terrain en assignant de nouveaux usages aux espaces de sa reproduction. Même s’il ne s’agit pas comme tel d’une expérience de développement territorial, ce mouvement a pris appui sur des principes spatiaux qui interpellent l’organisation communautaire dans ses aspirations démocratiques au changement social et qui, pour cette raison, méritent son attention.