Corps de l’article

Introduction

Cet article porte sur l’intervention socio territoriale intégrée comme stratégie d’intervention en matière de lutte contre la pauvreté. Il met en lumière certaines perspectives d’action, inscrites au coeur de ce paradigme d’intervention, et pose un regard sur des enjeux transversaux aux pratiques explorées.

Trois sources empiriques ont alimenté cette réflexion dans le cadre de recherches menées entre 2007 et 2013, portant sur l’analyse de diverses pratiques en développement social et revitalisation intégrée[1]. Les méthodologies de ces études se fondent sur l’analyse de pratiques par des études de cas et d’entrevues auprès d’actrices et acteurs clés. Les pratiques issues de ces trois sources empiriques ont toutes en commun de s’inscrire dans le développement de stratégie d’intervention socio territoriale de type intégré en matière de pauvreté. Ces recherches nous ont permis d’analyser l’intervention socio territoriale intégrée depuis différentes perspectives d’action selon qu’elles émanent d’une démarche issue de la communauté ou encore d’un processus découlant de stratégies d’action institutionnelle et publique. Il ne s’agit pas ici de présenter les résultats de ces études, mais de proposer une réflexion sur cette stratégie d’intervention à partir des enseignements et observations des pratiques étudiées.

La première partie du texte situe l’émergence du paradigme de l’intervention socio territoriale en lien avec la problématisation de la question sociale de la pauvreté. La seconde partie expose les perspectives d’action qui se déploient au sein des différentes initiatives illustrées. Nous examinons pour chacune de ses initiatives la manière dont elles se déploient. La troisième partie du propos ouvre des enjeux transversaux aux stratégies d’intervention socio territoriale intégrée soit les rapports sociaux territoriaux entre les acteurs, les enjeux démocratiques autour de la notion de participation et d’empowerment, puis finalement, l’intersectorialité comme stratégie d’innovation.

L’intervention socio territoriale intégrée : l’émergence du paradigme d’action au coeur de la problématisation de la question sociale de la pauvreté

Vers la fin de la décennie 1990, face à la croissance des inégalités sociales et à l’insuffisance des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, la problématisation de la question sociale a pris un tournant dans sa manière d’aborder la recherche de solutions. Sont apparues de nouvelles approches d’intervention qui placent les communautés locales au centre des processus de résolution des problèmes sociaux. Il s’agit de stratégies qui mobilisent l’ensemble des actrices et acteurs concernés (institutions, élus, citoyens, organismes communautaires, entreprises, fondations) dans la recherche de solutions à l’échelle de différents territoires (région, municipalité, ville, quartier), ouvrant la voie vers une action plus territorialisée et concertée, se voulant plus intégrée en matière de lutte contre la pauvreté; c’est-à-dire à une prise en compte du caractère multidimensionnel de la pauvreté et une volonté d’articulation de l’action entre les acteurs, les secteurs et les niveaux d’intervention.

Ces approches mettent en relation plusieurs catégories d’actrices et acteurs issus de divers domaines, disciplines et secteurs d’activités (action communautaire autonome, secteurs institutionnels en santé et services sociaux en éducation et en emploi, des agents de développement local et rural) qui sont appelés à agir conjointement et de manière simultanée sur des enjeux communs afin de trouver des réponses plus globales et structurantes aux problèmes vécus par les divers groupes sociaux que compose une communauté territoriale. Ces réponses sont articulées par la mise en place d’interventions collectives multiples sous diverses appellations selon les réseaux qui en font la promotion, que l’on parle du développement social intégré (DSI), du développement des communautés (DC), du développement économique communautaire (DEC), de la revitalisation intégrée (RI), ou des approches territoriales intégrées (ATI).

En dépit des spécificités et éléments de définitions propres à chacune des approches que nous n’exposons pas dans cet article, nous pouvons regrouper ce paradigme d’intervention sous le vocable de l’intervention socio territoriale intégrée; c’est-à-dire, une intervention concentrée sur un ensemble de problématiques et enjeux communs et partagés, ancrés dans un territoire donné, engageant dans l’action concertée un ensemble de secteurs, d’acteurs, des réseaux agissant à divers niveaux de décision et paliers d’intervention (Cissé et Divay, 2012).

Au Québec, plusieurs réseaux font la promotion de ces approches, que ce soit le Réseau québécois en développement social (RQDS), le Regroupement des Corporations de développement économique communautaire du Québec (RQCDEC), le Réseau québécois des intervenants et intervenantes en action communautaire (RQIIAC), le Réseau québécois en revitalisation intégrée (RQRI), ou la Coalition montréalaise des tables de quartiers (CMTQ).

D’abord initiées puis revendiquées dans les décennies précédentes par les acteurs sociocommunautaires, surtout ceux oeuvrant en développement économique communautaire et en développement local (Bourque et al, 2007, Doucet et Favreau, 2006), ces approches territoriales, globales et intersectorielles sont devenues, vers la fin de la décennie 90, au coeur des stratégies gouvernementales et intégrées à certaines politiques et stratégies publiques en emploi et solidarité sociale ainsi qu’en développement local.

Ce paradigme s’inscrit dans une nouvelle configuration des rapports entre les acteurs. Certains auteurs (Ulysse, Lesemann, 2007; Vaillancourt et Leclerc, 2008) parlent de coconstruction comme modèle en émergence. Lévesque (2007) y fait la lecture d’une nouvelle forme de gouvernance partagée et de partenariat institutionnalisé comme changement de paradigme. Mendell (2006 : 69), pour sa part, parle de gouvernance participative et voit dans ce nouveau rapport entre l’état et la société civile, une forme de collaboration conflictuelle nécessaire qui se présente comme stratégie de sortie de crise. Alors que certains relèvent les paradoxes de ce modèle de coopération conflictuelle (Lamoureux, 1994, Ulysse, 2007, Bourque et al., 2007), d’autres courants proposent une vision plus critique du modèle, dénonçant une forme de récupération politique, d’institutionnalisation et de partenariat forcé qui relèverait d’une nouvelle forme de contrôle social des acteurs de la société civile (Parazelli et al., 2003, Jetté et Goyette, 2010).

Intervention socio territoriale intégrée : des approches en tension

Qu’elles soient issues des communautés locales ou qu’elles émanent de l’action gouvernementale ou privée (fondations), ces stratégies d’intervention socio territoriale intégrée coexistent et co-agissent en même temps, parfois de manière autonome, souvent en complémentarité ou encore dans le cadre de partenariat. Qu’elles soient inscrites dans l’une ou l’autre mouvance, les stratégies d’intervention socio territoriale intégrée mobilisent des concepts transversaux, que l’on parle des notions de pauvreté, de territoire, de développement, de communauté ou de participation afin d’agir sur les problématiques sociales rencontrées. Toutefois, la multiplicité des acteurs, secteurs d’activités et réseaux engagés dans l’action convoque des visions différentes de ces notions selon les logiques d’action qui les animent et portent en elles des perspectives et des fondements théoriques qui orientent le sens et les finalités de l’action.

La perspective communautaire

L’intervention socio territoriale intégrée de type communautaire émane des communautés locales souvent sous le leadership communautaire, dans la mise en oeuvre de stratégies qui regroupent diverses organisations issues du milieu communautaire (organismes communautaires, tables de quartier, démarches de revitalisation), institutionnel (santé et services sociaux, éducation,) et parapublic (municipalités, office municipal d’habitation, centre local de développement, etc.), lesquelles sont regroupées autour d’enjeux partagés et d’une identité construite à partir d’une référence territoriale. La notion de territoire réfère ici au territoire d’appartenance davantage qu’au territoire administratif qui définit les frontières des acteurs et de leurs interventions. C’est souvent au nom de cette forte appartenance territoriale que se mobilise l’engagement durable des acteurs tel qu’en témoignent plusieurs initiatives que nous avons étudiées.

Cette perspective repose sur une vision endogène[2] du développement par laquelle les collectivités participent au développement de leur communauté à partir d’une lecture collective de leurs problèmes, des aspirations, besoins et potentialités de leur communauté. L’approche du développement se veut holistique et durable et la recherche de solutions en matière de pauvreté se veut multidimensionnelle (économique, sociale, culturelle, environnementale, territoriale et symbolique) plutôt que sectorielle, visant l’articulation et l’intégration de plusieurs dimensions de la pauvreté dans une même stratégie d’intervention, un même projet, une même action. Les actions portent tant sur le cadre de vie, la qualité de vie que les conditions de vie tout en conjuguant les modes d’intervention orientés vers les cheminements des individus (insertion sociale et socioprofessionnelle, développement personnel, participation citoyenne, etc.) et ceux privilégiant les stratégies orientées vers la communauté, tels la mise en place de services de proximité, des réseaux d’entraide, la vitalité de la vie de quartier, le renforcement des infrastructures locales et communautaires, l’accès aux ressources et équipements collectifs, etc. La vision de la pauvreté dépasse ainsi son seul aspect économique pour couvrir l’étendue des dimensions qu’elle couvre (citoyenneté, lien social, conditions de vie, participation).

Cette vision endogène de l’action valorise les connaissances, les compétences et les savoirs ancrés dans l’expérience collective de la communauté, lesquels sont mobilisés et réinvestis dans les processus et stratégies d’action (enquête de quartier, forum citoyen, café urbain, opération populaire d’aménagement du territoire, etc.). Cette vision implique un travail important dans la mise en place des conditions de participation ciblant aussi les transformations institutionnelles (politiques publiques et organisation des services) et non seulement les adaptations individuelles. Ces conditions de participation concernent : le développement, la consolidation et l’accessibilité de services et ressources, la structuration de réseaux d’entraide et d’espaces multiples et ouverts de participation (reconnaissance de la diversité et des différences), la mise en place de stratégies d’accompagnement et mécanismes de facilitation de la participation des personnes, l’adaptation et l’organisation des services favorisant l’accueil, la participation et l’insertion des personnes et groupes au sein de la communauté, au sein des initiatives et des organisations. En ce sens, tant l’individu que les ressources, organisations et institutions de la communauté sont ici sollicités dans leurs efforts de prise en charge et de lutte contre la pauvreté. Par ailleurs, ces conditions se développent au croisement de revendications visant l’avancement des politiques publiques (logement, emploi et solidarité sociale, transport, aménagement du territoire, développement social, etc.) aux échelles locales, régionales et nationales, lesquelles agissent à la fois sur les conditions de vie des membres de la communauté et sur les conditions structurelles de mise en oeuvre des stratégies d’action. Cette perspective est promue au sein de plusieurs réseaux regroupant des centaines d’initiatives partout au Québec.

La perspective institutionnelle

L’intervention socio territoriale intégrée est aussi promue au sein de l’action publique. La perspective institutionnelle répond à des objectifs institutionnels dans le cadre de la mise oeuvre de stratégies d’action publique ou publique/privée et deux approches s’y déploient : une première technocratique, une seconde participative.

Une première approche de type technocratique recourt aux experts pour définir, concevoir et évaluer des programmes (santé publique et services sociaux, emploi) sous le leadership public et institutionnel ou en partenariat public/privé alors que le secteur associatif est mis en collaboration à l’étape de la mise en oeuvre (Bourque et al, 2007). Cet article n’insistera pas sur cette approche.

Une seconde approche, participative celle-là, et inspirée de la perspective communautaire, convoque pour sa part la mobilisation des communautés dans le processus d’élaboration et de mise en oeuvre d’une stratégie d’action publique ou publique/privée. Plusieurs exemples de ce modèle sont connus tels le programme de revitalisation urbaine intégrée à Montréal (RUI), l’approche territoriale intégrée (ATI) dans le cadre de la stratégie québécoise de lutte contre la pauvreté, et plus récemment, le Plan gouvernemental en matière d’inclusion et solidarité sociale (PAGSIS, 2012-2015), déployé dans toutes les régions du Québec sous la responsabilité des conférences régionales des élus (CRE).

Depuis cette perspective, la notion de territoire est d’abord mobilisée dans sa dimension administrative (région, municipalité régionale de comté (MRC), zones dévitalisées) et les approches statistiques (indices de défavorisation) et sectorielles dominent la manière d’entrer sur les questions de pauvreté bien que l’ensemble des acteurs concernés soit convoqué au sein d’une action ou d’une stratégie qui pose des enjeux communs. La participation des acteurs est mobilisée aux fins du développement de la gouvernance territoriale dans la prise en charge des problèmes de pauvreté sur un territoire donné, d’une meilleure efficacité de l’action et une responsabilisation soutenue des collectivités dans la prise en charge de la pauvreté et autres problématiques d’une communauté. La participation des communautés demeure le plus souvent sur le plan de la mise en oeuvre et de l’opérationnalisation d’orientations et d’objectifs institutionnels déjà définis, bien que très souvent les communautés sont invitées à participer à des processus de consultation qui contribuent à l’élaboration d’une stratégie, d’un programme ou d’une politique publique. Par ailleurs, même si la participation citoyenne est évoquée comme principe guide, la notion est la plupart du temps réduite à sa plus simple expression de consultation et n’implique pas nécessairement une participation décisionnelle.

L’exemple PAGSIS (2012-2015)

Pour ce second plan d’action en matière de pauvreté, le gouvernement du Québec a opté pour une stratégie régionalisée du plan d’action. L’élaboration du plan d’action et de ses orientations a été précédée d’une consultation auprès de l’ensemble des acteurs concernés aux échelles nationale et régionale (les Rendez-vous de la solidarité) puis d’une consultation citoyenne en ligne. De cette consultation, quatre orientations dessinent le plan d’action gouvernemental : 1) revoir nos façons de faire et rapprocher les décisions des milieux locaux et régionaux, 2) valoriser le travail et favoriser l’autonomie des personnes, 3) soutenir le revenu des personnes défavorisées, 4) améliorer les conditions de vie des personnes et familles à faible revenu (PAGSIS 2010-2015 : 3). Par ailleurs le gouvernement du Québec a opté, dans le cadre du second plan d’action, pour une régionalisation d’une partie du Fonds québécois de soutien aux initiatives sociales (FQIS) lequel soutient la première des quatre orientations du plan d’action gouvernemental « revoir nos façons de faire et rapprocher les décisions des milieux locaux et régionaux » (PAGSIS 2010-2015 : 18). C’est dans le cadre de cette orientation que s’ancre l’intervention socio territoriale.

Pour mettre en oeuvre cette orientation, le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale a confié aux conférences régionales des élus la responsabilité de réunir les partenaires de leur région afin d’établir un mécanisme de concertation à large spectre pouvant réunir des organismes communautaires, des entreprises, des syndicats, des organisations philanthropiques, des personnes en situation de pauvreté et autres acteurs (PAGSIS 2010-2015 : 18). Ce regroupement prend forme autour d’une Alliance pour la solidarité laquelle doit mettre en oeuvre, aux couleurs de son territoire, des plans d’action régionaux pour la solidarité et l’inclusion (PARSIS). La mobilisation intersectorielle et la concertation dans l’élaboration des priorités régionales et locales ainsi que le financement des projets sont un critère de financement des projets régionaux et locaux. Ce processus comporte plusieurs étapes : constitution de l’Alliance pour la solidarité (laquelle prend diverses formes et appellations selon les régions), comité de mise en oeuvre, répartition de l’enveloppe régionale, diagnostic de territoire, exercice de priorisation et élaboration des plans d’action régionaux et locaux, dépôt et analyse de projets, évaluation des retombées.

En ce qui a trait à la manière d’aborder la question de la pauvreté, la répartition de l’enveloppe budgétaire du PAGSIS entre les régions et les territoires de MRC a reposé sur des indicateurs et des indices territoriaux de défavorisation sociale et matérielle (Pampallon), chaque territoire ayant le devoir de réaliser des portraits-diagnostic de territoire, lesquels ont reposé à la fois sur une approche statistique et une lecture sectorielle des problématiques à mettre en priorité. Ensuite, selon les dynamiques territoriales, les approches se déclinent en de multiples stratégies qui permettent d’agir sur diverses dimensions de la pauvreté, tant au plan individuel que collectif. L’approche sectorielle (itinérance, sécurité alimentaire, etc.) demeure toutefois dominante dans plusieurs plans d’action régionaux et locaux alors que certains milieux ont plutôt envisagé les orientations de manière transversale, dans une perspective multidimensionnelle de la pauvreté et une approche territoriale de déploiement des actions (consolidation d’une démarche de revitalisation de quartier, projet collectif de mobilisation locale en matière de pauvreté, etc.). Les plans d’action régionaux et locaux témoignent de la diversité des dynamiques locales et des manières d’envisager les solutions.

Au plan de la mobilisation et de la participation des communautés, il s’agit d’un exercice d’appropriation de la mise en oeuvre du PAGSIS à partir des dynamiques locales, chaque municipalité régionale de comté (MRC) devant se doter ou reconnaître une instance de concertation locale et de coordination de la mise en oeuvre. La marge de manoeuvre de communautés (régions et MRC) se situe dans la manière dont celles-ci procéderont au déploiement du PARSIS aux différentes étapes du processus selon le cadre normatif qui régit les ententes régionales.

Le degré d’appropriation par les communautés varie selon les territoires en fonction des atouts qui précèdent le déploiement du PARSIS : la présence d’un leadership communautaire fort, d’une culture de concertation et de coordination de la concertation, les alliances déjà existantes entre diverses catégories d’acteurs (politique, institutionnelle, communautaire), la présence de ressources de soutien à l’organisation communautaire permettant d’accompagner les communautés dans le processus, la présence d’une culture de participation et mobilisation citoyenne, etc. Selon ses atouts, la capacité de négocier dans le rapport de coopération conflictuelle entre les acteurs est alors plus grande et rend possible une appropriation plus certaine par le milieu de la mise en oeuvre. En effet nous observons, selon l’historicité des communautés et acteurs engagés dans le déploiement des stratégies publiques d’intervention socio territoriale intégrée, des efforts et une volonté à divers degrés que la logique institutionnelle soit détournée aux fins d’une logique plus ancrée (endogène). Les modèles de mise en oeuvre au sein des différentes régions et territoires de MRC sont diversifiés et témoignent de cette dynamique.

Nous retrouvons cette même dynamique dans le cadre des programmes ATI (approche territoriale intégrée) et des RUI (revitalisation urbaine intégrée), aussi inscrits dans la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Alors que certaines initiatives et démarches locales sont plus institutionnalisées, d’autres s’inscrivent davantage dans une perspective communautaire et d’autonomie. C’est le cas de certaines tables de quartier montréalaises et plus précisément de certaines initiatives, dont celle du Comité de revitalisation intégrée St-Pierre (CRUISP), née sous l’impulsion du programme de revitalisation urbaine intégrée (RUI) de Montréal. Lors de sa création en 2004, le CRUISP a opté pour l’implantation d’une structure locale autonome ancrée dans le quartier; cet ancrage visant à renforcer le sentiment d’appartenance déjà présent des Saint-Pierrois. C’est au nom de cette appartenance territoriale que le CRUISP est devenu une des rares initiatives autonomes dans le programme montréalais des RUI. Nous retrouvons cette même volonté dans certaines pratiques d’ATI, comme l’ATI Limoilou dans la capitale nationale, où la tradition d’action communautaire précédait l’arrivée de l’ATI. À cet effet, même si une forte présence institutionnelle régit la gouvernance de l’ATI, la perspective citoyenne conduit la stratégie d’action locale et les efforts des intervenants dans un processus de mobilisation de la communauté (St-Louis, St-Germain, 2013).

Nous avons illustré par des exemples de pratiques deux perspectives de l’intervention socio territoriale intégrée. Toutefois, ces deux approches ne sont pas totalement indépendantes l’une de l’autre, elles sont plutôt en interdépendance. La perspective communautaire (logique ascendante) s’inscrit aussi en complémentarité de la demande institutionnelle (Proulx, 1997 dans Bourque, 2009) et les logiques de financement influencent une part de l’orientation de l’action. Par exemple, la plupart des initiatives d’intervention socio territoriale intégrée de type communautaire ont répondu à l’appel du PAGSIS, utilisé divers programmes gouvernementaux, et répondu aussi à des appels de projets institutionnels et publics. Les stratégies d’intervention publique ou publique/privée, inscrites dans la perspective institutionnelle (logique descendante) pour leur part, intègrent le modèle participatif dans le déploiement de leur action, mais cette même participation peut s’avérer un levier dans la mise en place d’initiatives fortement inscrite dans une perspective d’autodéveloppement et de citoyenneté (exemple du CRUISP) davantage qu’aux fins d’une meilleure efficacité de l’action.

D’une perspective à l’autre, et au croisement des deux perspectives, des enjeux transversaux se présentent dans le déploiement des pratiques. Dans la prochaine partie de ce texte, nous aborderons de manière plus explicite ces enjeux.

Quelques enjeux au coeur des stratégies d’interventions socioterritoriales integrées

Rapports sociaux et territorialisation de l’action

Nous avons précisé dans la problématisation que la territorialisation de l’intervention marque un nouveau paradigme d’action qui émane d’une logique communautaire ou institutionnelle. Cette territorialisation trace un rapport au territoire différent selon les logiques d’action. Caillouette et al. (2007) définissent la territorialisation de l’action comme étant le processus de construction de cette territorialité. Ce processus se construit par la mise en liens des acteurs qui se sentent appartenir à cette communauté, à ce territoire. Le territoire est par conséquent défini par l’interaction entre les acteurs qui le composent (les citoyennes et citoyens, les organisations, les institutions). Il est par la même occasion un espace qui reflète les rapports sociaux inégaux entre les acteurs. En effet, tous n’ont pas le même statut, la même reconnaissance, les mêmes moyens et conditions de participation, le même rapport de force pour faire valoir leurs besoins, leurs intérêts et leurs idées. Se forgent ainsi les jeux d’alliance, d’opposition et les solidarités des uns par rapport aux autres. La reproduction des inégalités est par conséquent un enjeu important dans ce processus de construction de la territorialité, au niveau de la manière dont les acteurs s’organisent ensemble pour que le territoire devienne un espace de codéveloppement dans lequel tous et toutes se sentiront partie prenante de ce développement et ce, dans une perspective de redistribution des ressources entre les différents espaces territoriaux au sein d’une région, d’une MRC et ses municipalités, d’une ville et ses quartiers), mais aussi entre les organisations et groupes d’acteurs qui composent une communauté. Le défi de cette construction de la territorialisation de l’action est l’équité dans la répartition des ressources et l’égalité dans les rapports entre les acteurs.

Participation émancipatrice ou instrumentalisée?

La notion de participation est au coeur des dynamiques d’intervention socio territoriale intégrée, elle se présente comme un paradigme. L’idéologie de la participation engage dans sa mise en oeuvre une autre notion, celle de l’empowerment. Ces notions d’empowerment et de participation sont mobilisées par diverses conceptions selon qui en fait la promotion. Pour Bacqué et Biewener (2013), l’intégration de ces notions dans les politiques publiques a contribué à leur déplacement, diminuant grandement leur portée émancipatrice dans la mise en place des stratégies d’intervention sociale. À cet effet, on pourrait parler du risque d’instrumentalisation de la notion de participation aux fins de l’action publique. En effet, les communautés ont rarement une emprise sur les cadres normatifs qui guident les fondements des programmes, ou sur les modes de gestion et de reddition de compte.

Cette hypothèse est aussi corroborée par d’autres auteurs (Vallérie, Jouffray et Portal 2012), qui affirment que la notion d’empowerment ne garantit pas nécessairement un gain de pouvoir et de participation aux individus et communautés, une réelle transformation des rapports sociaux et une redistribution des ressources d’une manière équitable. Le concept d’ empowerment est par conséquent une notion fortement instrumentalisée inscrite dans une logique économique intégrant l’enjeu de la participation plutôt que dans une perspective émancipatrice inscrite dans un rapport de contre-pouvoir (Bacqué et Biewener, 2013). Les auteurs s’accordent aussi pour dire que le concept mobilise davantage la dimension individuelle que collective et structurelle qui devrait être en constante articulation dans les processus conduisant au développement du pouvoir d’agir. Ninacs (2008) insiste sur l’importance d’articuler des dimensions individuelle, organisationnelle et communautaire dans les processus de développement des communautés. À cet effet, les initiatives de type communautaire sont plus porteuses d’une idéologie émancipatrice de la participation même si elles ne sont pas à l’abri des enjeux d’instrumentalisation de la notion de participation.

Nous observons dans les pratiques actuelles, qu’elles soient de type communautaire ou institutionnel, que la participation des acteurs est inégalement répartie dans les processus et met en jeu la place réelle qu’occupent les personnes en situation de pauvreté dans les espaces de participation. Parfois, au nom de la mixité sociale, certains groupes fragilisés n’arrivent pas à participer pleinement, alors qu’une stratégie qui ne vise que les populations fragilisées peut contribuer à leur stigmatisation et au processus d’étiquetage social. Il s’agit d’un questionnement fréquent au sein des initiatives que nous avons étudiées : qui participe, au nom de qui?

Intersectorialité : comment se sortir de l’impasse?

L’intersectorialité est un principe au fondement de l’intervention socio territoriale intégrée; elle se présente comme une forme d’innovation, mais ce principe pose plusieurs défis d’arrimage entre les logiques processuelle et participative qui guident les stratégies d’intervention et les logiques managériale et en silo qui orientent l’organisation des services et les modes de gestion et de reddition de compte. Il s’agit en fait d’une impasse qui fait obstacle aux innovations possibles. L’intervention socio territoriale implique une transversalité entre les logiques de processus, de participation, de gestion et de reddition de compte. Elle ne peut seulement reposer sur les efforts d’innovation des acteurs de terrain dans leur manière de faire (mieux se concerter, mieux travailler ensemble, mieux penser l’action globalement) et elle ne résulte pas seulement de l’addition des secteurs conjointement mobilisés. Elle doit aussi s’inscrire dans des transformations institutionnelles et politiques marquées d’une part par une volonté politique de transformations structurelles et d’autre part par la capacité des communautés d’influencer cette transformation structurelle. Cette capacité résulte d’un renforcement du rapport au politique des acteurs dans le cadre du modèle de coconstruction. C’est la face conflictuelle du modèle de coopération qui est ici convoquée dans ce nécessaire rapport critique au politique. Les transformations institutionnelles sont par conséquent nécessaires à l’avancement de l’intersectorialité et une condition absolue pour que les communautés puissent disposer des outils nécessaires au développement d’actions structurantes et innovantes en matière de pauvreté.

Conclusion

L’intervention socio territoriale intégrée, comme nous l’avons vu, est caractérisée par la multiplicité des acteurs agissant conjointement à l’échelle d’un territoire sociologique donné et d’une communauté autour de problèmes et enjeux communs et partagés. Par le fait même, cette responsabilité partagée entre plusieurs catégories d’acteurs (public, privé, communautaire) met en jeu les multiples visions du développement économique, social et territorial, les diverses représentations autour de la question de la pauvreté, diverses conceptions pour penser l’action. Plusieurs logiques d’action sont à l’oeuvre en même temps : la logique marchande/non marchande au coeur des enjeux de développement socioéconomique, les logiques de gestion verticale/horizontale au coeur des enjeux de construction de la gouvernance, la logique d’autonomie/responsabilisation et la logique d’autodétermination/émancipation, au coeur des enjeux d’empowerment et de participation, la place et la valeur accordées à différents types de savoirs (experts/expérientiels) mobilisés dans les dynamiques. Par ailleurs, les enjeux entourant la construction de la territorialité de l’intervention (reproduction des inégalités dans les rapports sociaux) et les enjeux liés à l’intersectorialité (transformation institutionnelle) sont déterminants dans notre capacité collective d’avancer au plan de la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales.