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Les concepts d’entrepreneur social et d’entrepreneuriat social émergent dans les débats sur le tiers secteur (Defourny, Nyssens, 2011). Au coeur de l’économie sociale et solidaire, Emmaüs, fondée en France par l’abbé Pierre en 1949, a inventé un modèle économique performant. Cette structure est une association depuis 1953 et une organisation internationale depuis 1969. En 2012, on compte trois cent trente-sept groupes répartis dans trente-sept pays, dont deux cent soixante groupes dans seize pays européens.

Au sein d’Emmaüs existe une structure singulière : la communauté. Celle-ci rappelle les communautés utopiques issues de l’économie sociale, comme le phalanstère de Fourier en 1808 ou le Familistère de Jean-Baptiste Godin en 1846. Les communautés accueillent les populations qui risquent l’exclusion : ce sont les compagnons d’Emmaüs. En échange de l’accueil, ces derniers pratiquent une activité de récupération et de valorisation de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) et d’objets de seconde main, donnés et collectés, assurant ainsi la pérennité économique du mouvement. Dans le monde, les communautés sont connues sous le nom des chiffonniers d’Emmaüs. Leur objectif est d’exploiter de nouvelles opportunités pour soutenir leur mission sociale (Dees, 1998).

Notre enquête de terrain est basée sur la comparaison et l’observation participante (vie et travail communautaire) au sein de plusieurs communautés en France (Plessis-Trévise, Dunkerque), en Espagne (Murcie, Sabadell, Saint-Sébastien, Pampelune), au Royaume-Uni (Colchester, Cambridge ; Ambroisine, 2012) [1].

Le projet Perse mené par le réseau Emes (pour Emergence des entreprises sociales) donne plusieurs définitions des entreprises sociales d’insertion (ESI), ou work integration social enterprise (WISE ; Davister et al., 2004 ; Nyssens, 2006 et 2008). Si l’utopie communautaire et les valeurs du mouvement Emmaüs servent de référence, l’absence d’un idéal-type permet d’adopter des stratégies flexibles et hybrides : dans le cas français, un « halo sociétal » favorise la pérennité d’Emmaüs, alors qu’ailleurs les valeurs sont influencées par les logiques du marché. L’utopie communautaire évolue à travers non seulement une réorganisation de la gouvernance, mais aussi l’organisation, la création de nouvelles identités professionnelles, la gestion des ressources humaines, des positions différentes sur les marchés. Cet article décrit les succès et les limites du modèle communautaire d’Emmaüs.

Les fondements du modèle communautaire

Les entreprises de l’économie sociale sont des regroupements de personnes dont le statut se définit selon une double qualité : les bénéficiaires de l’entreprise sont également adhérents, associés et sociétaires (Draperi, 2010). Or, la communauté Emmaüs constitue une singularité. Au départ, c’était un mouvement inspiré de la charité chrétienne (Brodiez-Dolino, 2008) : l’abbé Pierre voulait rompre avec la relation d’assistance entre le nanti et le pauvre, afin de faire participer le pauvre lui-même. En octobre 1949, il rencontre Georges Legay, qui avait tenté de se suicider. Au lieu de lui offrir un logement, du travail ou de l’argent, l’abbé Pierre lui propose de l’aider à aider les autres, « de sauver des souffrances en les faisant sauveurs des plus souffrants » (Brodiez-Dolino, 2008, p. 24). Georges Legay est le premier des compagnons, et « Servir premier le plus souffrant » devient le principe fondateur du modèle communautaire.

Aujourd’hui, les communautés sont des lieux d’accueil, de vie, de travail et de solidarité. Elles reçoivent toutes personnes, sans aucune discrimination d’âge, d’origine ethnique, de nationalité, de religion, de point de vue politique, etc.

Grâce au travail, les compagnons retrouvent leur dignité et participent au développement de la communauté. D’après les travaux du réseau Emes, la réinsertion professionnelle est plus difficile pour certains publics souffrant de graves problématiques sociales, psychologiques ou de santé. Les entreprises sociales d’insertion proposent alors des formes d’emploi stable dans des cadres structurés favorables aux réapprentissages des règles sociales, professionnelles et de vie (Davister, 2004). Les communautés Emmaüs appartiennent à ce modèle.

En s’adaptant aux possibilités locales, leurs activités se diversifient : agriculture, élevage, pisciculture, production de compost à partir d’ordures ménagères, pêche côtière et chantier naval, déménagements, menuiserie, tissage, tricot. Dans le monde, les communautés, aussi appelées groupes Emmaüs, ont des statuts juridiques différents. La frontière entre marchand, non-marchand et public n’est pas immuable et les modes de gestion évoluent. La flexibilité des communautés favorise l’évolution du modèle communautaire vers des entreprises plus marchandes. En France, l’association s’est développée grâce à sa notoriété et au réseau du fondateur. Ailleurs, les autres groupes ont répondu à des appels d’offres sur les marchés du traitement des déchets ou de l’insertion : par exemple, en Grande-Bretagne la compétitivité conduit à mettre en place des stratégies commerciales et en Espagne les structures se sont davantage développées sur un modèle d’entreprise prestataire de services sociaux ou de traitement des déchets.

Le « trépied » : une gestion des ressources humaines spécifique

Emmaüs a inventé une forme unique de gestion des ressources humaines : le « trépied », qui s’applique aux relations professionnelles existantes dans la majorité des communautés. Il permet la collaboration des salariés, de bénévoles et des compagnons et intègre ceux-ci selon leurs fonctions, leurs intérêts et leurs besoins : les salariés encadrent, les bénévoles décident et les compagnons produisent. Ces derniers sont également bénéficiaires de l’activité (double qualité). Les résultats économiques dégagés sont importants, mais pour l’opinion publique, les compagnons sont perçus comme des individus exploités. D’ailleurs, ils ne disposent d’aucun organe national représentatif.

Trois organigrammes décrivent assez bien l’organisation du travail et des modes de représentation et de promotion au sein de différents modèles communautaires. Dans une communauté du Plessis-Trévise, en France, la place des compagnons est en bas de la hiérarchie : ils sont réduits à leur seule fonction de production et à leur identité de bénéficiaires (annexe 1). L’organigramme de la communauté espagnole de Traperos de Emaús de Murcia décrit une administration composée d’espaces distincts – administratif, industriel, insertion et thérapeutique (annexe 2). Et au sein de la communauté de Cambridge (Royaume-Uni), la promotion interne des compagnons est favorisée par l’organisation du travail (annexe 3).

Des jeux de concurrence entre des compagnons

Le modèle des communautés repose sur le regroupement d’hommes qui, exclus de la société, trouvent refuge dans une maison protectrice (Esposito, 2000). La structure fonctionne comme une corporation (celle des chiffonniers). Cependant, le profil du compagnon a évolué et les besoins des « nouveaux nouveaux pauvres » ne correspondent déjà plus aux attentes des « nouveaux pauvres » des années 80. Ils sont en tension entre leur dévouement à l’organisation et leurs intérêts personnels. Il existe des jeux de concurrence au niveau des postes clés de la communauté (chauffeur, menuiserie, électricité, etc.) et d’autres sont liés à l’ancienneté : les nouveaux ont tendance à être consommateurs plutôt qu’acteurs (Eme, Carrel, 2008).

Différentes formes de management

En France, le pouvoir est réparti entre le président et deux co-responsables. Cette direction bicéphale permet de distinguer la dimension associative et celle qui concerne la gestion. En Espagne, ce sont les fondateurs qui s’installent à la direction de la communauté : en évoluant vers des modèles plus marchands, les anciens fondateurs deviennent directeurs. Enfin, à la tête des communautés britanniques, il existe un board of trustees (bureau exécutif) et une direction organisée autour de deux postes : un responsable de l’activité économique et un responsable de l’activité sociale. Dans la majorité des cas, la direction s’associe à une équipe d’encadrement (moniteurs d’atelier et travailleurs sociaux).

Des relations salariales spécifiques

Le modèle économique repose sur l’emploi de travailleurs à bas coûts et leur maintien dans les structures communautaires.

Emploi et rémunération

La dépendance institutionnelle des compagnons est un avantage compétitif. En France et en Angleterre, par exemple, ils touchent un pécule hebdomadaire d’environ 41 euros. Cette rémunération s’apparente plus à un revenu minimum de subsistance qu’à une forme d’allocation universelle (Vanderborght, Van Parijs, 2005). Le pécule est versé uniquement sur une base individuelle, en contrepartie de la participation aux activités économiques de la communauté. Depuis 2008, l’Etat autorise les organismes français d’accueil  communautaire et d’activités solidaires à faire participer les personnes accueillies à des activités d’économie, afin de favoriser leur insertion sociale et professionnelle, et ce en contrepartie d’une somme d’avantages solidaires [2]. En Espagne ou au Royaume-Uni, ces revenus sont conditionnés à des règles strictes de contrôle, notamment pour les individus inscrits dans un programme de désintoxication. En Espagne, la communauté de Murcie a développé une politique de relation salariale originale : les compagnons perçoivent des rémunérations en fonction de leur itinéraire d’insertion, jusqu’à percevoir le revenu minimum national (tableau 1). Ce programme est un instrument d’accompagnement des bénéficiaires (Pérez, 2005).

Tableau 1

Répartition des travailleurs selon leur profil, les rémunérations et les étapes dans le processus de réinsertion

Répartition des travailleurs selon leur profil, les rémunérations et les étapes dans le processus de réinsertion

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Les règles de travail sont proches des lois nationales : trente-six heures hebdomadaires en France, trente-sept heures en Espagne et quarante heures en Angleterre (entre deux jours et deux jours et demi de repos par semaine). Dans certaines communautés, notamment au Plessis-Trévise, en France, il existe une allocation d’hygiène de 6 euros et les compagnons touchent des allocations vacances, ainsi qu’une prime lors des ventes exceptionnelles. Ces avantages constituent un instrument de captation : en France, certains préfèrent travailler là où sont versées ces allocations complémentaires. Paradoxalement, les salariés « ordinaires » que nous avons interrogés confient qu’à la fin du mois ils ne disposent pas d’autant de ressources que les compagnons. Le pécule est plus une épargne, notamment pour celui qui quitte la communauté. Dans le cas britannique, les compagnons s’engagent à renoncer aux aides sociales en échange d’avantages. Seules les aides au logement sont acceptées, mais reversées à la communauté.

Insertion et retraite

Le projet Perse décrit différentes formes de formation et d’insertion par le travail, tenant compte des aptitudes, des compétences et des habitudes socioprofessionnelles que la structure d’accueil veut améliorer. Tout le programme dépend du niveau d’exclusion des bénéficiaires et de la capacité de l’entreprise sociale à mobiliser un ensemble de ressources (Spear, Bidet, 2005). Selon Destremau (2011), l’organisation du travail articule les compétences, les capacités et les préférences des compagnons avec les besoins de la communauté. Or, les dispositifs de réinsertion d’Emmaüs varient d’un pays à l’autre de façon considérable. En France, certains responsables pensent que la réinsertion des compagnons est impossible, tandis que d’autres organisent des rencontres avec des organismes sociaux et le Pôle emploi (Eme, Carrel, 2008). Et des compagnons restent toute leur vie au sein des communautés : 237 compagnons retraités vivaient dans les communautés françaises au 31 décembre 2005, soit 6 % (Emmaüs France, 2005, p. 22). Cela pose un problème de turn-over nécessaire à la productivité des communautés.

A contrario, en Espagne, l’insertion est primordiale au développement économique de la communauté et au bien-fondé du projet. Il existe des programmes d’insertion qui couvrent toutes les problématiques de l’exclusion : suivi administratif, professionnel, social et thérapeutique. A Emaús Murcia, par exemple, ce processus comprend dix étapes : l’accueil, le suivi, l’accompagnement social, l’hébergement, l’attention psychothérapeutique, la formation basique et occupationnelle, la formation spécialisée, la promotion vers le marché du travail normalisé, l’emploi « aidé » pour des collectifs déterminés en coordination avec diverses entités.

Quant au Royaume-Uni, la promotion interne permet de grimper dans la hiérarchie jusqu’à la direction d’une communauté. C’est un moyen de retour à une certaine normalité, sans quitter le cadre communautaire. L’exemple qui illustre le mieux est celui de John, deputy (cadre) à Emmaus Cambridge. Un ancien compagnon qui a vécu dix ans dans la rue, avant son intégration en communauté. Ancien chef d’entreprise, il est devenu alcoolique à la mort de sa femme, a sombré dans la dépression et a fait faillite. Dans la rue, il a entendu parler des communautés Emmaüs et a décidé de reprendre sa vie en main, « avant qu’il ne soit trop tard ». A l’époque de l’enquête, en 2009, il était devenu assistant manager.

Destremau distingue plusieurs catégories de compagnons : ceux qui sont « insérables » sur le marché du travail et quittent les communautés après un temps plus ou moins long, ceux qui sont « inintégrables » ou « inemployables » et ceux qui choisissent le mode de vie et de travail communautaire plutôt que celui du marché du travail peu qualifié, flexibilisé et précarisé (Destremau, 2011). Selon l’auteur, le projet communautaire respecte ce type de choix. A notre sens, la comparaison internationale montre que le dispositif d’insertion est relatif au positionnement des communautés sur le marché, qui a une influence sur le profil des bénéficiaires, car les objectifs d’insertion et de production peuvent entrer en tension. Ainsi, la sélection du public en insertion peut garantir la qualité du service rendu. Selon leur positionnement – quasi marchand, à finalité sociale multiple, hybride, à dominante non marchand –, le projet social et les stratégies de production évoluent et le profil des travailleurs en insertion tend à être moins précaire (Lemaître et al., 2005).

Modèles économiques communautaires et positionnements stratégiques sur les marchés

En Europe, les entreprises sociales d’insertion ont développé plusieurs formes d’organisations. Dans certains cas, comme celui d’Emmaüs, la forme originelle se diversifie et s’adapte en prenant différents statuts, en poursuivant des missions distinctes et en mobilisant d’autres types de ressources (Spear, Bidet, 2005). Comme le soulignent de nombreux travaux sur l’ESS (Salamon, Anheier, 1999 ; Archambault, 1996, 2001), il est difficile de définir Emmaüs. Son organisation repose sur l’association de structures autonomes et indépendantes, dont les modèles diffèrent d’une communauté et d’un pays à l’autre. D’après les travaux du réseau Emes, ces structures sont généralement initiées par des professionnels de l’intervention sociale ou de l’économie sociale – développement durable, etc. – (Emaüs Murcia), mais aussi par des associations et leurs bénévoles (Emmaus Colchester) ou encore par des fondateurs (Emaús Navarra). Chez Emmaús, les groupes membres (communautés, comités de bénévoles, fondations, collectifs) respectent les valeurs du mouvement, mais évoluent vers des modèles hybrides répondant aux exigences d’efficacité économique et solidaire. Emmaüs est un « montage associatif et entrepreneurial » flexible.

L’autonomie associative d’Emmaüs France repose sur une organisation sectorielle

En France, depuis le décret 863 du 14 juillet 2009, les communautés sont « des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires » régies par le Code de l’action sociale et des familles. Depuis sa création, Emmaüs France a connu plusieurs changements : il y a eu des communautés ouvertes ou fermées, apolitiques ou engagées, urbaines ou rurales, des communautés d’hommes, de femmes ou mixtes, avec ou sans enfants (Brodiez-Dolino, 2008). Avant les réformes initiées par Martin Hirsch (2002-2007), plusieurs « familles communautaires » existaient : l’Union centrale des communautés (UCC) était favorable à la professionnalisation ; l’Union des amis et compagnons d’Emmaüs (UACE), proche de l’abbé Pierre, encourageait l’autonomie des compagnons ; les communautés Fraternité prônaient la compatibilité entre l’utopie communautaire chrétienne et le socialisme post-68 ; les communautés Liberté étaient tournées vers la solidarité internationale ; et, enfin, les communautés du Nord (Brodiez-Dolino, 2008). Aujourd’hui, Emmaüs France fonctionne en trois branches (tableau 2, en page suivante) :

  • la branche « Action sociale et logement » prend en charge l’accompagnement social, l’hébergement et le logement des personnes les plus démunies grâce à des structures d’accueil. La Fondation Abbé-Pierre appartient à celle-ci ;

  • la branche « Economie solidaire et insertion » emploie du personnel en contrat d’insertion, afin de produire une activité de récupération et valorisation d’objets d’occasion ;

  • la branche « Communautaire » compte cent seize communautés en France, qui fonctionnent sans aucune subvention et grâce à l’activité de récupération et de revalorisation d’objets de seconde main et de matière première (Emmaüs France, 2012).

Tableau 2

Présentation en trois branches sectorielles d’activités d’Emmaüs France

Présentation en trois branches sectorielles d’activités d’Emmaüs France
Source : Emmaüs France 2012

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En France, la branche « Communautaire » est le plus gros employeur et la plus rentable. En 2012, Emmaüs France a récolté 451 millions d’euros de ressources. Les cent seize communautés du pays ont collecté 137 800 tonnes de marchandises et récolté 121 millions d’euros de ressources. Les branches « Communautaire » et « Economie solidaire et insertion » exercent la même activité, mais avec des coûts d’emploi très inférieurs pour les compagnons.

Cette activité concerne surtout le textile et les déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE). En France, 100 000 à 150 000 tonnes de textiles usagés sont collectées chaque année, dont 65 000 tonnes par Emmaüs, qui y consacre 2 000 postes de travail. En ce qui concerne le traitement des DEEE, la réglementation européenne interdit aux communautés de les démonter. En 2007, Emmaüs France crée donc une filière de recyclage en signant un accord national avec le plus important éco-organisme du secteur : Ecosystèmes, et devient un prestataire de services pour les collectivités et les éco-organismes. Il existe aussi d’autres contraintes règlementaires sur le logement, la santé et la sécurité dans les espaces de travail. Les communautés doivent investir dans la mise aux normes des installations. Ces restrictions et cette spécialisation des tâches représentent un obstacle à l’indépendance du mouvement et un immense manque à gagner.

Le modèle espagnol, entre association auxiliaire de l’Etat et entreprise sociale de développement durable

En Espagne, les communautés se sont développées selon des formes juridiques différentes et selon les exigences de l’entrepreneuriat social [3]. Emmaüs Espagne s’organise de deux façons : comme une association auxiliaire de l’Etat et comme une entreprise de développement durable.

Emaús España [4] a été créée en 1972, sous la forme d’une association à but non lucratif, déclarée d’utilité publique en 1982. Le premier camp a été organisé à Portugalete (Pays basque) en 1970, puis en 1972 sont apparus ceux de à Pampelune (Navarre) et de Valladolid (Communauté autonome de Castille-et-Léon). La première communauté a été créée en 1976 à Biscaye.

Aujourd’hui, Emaús est présente à Murcie (Communauté autonome de Murcie), Sabadell (Catalogne), Pampelune (Navarre), Grenade (Andalousie), Vitoria, Saint-Sébastien, Bilbao (Pays basque). Il n’y a pas de fédération nationale, mais ces structures se rencontrent régulièrement. A l’origine, beaucoup étaient des communautés, elles ont évolué vers trois types de structures : l’association, la fondation et l’entreprise sociale d’insertion. Elles couvrent trois dimensions : industrielle, de traitement des déchets ; sociale, de lutte contre l’exclusion ; militante, de solidarité.

En Communauté de Navarre, la fondation Traperos de Emaús de Navarra a développé une activité de récupération et de recyclage. Parallèlement, elle améliore les conditions de travail des compagnons en fournissant l’éducation, la formation, l’accompagnement individuel nécessaire à leur réinsertion.

A Saint-Sébastien, dans le Pays basque, le groupe Emmaüs Fondation sociale (Emaús Fundación Social) est un auxiliaire de l’administration publique. Il a établi des programmes d’insertion socioprofessionnelle, des services de formation, des projets de coopération au développement durable, des créations d’entreprise sociale d’insertion et des initiatives de commerce équitable (Emaús Fundación Social, 2007).

L’association Traperos de Emaús de Murcia, créée en 1995 à l’initiative de travailleurs sociaux, de professionnels de l’environnement et de psychologues, s’est développée autour de la vente d’objets de seconde main, du traitement des DEEE et du recyclage. Ces activités permettent d’atteindre des objectifs sociaux tels que l’accompagnement sociothérapeutique, l’insertion et la formation de personnes en exclusion (Pérez, 2005 ; Ambroisine, 2012).

Dans son ensemble, les communautés espagnoles ont créé des formes hybrides d’entreprise sociale et environnementale (tableau 3, en page suivante). Grâce à une flexibilité au niveau de l’organisation et à une vraie « intelligence économique et sociale », elles se positionnent sur deux problématiques actuelles : l’exclusion et l’environnement.

Parmi les autres formes, la fondation permet l’accomplissement des objectifs sociaux, tout en bénéficiant d’un statut de partenaire de l’Etat (art. 34 et 149 de la Constitution espagnole). La forme associative facilite la gestion. Les associations ne sont pas sujettes à un contrôle de gestion, hormis ceux qui sont relatifs à l’utilité publique. Du point de vue du financement, la fondation est plus avantageuse que l’association, puisqu’elle bénéficie d’une meilleure attraction fiscale, de dégrèvements en fonction des donations, etc.

Le développement « clé en main » d’Emmaüs Royaume-Uni dans un contexte associatif très concurrentiel

Au Royaume-Uni, le marché associatif est hautement compétitif : près de 180 000 associations d’action sociale, de service d’intérêt général en Angleterre et au pays de Galles et près de 23 000 en Ecosse (2009). L’association britannique est une charity (organisation charitable) soumise au Charities Act 2006 (Gérome, 2010). Elle réalise des activités à but caritatif et non lucratif. En 2008, les charities avaient différent statuts : des unincorporated associations, des trusts, des companies limited by guarantee ou encore des incorporations by Royal Charter. Les communautés d’Emmaüs du Royaume-Uni sont soumises aux législations sur les charities et les companies. Ce double dispositif leur permet de disposer d’aides publiques, de réductions fiscales, mais aussi d’un modèle d’entreprise favorable à leur activité. Emmaüs existe au Royaume-Uni depuis 1992. Il y a près de vingt-deux communautés et quatorze sont en cours de création (Emmaus UK, 2011). Le siège est à Cambridge.

Tableau 3

Répartition des structures Emmaüs Espagne par localité, par forme juridique et par type d’activité

Répartition des structures Emmaüs Espagne par localité, par forme juridique et par type d’activité
Source : Traperos de Emaús en el Estado Español, www.emaus.org, 2010

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Selon Spear et Bidet (2005), les fédérations jouent un rôle important : elles mobilisent des ressources économiques au service de leurs membres, elles mettent en place des stratégies de développement, elles améliorent le projet social et elles stimulent les bonnes pratiques de gestion. C’est particulièrement le cas à Emmaus UK. Au siège, une vingtaine de professionnels de la gestion, de la communication et du marketing pilotent et coordonnent le développement des communautés et la formation des responsables et des trustees[5]. Ce business plan décrit un ensemble de bonnes pratiques commerciales, administratives, sociales, industrielles et associatives (tableau 4, en page suivante).

La première communauté britannique a été créée en 1992 à Cambridge, par un couple, Paul et Jane, qui est resté à la direction jusqu’en 2009. Composée de logements, d’un entrepôt et d’un magasin, d’un bureau administratif, d’un Coffee shop et d’un potager, cette communauté ancienne était très attachée aux valeurs originelles d’Emmaüs. Elle s’est par conséquent désaffiliée de la fédération britannique, que les fondateurs jugeaient trop entrepreneuriale.

A l’inverse, celle de Colchester, plus récente, respecte parfaitement les consignes « clé en main » du business plan. D’abord, une association locale Emmaüs a ouvert deux entrepôts de vente d’objets de seconde main. Et avec les bénéfices, l’association a permis la construction d’un bâtiment équipé pour accueillir les compagnons.

Ces deux exemples décrivent l’évolution d’Emmaüs au Royaume-Uni. A l’instar de certaines entreprises sociales d’insertion (Emerson, 2000 ; Draperi, 2010), Emmaus UK voit le social comme un business. Le fait de considérer les bénéficiaires d’une action économique comme un marché n’est pas nécessairement en rupture avec d’anciennes pratiques coopératives, dans la mesure où l’accès à de nouvelles richesses est en lui-même émancipateur (Draperi, 2010). Le social business plan d’Emmaus UK considère toutes les opportunités du marché. Dans le contexte britannique, les charities Emmaus ne sont pas les seules à associer des objectifs sociaux et commerciaux. Une étude sur le secteur de la vente des meubles d’occasion indique que si 65 % des membres de ce secteur sont ouverts au grand public, 76 % des ventes sont en direction de clients à faibles revenus (Cousens, 2008). Les objectifs sociaux et ce choix de public a nécessairement un impact sur les objectifs commerciaux. Les communautés Emmaüs diffèrent des autres charities, parce qu’elles emploient et hébergent les bénéficiaires de l’aide : les compagnons.

Le développement de chaque communauté repose aussi sur les choix stratégiques du board of trustees, composé de notables, de dame patronnesse, de gestionnaires, de juristes, etc. A la tête d’Emmaus Colchester, par exemple, le bureau exécutif est composé de professionnels du secteur privé et du secteur public.

Tableau 4

Etapes stratégiques du développement des communautés britanniques

Etapes stratégiques du développement des communautés britanniques
Source : Emmaus UK, 2009

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Richard Spooner, président du board de Colchester, expliquait que les trustees s’assurent que les charities respectent les réglementations nationales contraignantes (Consumer Law, Employment Law, Health and Safety Law, etc.), auxquelles s’ajoutent les directives européennes (près de 13 000 pages en 2009, contre 6 000 en 1995). « A Emmaus Colchester, on doit avoir des personnes qui puissent comprendre tous les aspects du modèle économique. Il a fallu presque dix ans pour bâtir la communauté et 3 millions de livres, un investissement considérable pour accueillir seulement une vingtaine d’exclus » (entretien, 2009).

Graphique 1

Origine des ressources économique des communautés britanniques

Origine des ressources économique des communautés britanniques
Source : Emmaüs France 2012

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La stratégie est influencée par les relations commerciales : d’un côté, les donateurs ; de l’autre, les acheteurs. Ces derniers peuvent être divisés en fonction de leurs revenus. L’environnement socioéconomique d’une communauté Emmaüs peut déterminer son potentiel de vente (Cousens, 2008). La stratégie des communautés britanniques tient compte des activités commerciales les plus rentables. Par exemple, le textile l’est, et les boutiques Emmaüs sont fortement dépendantes de ce secteur. Celui des white goods (électroménagers) l’est aussi et il nécessite beaucoup de main d’oeuvre (dans la réparation, le test et la préparation de ces biens pour la vente). Néanmoins, comme dans d’autres communautés en Europe, cette activité est aujourd’hui contrainte par les nouvelles réglementations. Enfin, les donations sont un élément important dans le développement des communautés d’Emmaüs de Grande-Bretagne (graphique 1).

Conclusion

Les travaux du réseau Emes portant sur les entreprises sociales d’insertion constituent un cadre intéressant d’analyse des communautés. Pour les chercheurs de la théorie de l’innovation sociale, la poursuite d’impacts sociaux, l’innovation sociale, la mobilisation de ressources marchandes, l’usage de méthodes managériales et la flexibilité du statut de l’organisation conduisent à une double, voire à une triple ligne de résultats (triple bottom line) et à la création de valeurs ajoutées hybrides (blended value ; Emerson, 2006 ; Defourny, Nyssens, 2011). Selon les théories issues des analyses anglo-saxonnes, l’entreprise sociale peut adopter n’importe quelle forme juridique qui pourrait remettre en cause la primauté de la finalité sociale, la dimension lucrative dominerait les deux autres dimensions.

Les entreprises sociales sont des « systèmes originaux » combinant des objectifs potentiellement conflictuels (Bacchiega, Borzaga, 2001 ; Evers, 2001) et évoluant entre des dimensions économiques, sociales et politiques (Nyssens, Laville, 2001).

A l’instar de ces entreprises sociales, les communautés Emmaüs sont soumises d’une manière ou d’une autre à certaines limites. Il existe une tension entre les valeurs du mouvement et les contraintes du marché.

En évoluant, les valeurs du mouvement, qui représentaient jusqu’alors des incitants suffisamment solides pour favoriser l’intégration de ces travailleurs-bénéficiaires au statut spécifique, constituent maintenant une limite au développement du modèle des communautés, qu’il s’agisse de la stratégie d’intervention sociale (Destremau, 2011), de la mobilisation de ressources monétaires, marchandes ou non marchandes ou de la gestion de ressources humaines aux intérêts, aux besoins et aux trajectoires différentes.

La structuration économique des communautés Emmaüs en Europe est en effet traversé par des phénomènes d’hybridation. Ceux-ci favorisent leur intégration sur les marchés et leur production associative. Notre analyse comparative des structures Emmaüs démontre une multiplicité de statuts et de choix d’organisation spécifiques. A l’inverse du modèle britannique ou espagnol, le mouvement français s’est moins adapté aux règles du marché ; les communautés s’y sont longtemps développées sur des règles informelles et sur une certaine liberté d’action. Aujourd’hui, Emmaüs France se contente de pérenniser un système communautaire qui existe depuis soixante ans et de développer en parallèle des modèles d’insertion plus actuels. Sur le terrain, certaines communautés développent un système à trois niveaux : l’association Emmaüs locale gère une structure communautaire et des structures d’insertion par l’activité économique. Ainsi, les compagnons peuvent disposer au sein de la même structure d’un moyen d’insertion, un sas de sortie encadrée vers le marché ordinaire du travail.

La flexibilité et l’hybridation d’Emmaüs permettent une multiplication de différents modèles économiques et associatifs, qui s’adaptent au sein de cadres juridiques relativement rigides. Au niveau international, l’association de structures aux statuts si différents est une preuve de la flexibilité du mouvement et un avantage comparatif pour Emmaüs International ou Emmaüs Europe. Son extension repose sur des stratégies de filialisation avec des organisations productives et associatives.

Ces structures sont alors des fondations sociales, des entreprises sociales, des associations reconnues d’utilité publique, etc. Cela prouve qu’au niveau européen le mouvement dispose d’une certaine flexibilité. En somme, c’est l’absence d’un statut ou d’un modèle unique qui favorise le niveau de compétitivité des modèles économiques communautaires. La diversité des choix opérés par les structures Emmaüs prouve une adaptation aux transformations du « marché de l’insertion ».