Corps de l’article

La ville de Guise, à proximité de Saint-Quentin, dans l’Aisne, jouit aujourd’hui d’une certaine renommée touristique grâce à deux ensembles architecturaux : le château médiéval des ducs de Guise, qui surplombe la ville, et le Familistère. Ce néologisme désigne un corps de logements collectifs construits au milieu du xixe siècle par Jean-Baptiste Godin, un industriel de sensibilité socialiste (Draperi, 2008 ; Lallement, 2009). Par extension, on entend également par « Familistère » l’ensemble des bâtiments annexes qui entourent les logements et accueillent les services destinés aux ouvriers : écoles, magasins, bains-douches, etc. (Paquot, Bédarida, 1982). En soi, l’édification de telles constructions par un patron soucieux des conditions de vie de ses ouvriers n’a rien d’exceptionnelle : préconisée par l’Eglise catholique, la pratique du patronage s’est progressivement généralisée au sein du milieu industriel français pour donner naissance à un système de gestion du personnel spécifique, que l’on résume par le terme de paternalisme. La comparaison entre Godin et les plus célèbres patrons paternalistes – Michelin, Schneider, le patronat protestant de Mulhouse – semble donc naturelle, à tel point que certains auteurs n’hésitent pas à considérer que le Familistère relève d’un « paternalisme de gauche » (Gueslin, 1992). Pourtant, il semble nécessaire de nuancer cette comparaison, dans la mesure où l’oeuvre de Godin s’appuie sur des valeurs et des projets profondément différents. En revanche, nous verrons que cette distinction entre le Familistère et le paternalisme se justifie de moins en moins dans les années qui suivent la mort de Godin, ses successeurs à la gérance de l’entreprise présentant des conceptions plus classiques des rapports entre direction et ouvriers.

Godin et le paternalisme

Il convient, tout d’abord, de revenir sur les termes employés, et notamment sur la distinction faite entre « patronage » et « paternalisme ». Le premier terme, privilégié par les partisans de ce système, désigne une politique patronale qui se développe dans la seconde moitié du xixe siècle. S’appuyant sur la doctrine sociale de l’Eglise catholique, principalement prônée en France par Frédéric Le Play et ses disciples, cette politique consiste à transposer au sein du monde industriel naissant les relations sociales caractéristiques des sociétés rurales traditionnelles, rétrospectivement idéalisées. On considère que le patronat – et de façon générale la haute bourgeoisie –, ayant remplacé en tant qu’élite sociale l’aristocratie de l’Ancien Régime, a le devoir moral d’apporter aide et protection aux masses travailleuses. Ainsi, il sera possible d’instaurer des relations sociales apaisées au sein desquelles l’autorité patronale sera acceptée, car légitimée par l’oeuvre sociale mise en place. Le patronage se traduit donc généralement par l’édification d’un certain nombre d’institutions de protection : caisses d’assurances de santé ou de retraite, écoles primaires, magasins. Surtout, les efforts des patrons se concentrent sur la question du logement ouvrier, qui, en ces temps d’industrialisation et surtout d’urbanisation accélérées, représente l’un des problèmes les plus sensibles de la condition ouvrière.

Les objectifs sociaux du patronat

Les objectifs poursuivis par le patronat social sont multiples. Dans la plupart des cas, ces industriels expriment ainsi une volonté philanthropique de lutte contre l’extrême pauvreté qui touche à cette époque les ouvriers et leurs familles, ce paupérisme dénoncé par Louis-Napoléon Bonaparte bien avant le Second Empire. Cependant, l’intérêt des entreprises est également en jeu : la main-d’oeuvre ouvrière pratique ce que l’on appelle le turn-over en changeant fréquemment de lieu de vie et de travail, afin d’exercer une pression sur les salaires. En offrant aux ouvriers et à leurs familles des conditions de vie avantageuses qui représentent un complément de salaire non négligeable, les industriels espèrent réussir à stabiliser cette main-d’oeuvre. Enfin, le patronage apparaît comme un moyen de faire des usines des mondes clos, dans lesquels ni l’Etat ni les idées révolutionnaires n’ont leur place. Beaucoup d’industriels considèrent qu’il est aussi de leur devoir de contribuer à moraliser les ouvriers, c’est-à-dire leur transmettre les valeurs morales de la bourgeoisie : prévoyance, tempérance [1], respect de l’ordre. Cette idée de discipline prend progressivement de plus en plus d’importance au sein des politiques patronales, à mesure que les usines grossissent et s’emplissent d’une foule ouvrière pouvant paraître menaçante. Si les institutions sociales sont à l’origine un instrument d’attraction de la main-d’oeuvre, elles peuvent également se transformer en moyen de pression sur celle-ci : ainsi, un ouvrier licencié pour comportement indiscipliné ou fait de grève ne perdra désormais plus seulement son emploi, mais aussi son logement, l’éducation de ses enfants, son droit à une retraite, etc. A la fin du xixe siècle, sous l’effet de la montée du chômage, le patronage devient donc un symbole du contrôle patronal de la main-d’oeuvre, en même temps que le règlement d’atelier, le contremaître ou le chronomètre. Ses détracteurs utilisent alors l’expression « paternalisme », beaucoup plus péjorative, qui intègre la dénonciation d’une infantilisation des ouvriers. Les deux termes « paternalisme » et « patronage » désignent donc officiellement le même phénomène, mais marquent l’opinion du locuteur. Gérard Noiriel, dans un article fondateur sur la question (Noiriel, 1988), propose néanmoins de considérer chacun dans un sens différent : « patronage » désignerait davantage la doctrine sociale à l’origine de cette politique patronale, tandis que « paternalisme » sera plutôt avancé pour décrire le système mis en place plus tardivement, dans lequel la notion de discipline prend une part centrale qu’elle n’avait pas dans les théories originelles.

Godin face à ses critiques

Cette définition posée, dans quelle mesure peut-on considérer que Godin et son oeuvre sont à intégrer dans ce phénomène ? Lui-même conteste toute assimilation à une quelconque forme de philanthropie : son but n’est pas d’être généreux, mais d’inventer de nouvelles façons de vivre et de travailler grâce auxquelles les ouvriers retrouveraient la place sociale qui leur est due. Dans son premier ouvrage, Solutions sociales (Godin, 1871), il critique assez vertement les réalisations patronales qu’il a eu l’occasion de visiter ou d’étudier, comme les corons du Nord ou les cités ouvrières de Mulhouse : pour lui, ces logements encouragent l’individualisme et la lutte des classes, en isolant les familles les unes des autres et en séparant les travailleurs manuels de ceux que l’on n’appelle pas encore les cadres. Le Familistère, en revanche, est conçu comme une initiation à la collectivité, où l'on ne distingue pas les catégories professionnelles. Enfin, et surtout, Godin considère que la solution de la « question sociale » ne doit pas se trouver dans une correction ponctuelle des signes extérieurs de pauvreté, qui ne sont que les symptômes du mal.

Pourtant, de nombreux contemporains, partisans comme détracteurs du paternalisme, ont estimé que le Familistère relevait de la même logique. On trouve ainsi des ouvrages qui y voient une oeuvre « éminemment conservatrice », destinée à enseigner aux ouvriers « une conduite virile et honnête […] et une mâle résignation devant le malheur » (Stenger, 1866). A l’inverse de ce commentaire qui se voulait compliment, le Familistère fait l’objet, en 1886, d’une série d’attaques des milieux d’extrême gauche, reprochant essentiellement à Godin de s’être personnellement enrichi grâce au travail de ses ouvriers et d’avoir mis en place un système étouffant et autoritaire pour son personnel. Friedrich Engels lui-même, en rééditant son ouvrage sur La question du logement, ajoute à sa description du Familistère une note précisant que celui-ci « est finalement devenu, lui aussi, un simple foyer de l’exploitation ouvrière » (Engels, 1887).

Absence de désintéressement

La première critique vise donc l’absence de désintéressement de Godin, qui ferait passer pour du socialisme ce qui n’est en réalité qu’une stratégie vitale pour son entreprise. Un article du journal guesdiste Le Socialiste lui reproche ainsi directement, en 1886 : « Votre philanthropie vous rapporte. Vos concurrents sont de fiers imbéciles de ne pas suivre votre exemple. » En soi, Godin est parfaitement conscient des conséquences économiques de son oeuvre : à plusieurs reprises, il évoque dans ses ouvrages ou dans ses discours le problème que représente le turn-over ou encore le rôle que la construction de logements corrects joue dans la stabilité et la prospérité de l’entreprise. Il ne cherche donc pas à nier que le Familistère est une oeuvre rentable, dégageant des profits importants auxquels il attribue deux principaux mérites. D’une part, si lui-même perçoit des revenus extrêmement confortables, l’essentiel des bénéfices est cependant destiné à financer l’usine elle-même et son système social [2], le surplus étant réparti entre les ouvriers. D’autre part, Godin estime qu’une oeuvre totalement altruiste aurait été contre-productive : son objectif étant de construire un nouveau modèle social, il considère impossible de « se poser en exemple » ou d’inviter d’autres industriels à l’imiter si aucune rémunération spécifique ne vient récompenser le choix de ceux-ci.

Volonté de contrôle

Le second grand argument utilisé pour assimiler Godin aux patrons paternalistes souligne le pouvoir que ce système social lui donne sur ses ouvriers, qui seraient au sein du Familistère davantage surveillés et contrôlés que dans d’autres entreprises. Pour certains, la cohabitation forcée dans un même bâtiment des ouvriers, des contremaîtres et des directeurs représenterait une perte de liberté : Zola, dans les notes préparatoires de son roman Travail, dénonce le Familistère comme une « maison de verre » dans laquelle chacun serait perpétuellement épié. Cependant, cette accusation représente une véritable incompréhension des intentions de Godin, qui considère la liberté et l’initiative ouvrières comme des piliers de son oeuvre. Le Familistère n’est en aucun cas une obligation : les salariés de l’usine peuvent choisir de vivre dans les logements individuels de la ville toute proche, de même qu’ils peuvent refuser de fréquenter les économats collectifs. Le seul impératif est la cotisation à la mutuelle de protection contre la maladie. Les Familistériens, quant à eux, sont appelés à scolariser leurs enfants jusqu’à 14 ans et doivent adopter une conduite adaptée à la vie en collectivité – l’ivrognerie, la saleté des logements ou le tapage nocturne sont susceptibles d’entraîner un renvoi de l’habitation commune. Godin considère que ces quelques règles ne limitent en rien la liberté des habitants, dans la mesure où aucune police extérieure ne les fait respecter : il estime que le caractère relativement transparent du bâtiment entraînera naturellement une tendance à la comparaison entre voisins qui fera office d’autosurveillance. De fait, les ouvriers parisiens qui viennent visiter le Familistère en 1885 évoquent l’absence de concierge comme une liberté dont rêveraient de nombreux habitants de la capitale (Délégation ouvrière parisienne, 1885).

Des ouvriers, seuls propriétaires de l’usine et du Familistère

Au-delà de ces questions un peu anecdotiques, il est fondamental de comprendre que le Familistère n’est pas une oeuvre qui se limite aux bâtiments construits : pour Godin, ces derniers ne forment que le cadre dans lequel s’inscrit sa véritable réforme, qui est celle de l’entreprise. Attirant bien moins l’attention des observateurs extérieurs que les innovations architecturales, l’usine est pourtant organisée selon des principes pensés pour remettre entièrement en cause le système capitaliste. L’ouvrier y trouve une place nouvelle, partageant avec les cadres la propriété, les bénéfices et les prises de décision. La répartition des profits est ainsi un droit codifié par les statuts, considéré comme un élément de la rémunération due à chaque travailleur, et non comme un cadeau charitablement accordé par le patron philanthrope. Selon un système de calcul extrêmement complexe, chaque distribution annuelle des bénéfices entraîne une répartition du capital entre les membres de la société : les ouvriers touchent donc une prime en espèces, mais sont également les seuls propriétaires de l’usine et du Familistère. Enfin, Godin s’oppose à la séparation des responsabilités entre directeurs et ouvriers : pour lui, nul n’est plus à même d’améliorer le fonctionnement d’un atelier ou d’un service que ceux qui y travaillent quotidiennement. De la même façon, il estime que tout service social doit être géré par ses bénéficiaires eux-mêmes, dans un but de contrôle et de responsabilisation.

Mutuelles de santé, de retraite et syndicalisme

Par conséquent, la structure repose sur une multitude de conseils ouvriers disposant chacun de pouvoirs plus ou moins étendus de gestion et de contrôle : les mutuelles de santé et de retraite sont ainsi exclusivement gérées par des élus du Familistère, tandis qu’au sein de l’usine de multiples dispositifs sont instaurés afin de faciliter les initiatives ouvrières. La seule limite à cette démocratie interne est la séparation des membres de l’association, selon des critères d’ancienneté et de compétences, en différents groupes dont seul le plus important, celui des associés, dispose du pouvoir de contrôler ou d’influencer les décisions de la direction de l’usine. Cette hiérarchie vise essentiellement à protéger la stabilité de l’entreprise, qui est ainsi en principe dirigée par une administration choisie pour ses compétences et par une assemblée de salariés anciens, attachés au Familistère et ayant fait leurs preuves au travail comme dans la vie en collectivité. On est donc très loin, ici, d’une quelconque infantilisation : au contraire, Godin ne cesse toute sa vie d’appeler les ouvriers à s’investir dans l’entreprise, à assumer de nouvelles responsabilités, à prendre des initiatives. En 1884, il réagit ainsi à la loi Waldeck-Rousseau en invitant immédiatement ses ouvriers à former un syndicat.

Pour une sécurité sociale nationale

Enfin, on doit distinguer la pensée de Godin du paternalisme, dans la mesure où le Familistère et l’oeuvre sociale qui l’accompagne ne sont au fond, pour lui, que des pis-aller, des mesures transitoires. Contrairement à la plupart des patrons paternalistes qui cherchent à constituer des mondes clos et autosuffisants, Godin ne considère pas que l’entreprise doit être le cadre de la protection sociale des travailleurs, mais que celle-ci doit être assumée par l’Etat. Il appelle de ses voeux la mise en place d’un véritable système national de mutuelles de santé et de retraite, essentiellement financé par une imposition drastique sur les héritages et la propriété foncière (Godin, 1889). L’oeuvre sociale du Familistère n’existe donc qu’en attendant que l’Etat assume sa responsabilité vis-à-vis des travailleurs : cette position est aux antipodes de l’opinion de la majorité des patrons qui, au cours du xxe siècle, défendront avec acharnement leurs prérogatives sociales contre les empiètements de l’Etat.

Si Godin apparaît parfaitement conscient de l’intérêt que représente pour lui et son entreprise la stabilisation de la main-d’oeuvre ouvrière par le biais de l’oeuvre sociale, on ne peut pas pour autant associer sa démarche au paternalisme, dans la mesure où le système qu’il a construit repose en grande partie sur des principes de démocratie ouvrière et d’autogestion et, surtout, sur une conception de la protection sociale comme une obligation que la société tout entière a vis-à-vis des travailleurs. En revanche, il devient plus difficile d’opérer une telle distinction entre le Familistère et le paternalisme dans les années qui suivent la mort de Godin, ses successeurs présentant une conception différente du fonctionnement de l’entreprise et des rapports sociaux.

Evolution du discours de la gérance

Après la mort de Godin, en 1888, quatre principaux administrateurs-gérants se succèdent à la tête de l’association : François Dequenne (1888-1897), Louis Colin (1897-1932), René Rabaux (1933-1954) et Raymond Anstell (1955-1968). Tous sont des directeurs reconnus pour leurs compétences professionnelles, qui leur ont valu d’être élus : aucun ne manifeste, ni avant ni après son élection, un quelconque militantisme qui permettrait de le présenter comme un héritier spirituel de Godin. Les archives du Familistère conservent de très nombreux discours prononcés par ces quatre personnages, au travers desquels on peut constater une évolution intellectuelle qui les éloigne des positions de Godin et les rapproche, au contraire, du paternalisme. Celle-ci se caractérise en particulier par un regard de plus en plus négatif porté sur l’oeuvre sociale et ses effets, mais également par une conception de plus en plus traditionnelle des rapports sociaux au sein de l’entreprise et qui intègre progressivement des notions de discipline et d’autorité.

Louis Colin, les « carottiers » et les paresseux

C’est Louis Colin qui, le premier, émet dès le début de sa gérance un jugement moral assez sévère à l’encontre des ouvriers, qu’il accuse régulièrement de paresse : selon lui, certains membres de l’association, qu’il qualifie de « carottiers », exploitent le système de mutualité en simulant des maladies ou, pire, en se faisant indemniser des arrêts de travail dus à leur abus régulier de la boisson. Les archives de la mutuelle santé du Familistère, qui couvre l’ensemble des salariés de l’usine, ne montrent pas d’augmentation particulière du nombre de malades ou de journées d’absence, mais cela n’empêche pas l’administrateur-gérant d’exprimer de plus en plus durement son mécontentement face à ces comportements qu’il juge indignes de coopérateurs. Il ne désigne jamais une catégorie plus qu’une autre : considère-t-il que les coupables sont des Familistériens ou des ouvriers vivant en ville ? Impossible de le savoir, mais son argumentation montre qu’il estime que les habitants du Palais social, et a fortiori ceux ayant le titre d’associé, auraient dû adopter un comportement exemplaire en raison des privilèges qui leur ont été accordés par Godin. On distingue ainsi, derrière cette accusation, une critique sous-jacente du système social lui-même, dont Colin déplore qu’il soit un acquis sur lequel les Familistériens ont un droit inconditionnel : à plusieurs reprises, il juge que de tels avantages sociaux, obtenus sans mérite particulier, ont des effets néfastes sur la mentalité des ouvriers.

Par exemple, lors de la fête de l’Enfance de septembre 1924 [3], il s’interroge : « Dans notre association où tout concourt à l’amélioration du sort de l’ouvrier, la disparition des soucis n’a-t-elle pas émoussé l’initiative, diminué l’effort et tout ce qui y ressemble en diminuant le devoir ? » Par de telles remarques, Louis Colin rompt avec le point de vue de Godin – la protection sociale est une responsabilité de la République vis-à-vis des travailleurs –, pour se rapprocher de l’opinion défendue par des intellectuels plus conservateurs qui s’opposent aux projets de législation sociale (Hatzfeld, 1989). Pour de nombreux penseurs et politiques de l’époque, protéger les classes populaires contre les risques de la vie – accidents du travail, maladie, vieillesse – aurait pour conséquence de réduire leur propre responsabilité et les conduirait à adopter une attitude passive face au travail : représentation intellectuelle que l’on retrouve aujourd’hui dans la dénonciation des effets moraux pervers de l’« assistanat ». Dans ce même état d’esprit, les critiques de Louis Colin ont donc moins pour but de désigner précisément des coupables que de réprouver le système social conçu par Godin, qui n’impose pas de conditions ni de réel contrôle à ses bénéficiaires. D’une façon identique, il manifestera en 1930 une désapprobation totale de la loi sur les assurances sociales, qu’il voit comme « une loi faite pour les saints […] qui n’aboutit qu’à créer un refuge pour les paresseux et […] à faire de la France une nation de pensionnés [4] ».

Réduire le « coût du travail »

Les successeurs de Louis Colin, René Rabaux et Raymond Anstell, ne reprennent pas à leur compte cette critique des effets moraux de l’oeuvre sociale, dont ils préfèrent dénoncer le poids financier. Dans leurs discours, l’expression de « charge sociale » devient rapidement récurrente, associée le plus souvent au terme « handicap » : pour eux, le Familistère en tant qu’entreprise est fortement pénalisé par l’impossibilité qui lui est faite de réduire le coût du travail en allégeant ces dépenses sociales, auxquelles s’ajoutent progressivement celles imposées par l’Etat. En réalité, l’étude des bilans financiers de l’entreprise permet de mesurer que ces dépenses représentent, au cours du xxe siècle, entre 5 et 10 % de la masse salariale, soit grosso modo une proportion comparable à celle dépensée par la plupart des entreprises paternalistes. De fait, si la faible productivité dont souffre le Familistère est essentiellement due à une organisation du travail vieillissante, la gérance choisit malgré tout d’en attribuer la cause à un système social qui lui apparaît trop coûteux, moins pour des considérations absolues que par son absence de retombées économiques. Conservée à l’identique depuis le milieu du xixe siècle, l’oeuvre sociale conçue par Godin a mal vieilli : les logements sont depuis longtemps en nombre insuffisant pour accueillir l’ensemble du personnel et paraissent moins confortables que les constructions modernes, surtout pendant les Trente Glorieuses. Le système de protection sociale ne joue plus qu’un rôle de complément de la Sécurité sociale, tandis que les magasins sont durement concurrencés par l’offre commerciale de la ville. Enfin, et peut-être surtout, le système scolaire ne suffit plus à garantir le recrutement de la main-d’oeuvre, les fils de Familistériens boudant les postes les plus pénibles de la fonderie ou de l’émaillerie, ateliers qui peinent dès les années 1950 à renouveler leur personnel. Le phénomène n’est pas spécifique au Familistère : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des entreprises paternalistes constatent que leurs oeuvres sociales leur coûtent désormais plus qu’elles ne leur rapportent. Contrairement à elles, cependant, le Familistère ne peut que difficilement s’en défaire, au nom de l’attachement à l’héritage de Godin : ce n’est que dans les années 1960 que s’opère ce délitement du système social.

« Esprit d’association » contre gestion ouvrière

Enfin, la gérance considère l’oeuvre sociale comme « inopérante », dans la mesure où elle n’a de toute évidence pas eu l’influence espérée sur la mentalité des membres de l’Association du Familistère, et notamment sur leurs rapports à la direction. Les gérants ont en effet assez rapidement rompu avec la volonté de Godin de favoriser la participation ouvrière aux prises de décision. Pour le fondateur, il était vital d’organiser l’usine autour du savoir et du savoir-faire des travailleurs, en leur donnant le plus possible la parole : au sein des ateliers, en encourageant les initiatives et les innovations ; au niveau de la gérance, en faisant voter les associés sur les grandes stratégies ; et même sur le plan financier, la comptabilité étant contrôlée par un conseil de surveillance composé de trois ouvriers élus par l’assemblée générale des associés. Les différents administrateurs-gérants ne vont jamais supprimer ces institutions, mais en offrent une autre lecture qui va progressivement leur ôter leur statut de contre-pouvoir. Pour eux, la priorité de l’ensemble des membres de l’association doit être de garantir la prospérité industrielle (nécessaire au financement du système social et au maintien des emplois), qui ne peut être atteinte que par une stricte séparation des rôles et des responsabilités. Comme le dit Louis Colin, l’usine doit pouvoir s’appuyer, « d’un côté, sur une administration qui peut dans le calme s’attacher à la partie commerciale et industrielle […] et, de l’autre, sur un personnel qui travaille avec satisfaction, dans l’espoir que l’année se terminera par une plus-value au bilan digne des efforts de tous ». Cette distinction opérée entre une gérance qui décide et des ouvriers qui travaillent « dans le calme » cesse progressivement d’apparaître dans les discours des directeurs comme un idéal pour se transformer en exigence, au nom du respect de l’« ordre », de la « hiérarchie », voire de l’« autorité des chefs ».

Dévouement et discipline

Louis Colin, puis René Rabaux construisent ainsi une représentation mentale du fonctionnement idéal de l’association, dont ils cherchent à convaincre les ouvriers : cette culture d’entreprise spécifique, que Rabaux appelle « l’esprit d’association », devrait être une conséquence directe de l’oeuvre sociale, dont les gérants estiment qu’elle représente un privilège tel qu’il doit nécessairement induire un dévouement total vis-à-vis de l’entreprise. Par « dévouement », ils entendent non seulement un attachement affectif, une fierté d’appartenir à la communauté familistérienne, d’être les « héritiers deGodin », mais aussi un souci du travail bien fait et, surtout, une discipline sans faille qui suppose l’autocensure des revendications. Toute critique de la gérance est par conséquent perçue comme un refus de participer à l’effort commun et comme une ingratitude vis-à-vis des sacrifices – ce handicap commercial – fournis par l’association pour le bien-être du personnel. Dans cette conception de l’association, l’organisation spécifique de l’entreprise doit avoir pour conséquence une meilleure acceptation par les ouvriers de l’autorité de leur direction. Louis Colin explique ainsi, en 1929, aux élus du personnel qu’il « comprend fort bien que les ouvriers [d’une entreprise classique] exigent d’un patron une augmentation de salaire – le patron se débrouillera comme il le pourra – mais [qu’] ici, dans une association ouvrière, on ne peut le faire sans prendre en compte la marche de l’affaire et ses possibilités ». Par extension, Louis Colin n’hésite pas à affirmer à des journalistes, la même année, que la grève est de fait « moralement interdite » au sein de la Société du Familistère, notamment parce que les ouvriers y sont plus favorisés qu’ailleurs. Ce raisonnement de la direction s’applique à l’ensemble du personnel, mais vise plus particulièrement les Familistériens, élite parmi les privilégiés, dont la gérance attend un soutien permanent et sans faille.

On constate donc un retournement pour le moins surprenant du discours : pour les administrateurs-gérants du xxe siècle, l’inspiration socialiste et coopérative qui a présidé à l’organisation du Familistère doit favoriser des rapports basés sur le diptyque générosité de l’oeuvre sociale-reconnaissance dévouée des ouvriers, caractérisant la théorie du patronage.

Conclusion

Entre la volonté affichée par Godin d’instaurer au sein du Familistère un dialogue permanent source de démocratie directe et l’« esprit d’association » défini par ses successeurs, le fossé paraît profond et insurmontable. Le principal point commun entre ces deux représentations, dont seule la seconde peut être assimilée à du paternalisme, reste qu’il s’agit chaque fois de conceptions abstraites construites par des chefs d’industrie qui cherchent chacun à leur façon à transmettre leur modèle culturel aux ouvriers, avec un succès limité. Au milieu du xixe siècle, Godin s’adresse en majorité à des ouvriers issus d’un milieu rural extrêmement pauvre, souvent analphabètes, qui ne manifestent aucun désir particulier de s’impliquer dans la direction d’une entreprise. Ses appels à la participation et à l’initiative ouvrière restent très souvent sans réponse, ce qui représente de son propre aveu sa plus grande déception. De la même façon, les discours de ses successeurs semblent recevoir peu de véritable écho : si les Familistériens veulent éviter les conflits internes afin de sauvegarder leur modèle social et se montrent souvent modérés dans leurs actes comme dans leurs discours, cela n’empêche pas certains d’entre eux de participer à l’émergence, au sein de l’entreprise, d’un syndicalisme revendicatif parfois très virulent et à des mouvements de grève sporadiques, essentiellement menés par les ouvriers vivant en ville, plus politisés, qui refusent catégoriquement le raisonnement de la gérance. Dans les deux cas, cet échec partiel du discours rappelle que les phénomènes de représentation et de liens sociaux que l’on résume par l’expression « culture d’entreprise » sont des constructions complexes, qui ne correspondent jamais à des schémas imaginés ex nihilo, pas plus au sein d’une coopérative que dans les entreprises paternalistes.