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À la mémoire de Wolfgang Hellmerts

I

Qu’au cours du xixe siècle des couches bourgeoises en Occident aient combattu pour la domination est connu. L’importance de l’emprise de la bourgeoisie pour le destin politique et social des nations a aussi été assez souvent considérée et évaluée.

La transformation de tout l’univers des formes, le changement par exemple des styles architecturaux ou des vêtements qui s’est opéré à cette époque, a souvent été mentionnée et décrite.

Mais le lien entre ces deux types de changements, social et esthétique, a à peine été étudié de façon approfondie et porté à notre attention. On sent une coupure plus profonde entre le style du xviiie et du xixe siècle que pour les styles que l’on qualifie de baroque et de rococo. Cette différence de types de changement des formes esthétiques n’apparaît cependant de façon nette que si l’on l’appréhende du point de vue de la situation de la société en question. Le changement de style du baroque au rococo, du style Louis XIV au style Régence, constitue un changement au sein de la même couche sociale. La coupure profonde entre l’univers des formes du xviiie et celui du xixe siècle est l’expression de l’ascension au pouvoir d’une nouvelle couche sociale, de la bourgeoisie capitaliste industrielle. Au style et au goût de la cour s’imposent un style et un goût bourgeois capitalistes.

On a parfois affirmé que le xviiie siècle avait été le dernier qui ait eu un « style ». Et, en effet, à peine avait-on osé penser à un style capitaliste que s’installait le doute : peut-on parler dans ce cas d’un « style » ? L’émergence de la société bourgeoise de type professionnel et industriel n’a apparemment pas que remplacé une esthétique, un « style », par un nouveau, mais a de toute évidence contribué à la dissolution d’une certaine unité des formes d’expression. Pour cette raison, on tend davantage à décrire les productions esthétiques de la société capitaliste en relation à des individus créateurs ou, tout au plus, à des écoles et tendances. L’existence et le développement unifié de formes et de structures de base communes et typiques, en bref le « style » des oeuvres artistiques dans le monde capitaliste, restent plus ou moins dans l’ombre. On dispose tout au plus de termes pour qualifier des épisodes de ce développement, par exemple le soi-disant « art nouveau ». Une désignation plus précise fait défaut et le problème même est à peine présent à notre esprit.

Recourir ici à l’expression « style kitsch » pour combler ce vide pourrait passer pour une excentricité ou encore pour le témoignage d’une attitude malveillante et hostile découlant d’une attitude de mépris. En vérité, le choix de cette expression est tout sauf arbitraire et tendancieux. Lorsque, après maintes recherches dans un répertoire de mots empreints de jugements de valeur positifs ou de mots sans vie, on cherche des concepts qui expriment l’unité du langage esthétique capitaliste au-delà des caractérisations générales « capitalistes » ou « libérales », on arrive à un des seuls concepts qui exprime un trait caractéristique et constant de la forme de production capitaliste. Dans son usage général, le concept de « kitsch » est certes chargé de confusion. S’il peut et doit cependant indiquer quelque chose de plus précis qu’un quelconque ramassis de curiosités sans goût, s’il doit condenser en un phénomène concret une généralité vague pour fonder son actualité de nos jours, alors il faut en chercher le contenu et les limites dans l’évolution des formes esthétiques de la société bourgeoise. Que la spécificité d’une époque soit d’abord visible par une marque négative n’est certes pas sans précédent dans l’histoire. Des expressions comme « baroque » ou « gothique » n’avaient pas à l’origine une teneur beaucoup plus positive que le concept de « kitsch ». Leur contenu de valeur n’a changé que dans la foulée du développement de la société. Sans accorder trop de poids au parallèle historique, le « style kitsch » expérimentera aussi en toute probabilité un tel changement de conception. En attendant, il désigne le caractère stylistique de l’avant-guerre. Mais personne ne saurait dire si nous ne sommes pas nous-mêmes « avant-guerre », c’est-à-dire davantage liés, d’un point de vue historique, à la période antérieure à 1914 qu’il ne nous paraît dans l’éblouissement causé par le moment présent.

Ce qui devrait d’abord être exprimé par le concept de « style kitsch » est une qualité très particulière, à savoir l’incertitude des formes qui est propre à chaque production esthétique de la société industrielle. Les débuts de l’époque bourgeoise capitaliste en témoignent déjà. Au départ, la société libérale bourgeoise ne trouve pas son expression dans des formes tout à fait nouvelles. Des ornements subsistent, et « Empire » ou « Biedermeier » sont visiblement des héritiers du vieux style de cour. Ce qui disparaît, c’est avant tout l’assurance du goût et l’imagination créatrice, la solidité de la tradition de la forme qui était naguère perceptible dans le produit le plus maladroit. Des débordements sentimentaux d’une force jusque-là inconnue font éclater les formes anciennes ; cherchant à tâtons de nouvelles formes, les artistes produisent, aux côtés d’oeuvres accomplies, des oeuvres témoignant d’un manque de clarté et de goût sans précédent. La structure modifiée du processus artistique se manifeste particulièrement dans ce tâtonnement, dans cet amalgame et cette coexistence de qualité et de mauvais goût, non seulement chez des personnes différentes, mais souvent dans une seule et même personne. Désormais, un glissement vers un monde dépourvu de formes guette constamment même le créateur le plus doué. Chaque oeuvre réussie, achevée, a été sauvée de l’abîme, d’une façon bien plus marquée qu’au temps où une solide tradition sociale assurait contrainte, mais aussi maintien. Ces tendances dans les productions des grands artistes, qu’ils se nomment Heine ou Victor Hugo, Wagner ou Verdi, Rodin ou Rilke, sont étroitement liées aux tendances mises à jour dans des productions médiocres que nous tenons pour dérapage, décadence et kitsch ; sans peine, ces tendances s’unissent imperceptiblement les unes aux autres. Et, entendu dans son sens négatif, le kitsch n’est donc jamais simplement quelque chose en opposition, extérieur aux grands artistes, mais toujours aussi quelque chose en eux, une partie d’eux-mêmes. Cet amalgame incessant de création et de désintégration est un des traits constants et persistants de la société industrielle. Il se laisserait démontrer autant dans les formes du xixe que celles du xxe siècle, autant chez Balzac que Gide, chez Ingres comme chez Picasso. Et il est particulièrement perceptible dans les oeuvres de cette époque dont les formes sont les plus achevées. La forte emphase, l’intensité curieusement artificielle et parfois presque convulsive de la forme qui caractérisent quelques-uns des plus grands artistes modernes n’expriment en fait rien d’autre que le combat que l’artiste le plus sûr de lui doit aujourd’hui mener sans relâche contre l’absence de formes et la désintégration de l’univers des formes. On pense à Stefan George ou à Paul Valéry, on pense à Proust ou à Thomas Mann dont la célèbre cadence de la langue, à la fois tendre et ironique, n’est rien d’autre qu’un tel rempart. Si le déclin est constitutif du destin de cette époque, il est aussi déterminant pour le caractère positif des productions artistiques. Et ici apparaît déjà, comme on peut le constater, le tournant positif du concept de kitsch.

II

Il y a eu des artistes talentueux qui créèrent dans la voie tracée par une solide tradition des formes, soutenus et contrôlés par les porteurs de cette tradition, une « bonne société » non capitaliste. Il en suivit d’autres qui, sans un tel soutien, durent s’en sortir en ne comptant que sur eux-mêmes. On ne peut cependant tracer que de façon approximative les lignes de démarcation entre ces deux types. La destruction de la société de cour parisienne au cours de la Révolution française rend bien visible, de l’extérieur, la transition. Mais cet événement n’est que le symptôme d’une vaste reconfiguration sociale qui ne s’est réalisée que très lentement et graduellement. Le Greuze prérévolutionnaire et le David prérévolutionnaire étaient déjà des représentants du nouveau style bourgeois et appartenaient en quelque sorte à la période kitsch. Entre eux d’un côté, et les représentants du langage esthétique de la cour comme Watteau, Fragonard, Boucher de l’autre, le changement s’opère lentement.

Le même changement s’observe en littérature. Dans ce domaine, il se produit à un moment différent dans chaque pays selon le degré de développement social. On aura à le chercher entre Voltaire et Balzac en France, entre Goethe et Heine en Allemagne. Mais même Goethe et Voltaire ne sont déjà plus « Ancien Régime » au sens strict, mais plutôt des figures périphériques de la société de cour, plus ou moins des hommes de la transition. Le style et le sens de la forme de Voltaire ont encore été directement formés et affinés dans les cercles de la noblesse de cour. Sa vie durant, il resta très solidement captif des traditions de la forme et du goût propres à cette société. Sa compréhension profonde, son assurance en matière de formes et de goût étaient tout à fait caractéristiques de cette société. Mais que lui, le fils de bourgeois, se détournât en partie des maximes conservatrices des cercles de la noblesse dans les choses de la raison et de la religion, qu’il pût en soi se détourner d’eux, témoigne de la situation de transition de la société. Il était à la fois exposé aux influences de la haute société de cour, déjà décentralisée, et aux influences de la société bourgeoise capitaliste qui, lentement, s’émancipait et prenait forme. Dans un sens un peu différent et correspondant à la structure des Länder allemands, Goethe constituait aussi une telle figure marginale, à la périphérie de l’ère de la cour et tournée vers l’ère bourgeoise. On ne doit cependant jamais oublier que « l’Ancien Régime » s’est maintenu, sous une forme bourgeoise et industrielle, comme système politique jusqu’en 1918 en Prusse-Allemagne alors qu’il a été dans l’ensemble anéanti en France en 1789. Mais la force créatrice de formes de la société de cour en France, avec sa tradition forte de plusieurs siècles, était extraordinairement puissante. En dépit de sa liquidation radicale comme système politique, la tradition du goût de « l’Ancien Régime » exerça, jusque dans le présent, une vigoureuse influence dans le cadre de l’ère industrielle et du style kitsch. Dans le Land qui donnait le ton à l’Allemagne, en Prusse, la force créatrice et culturelle de la société de cour était en revanche moindre ; si le poids de la société de cour sur le style kitsch était par conséquent moins important, l’incertitude du goût et l’ouverture à des formes et voies nouvelles s’avéraient plus grandes.

De plus, la véritable couche créatrice ou, du moins, la couche consommatrice de biens culturels dans cette Allemagne des petites cours n’était pas principalement constituée par la noblesse rentière comme en France, mais par une couche de fonctionnaires intermédiaires ou de hauts fonctionnaires que l’on connaît à peine en France et à laquelle appartiennent autant des pasteurs et des professeurs d’université que des officiers, des fonctionnaires de la cour ou des administrateurs de grands domaines. En grande partie d’origine bourgeoise, ces fonctionnaires allemands vivaient certes toujours dans une certaine dépendance par rapport à la société de cour à proprement parler, mais nourrissaient secrètement, du moins aussi longtemps que les voies vers les plus hauts postes de la cour et du gouvernement leur demeuraient inaccessibles, une opposition désespérée et jamais vraiment exprimée à l’égard de la cour. La littérature allemande de Lessing jusqu’au Sturm and Drang[1] et la période du courant de la « sensibilité » jusqu’au romantisme du xixe et du xxe siècle regorgent de témoignages de cette silencieuse opposition. C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre Goethe.

Il appartenait certes au groupe relativement petit de ceux qui réussirent à se hisser de la bourgeoisie au sommet d’une hiérarchie de fonctionnaires et d’une société de cour. Et notamment pour cette raison, Goethe demeura longtemps l’idéal de la bourgeoisie allemande. Il s’appropria l’attitude et les manières des cercles de cour, mais celles-ci étaient déjà assez souples pour qu’il puisse maîtriser et développer l’héritage de cour de façon hautement autonome. Et de cette situation féconde de la transition, c’est de ce lien avec la tradition qui ancre solidement l’individu tout en lui laissant une grande latitude personnelle qu’il faut comprendre le talent immense déployé par Goethe. Il développa une grandeur qui était liée, au sens strict, à la forme classique, mais qui affichait en même temps une coloration très personnelle et individuelle.

Il a bien sûr, comme Voltaire ou, dans le domaine de la musique, Mozart (qui était certes une figure moins marginale que ces derniers et encore un représentant direct de « l’Ancien Régime »), des oeuvres de format et de force créatrice fort différentes. Néanmoins, elles n’étaient jamais dépourvues de formes. La maîtrise du bon goût consacré, promu et contrôlé par la société ne fait jamais défaut à ces hommes ; leur sentiment individuel ne transperce ni ne détruit le langage esthétique donné. Sur ce point, ils se distinguent fondamentalement des artistes de l’époque kitsch. Ils étendent les éléments de style et les formes d’expression conventionnels, les assouplissent et en ressentent également la pression ; mais ils réalisent finalement tout ça dans le cadre de la convention du style en place.

Tout ceci changea radicalement avec les générations suivantes. C’est connu. Déjà Beethoven, dans les mains duquel le langage esthétique traditionnel et le mode d’expression commencent déjà à s’effriter, est bien davantage une figure périphérique et un représentant de la transition que Goethe ou même Mozart. Son talent inné bénéficie de la fécondité de la situation de transition. Pour les générations suivantes cependant, la rupture est consommée. Pour Schumann, Heine ou Balzac — pour ne mentionner que quelques noms de ce répertoire —, la conduite assurée est chose du passé. Aux côtés des créations les plus réussies et des productions les plus achevées, on remarque des débordements sentimentaux indomptés, des dérapages et des grossièretés. Le style kitsch, avec les nouvelles grandeurs et médiocrités qui lui sont propres, s’impose.

III

De nouveaux porteurs sociaux du bon goût apparaissent au xixe siècle. La position de l’artiste et la fonction sociale de l’art se transforment radicalement dans la société bourgeoise industrielle.

Tout ce qui était naguère transmis de façon tacite et presque automatiquement par le biais de la « bonne société » (le savoir-vivre, l’attitude juste, l’assurance du goût) prit fin avec l’emprise graduelle de la bourgeoisie sur tout le corps de la société. Des biens imperceptibles de la tradition qui semblaient et pouvaient appartenir à tout un chacun ne pouvaient désormais qu’être transmis par l’entremise d’experts. Napoléon s’est consciemment formé à l’exemple des comédiens. Le dandy Brummel, l’archétype du spécialiste en matière de goût, devait donner des leçons de tenue et de goût à la bonne société anglaise, aux courtisans, au prince lui-même. Et on trouve dans l’histoire de la peinture un exemple particulièrement patent de cette transformation. Jusqu’à Manet et les impressionnistes, c’était les « bonnes sociétés », les groupes dominants de la société, qui avaient encore, bien que toujours de moins en moins, conféré leur caractère à la peinture du jour comme important moyen de représentation sociale. S’il existait certes déjà un art de spécialistes de nouveau genre avant les impressionnistes, celui-ci s’imposa clairement pour la première fois contre la peinture et le goût prévalents. Et on ne saurait comprendre à partir de ce moment la spécificité du grand art, la situation existentielle de ses créateurs, si on omet cette individualisation spécialisée, l’indépendance croissante des artistes, la transformation complète de leur position dans la société qui agit sur les formes et leurs créations. Les impressionnistes étaient des bourgeois et non des révolutionnaires au sens social, en aucun cas d’univoques représentants d’une couche ascendante contre la bourgeoisie en place. L’incompréhension de la masse des travailleurs pour leur art n’est pas symptomatique de la tension sociale entre différentes couches de travailleurs, mais de la déchirure et de la tension entre, d’un côté, le goût des spécialistes de premier plan, du grand art de toutes sortes, et de l’autre, le goût de la société de masse, des non-spécialistes.

C’est en tant qu’exécutants ou, du moins, en tant qu’individus socialement inférieurs que Poussin et Watteau, Racine et même Voltaire créèrent en premier lieu pour une société de cour qui contribuait activement à la formation du goût en matière d’art. Goethe avait déjà atteint un rang de noblesse, mais était toujours entretenu et contrôlé par un cercle solide et puissant sur le plan social. En revanche, Manet, Cézanne, Picasso, tout comme Valéry et George, sont à peu près égaux à leurs acheteurs d’un point de vue social. Mais ils doivent, tantôt par leurs propres moyens, tantôt soutenus par des mécènes, mettre en vente leur marchandise, en tant qu’individus isolés, à un public plus ou moins inconnu sur le marché libre. Des petits cercles de connaisseurs et de collectionneurs, des spécialistes eux-aussi, voient leur existence exprimée et élevée dans cet art. Autour d’eux, une mince couche formée d’existences snobs et d’imitateurs prétend jouir de cet art parce qu’il lui confère du prestige. Derrière, ébahi et perplexe, le gros de la société contemple ces oeuvres qui ne correspondent pas directement, à ses yeux du moins, à sa condition psychologique.

Le concept de « kitsch » n’est rien d’autre qu’une expression de cette tension entre le goût raffiné et développé des spécialistes et le goût peu développé, incertain, de la société de masse. C’est probablement au début du xxe siècle qu’émergea ce concept du kitsch — tiré du mot américain pour « esquisses », sketch — dans un milieu de spécialistes, dans des cercles d’artistes et de commerçants d’art munichois pour désigner d’abord certains types de dessins prisés par un public de voyageurs américains. Ce qui était destiné à la vente était, disait-on, ce qui était fait pour verkitschen[2]. Et tout le mépris des spécialistes du goût non cultivé de la société capitaliste, mais aussi le tragique de cette constellation dans laquelle spécialistes, artistes, marchands ou éditeurs doivent, pour des raisons économiques, distribuer ou produire ce qu’ils méprisent, transparaît immédiatement dans cette compréhension originale du concept de « kitsch ». Avec tout son poids économique et social, le public assiège inévitablement les spécialistes et leur goût. L’influence des spécialistes sur le goût du public ne s’exerce quant à elle que lentement et souvent fort tardivement. Et cette dépendance des uns par rapport aux autres produit déjà, au-delà des tensions, certains liens entre les formes d’expression, lorsque les formes des spécialistes de « l’expressionnisme » ou du « cubisme » sont, après un certain temps, transformées et adoptées dans les affiches publicitaires ou l’architecture des cafés. Les deux pôles entre lesquels le style kitsch se déploie, le goût des spécialistes et le goût de la société de masse pluriforme, sont de plus liés par une expérience et une situation communes, par le grand destin qui, comme un fleuve indompté, emporte dans sa foulée tous les combattants — symbolisé par les guerres ou les conflits sociaux, la prospérité ou les crises. Et cette régularité englobante confère en dernière analyse aux formes d’expression de la société fragmentée une unité très particulière, un « style » qui est, conformément à la structure de la société qui le sous-tend, plus souple, plus protéiforme et plus contrasté que les styles précédents.

IV

Les problèmes particuliers du style kitsch — qui sont assez révélateurs de nos vies et de celles de nos pères — exigent encore une réponse. Quelques allusions doivent à cet effet suffire pour au moins indiquer où se situent les problèmes.

1) Rêves de loisirs d’une société de travail

Exception faite des formes particulièrement utiles, chaque production esthétique a la fonction d’un rêve de loisirs pour le « public », pour la masse de la société des travailleurs. Cette fonction confère à nos arts, comparativement à ceux des hiérarchies aristocratiques, patriciennes ou ecclésiastiques, une physionomie très différente. Le besoin de loisirs de la société de masse que les spécialistes devraient satisfaire est en fait un besoin complémentaire aux besoins primaires : le travail et le pain. Il n’est jamais aussi crucial que ces derniers et la forme qu’il prend est déterminée par eux, comme dans le cadre de la tension constante émanant du travail, le besoin de se libérer de sentiments étouffés par le travail ou la tendance à chercher dans les loisirs un substitut de satisfaction pour les désirs non réalisés dans le travail. Et relativement à l’inévitabilité avec laquelle la vie de loisirs de l’homme industriel est poussée par la vie au travail dans une direction déterminée, le spécialiste de l’art est impuissant. Il peut dénoncer autant qu’il le veut les rêves de loisirs et le goût des âmes déformées par la pression du travail en tant que « kitsch », il peut faire passer pour de la « sentimentalité » les formes d’expression des sentiments accumulées et chargées par la pression du travail. Le besoin pour ce qui est ici appelé « kitsch » est imposé socialement alors que le kitsch en soi, dans le sens négatif du terme, est le reflet fidèle d’un état d’âme cultivé par la société industrielle. Ainsi considéré, le problème du kitsch se voit conférer une gravité que l’on ne lui concède guère souvent.

2) L’émancipation du sentiment individuel

Presque tous les produits médiocres de l’ère kitsch, et un grand nombre des grands produits, se démarquent des produits du passé par la qualité particulière et l’intensité de leur charge sentimentale. Cette particularité se manifeste par exemple dans les grandes oeuvres musicales de Beethoven, Schubert, Schumann, en passant par des sommets comme Verdi et Wagner jusqu’à Debussy, Ravel, Stravinsky et Weill, dans lesquelles l’imprégnation des sentiments est portée par des formes toujours nouvelles et dans des couches toujours nouvelles de la société. Si on fait abstraction de quelques contre-tendances, elle est non moins visible dans la peinture. Au moins à partir des impressionnistes (et à l’encontre de ce que prétendent plusieurs artistes), on représente plus que jamais non pas le monde dit objectif, mais la nature telle qu’elle est vécue et sentie sur le plan individuel. Et cette charge sentimentale se présente de façon non moins pressante dans ce que l’on qualifie de « kitsch » dans un sens négatif, comme on peut le constater à l’exemple de certaines cartes postales qui sont clairement conçues pour toucher le sentiment de la personne qui les regarde ou à l’exemple des chansons sentimentales populaires. Il est caractéristique du problème que pose le kitsch, à savoir que la forme d’expression de ce sentiment apparaît fausse et presque ridicule, alors que le besoin qui le sous-tend, né de l’impossibilité de trouver dans les maigres temps de loisirs les relations que le travail rend inaccessibles, est absolument authentique.

3) Tendances progressives et conservatrices du style kitsch

Dans la société industrielle, les conflits touchant les formes d’expression de la vie ne surviennent presque plus directement entre les différentes couches sociales ; ils sont disputés entre les spécialistes de l’art qui, consciemment ou non, jouent le rôle de représentants de certains groupes sociaux et tendances. Par conséquent, on trouve dans la sphère esthétique de la société industrielle des tensions particulières qui correspondent avec assez de précision aux tensions sociales du moment. Un pôle se constitue des tendances qui, consciemment ou non, prennent comme modèle les styles artistiques des sociétés antérieures. Leurs représentants ne veulent laisser entrer dans l’espace sacré de la création que ce qui est grand et sublime, une version idéalisée et fortement censurée de l’existence. Un autre pôle se constitue des tendances qui cherchent à faire éclater les formes artistiques traditionnelles et à refléter par le biais de nouvelles formes la situation humaine et sociale actuelle ainsi que les relations et expériences propres à la société industrielle. Le premier pôle fuit l’incertitude qui s’abat sur lui et se réfugie dans un monde idéalisé et une belle forme. Mais ce qui pour leurs modèles était en grande partie talent social, à savoir l’assurance de la forme et la force du style, les représentants de ce pôle doivent toujours le conquérir individuellement.

Les artistes progressistes représentant le deuxième pôle, qu’on pense par exemple à Zola ou à Malraux, au jeune Gerhart Hauptmann ou à Brecht, veulent arracher certaines expériences au mécanisme de dissimulation. Ils ne veulent plus cacher la bassesse et la confusion, le caractère miteux et le sentiment d’impuissance derrière l’harmonie de formes arrondies, mais cherchent à donner expression, au côté de la joie et de la posture maîtrisée, à la menace, à la souillure et au danger, à la difformité et à la démesure. Le problème au centre de leur création est certes différent de celui des créateurs conservateurs, mais il n’en est pas moins important. Chez les conservateurs, pour le dire brièvement, la forme au moins à moitié traditionnelle triomphe trop facilement sur le contenu ; elle ne laisse pas de place à certaines expériences, idées et situations. Inversement, le danger d’engloutir la forme par le contenu guette les artistes progressifs. Pour eux, l’accent premier est en effet posé sur l’idée et ce qui est à représenter.

Dans cette antithèse, la tension sociale se reflète cependant parfaitement. Au sein d’une couche dirigeante donnée, celle qui se définit par ce qui est en dessous d’elle, l’attitude et les gestes, le « comment » de la représentation ont toujours une importance particulière. Ils sont les instruments de la distanciation. En revanche, l’idée et le contenu, précisément ce que les couches conservatrices veulent censurer et laisser lettre morte, sont incomparablement plus importants que la forme pour les nouveaux groupes ascendants. Ceci explique le rôle exceptionnel que jouent le contenu et l’objet de la représentation, qu’ils soient sentiment ou but, dans les productions de l’époque kitsch — dans celles de moindre valeur comme dans les plus réussies — en comparaison de la forme de la représentation. Une conséquence de cette constellation caractéristique est de permettre plus ou moins aisément l’émergence des couches de la masse et de rendre toujours plus difficile la consolidation d’une bonne société et d’une solide tradition de formes sociales. L’agitation monte, des familles montent et tombent rapidement, on dénote une relative atomisation et l’influence esthétique passe progressivement de cercles définis de la société à des spécialistes du goût isolés et leurs écoles. Le changement technologique, de concert avec d’autres facteurs qui ne peuvent trouver traitement dans ces pages, font en sorte que les mécanismes de la création artistique opèrent de façon fort différente dans la société industrielle et dans les sociétés antérieures. Pour cette raison, la coupure entre le style kitsch et les styles précédents est particulièrement profonde.

Le concept de « kitsch » tend à la confusion et on peut débattre ses définitions. Il s’agissait ici de traiter des conditions d’émergence, non pas du concept, mais du « kitsch » et du style kitsch en soi. Le « kitsch » a-t-il existé avant l’émergence de la société capitaliste ? Cela reste à vérifier. S’il y avait des conditions de production similaires, oui. Sinon, le fait d’attribuer des qualités propres au « kitsch » à des formes antérieures ne représente rien d’autre qu’une analogie vide.

Le fait de voir ou non aujourd’hui le rapport paradoxal et antinomique entre les grandes productions des artistes spécialistes et les productions destinées à satisfaire le goût de la masse dépend de la perspicacité de l’observateur. Pour mettre en lumière ce rapport, nous avons eu recours à l’expression « style kitsch ». La difficile fécondité, la problématique grandeur de notre existence sociale et artistique y sont contenues. Mais la conscience du changement radical au coeur duquel nous nous trouvons et le pressentiment des immenses et nouvelles possibilités artistiques encore à venir y sont, eux aussi, contenus.