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Dans cet essai paru en 1935, Norbert Elias découpe et extirpe le kitsch de son contexte pour en faire un concept sociologique. Dépouillé de son contenu de valeur, le concept sert à décrire le style artistique propre à une ère qui semble a priori en être dépourvue, la société bourgeoise capitaliste du xixe et du xxe siècle. En dépit des apparences et des efforts de distanciation des individus, le sociologue identifie, aussi fragmenté soit-il, un style. À différents degrés, ce style décrit tout un chacun : aux yeux d’Elias, même les artistes les plus accomplis n’échappent pas au kitsch, à l’oscillation entre des formes achevées d’un côté et des débordements sentimentaux de l’autre. Le sociologue fait l’hypothèse que le concept de kitsch deviendra un jour l’étiquette d’une époque, au même titre que le baroque pour une partie du xviie et du xviiie siècle par exemple. Si le kitsch n’a jamais été affranchi d’un jugement de valeur négatif, le phénomène décrit — l’oscillation entre deux pôles, l’incertitude, le manque d’assurance du goût, le recours aux experts qui en est la conséquence et la recherche de nouvelles formes — demeure et fonde l’actualité du texte traduit dans ces pages. Qui ne ressent pas aujourd’hui une telle incertitude et le besoin de trouver des formes qui ne soient pas jugées démodées, présomptueuses ou clichées ? L’oscillation propre à la période kitsch fait en sorte que nous entretenons souvent un rapport ironique aux formes. Et ce rapport ne se limite pas au seul domaine de l’art. Pensons à la séduction et à l’amour, thèmes du présent numéro. Qui peut aujourd’hui flirter sans une touche d’ironie ? Quels moyens a-t-on à notre disposition mis à part l’ironie ? Maintes fois, nous recourons en effet à des formes pour tout de suite nous en distancier, pour nous en moquer un peu en agitant nos doigts pour faire des signes de guillemets ou un clin d’oeil. Cette incertitude est aussi une forme, une forme à l’image de la coquette de Simmel qui s’approche et s’éloigne, donne et reprend, simultanément. Si nous ne pouvons qualifier le texte d’Elias et la lourdeur qui en caractérise certains passages de coquet, nous avons appris à aimer son contenu, le kitsch ;)