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Les inégalités sociales sont, selon Aïach et al. (2004), des écarts dans l’accès à des biens valorisés entre groupes sociaux classés selon un ordre social hiérarchisé. Poser la question des inégalités sociales selon l’origine, c’est donc se demander si l’origine est un statut social qui, au même titre par exemple que le statut socioéconomique (SSE) ou le genre, positionne les individus dans des rapports sociaux hiérarchisés susceptibles d’interférer sur leur accès à des ressources. Mais répondre à cette question requiert de commencer par préciser ce que l’on entend par « origine » : de quoi parle-t-on et par quels indicateurs la repérer ? Or l’origine est une notion éminemment contextualisée, donc mouvante, que la recherche peine à saisir avec ses catégories. Elle est en outre politiquement sensible, les débats sur l’intégration des populations issues de l’immigration ou sur l’identité nationale le rappellent quotidiennement.

C’est le plus souvent sur le terrain de l’accès à l’emploi, au logement ou encore à l’éducation que chercheurs et décideurs politiques posent cette question des inégalités sociales selon l’origine. Je la déclinerai dans cet article sur un autre terrain, moins exploré : celui de l’accès aux soins de santé. L’hypothèse des inégalités y est particulièrement sensible en raison de la forte légitimité sociale du corps souffrant (Fassin, 2001a).

Certes, maintes recherches ont validé cette hypothèse, en montrant que l’accès aux soins est stratifié selon le SSE. Au fil des années, une série de mesures ont d’ailleurs été mises en place, en France, pour faciliter l’accès aux soins des plus précaires, en particulier via leur accès à une couverture maladie. Chercheurs et décideurs politiques sont en revanche plus discrets quand il s’agit d’explorer le rôle de l’origine dans l’accès aux soins et de lutter contre les inégalités qu’elle dessine éventuellement. Quelques études ont cependant été réalisées, et l’origine n’est pas tout à fait absente des politiques. Je me propose ici d’en dresser un bilan critique. Il ne s’agira donc pas de présenter mes recherches empiriques ni une revue exhaustive de la documentation, mais une sélection subjective de cette dernière, organisée de façon à faire saillir les enchaînements qui ont conduit à mes propres questions de recherche.

J’interrogerai d’abord la pertinence des catégories de l’origine utilisées par la recherche française : que permettent-elles de comprendre de la détermination des inégalités sociales selon l’origine ? J’aborderai dans un deuxième temps les catégories de l’origine mobilisées en France dans la lutte contre les inégalités dans l’accès aux soins : quels leviers permettent-elles d’actionner ? Dans un troisième et dernier temps, je donnerai quelques coups de sonde dans la littérature de santé publique émanant des États-Unis, afin de savoir si d’autres catégories de l’origine que celles utilisées en France permettent — ou pas — de contourner les écueils sur lesquels achoppent ces dernières.

1. La recherche française et les inégalités selon l’origine dans l’accès aux soins : trois approches complémentaires

La statistique française identifie l’origine par la nationalité et/ou le pays de naissance. Elle permet donc de comparer la situation des Français à celle des étrangers, et/ou celle des immigrés à celle des non-immigrés. Les étrangers sont les individus n’ayant pas la nationalité française ; les immigrés sont ceux qui sont nés à l’étranger et qui vivent en France, qu’ils aient ou non acquis la nationalité française. Dans les pages qui suivent, je qualifierai d’« objective » l’origine ainsi repérée par la nationalité et/ou le pays de naissance puisque, dès lors que l’on s’est entendu sur ces définitions, la dénomination des individus ne prête pas à discussion.

Dans le champ de l’accès aux soins, un constat récurrent est que les immigrés et les étrangers ont une consommation médicale moindre que celle des non-immigrés et des Français (Insee, 2005 ; Mizrahi et al., 2000). Immigrés et étrangers ont en outre un taux plus faible de couverture maladie de base (Mizrahi et al., 2008), ce qui augure de leurs difficultés supérieures pour accéder aux soins. Ce différentiel est plus élevé encore pour la couverture complémentaire (Insee, 2005 ; Marical et al., 2007), dont l’importance pour l’accès aux soins a crû au cours des dernières décennies, à mesure que diminuait le panier de soins pris en charge par la couverture de base. Il se traduit par une moindre consommation des étrangers et des immigrés pour les soins particulièrement chers et mal couverts par la couverture de base, comme les soins dentaires (Insee, 2005 ; Mizrahi et al., 2008).

Ces enquêtes qui identifient l’origine par la nationalité et le pays de naissance n’incluent généralement pas les étrangers en situation irrégulière. L’accès aux soins de ces derniers peut certes être étudié à travers les statistiques relatives à la seule couverture médicale à laquelle ils peuvent prétendre et dont ils sont les seuls bénéficiaires, l’aide médicale d’État (AME) (Boisguérin et al., 2008). Ils sont cependant nombreux à ne pas bénéficier de leurs droits potentiels et donc à rester exclus de ces enquêtes. Les rapports d’activité des consultations médicales gratuites (offertes dans les permanences d’accès aux soins de santé [PASS] hospitalières et par des organismes comme Médecins du Monde), dont ils constituent une part élevée, voire majoritaire du public reçu, s’avèrent alors de précieuses sources d’informations. Ces rapports font état de difficultés d’accès aux soins considérables, en particulier concernant l’accès à une couverture maladie.

Une fois constatées les différences d’accès aux soins entre les divers groupes sociaux enquêtés, il faut déterminer s’il s’agit ou non d’inégalités. Ne sont qualifiables de telles que les conséquences, injustes, d’une hiérarchie sociale. Ne le sont pas les écarts de consommation de soins qui s’expliqueraient entièrement par des différences dans l’état de santé ou par des préférences socialement différenciées. Cette évaluation est en réalité souvent délicate. Les écarts dans l’état de santé (qui expliquent ceux dans l’accès aux soins) peuvent en effet suivre la hiérarchie des revenus ; quant aux préférences dans le choix des types de soins, elles peuvent refléter des inégalités socioéconomiques dans l’accès à l’information sur le système de soins. À l’inverse, est a priori une inégalité le retard aux soins (c’est-à-dire le délai prolongé entre le début de l’évolution de la pathologie et le moment du recours aux soins) constaté chez les immigrés pour certaines pathologies comme l’infection par le VIH. Mais si la pathologie a débuté au pays d’origine et est déjà évoluée au moment de l’arrivée en France, alors ce retard aux soins n’est pas une inégalité.

Après la qualification des écarts en termes d’inégalités, vient le temps de leur interprétation. Trois grandes explications peuvent alors être formulées. Elles soulignent le rôle du SSE, de l’origine objective étrangère ou enfin des discriminations selon l’origine.

1.1 L’origine, indicateur du statut socioéconomique

En France, les recherches sur les inégalités sociales dans l’accès aux soins portent principalement sur des groupes définis par leur SSE (identifié notamment par la catégorie professionnelle, les revenus, le niveau d’éducation, la catégorie d’action publique[1] ou le quartier d’habitation). Conséquemment, les écarts dans l’accès aux soins constatés entre Français et étrangers ou entre non-immigrés et immigrés font avant tout l’objet d’interprétations d’ordre socioéconomique. Ces interprétations procèdent en deux temps.

Le premier consiste à comprendre pourquoi étrangers et immigrés sont concentrés dans les strates socioéconomiques les plus défavorisées de la société[2]. Plusieurs pistes sont envisageables : faible qualification ou non-reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger, recrutement dans des secteurs industriels en déclin, emplois légalement fermés aux étrangers extra-communautaires (c’est-à-dire non ressortissants de pays de l’Union européenne), envoi d’une partie des revenus au pays d’origine, absence de droit au travail et à la plupart des prestations sociales pour les sans-papiers et les demandeurs d’asile.

Le second s’attache à mettre en lumière les processus qui exposent les personnes de faible SSE à des difficultés d’accès aux soins. Les facteurs économiques (par exemple, le renoncement à la souscription à une couverture complémentaire par insuffisance des revenus[3]) et professionnels (quand l’adhésion à une couverture complémentaire est associée au contrat de travail) jouent ici un rôle majeur. Le quartier ou la région d’habitation ont également leur importance car une faible densité médicale augmente le coût des soins, par le biais du coût du transport et du coût du temps d’attente.

Selon ces explications, l’origine des individus n’a un impact qu’indirect sur leur accès aux soins, par son association au SSE. Elles conviennent bien par exemple au constat selon lequel les immigrés ont un moindre recours aux médecins de ville que les Français nés en France et que cet écart disparaît après l’ajustement sur le SSE (Dourgnon et al., 2009). Mais elles tournent court quand il s’avère que certaines inégalités ne disparaissent pas après cet ajustement. Par exemple, les immigrés portent moins de lunettes que les non-immigrés, à sexe, âge et revenus comparables (Insee, 2005) ; ou encore, après appariement sur toute une série de variables[4], la nationalité étrangère reste la plus associée à une absence de couverture complémentaire (Marical et al., 2007). Le rôle de l’origine sur l’accès aux soins ne serait donc pas entièrement médié par le SSE.

1.2 L’origine, déterminant « autonome » de l’accès aux soins

Des hypothèses sont alors avancées pour expliquer ce rôle joué « en propre » par l’origine étrangère.

On peut tout d’abord s’intéresser aux processus par lesquels l’origine étrangère peut faire obstacle à l’accès aux soins autrement qu’en exposant les individus à des facteurs socioéconomiques. Citons deux de ces processus. L’un tient à la situation de « nouveau venu » de l’immigré, et l’autre au droit au séjour auquel est soumis tout étranger.

Les immigrés : une arrivée récente en France peut retarder le recours au système de soins, en raison notamment de la méconnaissance du fonctionnement de ce système (des droits, des procédures, des structures, etc.), de l’isolement social et des difficultés linguistiques.

Les étrangers : si le titre de séjour permet à ses détenteurs de bénéficier peu ou prou des mêmes droits en matière de couverture maladie que les Français, son absence constitue une entrave considérable à l’accès aux soins. D’une part, en effet, les conditions de vie des sans-papiers sont particulièrement difficiles, reléguant leurs recours aux soins derrière bien d’autres priorités telles que la régularisation du séjour et la recherche de revenus ou d’un logement. D’autre part, la répression dont ils font l’objet peut les inciter à éviter tout lieu administratif, y compris de soins[5], voire à craindre tout déplacement. Or le durcissement des politiques de maîtrise des frontières, ces quinze dernières années, s’est traduit à la fois par une restriction des droits aux soins des sans-papiers (au nom du présupposé selon lequel cette restriction découragerait les étrangers encore dans leurs pays de venir grossir les rangs des sans-papiers en France) et par des difficultés croissantes pour les étrangers déjà sur place à obtenir ou à renouveler un titre de séjour, confinant une partie d’entre eux dans l’irrégularité (Carde, 2009). La proportion croissante de sans-papiers au sein du public accueilli par les centres de soins gratuits témoigne de cette double évolution[6].

Une seconde façon de s’intéresser à l’origine en tant que déterminant autonome de l’accès aux soins est de considérer non plus la situation de l’immigré ou celle de l’étranger de façon « générique », mais chaque origine immigrée et/ou étrangère en particulier. Il arrive en effet que l’appariement sur le SSE réduise dans des proportions variables, selon les régions ou les pays d’origine, les écarts dans l’accès aux soins entre Français et étrangers ou entre non-immigrés et immigrés. Le fait que cet écart résiduel diffère selon les origines témoigne d’un impact différencié, sur l’accès aux soins, de chaque origine. Par exemple, les Français nés en France ont plus recours au médecin généraliste que les immigrés ; mais l’ajustement sur le SSE fait disparaître cet écart (le recours devient le même chez les non- immigrés et chez les immigrés), sauf pour les immigrés du Maghreb ; ces derniers, après ajustement, ont au contraire un recours supérieur à celui des Français nés en France (Dourgnon et al., 2009). Un autre exemple concerne la couverture complémentaire : après ajustement sur le SSE, il apparaît qu’un Africain a 6,2 fois plus de risques qu’un Français de naissance de ne pas être couvert par une complémentaire santé, et un Européen non français « seulement » 3,7 fois plus (Marical et al., 2007).

Pour rendre compte de ce rôle différencié des origines, des explications culturelles sont parfois convoquées. Par exemple, pour expliquer l’accès retardé aux soins biomédicaux de certains immigrés, sont mis en cause leur interprétation différente des symptômes (l’obésité perçue comme un signe de bien-être et non comme une pathologie nécessitant des soins), leur recours premier à des thérapies autres que biomédicales (le recours au vaudou pour des Haïtiens dépistés séropositifs pour le VIH), voire leur refus de certains soins biomédicaux (la césarienne par des femmes originaires d’Afrique subsaharienne [Col et al., 1989]). Bien qu’indéniable, l’importance des variables culturelles ne devrait cependant pas être surestimée au détriment des autres variables, socioéconomiques et contextuelles (telles que les politiques d’immigration et l’organisation de l’offre de soins), dans une approche culturaliste (Fassin, 2001b). Ainsi, si l’on reprend l’exemple du retard du recours aux soins biomédicaux avec un recours premier à des soins autres, on peut y voir, outre d’éventuels facteurs culturels, la méconnaissance de l’offre de soins biomédicaux, la difficulté à les payer ou encore, chez les étrangers en situation irrégulière, la crainte de fréquenter une administration. Les représentations culturelles s’exprimeront alors seulement dans le choix d’une, parmi d’autres, option alternative à la biomédicale.

L’étude du rôle de l’origine dans la production d’inégalités sociales dans l’accès aux soins implique donc de veiller à ne pas surestimer l’importance du culturel au détriment du socioéconomique, sans pour autant réduire l’origine à un simple vecteur de ce dernier. Mais cette étude requiert aussi de tenir compte d’une autre dimension de l’origine, à savoir le regard que porte la société sur chaque origine. Envisageons maintenant ce troisième registre explicatif.

1.3 L’origine, objet d’un traitement social, la discrimination

Ce troisième registre est celui des discriminations. Il s’agit ici de considérer que si les étrangers et les immigrés ont un accès aux soins différent de celui des Français et des non- immigrés, c’est aussi en raison des conditions d’accès aux soins différentes — défavorables et illégitimes (Lochak, 1987) — qui leur sont réservées, sur la base notamment de représentations péjoratives dont ils font l’objet. Cette interprétation conduit cependant à élargir la définition de l’origine pour considérer ses dimensions non seulement objectives, mais aussi ethniques et raciales.

1.3.1 L’origine ethnique et raciale, à la porte de la recherche en santé publique française

Certaines discriminations se fondent sur la nationalité et le pays de naissance. C’est le cas par exemple de celles qui sont exercées lors de l’instruction des demandes d’une couverture maladie, au vu de la nationalité étrangère stipulée dans le dossier du requérant (Carde, 2006). Mais d’autres ciblent des individus qui, sans être nécessairement étrangers ou immigrés, « ont l’air » de l’être, parce qu’ils sont porteurs de certains traits dits « ethniques » et « raciaux ». Ces traits sont des indices physiques (tels que la couleur de peau et le faciès) ou sociaux (comme un patronyme ou un vêtement associé à une religion donnée) qui correspondent, dans une société donnée et à une époque donnée, à la « figure sociale » de l’étranger. Les catégories qu’ils définissent sont par conséquent strictement sociales. Certaines d’entre elles sont cependant naturalisées, c’est-à-dire qu’elles sont perçues comme fondées dans la biologie et immuables ; elles sont dites « raciales ». Les autres sont associées à la socialisation, la culture, ce qui est acquis, ce qui leur vaut le qualificatif d’« ethnique » (De Rudder et al., 2000). Ces catégorisations ethniques et raciales sont opérées dans le cadre de rapports de pouvoir, par des majoritaires qui catégorisent des minoritaires (Guillaumin, 2002).

La discrimination matérialise, sous la forme d’un traitement différentiel, défavorable et illégitime, cette perception racialisante ou ethnicisante. Fondée sur la reconnaissance de traits socialement situés, elle ne peut se comprendre qu’à la lumière de son contexte social. Les enquêtes qualitatives sont particulièrement bien outillées pour cette contextualisation. Elles ont par exemple pu mettre au jour la façon dont des politiques d’immigration répressives favorisent le développement de représentations péjoratives à l’encontre des immigrés, et par suite les discriminations dans leur accès aux soins (Carde, 2012 ; Cognet, 2002).

Mais si ces enquêtes qualitatives permettent de repérer les processus en cause, l’objectivation quantifiée de ces derniers requiert l’utilisation statistique de catégories ethniques et raciales, en plus des catégories objectives de l’origine (nationalité et pays de naissance). Or l’introduction de telles catégories dans la statistique publique (en santé publique comme ailleurs) fait l’objet, en France, de fortes réticences en raison de leur usage passé, notamment dans les colonies et sous le régime de Vichy. Pourtant la reconnaissance sociale dont bénéficient les discriminations depuis la fin des années 1990 porte avant tout sur les victimes non pas immigrées mais issues de l’immigration ou françaises des départements ultramarins, c’est-à-dire des individus socialisés en France mais porteurs des indices ethniques et raciaux de la « figure sociale de l’étranger[7] ». L’émergence du « problème social » des discriminations (son « invention », Fassin [2002]) apparaît ainsi étroitement liée à celle des catégories ethno-raciales dans la rhétorique républicaine. Or cette double émergence suscite de vifs débats scientifiques quant à la pertinence d’introduire des catégories ethniques et raciales dans la statistique publique. À ceux qui considèrent que de telles catégorisations risquent de figer des identités stigmatisées, exacerber les conduites racialisantes et finalement accroître les inégalités en question, d’autres répondent qu’elles sont indispensables puisqu’elles participent au processus social dont découlent les inégalités que l’on cherche à identifier (Amiraux et al., 2006). Le recueil des variables ethniques et raciales est aujourd’hui encore exceptionnel dans les statistiques publiques, en dépit de la pression exercée par l’Union européenne sur les États-membres pour qu’ils se dotent d’outils statistiques à même d’objectiver les discriminations ethniques et raciales, notamment indirectes. Il l’est également dans les enquêtes, bien qu’il soit autorisé par la loi Informatique et libertés de 1978, modifiée en 2004, si sa pertinence est dûment justifiée au regard de l’objet de l’étude et si l’anonymat des données et le consentement explicite des enquêtés sont garantis.

1.3.2 « Imaginer » l’usage des catégories ethniques et raciales en santé publique

Des indicateurs de substitution, tels que les noms ou les prénoms à consonance étrangère, sont parfois utilisés pour pallier l’absence de catégories ethniques et raciales. Les catégories objectives de l’origine peuvent, elles-mêmes, servir à cette fin. Ainsi, parmi les Français non immigrés, la naissance dans un département français d’outre-mer ou des parents eux-mêmes immigrés[8] indiquent un risque plus élevé d’être considéré comme minoritaire ethno-racial. La fiabilité de ces substituts reste cependant limitée. Par exemple, toutes les origines immigrées n’exposant pas au même risque d’ethnoracialisation, il faut aussi distinguer les différents pays d’origine des parents immigrés ; de plus, ce risque s’étend aux troisièmes générations et au-delà (il faudrait donc repérer les grands-parents immigrés, les arrière-grands-parents immigrés, etc.).

« Imaginons » plutôt quel aurait pu être l’intérêt de variables ethniques et raciales si elles avaient été introduites dans des enquêtes quantitatives mobilisant déjà la nationalité et le lieu de naissance. Prenons comme exemple l’une d’elles, qui a porté sur le dépistage de l’infection par le VIH chez les femmes enceintes (Messiah et al., 1998). Elle a révélé que leur consentement au dépistage est préalablement demandé près de deux fois moins souvent aux femmes ressortissantes d’un pays d’Afrique du Nord qu’aux Françaises nées en Métropole, après ajustement sur le statut marital, le niveau d’éducation et les revenus. Pour expliquer ce différentiel, les auteurs de l’étude écartent les difficultés de communication puisque les femmes ne parlant pas français n’étaient pas incluses dans l’étude ; en revanche, ils suspectent que les professionnels préjugent que, pour des raisons culturelles, les femmes nord-africaines seraient moins à risque que les autres d’être infectées, et qu’il serait alors moins important de les informer du test de dépistage puisqu’il déboucherait moins souvent sur une découverte de séropositivité.

Or ce dépistage à l’insu est illégitime, l’enquête se déroulant en 1992, soit quelques mois après que le ministre de la Santé ait recommandé l’obtention d’un consentement éclairé avant tout test de dépistage chez une femme enceinte. Il est de plus particulièrement préjudiciable pour les femmes originaires d’Afrique du Nord, puisque l’enquête révèle leurs moindres connaissances sur la maladie et leur moindre conscience de leurs propres prises de risque : leur demander l’autorisation de les dépister constituerait une précieuse occasion de les informer sur la maladie. Cette fréquence supérieure du dépistage à l’insu atteste donc bien de discriminations à raison de l’origine.

Cette enquête n’identifie les enquêtées, et par suite les victimes de discriminations, que par leur origine objective. On peut pourtant suspecter que ses résultats traduisent aussi, pour partie, des discriminations fondées sur l’origine ethno-raciale. Il faudrait, pour vérifier cette hypothèse, comparer par exemple parmi les femmes de catégorie ethno-raciale « arabe », le taux de dépistage à l’insu des Françaises nées en France métropolitaine à celui des Nord-Africaines (ou bien comparer, parmi les femmes françaises, le taux des femmes « arabes » à celui des femmes « blanches »), afin de faire la part de l’appartenance « arabe » et de l’origine étrangère objective dans la pratique du dépistage à l’insu. On pourrait ainsi évaluer dans quelle mesure l’a priori culturaliste qui se traduit dans une pratique discriminatoire est fondé sur un phénotype racialisé plutôt que sur une origine géographique objectivement attestée. En d’autres termes, il serait possible de « chiffrer » le processus social mis au jour par les enquêtes qualitatives, d’ethnoracialisation des populations discriminées.

La mise en oeuvre des catégories ethno-raciales peut aussi être imaginée à partir d’enquêtes dont les populations d’étude sont identifiées par des catégories du droit social, et non plus de nationalité. On peut prendre l’exemple d’une étude qui a mesuré les taux de refus de soins opposés par des médecins généralistes aux bénéficiaires des couvertures maladie accordées aux plus précaires, en comparant les étrangers en situation irrégulière (prestataires de l’AME) d’une part aux étrangers en situation régulière et Français (prestataires de la CMU) d’autre part (Médecins du Monde, 2006). Ce taux s’avère 3,7 fois plus élevé pour l’AME. Les professionnels en cause justifient habituellement ce différentiel par la complexité et les délais de leur paiement par les caisses d’assurance maladie, censés être supérieurs pour l’AME que pour la CMU[9]. Leurs explications restent donc contenues dans le registre du droit social qu’utilisent les auteurs de l’enquête pour identifier les populations discriminées : ce serait en raison des spécificités de leurs droits que les bénéficiaires de l’AME seraient plus discriminés que ceux de la CMU.

Pourtant, sachant que tous les bénéficiaires de l’AME sont des étrangers extra-communautaires, donc souvent membres des minorités ethno-raciales, on peut se demander si des discriminations fondées sur l’origine — la nationalité étrangère mais aussi la minorité ethno-raciale — contribuent à ces résultats, et si oui, dans quelle mesure. Il faudrait pour répondre à ces questions comparer les refus de soins après appariement sur les catégories de droit (CMU ou AME), en tenant compte de la nationalité (étrangère ou française) et de l’appartenance ethno-raciale.

On pourrait multiplier les exemples. Ils révéleraient de façon récurrente la complémentarité des enquêtes qualitatives aux quantitatives. Les premières permettent en effet, en pré-enquêtes, d’identifier la « figure sociale » de l’altérité en cause dans la discrimination étudiée, pour définir les populations d’étude dont, ensuite, on compare quantitativement l’accès aux soins. Pour l’enquête sur le dépistage à l’insu, il s’agirait d’identifier les indices ethniques et raciaux à partir desquels les professionnels catégorisent leurs patientes pour attribuer à certaines d’entre elles un moindre risque de contamination et/ou une moindre compréhension de l’information sur le VIH. Ces indices permettraient de constituer des catégories telles que, par exemple, « femmes blanches » et « femmes arabes ». Les enquêtes qualitatives servent aussi, en aval, à affiner l’interprétation des résultats quantitatifs. Ainsi, pour les refus de soins supérieurs chez les bénéficiaires de l’AME que chez ceux de la CMU, on pourrait étudier l’articulation, chez les médecins, des représentations péjoratives associées à la nationalité étrangère, à la minorité ethno-raciale, mais aussi au séjour irrégulier (illégitimité du « clandestin », puisque les bénéficiaires de l’AME sont tous en situation irrégulière) et au bénéfice de l’aide médicale (illégitimité de « l’assisté », puisque l’AME est une prestation de l’aide sociale, c’est-à-dire sans condition de cotisation préalable).

Certes, la pertinence scientifique des catégories ethno-raciales, même dûment validée au regard de l’objet d’étude, ne peut garantir la réussite de leur mise en oeuvre. Il faut en effet aussi s’assurer qu’enquêteurs et enquêtés (en cas d’autodéclaration) en ont compris le contenu et que les seconds ont donné leur accord pour un tel recueil, défis dont l’anticipation, aujourd’hui en France, alimente les réticences à la réalisation de telles enquêtes.

Les trois interprétations des inégalités sociales selon l’origine dans l’accès aux soins que l’on a envisagées portent sur trois dimensions bien distinctes de l’origine : la première voit dans l’origine un simple marqueur du SSE ; la deuxième lui reconnaît un impact autonome sur l’accès aux soins ; la troisième enfin pointe la responsabilité de discriminations à raison de l’origine et se réfère aux dimensions objectives mais aussi ethno-raciales de l’origine.

Ces trois interprétations ont cependant en commun d’inscrire les individus dans des ordres sociaux hiérarchisés, articulés les uns aux autres. De fait, bien qu’elles aient été présentées successivement, ces interprétations sont en réalité complémentaires (chacune expliquant une partie des inégalités mesurées) et interdépendantes.

Ainsi, la concentration des personnes d’origine étrangère au sein des couches sociales défavorisées résulte — outre des logiques structurelles susdécrites — de discriminations dans leur accès à diverses ressources, à commencer par l’emploi (Silberman, 2008), et cette concentration les surexpose aux difficultés socioéconomiques dans l’accès aux soins. Vice-versa, une situation socioéconomique défavorable peut accroître la fréquence et/ou l’impact des discriminations dans l’accès aux soins. Il a été démontré par exemple que les représentations xénophobes qui sous-tendent les pratiques professionnelles discriminatoires dans l’accès aux soins sont accrues à l’égard de ceux des étrangers qui sont en situation de précarité socioéconomique. Les soins des bénéficiaires (y compris français) de l’aide sociale étant volontiers perçus comme une charge excessive pour le système social, cette illégitimité s’ajoute à celle associée à l’origine étrangère (Carde, 2007).

Quittons à présent le terrain de la recherche pour poser, sur celui des politiques publiques, la question des inégalités selon l’origine dans l’accès aux soins : comment l’origine est-elle identifiée, pour quels objectifs, et avec quelle compréhension des inégalités ainsi dessinées ?

2. Les politiques françaises de lutte contre les inégalités selon l’origine dans l’accès aux soins

En santé comme dans tout autre domaine du social, l’absence de données statistiques ethno-raciales empêche la mise en oeuvre de politiques spécifiquement destinées à réduire les inégalités fondées sur ces critères (Simon, 2008). Voyons donc les principes et les objectifs qui sous-tendent les politiques françaises en l’absence de telles données.

2.1 Cibler les plus précaires pour les faire accéder à une offre universelle

Les politiques de l’accès aux soins menées en France insistent plus volontiers sur la lutte contre l’exclusion des soins des plus précaires que sur la réduction des inégalités qui traversent l’ensemble de la société. Elles ciblent ainsi un statut (le SSE) et une frange de la population. Leur approche est dite universaliste car elles visent à faire bénéficier cette frange des services médicaux prévus pour toute la population, en lui ouvrant droit à une couverture maladie et en lui proposant des consultations médicales gratuites dans les hôpitaux. Tous les « exclus des soins » pour raisons économiques sont censés pouvoir bénéficier de l’une ou l’autre de ces politiques, indépendamment de leur origine. Cependant, la surreprésentation des immigrés et de leurs descendants au sein des populations désavantagées d’un point de vue socioéconomique leur permet, sans avoir à être nommés en tant que tels, d’être également surreprésentés parmi les bénéficiaires de ces politiques. Ce phénomène, bien connu des politiques de la ville ou de l’éducation, s’observe donc également dans les politiques de santé. Ainsi, les PASS, consultations médicales gratuites instaurées pour lutter contre l’exclusion des soins, sont fréquentées par une proportion d’étrangers beaucoup plus importante que leur proportion dans la population générale[10].

2.2 Cibler des populations au nom de leur origine pour les faire accéder à une offre particulière ou universelle

Mais l’origine peut aussi être considérée comme un déterminant « en propre » de l’accès aux soins. Elle fait alors l’objet d’une attention spécifique au sein des politiques publiques et de l’offre de soins. Bien qu’opposées aux précédentes, ces approches insistant sur l’origine des individus ne contredisent pas le modèle d’intégration « à la française », élaboré dans les années 1980 et défini par le Haut Conseil à l’Intégration dans son rapport de 1991 (HCI, 1991). Selon ce dernier en effet, les inégalités sociales dans l’accès à diverses ressources, comme l’emploi, le logement ou les soins, constatées entre immigrés et non-immigrés, en défaveur des premiers, s’expliquent par leur surreprésentation dans les catégories économiquement défavorisées mais aussi par des « particularités » (notamment comportementales) censées s’amenuiser avec le temps, au fur et à mesure de leur assimilation (Fassin, 2002). Des politiques explicitement ciblées sur des publics différenciés selon leur origine immigrée ont ainsi également leur place dans l’offre de soins républicaine, à l’instar par exemple des actions qu’a pu mettre en oeuvre le FAS (Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles), établissement public administratif aujourd’hui disparu.

De la reconnaissance des besoins spécifiques chez certaines populations en fonction de leur origine découlent deux types d’aménagements dans le domaine des soins. Certains visent à faciliter l’accès de ces populations aux services existants, tels que la diffusion de brochures d’information en diverses langues et la formation de médiateurs issus des communautés migrantes. Les autres consistent à adapter ces services aux populations concernées : recrutement d’interprètes, mise en place de consultations transculturelles, ou encore sensibilisation des soignants à l’interculturalité, à la santé des migrants[11] et aux droits des étrangers. Le risque associé à ce type de démarche reste toutefois de sous-estimer les facteurs socioéconomiques qui déterminent eux aussi l’accès aux soins et d’ignorer l’universalité de certaines pratiques d’accès aux soins, un peu rapidement qualifiées de spécifiques (Bouchaud et al., 2006), voire d’enfermer les patients ainsi identifiés au sein de démarches thérapeutiques particulières qui les privent des soins proposés au tout-venant (cf. par exemple Fassin [2000] à propos de certains courants de l’ethnopsychiatrie).

La lutte contre l’épidémie de l’infection par le VIH a joué depuis le début des années 2000 un rôle déterminant pour cette prise en compte de l’origine du public visé par une politique de santé. Pendant les années 1990, les politiques de prévention destinées aux étrangers/immigrés privilégiaient plutôt les actions de terrain, afin d’individualiser au mieux les messages (avec par exemple des médiateurs sanitaires et sociaux qui informent leurs propres communautés), au détriment des actions de communication, suspectes de stigmatiser les publics ciblés. Mais après la publication en 1999 de statistiques faisant état de la surreprésentation des étrangers au sein de l’épidémie (Savignon et al., 1999), l’État a mis en place des stratégies spécifiques de lutte contre la maladie auprès des immigrés / étrangers (avec des axes qui leur sont destinés, dans les programmes d’actions nationales VIH, depuis 2001), en finançant par exemple les services d’interprétariat[12], la formation de médiateurs en santé publique et des actions de communication de grande envergure. Notamment, une campagne publicitaire généraliste sur le dépistage, conduite par l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) a été déclinée pour la première fois en décembre 2002 en direction des personnes originaires d’Afrique[13].

Une fois leur principe admis, la mise en oeuvre de ces actions se heurte encore à de redoutables difficultés, telles que la formulation de messages censés s’adresser à un groupe aussi hétérogène que celui des étrangers (Stanojevich et al., 2004). Et vice-versa, il faut éviter que les messages destinés à certaines origines particulières ne desservent les autres origines. Par exemple, la mise en scène de personnages d’origine africaine dans des campagnes de prévention du VIH a pu s’avérer contre-productive pour les personnes originaires d’Europe de l’Est et d’Asie, qui retenaient qu’elles n’étaient pas concernées par ces messages (ADAGE, 2004). Ces actions n’en constituent pas moins une somme d’expériences sur la prise en compte de l’origine par les politiques publiques, dont les acquis devraient pouvoir être transposés à la lutte contre d’autres pathologies.

2.3 Publics étrangers et immigrés : la capillarité du déni de légitimité

Or si l’INPES, fort de son expérience sur le VIH, annonçait en 2008 qu’il élargissait sa communication ciblée selon l’origine à d’autres thématiques de santé (INPES, 2008), les acteurs de terrain sont nombreux à regretter que l’attention sur la spécificité des patients étrangers, et les financements publics qu’elle suscite, restent focalisés sur le VIH.

En outre, l’offre de soins différenciée selon l’origine est le plus souvent le fait d’initiatives privées, portées par la volonté de quelques militants qui se heurtent à un défaut de reconnaissance de la part des institutions sociosanitaires officielles et aux difficultés de financement qui s’ensuivent (Mestre, 2006). Outre cette fragilité institutionnelle et matérielle, les initiatives en faveur de l’accès aux soins des étrangers doivent composer avec le risque d’aggraver la stigmatisation de leurs publics. Le risque de stigmatisation des populations ciblées par des politiques de santé publique ne concerne certes pas que les populations étrangères (Crawford, 1981), mais celles-ci y sont particulièrement sensibles. Souligner la spécificité de leurs difficultés d’accès aux soins tend en effet à les enfermer dans leurs différences supposées. Et cet enfermement se mue d’autant plus rapidement en stigmatisation qu’il évolue dans un contexte xénophobe entretenu par des politiques de l’immigration répressives. Le déni de légitimité opéré par ces politiques traverse en effet tous les domaines du social, et celui de la santé ne saurait en être épargné.

Ce risque de stigmatiser les étrangers par des politiques sanitaires spécifiques a ainsi été soulevé lors des débats suscités en 2007 par la levée de la vaccination de tous les enfants contre la tuberculose au profit d’une vaccination ciblée sur les groupes présentant des risques élevés de contamination. L’un de ces groupes à risque était celui des enfants issus de certaines origines étrangères. Si certains se sont opposés à ce ciblage selon l’origine, ce n’était pas au nom d’arguments épidémiologiques ; n’étaient pas non plus en cause des motifs juridiques, puisque ces opposants rappelaient que le principe d’égalité autorise les traitements différents, tant qu’ils sont justifiés et proportionnés. Si ce ciblage était refusé, c’était bien au nom des risques de stigmatisation auxquels il exposerait des populations déjà victimes de représentations péjoratives du seul fait de leur origine étrangère (Lochak, 2006).

Or le risque que l’identification de l’origine stigmatise des populations semble maximal quand l’origine ainsi identifiée est ethno-raciale. C’est du moins l’un des arguments que mettent en avant les opposants aux statistiques ethno-raciales. Les débats sur la question se réfèrent volontiers aux sociétés où l’usage de telles catégories est courant. Sont notamment régulièrement cités les États-Unis, où les populations ethniques et raciales sont dénombrées au cours d’enquêtes, des recensements de populations et de façon plus ou moins routinière par les administrations. Semblent ainsi bien loin les traditionnelles réticences françaises « républicaines » à nommer l’origine, réticences accrues dans le champ de la santé publique en raison du risque d’association entre immigration et péril sanitaire (Fassin, 1999) et qui se cristallisent sur l’origine ethno-raciale.

Reprenons donc le fil de notre questionnement sur le rôle de l’origine dans l’accès aux soins pour le dérouler sur la scène de la santé publique nord-américaine. On pourra ainsi confronter à l’aune de l’expérience états-unienne les hypothèses que nous avons formulées sur l’intérêt potentiel des catégories ethniques et raciales pour la recherche et les politiques publiques relatives aux inégalités dans l’accès aux soins.

3. La santé publique américaine aux prises avec les inégalités ethniques et raciales

3.1 La recherche : peut-on identifier sans réifier ?

Nombre d’enquêtes réalisées aux États-Unis comparent les soins reçus par différents groupes ethniques et raciaux. Ainsi, le moindre accès des Noirs par rapport aux Blancs à toute une série de soins, y compris des opérations chirurgicales vitales, est établi depuis les années 1970. Les constats ont été depuis répétés et affinés, ainsi qu’en témoigne par exemple un imposant rapport de l’Institut de médecine aux États-Unis qui met en évidence de profondes inégalités ethniques et raciales dans l’accès aux soins, après appariement sur les besoins de soins (Smedley et al., 2003). Les recherches portent aussi sur l’accès secondaire aux soins[14]. Elles mettent en évidence, par exemple, des inégalités ethniques et raciales dans la durée des consultations médicales : si le patient est de la même race que le médecin (et présente les mêmes caractéristiques en termes d’âge, de sexe et d’éducation), la consultation dure plus longtemps, le patient y participe plus et la qualifie par la suite de plus satisfaisante et amicale (Cooper et al., 2003). Elles révèlent de plus les effets « à long terme » d’une discrimination ethno-raciale, lorsque le ressenti de celle-ci pendant une consultation décourage la victime à respecter la prescription médicale puis à rechercher ultérieurement à accéder à d’autres soins (Blanchard et al., 2004).

La construction de ces catégories, le recueil puis l’interprétation des données sont cependant confrontés à divers écueils. Certains font écho à ceux anticipés dans la documentation française, examinons-les.

Arrêtons-nous d’abord à deux difficultés qui affectent la mise en oeuvre concrète du recueil ethno-racial. La première tient dans la méfiance des patients à l’égard de l’utilisation potentielle de leur identité ethno-raciale (cas de près de la moitié des patients interrogés dans une enquête, même si la majorité d’entre eux restent globalement favorables à ce recueil [Baker et al., 2007]). La seconde est la difficulté à ce qu’enquêtés, enquêteurs et concepteurs des catégories comprennent de la même façon les catégories proposées[15]. Certains auteurs préconisent de proposer aux patients de s’identifier avec leurs propres mots plutôt qu’en fonction de la classification du recensement, afin d’améliorer la précision et l’exactitude des données recueillies (Baker et al., 2006). Le défi est en réalité que la catégorie cochée corresponde bien à la catégorie attribuée à l’individu dans son quotidien, si l’enquête cherche à mesurer les discriminations ; ce n’est en effet pas tant la façon dont cet individu se perçoit que celle dont il est perçu, qui sera opératoire dans ses relations sociales, l’exposant potentiellement à des discriminations. Par exemple, ceux que les rédacteurs des catégories du recensement désignent comme des Hispaniques ont du mal à s’identifier comme tels (Ward, 2003) et ils ne sont pas non plus « reconnus » comme tels par les soignants censés les classer lors du recueil de routine des données dans les hôpitaux (Hasnain-Wynia et al., 2006). Au total, l’ancienneté du recueil ethno-racial aux États-Unis — il a été mis en oeuvre dès le premier recensement de la population, en 1790 — ne lui épargne pas certaines des difficultés qu’anticipent, en France, ses détracteurs, et que l’on aurait pu penser spécifiquement associées au « tabou républicain des origines », à savoir la méfiance et une compréhension non communément partagée des catégories en question.

Quant à l’interprétation des données ainsi recueillies, elle aussi achoppe sur deux obstacles qui ne sont pas sans faire écho aux débats français. C’est d’une part la difficulté à analyser conjointement origine et SSE. Si la santé publique française privilégie les variables socioéconomiques à celles de l’origine, et n’identifie parmi ces dernières que l’origine objective, la santé publique des États-Unis recueille l’origine ethnique et raciale plutôt que l’origine objective et les indicateurs socioéconomiques. Par suite, la seconde objective des inégalités ethno-raciales dans l’accès aux soins mais ce constat ne débouche finalement pas toujours plus facilement qu’en France sur la compréhension de la part respective des trois types de facteurs qui déterminent tous ensemble l’accès aux soins, à savoir le SSE, l’origine objective et l’origine ethno-raciale (David et al., 2007 ; Lauderdale et al., 2006). Braquant leurs projecteurs respectifs sur différents champs à explorer, les recherches française et américaine ont ainsi chacune leurs angles morts. Toute compréhension des inégalités sociales dans l’accès aux soins requiert donc de tenir compte simultanément de ces deux rapports de pouvoir (fondés sur l’origine et le SSE), en plus de repérer les diverses dimensions de l’origine, objectives et ethno-raciales[16].

On a signalé d’autre part, à partir des exemples français, l’importance qu’il y aurait, en cas de recueil de données ethno-raciales, à construire des catégories appropriées à chaque objet d’étude et préalablement repérées par une enquête qualitative. Or les enquêtes de santé publique réalisées aux États-Unis reprennent les catégories du recensement[17] sans que soit chaque fois ré-interrogée leur pertinence. Leur usage routinier peut alors conduire à leur naturalisation, risque contre lequel mettent en garde en France les détracteurs de ces catégories.

Cette naturalisation est notamment perceptible dans les enquêtes américaines qui portent sur l’état de santé (plus que sur l’accès aux soins). Ainsi, maints articles scientifiques sont fondés sur le postulat selon lequel les groupes raciaux sont des entités génétiques différenciées. Les écarts de santé observés entre ces groupes raciaux sont, par suite, expliqués par les différences que présenteraient les patrimoines génétiques censés caractériser chacun d’entre eux. C’est oublier que le découpage des populations raciales est une construction sociale, fondée sur la perception de quelques traits phénotypiques, socialement discriminants, mais qui ne disent rien de l’immense majorité du patrimoine génétique de chaque individu (Carde, 2011a, b). C’est ce qu’ont jugé nécessaire de rappeler plusieurs institutions américaines[18] ainsi que certains auteurs qui, pour prendre sans ambiguïté leurs distances avec cette démarche « naturaliste » et insister sur le caractère strictement sociologique des catégories raciales, préfèrent employer, plutôt que le terme de « race », des expressions évoquant la désignation sociale dont la race est le produit : « groupe racialisé » (Lee et al., 2001), « groupe social racialement classifié » (RCSG en anglais) (Fernander, 2007).

Examinons maintenant quelques modalités concrètes de la mise en oeuvre de la statistique ethno-raciale par les politiques de santé publique aux États-Unis.

3.2 Les politiques : peut-on cibler sans stigmatiser ?

On a présenté l’alternative universaliste/différencialiste qui structure les politiques françaises en matière d’inégalités sociales dans l’accès aux soins : soit l’origine est considérée comme un indicateur parmi d’autres du SSE, ce qui conduit à différencier les politiques de santé selon le SSE plutôt que l’origine des populations, soit elle est au contraire appréhendée comme un déterminant autonome de l’accès aux soins, de l’ordre du culturel notamment, ce qui justifie de lui accorder une attention spécifique au sein des politiques de santé. Mais dans aucun cas n’est considérée l’origine ethnique ou raciale ; ne peuvent donc pas être mises en oeuvre des stratégies de lutte contre les inégalités dans l’accès aux soins qui résultent non pas des caractéristiques socioéconomiques ou culturelles des populations mais de la façon dont ces populations sont socialement perçues et discriminées. Or c’est précisément cette lutte qui justifie, aujourd’hui, la statistique ethno-raciale américaine, le suivi de l’accès des minorités à diverses ressources étant censé permettre de mesurer les inégalités, déterminer les discriminations dont résultent ces inégalités, orienter la lutte contre ces discriminations et évaluer les résultats de cette lutte. Il n’en a certes pas toujours été ainsi. Rappelons en effet que cette statistique a servi d’appui à un ordre social raciste jusqu’à ce que le Civil Rights Act de 1964 la mette au service de la promotion des droits des groupes jusqu’alors officiellement discriminés.

L’évolution impulsée par le Civil Rights Act a marqué tous les domaines du social, et la santé publique ne fait pas exception. Ainsi, jusqu’à la fin de la première moitié du xxe siècle, les Noirs bénéficiaient d’une moindre prise en charge médicale que les Blancs, au nom du caractère censément naturel, et donc irréductible, de leurs différences en santé, que leur santé soit d’ailleurs présentée comme « naturellement » meilleure ou moins bonne. Ils étaient par exemple interdits d’accès aux centres traitant la poliomyélite au motif que leur constitution biologique les protégeait naturellement de cette maladie (Rogers, 2007). Et les maladies qui s’avéraient au contraire plus fréquentes chez eux, comme la drépanocytose, ne suscitaient pas l’intérêt des médecins et des financeurs. Aussi les mouvements pour les droits civiques des années 1960 ont-ils fait de la lutte contre la drépanocytose une revendication majeure et, à partir des années 1970, des budgets importants lui ont été alloués afin de compenser l’indifférence passée.

Cependant, même si sa justification politique a évolué, la statistique ethno-raciale peut faire encore aujourd’hui, comme on l’a vu ci-dessus, l’objet d’interprétations qui naturalisent des inégalités sociales : en attribuant des causes génétiques à des différences de santé identifiées entre populations raciales, ces interprétations fondent en nature des différences qui sont en réalité sécrétées par la hiérarchisation de statuts sociaux. Or ces interprétations suscitent non seulement des critiques quant à leur fondement scientifique mais aussi des inquiétudes quant à leurs implications politiques. Elles peuvent en effet conduire à la promotion de prises en charge biologiquement différenciées selon la catégorie raciale. C’est ce qu’illustre la commercialisation de médicaments censés être mieux adaptés à certaines populations raciales (le Travatan pour le glaucome chez les Noirs, le BiDil pour l’insuffisance cardiaque chez les Noirs également). Justifiée au nom du soi-disant fondement génétique des classifications raciales (Lee et al., 2001)[19], l’élaboration de tels médicaments sert, outre d’évidents intérêts privés (retombées économiques des brevets), une stratégie des pouvoirs publics qui y voient l’occasion d’afficher leur volonté d’oeuvrer pour la santé des minorités (Kahn, 2005). Or toute différenciation des soins risque non seulement de mal traiter les patients (quand ils ont besoin de médicaments autres que ceux censés correspondre à leur race) mais aussi de stigmatiser les groupes raciaux ainsi ciblés. Le dépistage du gène responsable de la maladie de Tay-Sachs et du gène BRCA1 (dont certaines variations favorisent l’apparition d’un cancer du sein), encouragé chez les Juifs ashkénazes vivant aux États-Unis, illustre ces risques de stigmatisation. L’affirmation de la différence de patrimoine génétique entre les Juifs ashkénazes et le reste de l’humanité n’est pas anodine, ses conséquences sont notamment économiques, lorsque les compagnies d’assurances entendent évaluer au plus près les « risques » dont sont porteurs leurs clients. On retrouve ainsi le risque de stigmatisation associé à une prise en charge différenciée que l’on a évoqué à propos de la vaccination contre la tuberculose de certains enfants d’immigrés en France. Ce risque se trouve ici, cependant, radicalisé par la naturalisation des différences mises en cause. Contrairement en effet aux arguments pour les médicaments et les dépistages génétiques racialement ciblés, les arguments qui militent pour le ciblage par l’origine de la vaccination contre la tuberculose, en France, s’inscrivent dans un registre social (prévalence élevée de la maladie dans l’entourage des enfants d’immigrés en raison de conditions sociales la favorisant) et non biologique (il n’est aucunement question d’une éventuelle prédisposition physique à la tuberculose qui leur serait propre).

La statistique américaine n’évite donc pas un écueil majeur qu’anticipent en France les opposants aux catégories ethno-raciales, à savoir la naturalisation des inégalités sociales. Remarquons néanmoins qu’elle peut, de façon plus inattendue, s’avérer utile à la lutte contre les inégalités socioéconomiques dans l’accès aux soins. Elle conduit alors les politiques américaines sur un parcours inverse à celui de certaines politiques françaises qui, on l’a vu, ciblent officiellement des populations désavantagées d’un point de vue socioéconomique pour atteindre, en réalité, préférentiellement des populations d’origine étrangère. On peut, pour le cas américain, donner l’exemple des politiques dites d’affirmative action qui visent à favoriser le recrutement de minorités ethno-raciales parmi les professionnels, sur tous les plans de la santé publique : les soins, l’administration, la recherche et l’université (Gabard, 2007). Le caractère strictement sociologique des catégories ethno-raciales est ici bien reconnu : c’est en tant que groupes sociaux victimes de discriminations, et non d’entités biologiques différentes, que les minorités sont ciblées par ces politiques. Une meilleure représentation de ces minorités parmi les professionnels de la santé est en effet censée protéger les patients issus de ces mêmes minorités contre les préjugés défavorables tenus à leur encontre par des professionnels issus de la majorité raciale. Or cette représentation accrue des minorités au sein des professionnels a également vocation à améliorer l’offre de soins qui leur est accessible. Les professionnels issus des minorités s’installent en effet plus volontiers que les autres dans les quartiers à forte composante minoritaire, quartiers qui sont généralement insuffisamment pourvus (Xu et al., 1997). Or la désertification sanitaire caractérise les quartiers habités par les minorités ethno-raciales mais aussi les quartiers défavorisés d’un point de vue socioéconomique. La politique en faveur d’une minorité ethno-raciale contribue ainsi à compenser un désavantage qui est aussi socioéconomique. Le cumul des deux désavantages (socioéconomique et d’origine) par les mêmes populations permet aux politiques, qu’elles ciblent le premier, comme les françaises, ou le second, comme les américaines, de trouver, in fine, leur cible.

Si d’ailleurs on élargit la focale au-delà du seul domaine de l’accès aux soins, on constate que le rapprochement entre les politiques françaises et américaines dépasse leurs effets pour concerner aussi leurs dispositifs. Depuis les années 1990, les dispositifs d’affirmative action ont été partiellement démantelés et des critères socioéconomiques et territoriaux ont remplacé les critères raciaux. Mais bien qu’ils soient apparemment neutres au regard de la race, ils ont été conçus afin de jouer le rôle d’équivalents fonctionnels des critères raciaux auparavant utilisés. Après avoir pu être présentées comme leur symétrique, les politiques américaines tendent ainsi à se rapprocher des françaises, par l’adoption de semblables « stratégies de substitution » des critères de l’origine (Sabbagh, 2004).

Conclusion

Cette réflexion sur les dimensions de l’origine (nationalité et immigration / ethnique et raciale) que les recherches et les politiques retiennent dans deux pays différents révèle une cohérence interne à chaque paysage national : les catégories privilégiées par la recherche sont celles qui le sont aussi par les politiques publiques.

La documentation de santé publique issue des États-Unis offre des illustrations concrètes aux arguments théoriques que se renvoient, en France, opposants comme partisans des catégories statistiques ethno-raciales. Elle témoigne du fait que l’ancienneté de la statistique ethno-raciale américaine ne lui épargne pas certaines des difficultés annoncées en France par ses opposants, telles que la complexité de la construction des catégories de la recherche et de leur mise en oeuvre. C’est même la banalisation de cette statistique qui la fait trébucher sur un autre écueil anticipé en France, à savoir la naturalisation des inégalités sociales et à la clé la stigmatisation des populations ciblées par des politiques ainsi différenciées. Constater ces risques de réification et de stigmatisation des populations ainsi catégorisées conduit à rappeler l’importance cruciale de toujours motiver et contextualiser l’usage de telles catégories.

Cependant, bien que ces risques soient rapportés par la littérature de santé publique américaine, rares sont les auteurs opposés aux statistiques ethniques et raciales. Alors qu’elles sont déjà recueillies dans 78 % des hôpitaux américains (Hasnain-Wynia et al., 2004), de nombreux auteurs regrettent qu’elles ne le soient pas plus systématiquement encore, et de façon plus standardisée, dans tous les hôpitaux du pays, afin d’en autoriser une exploitation suivie (Moy et al., 2005). Les auteurs justifient de telles recommandations au nom de la justice sociale, en soulignant que si les races sont des catégories sociales, les discriminations raciales ont des effets concrets dont il importe de faire un état des lieux le plus précis possible, ce qui requiert l’usage de ces catégories.

Mais au-delà des objectifs de justice sociale, ce sont aussi des objectifs scientifiques, de compréhension des rapports sociaux, qui sont ici en jeu. La confrontation de la documentation française à l’états-unienne a révélé comment les recherches des deux pays sont aux prises avec des difficultés similaires pour éclairer les liens qu’entretiennent origine et SSE dans la production d’inégalités sociales dans l’accès aux soins : ces liens restent invisibles à la recherche dès lors que celle-ci privilégie l’une de ces variables (le SSE pour la française, l’origine ethno-raciale pour l’états-unienne) au détriment de l’autre. Ce qui ressort de cette confrontation des documentations, c’est par conséquent l’intrication des rapports inégalitaires fondés sur l’origine et sur le SSE. Il en découle que toute compréhension des inégalités dans l’accès aux soins requiert la prise en compte conjointe des catégories objectives de l’origine et des ethniques et raciales, ainsi que du SSE. Cette réflexion, focalisée sur l’accès aux soins, peut alors s’inscrire dans une approche plus générale des rapports sociaux inégalitaires, selon une perspective intersectionnelle, c’est-à-dire qui réfute tout cloisonnement des rapports inégalitaires et toute primauté de l’un sur les autres (Bilge, 2009).