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Aux Pays-Bas depuis la fin des années 1960, la vieille règle d’abstinence sexuelle avant le mariage est tombée en déliquescence et aura bientôt totalement disparue, alors qu’elle reste bien ancrée aux États-Unis. En mettant l’accent sur les règles sociales de la sexualité chez les adolescents et en se basant majoritairement sur des études de sexologie et des livres consacrés aux moeurs, cet article décrit et compare les évolutions constatées aux États-Unis et aux Pays-Bas depuis les années 1880. Les dernières sources d’information représentent les codes de conduite prescrits par la classe dominante dans la bonne société. Cet article propose de donner une explication des deux trajectoires en se basant sur les différences nationales liées au fonctionnement de la bonne société, particulièrement en raison de la réglementation de la mobilité et de la compétition sociales.

Aux États-Unis, l’accroissement d’un système hautement concurrentiel de rendez-vous et d’une moralité sexuelle plus complexe est l’indicateur d’un déclin plus lent de la différence de pouvoir existant entre les classes, les sexes et les générations, ce qui explique en partie la persistance des anciennes règles. Le faible niveau d’intégration sociale ainsi qu’une concurrence plus marquée entre les différents lieux de pouvoir et ceux de la bonne société sont d’autres explications.

L’émergence du développement d’une nouvelle règle entre parents néerlandais a été un processus informel pour parler du fait de « se fiancer ». La popularisation du verkering[1] (sortir ensemble) et de politiques parentales visant à « rester dans le coup » est les indicateurs d’un plus grand niveau d’intégration sociale et d’un déclin plus marqué du pouvoir existant entre les différentes classes, sexes et générations. Cependant, la longue préservation d’une bonne société homogène a creusé un fossé grandissant entre la décence de façade et la réalité en coulisses.

La vieille règle vola en éclats lorsque cet écart fut balayé par l’expression d’une révolution sexuelle dans les années 1960 et qu’un grand nombre de parents autorisèrent leurs adolescents à avoir des relations sexuelles et cela même sous leur toit. En faisant partie d’une tendance plus générale, ce changement perdura en intégrant au quotidien la diminution des inégalités et l’émancipation sexuelle.

Le chemin à parcourir pour toucher, tenir, caresser et embrasser

Au xixe siècle, les codes de conduite acceptables, au sujet de l’acte de toucher, de tenir et d’embrasser quelqu’un dans la rue, étaient similaires dans la bonne société d’Europe et des États-Unis. Pour cela, il était tout d’abord demandé aux jeunes de prendre l’engagement public de se marier. Seul le mariage ouvrait les portes à une intimité physique. Les chaperons avaient pour rôle d’éviter tout rapprochement corporel trop hâtif. Les jeunes pouvaient se familiariser avec les particularités des relations sociales en prenant part à des dîners, des soirées et des bals organisés par les parents ou d’autres personnes faisant partie de leur réseau dans la bonne société. Dans des livres consacrés aux moeurs, principales sources de mon article et de mes études antérieures (2004 ; 2007), il était conseillé à un jeune homme de ne pas danser plus de deux fois avec la même cavalière. Au cas où cela se produirait, cela pourrait signifier qu’il la convoitait et qu’elle ne lui était pas indifférente. Cela pourrait susciter des attentes, mais aussi des obligations. Si un jeune homme souhaitait mieux connaître la jeune fille, au-delà de ce qui était prescrit dans le cadre d’une salle de bal, il devait :

Aller voir les parents de la fille pour leur demander personnellement l’autorisation de lui rendre visite. Si les parents n’étaient pas présents au bal, il lui faudrait s’enquérir auprès de la fille de la présence de sa mère à la maison. Toutefois, vous devriez toujours solliciter d’être reçu dans un délai de deux semaines après le bal. Si vous étiez apprécié, ils vous demandaient de revenir sans attendre trop longtemps jusqu’à la prochaine invitation.

ECvdM, 1911 : 106/7

Lorsqu’il faisait une telle demande, il était reçu dans le vestibule, le salon ou, aux États-Unis, sur le perron. Dans tous les cas, quelqu’un était présent ou à une distance respectable pour entendre la discussion. Le jeune homme pouvait être invité à refaire ou non une demande et il pouvait, bien sûr, décliner l’offre. Mais s’il persévérait, ses visites devaient aboutir à une proposition de mariage : « si après un délai raisonnable aucune proposition de mariage n’était déposée, il était préférable, selon la saison, de laisser passer l’amitié avec la fonte des neiges d’hiver ou la chute des feuilles d’automne » (Wade, 1924 : 116, notre traduction). Ces descriptions nous montrent clairement quelles distances les personnes de sexes opposés étaient censées observer, mais aussi comment les étapes pour réduire ces distances étaient au centre de l’attention publique tout en étant précieusement maintenues par les parents et la famille de la jeune fille.

Si une proposition suivait, que les parents et la jeune fille l’acceptaient, le couple devait d’abord « se fiancer » avant le mariage. Ces « fiançailles » permettaient aussi au couple de mieux se connaître. Cependant, toute expérience sexuelle était catégoriquement exclue, mais il était plus ou moins toléré et attendu qu’un certain rapprochement sexuel s’établisse. Afin de préserver les bonnes manières ainsi que sa réputation, il était suggéré que ce soit la jeune fille qui rompe ses fiançailles. L’homme qui prendrait cette initiative serait qualifié de rustre, c’est pourquoi « la seule chose qu’il pouvait faire c’était de l’inciter à rompre son engagement » (ECvdM, 1911 : 114). Après s’être engagé et dans la mesure où l’on s’attendait à ce qu’une majorité de couples cèdent à la tentation si on leur en donnait l’occasion, un couple respectable ne restait jamais seul afin de ne pas nuire à sa réputation. Telles étaient les règles pour faire la cour. Le lieu de prédilection étant l’atelier de dessin.

Puis, à partir de la fin du xixe siècle :

Il était admis dans l’ensemble de la vie sociale qu’une femme respectable puisse faire des rencontres dans les lieux publics à l’extérieur de chez elle. C’est pourquoi, l’utilisation de l’autobus, l’implantation de toilettes publiques pour femmes, la fréquentation des cafés et la création de salons de thé, furent aussi importantes à la libération des femmes de la classe moyenne des stricts rituels sociaux, que la lente déliquescence du chaperonnage. Plus tard, les parties les plus formelles de l’étiquette furent minées par les échanges téléphoniques et une mobilité accrue due à l’arrivée des automobiles.

Davidoff, 1973 : 67

L’historien G. Porter nota l’importance de « l’arrivée de la bicyclette et de l’essor du sport féminin » (1972 : 81). La mixité a également joué un rôle. Plus amplement, « des modèles alternatifs à la féminité tels que les femmes universitaires ou encore les suffragettes offrirent des opportunités de carrières qui vinrent concurrencer certaines réussites dans la société à la mode » (Curtin, 1987 : 243-244).

Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les tendances allèrent dans le même sens, soient celles de l’émancipation sexuelle des jeunes générations, mais également des femmes. De plus en plus, faire la cour et se fiancer était empreint de sexualité. Plus spécifiquement, qu’il s’agisse de romantisme ou non, le processus s’orienta vers une plus grande liberté de contrôle de la dynamique des relations en décidant quelles étaient les conditions respectables d’un lieu de rencontre.

Aux États-Unis, l’émancipation se développa par l’intermédiaire d’un système de rendez-vous établi dans les années 1920, en Europe ; celui-ci fut propagé (de manière formelle) par les fiançailles et une sorte de verkering ou « sortir ensemble ». Après la Deuxième Guerre mondiale, les différences nationales diminuèrent, malgré des disparités remarquables qui subsistèrent encore entre les trajectoires des deux pays. Dans ce contexte, cet article s’interroge sur les différences existantes à propos de la réglementation de la sexualité des adolescents : pourquoi, aux États-Unis, la revendication d’abstinence sexuelle des adolescents avant leur départ du domicile, était-elle encore dominante et exigée de la part des parents, et pourquoi, particulièrement depuis la fin des années 1960, les Néerlandais s’étaient-ils éloignés de ces règles en autorisant des relations sexuelles avant le mariage ?

C’est en sensibilisant aux conditions qui amenèrent les parents Néerlandais à autoriser sous certaines conditions les adolescents à avoir des relations sexuelles « sous leur toit », alors que les parents américains ne le permirent jamais, que la sociologue américaine Amy Schalet établit la comparaison à propos des différences existantes entre la réglementation de la sexualité des adolescents aux États-Unis et aux Pays-Bas (2000, 2011).

Cependant, jusqu’au début des années 1970, les parents néerlandais interdirent ces pratiques en utilisant le même vocabulaire qu’aux États-Unis « Pas sous mon toit. »

C’est ainsi qu’on présente ici une plus vaste explication historique des différences nationales. Elle s’appuie sur mes études précédentes Sex and Manners (2004) et Informalization (2007), en y intégrant de nouveaux éléments liés à l’histoire sociale des fiançailles et à la longue préservation d’une classe dominante homogène aux Pays-Bas. Ces éléments me permettent de mettre l’accent sur la façon significative dont les classes dirigeantes ont perdu la bataille culturelle par rapport aux classes moyennes et aux groupes des pairs. La comparaison et la confrontation directe entre les deux pays soulignent de quelle manière le contrôle de la sexualité des adolescents est intimement lié à la réglementation en matière de concurrence et de mobilité sociale.

Après avoir présenté quelques points de départ théoriques, je décrirai et comparerai comment l’héritage social actuel est lié aux deux trajectoires nationales. Les derniers paragraphes viseront à une interprétation comparative des deux évolutions.

Point de départ théorique : les équilibres

Ma boîte à outils de comparaisons internationales et historiques contient plusieurs critères me permettant de conceptualiser que certains équilibres puissent être universels et appliqués de manière bénéfique, peu importe le pays ou la période.

Ensemble, ils ouvrent une voie quant au niveau de différenciation et d’intégration d’une société, mais aussi en ce qui a trait à la densité de son réseau d’interdépendances. C’est la raison pour laquelle je me limiterai à mentionner les plus pertinents[2].

Un premier équilibre est celui du pouvoir. C’est un fait établi qu’en grandissant, les individus deviennent moins dépendants de leurs parents. Cela perdure depuis des générations. Au cours du xxe siècle, les parents prirent de plus en plus en compte les désirs et les besoins de leurs enfants. C’est ainsi que les codes en vigueur sur la sexualité et la manière de courtiser reflétèrent les changements qui s’opérèrent dans les rapports de force entre les générations et les sexes au xxe siècle.

Le second équilibre se situe à l’échelle des contrôles : entre le contrôle social externe et son propre contrôle ou autocontrôle. Au cours du xxe siècle, l’équilibre du changement du contrôle externe vers l’autocontrôle s’accentua. En se débarrassant de leur chaperon par exemple, les femmes devinrent autonomes en acquérant leur propre façon de courtiser. Lorsque les contrôles sociaux se dirigèrent vers l’autocontrôle, il devint obligatoire et attendu des femmes qu’elles agissent selon leurs propres valeurs. Cette tendance fut accentuée de plusieurs façons, en particulier par l’augmentation de la richesse et de sa propagation, mais aussi par les préceptes d’un État-providence. Dans la société, cela amorça le déclin de la peur et de la suspicion en accroissant le niveau de confiance mutuelle. S’il fallait formuler cela en termes d’équilibre des contrôles, il s’agirait d’une hausse du niveau d’autocontrôle attendu de chacun. « Pour se différencier de façon ferme et incontestable, les individus furent obligés d’adapter leur comportement » (Elias, 2012 : 406).

Le troisième équilibre est celui du processus formel et informel. Historiquement en Occident, formaliser les manières (et éduquer les personnes) fut un processus à long terme qui eut lieu à partir de la Renaissance et jusqu’au dernier quart du xixe siècle. Il fut basé sur une réglementation de plus en plus stricte et détaillée quant à l’assujettissement d’un grand nombre d’aspects des comportements qui furent partiellement formalisés en lois et en moeurs. La formalisation des moeurs et l’éducation des personnes entraînèrent un processus de désexualisation, il en résulta un tabou de plus en plus fort au sujet du sexe en public et en privé. Il en fut même, dans une large mesure, banni des consciences. À partir de la fin du xixe siècle, un processus informel domina, il s’agissait d’une tendance à l’élargissement de l’éventail des solutions de rechange comportementales et émotionnelles socialement acceptées. Ce fut une évolution du passage de règles fixes à des lignes directrices plus souples en fonction des différents types de situations et de relations. L’élargissement de l’éventail des options alla de pair avec un contrôle plus rigoureux des choix à effectuer. Cela déclencha non seulement une plus grande flexibilité et réflexivité, mais entraîna aussi une « émancipation des émotions » : les émotions qui avaient été enfouies et réprimées, y compris toutes celles liées à la sexualité, retrouvèrent le chemin de la conscience par une acceptation plus large des codes sociaux plus informels. Ainsi, le processus informel entraîna une émancipation de la sexualité, il impliquait une « sexualisation de l’amour » et une « érotisation du sexe » (Wouters, 2004, 2010).

Un dernier équilibre qu’il faut mentionner est celui du désir : entre celui de la satisfaction sexuelle et celui de l’intimité durable entre le sexe et l’amour. Depuis les dernières décennies du xixe siècle, dans les bonnes sociétés d’Europe et des États-Unis, la traditionnelle balance de l’équilibre du désir opéra une mutation. De domination sexuelle pour les hommes et d’un amour réciproque (romantique) ou d’une relation sexuelle maîtrisée chez les femmes, elle pencha en direction d’une « sexualisation de l’amour » (femmes) et d’une « érotisation du sexe » (hommes), provoquant une variété de nouvelles réponses à la question de l’équilibre du désir : quand et dans quels types de relations (de quel type) l’érotisme et la sexualité sont-ils autorisés et souhaités ? (Wouters, 2004).

L’art de courtiser aux États-Unis

Depuis les années 1880 et jusque dans les années 1920, les manières de courtiser suivirent globalement le même développement : les jeunes commencèrent à avoir des rendez-vous, c’est-à-dire à sortir ensemble, à la fois avec et sans un chaperon. La surveillance complète sous l’égide de chaperons s’estompa, comme ce fut le cas pour le système « de demande » aux parents. Dorénavant le jeune homme rendait visite à domicile. À partir du milieu des années 1920, des conseils furent prodigués quant aux rendez-vous, mais aussi à propos de la ligne de conduite qu’il fallait adopter et aux règles à ne pas transgresser en matière de caresses et d’attouchements. Toutes les descriptions énumérées dans le prochain paragraphe proviennent uniquement de sources américaines dédiées aux moeurs. Elles établissent la mise en place d’un « mode de rendez-vous » à l’américaine. Celui-ci fut appuyé par un nouveau code qui contredisait ouvertement l’ancien code officiel de « la demande » prescrit par les adultes et dans lequel les rencontres organisées avec des chaperons avaient pour mission de préparer aux fiançailles puis au mariage.

Les classes dominantes américaines et européennes furent extrêmement motivées à protéger leurs filles de rencontres avec « des candidats inadéquats » des classes moyennes. C’est la raison pour laquelle, dans ces cercles, l’ancien code officiel édicté par les adultes fut préservé plus longtemps. Dans le spectre des livres parlant des moeurs, des auteurs tels qu’Émily Post et Amy Vanderbilt représentèrent un code officiel des adultes de la classe dominante. Le critique littéraire américain Edmund Wilson opposa à Mme Post les écrits de Lilian Eichler, l’auteure d’un livre à succès des années 1920 à propos des moeurs. Eichler : écrivait « rendre le bruit de la vie sociale gaie et facile », mais Mme Post semblait « croire en l’existence d’une Olympe sociale » et « assumait systématiquement le fait que le lecteur voulait faire partie de la société » (Wilson, 1962 : 382). Cette orientation traditionnelle de la classe dominante expliqua pourquoi, dans ses premières éditions des années 1920, Emily Post occulta les « caresses » et pourquoi, dans son édition de 1931, elle déclara que ce point était « totalement hors du sujet de l’étiquette — tellement en dehors qu’il n’avait pas plus de place dans la société que toutes autres mesures qui étaient réductrices ou relatives à la promiscuité ou à la vulgarité » (Message, 1931 : 297). En bref, Mme Post ignora complètement la création et la mise en place d’un système de rendez-vous.

Mme Post resta également d’une ambiguïté conservatrice à propos du déclin des chaperons. Dans l’édition de son livre de 1937, une face de cette ambivalence fut représentée par ces lignes : « actuellement, d’un point de vue éthique, la seule façon d’être efficace, c’est que les jeunes filles soient leur propre chaperon ». L’autre face ne tient pas compte de ce changement, qui passe des chaperons à l’entraînement à l’autoprotection. De ce côté, elle s’en tint d’ailleurs à la nécessité de chaperons, car « il reste encore des aspects à prendre en considération » (1937 : 353-354). Dans le même esprit, elle s’interrogea sur la capacité d’une jeune fille à se protéger :

Pourtant toute tentative d’application des règles de la bienséance à une jeune femme qui se rend seule à l’appartement d’un homme aurait le même effet que d’essayer de donner des directives pour l’allumage de la flamme d’un explosif… c’est concéder qu’il y a un certain élément d’attraction entre la femme et l’homme.

1937 : 358

En somme, Mme Post pensait que le chaperon devait rester en fonction pour deux raisons : tout d’abord pour répondre à Mme Grundy — qu’elle rendait responsable des commérages et autres formes de contrôle social externes — et d’autre part, par manque de confiance dans la force de l’autocontrôle. Son ambivalence à propos du chaperon dura jusqu’à la fin des années 1940.

L’édition du livre des moeurs des années 1960 de Mme Post ne contenait pas non plus de chapitre qui parlait des capacités d’une fille à se protéger et à restreindre ses ardeurs lorsqu’elle se retrouvait seule en compagnie d’un homme. Dans les éditions de 1952 et 1963 du fameux livre d’Amy Vanderbilt au sujet de l’étiquette, ces convictions furent exprimées en ce qui concerne les couples fiancés :

Cela semblerait normal si les jeunes ne souhaitaient pas faire l’amour pendant la période de leurs fiançailles… La société souhaite un genre de chaperon pour les personnes fiancées de tous âges. Elles peuvent, bien entendu, passer de longues journées et soirées ensemble seules, mais sans s’absenter pour une nuit complète ou pour un week-end, à moins qu’elles ne soient convenablement chaperonnées.

1952 : 126 ; 1963 : 13

En marquant non pas le passage du statut d’adolescence à celui d’adulte, mais celui de l’enfance à l’adolescence, ces conseils pour « les personnes fiancées de tous âges » furent les dernières exceptions qui permirent d’établir que le mot chaperon et le verbe chaperonner se référaient à l’enfance.

Tandis que Post et Vanderbilt représentaient le code officiel édicté par les adultes, des auteurs de plus en plus nombreux symbolisaient le code informel de la jeunesse des classes moyennes qui débattaient ouvertement du système de rendez-vous et des caresses s’y rattachant. Dans un livre adressé aux filles, un auteur contredit d’ailleurs catégoriquement Mme Post en affirmant qu’en tant que nouvelles arrivantes sur un campus elles étaient « toujours une aventure pour un homme » :

C’est pourquoi, bien entendu, elles voudraient tirer le meilleur parti de leur nouveauté. En agissant habilement, elles pourraient se construire une popularité durable pour le reste des quatre années d’études sur le campus. En sortant souvent, elles auraient de nombreuses occasions de « rencontre », en dépit des recommandations d’Emily Post qui affirmait que les caresses n’avaient pas leur place dans la bonne société (les étudiants de l’université ne lurent apparemment jamais son livre)… Tous sont franchement curieux de savoir si vous êtes un « chaud numéro » ou un « glaçon ». Cela, c’est à vous de le décider…

Eldridge, 1936 : 176

Ici, Mme Post fut ridiculisée pour son appartenance à la classe dominante et sa méconnaissance du bon sens de la rue (les groupes des pairs de la classe moyenne). Cela exprima aussi le sentiment de libération de la rigidité de la classe dominante. Cette expérience de lutte pour gravir un échelon dans l’échelle sociale et améliorer son statut en élaborant le système de rendez-vous permet de comprendre pourquoi celui-ci devint un symbole de fierté nationale au sujet de la liberté.

Le système de rendez-vous américain

Dans l’étude de ce système, Beth Bailey admit qu’il y a eu une période de transition, pendant laquelle un garçon aurait pu venir en « visite », en espérant être reçu dans le salon familial, tandis que la jeune fille « serait prête avec son chapeau sur la tête », espérant un « rendez-vous », c’est-à-dire une « sortie quelque part dans un lieu public ou de divertissement ».

Aux États-Unis, toute une catégorie de mots et de pratiques au sujet de la culture des jeunes apparut et fut développée ultérieurement en même temps que le mot « rendez-vous ». Les codes de rencontres devinrent assez élaborés pour parler d’un système de rendez-vous. Vers le milieu des années 1920, le rendez-vous remplaça presque totalement l’ancien système de visites.

L’apparition d’un système de rendez-vous permit aux jeunes d’échapper à la surveillance parentale en forgeant, d’une façon relativement autonome, leur propre façon de courtiser.

Cette méthode fut innovatrice dans l’histoire des relations entre les sexes, elle fut à l’origine de la première culture de la jeunesse en rendant possible une avancée significative de l’émancipation de la sexualité — limitée aux États-Unis, contrairement à celle de la jeunesse des années 1960, qui avait un caractère occidental plus international. C’est uniquement avec les six caractéristiques américaines suivantes que la sociogenèse du système de rendez-vous put être esquissée.

  1. Une culture des jeunes et de rendez-vous développés dans les universités et sur les campus mixtes : ces villages typiques de la jeunesse américaine permirent aux jeunes de s’émanciper de l’emprise de leurs parents. Dans les années 1920, alors que les deux tiers des étudiants étaient dans des résidences universitaires mixtes, ils réussirent, de façon solidaire, à dicter leur propre code de conduite pour courtiser, et cela, en opposition aux générations plus âgées. Dans l’étude de ces développements, Paula Fass démontra comment « les jeunes orientaient leur comportement vers des institutions non traditionnelles — des associations plutôt que des parents, des films plutôt que des communautés locales » (1977 : 290). Pour que les apparences soient respectées, des négociations intergénérationnelles eurent lieu : « Toutes les universités de bonne réputation insistèrent dorénavant pour avoir une liste de dames patronnesses prêtent à être présentes et donner leur nom comme « garantie » à des soirées dansantes, afin que ces divertissements soient menés avec le décorum d’un bal privé » (Wade, 1924 : 272). Et : « Les universités ne permettront pas qu’une fête privée soit insuffisamment chaperonnée, et demanderont sans doute à plusieurs femmes respectables de la communauté d’agir en tant que commanditaires (Pierce, 1937 : 18). Cependant, les jeunes développèrent de nombreux stratagèmes pour échapper à leur contrôle : « les chaperons invités furent confortablement installés dans le salon et l’on engagea des conversations superficielles avec eux (ce fut souvent la corvée des étudiants de première année) afin qu’ils ne puissent voir et entendre l’activité réelle de la piste de danse, des lieux de distraction, et des zones extérieures mal éclairées » (Fass, 1977 : 196). C’est ainsi qu’échapper à la surveillance pouvait devenir un ingrédient érotique et sexuel pour faire la cour.

  2. Le sexe devint subitement l’enjeu principal de la lutte pour l’émancipation des jeunes. Dans les années 1920, la question « jusqu’où aller » fit débat, était-ce au-delà du baiser ? Cependant, les débats se concentrèrent bientôt sur les pratiques d’attouchement et de caresses. Le code des jeunes fut un compromis qui permit une certaine activité sexuelle, sans toutefois « aller jusqu’au bout ». En ce sens, le rendez-vous fut orienté vers le sexe et le mariage. Si les jeunes de l’université souhaitaient adhérer au code édicté par les adultes en sauvegardant pour le mariage la notion « d’aller jusqu’au bout », les années pendant lesquelles ils connurent les règles du code de la jeunesse restèrent ancrées dans leur mémoire sans risque significatif à long terme. Pour la communauté des campus, ce fut une condition particulière et provisoire — qui permit aux groupes des pairs d’effectuer des pressions. Sous ce joug, les attouchements se transformèrent bientôt en une manifestation nécessaire de la conformité. Paula Fass écrivait : « les explorations érotiques expérimentales étaient communément un phénomène de groupe ». Elle concluait aussi que « les soirées d’attouchements » étaient « à la fois des explorations érotiques forcées dans le but de contrôler l’érotisme » (1977 : 266).

  3. Connaître de multiples partenaires se justifiait comme étant une bonne préparation à la sélection d’un futur époux pour le mariage. Lors d’un rendez-vous, il se développait une sorte de relation de flirt qui durait pendant la rencontre, mais cela sans aucun engagement. Par conséquent, cette relation de couple lors du rendez-vous n’était pas exclusive : lorsque le système de rendez-vous se développa, avoir de multiples partenaires était encouragé en ayant une « douzaine de rendez-vous », tandis que « sortir ensemble » était déconseillé et rejeté comme étant une attitude de lâche n’ayant pas assez de courage pour draguer ouvertement. Avoir une douzaine de rendez-vous donna lieu à une institution appelée « la ligne », qui comportait un ensemble de phrases bien rodées et bien souvent répétées qu’on utilisait dans les premiers contacts entre les sexes pour courtiser et séduire : « Au lieu d’un simple « vous êtes belle ce soir », vous deviez dire avec une voix de stentor : « Cette nuance de bleu va très bien avec vos yeux » (Jonathan, 1938 : 98-99). En effet, « une certaine exagération était d’usage entre les garçons et les filles » (McGinnis, 1968 : 100). Lors des rendez-vous, comme dans tout type de négociations, la concurrence féroce des Américains, relativement ouverte, provoqua l’exagération, l’arrogance et l’utilisation de superlatifs. Après la Deuxième Guerre mondiale, quand le fait de « sortir ensemble » devint populaire auprès des adolescents américains, cela n’affecta en rien le système de rendez-vous. En cela, ce système était devenu une institution sociale solidement ancrée, alors que le fait de « sortir ensemble » était considéré comme temporaire : les jeunes « allèrent et sortirent du système de rendez-vous ». C’est ainsi que « sortir ensemble » fut intégré au système de rendez-vous.

  4. Lors des rendez-vous, les garçons s’attendaient à pouvoir toucher ou caresser ; les filles durent apprendre « comment répondre allègrement aux avances », sans détruire aucune des anciennes normes familiales (Schlesinger 1946 : 54). Ce fut le juste milieu à trouver entre la bonne et la mauvaise fille, l’une qui rappelait l’un des couplets de Margaret Mead du début des années 1920 : « Quelqu’un pourrait-il me donner quelques bons conseils sur la façon d’être méchante mais toujours charmante ? » Mead démontra de façon convaincante que pendant la période de rendez-vous, « il était impératif que l’on soit tout le temps capable de jouer avec le sexe, et de gagner. Plus les jeunes garçons et filles apprendront tôt à jouer à ce jeu et plus ils seront partiellement capables de contrôler leurs impulsions » (1950 : 290-291). Ces impératifs augmentèrent la stimulation de la subtilité dans l’art de se conduire « entre celle d’un roc de pruderie et celle de la coquetterie » (Hemphill, 1999 : 110), afin de se souvenir « que pour vaincre, elle doit faire les meilleurs choix entre tolérance et rigidité » (Gorer, 1948 : 116).

  5. La mise en place d’un système de rendez-vous impliqua que l’autorité des parents à propos de « faire la cour » à leurs filles fut placée entre les mains des jeunes hommes. Dans la mesure où le contrôle sur la jeunesse par la génération plus âgée diminua, les jeunes hommes dominèrent dorénavant le processus de constitution des codes de rendez-vous. L’argent qu’ils dépensèrent pour un rendez-vous permit aux garçons d’acheter de la reconnaissance, du contrôle et d’accroître les inégalités, « plus l’homme dépensait, plus la femme lui permettait de la toucher », et de « jolies filles » coûtaient cher (Bailey, 1988 : 81, 23). Les « gâteries hollandaises » (payées elles-mêmes) étaient vigoureusement réprouvées. En payant et en devenant les clients des filles, les garçons prirent l’initiative en assumant le contrôle que leur procurait cette position. Ils étaient censés faire des avances sexuelles aux filles. Ce mode de pensée se retrouve dans la pratique « si une fille ne procédait pas à des attouchements, l’homme pouvait très justement s’imaginer qu’il pouvait se jeter sur elle » (Stearns et Knapp, 1992 : 786). Toute la responsabilité des restrictions sexuelles fut mise entre les mains des femmes : les garçons purent blâmer la jeune fille pour tous les actes sexuels, même s’ils étaient défendus ou déplacés : soit elle n’avait pas mis de limites (dans le temps) ou elle n’était pas réellement vertueuse. De cette manière, la vieille idée de soumission voulant que « les garçons soient toujours des garçons » et qu’ils « veuillent naturellement » avoir une activité sexuelle, en « y allant », fut acceptée et renforcée. Cette façon de faire vis-à-vis des femmes fut officialisée dans le système de rendez-vous. Ce type de comportement apparut dans les universités lors des années 1920, perdura dans les grandes écoles jusque dans les années 1930 et au moins jusqu’au début des années 1940. À cette époque, les garçons de la classe moyenne poussèrent, dans la mesure de l’acceptable, les attouchements le plus loin possible lors des rendez-vous. Ils décrivaient cette expérience comme une façon de « s’amuser » ou « de mener les filles en bateau » (Stearns et Knapp, 1992 : 786).

  6. Chaque rendez-vous et chaque personne rencontrée étaient dûment comptabilisés pour le concours de popularité. En tant que contestation sociale de la popularité, le rendez-vous devint un curieux mélange de conformisme et de concurrence. Dans les années 1930, les rendez-vous évoluèrent vers une étrange combinaison de désir de frisson et de compétition de plus en plus liée au sexe. Les attouchements et les caresses progressèrent vers des rituels contrôlés d’exploration d’une promiscuité sexuelle retenue. En se lançant dans une activité qui « ne demandait aucune totale implication personnelle quoiqu’il arrive », le fait de parader suscita la « manifestation de recherche de sensations fortes » en transformant la parade nuptiale en « un amusement et une libération des excitations biologiques » (Waller, 1937 : 728). Dans son groupe des pairs, une jeune femme était « évaluée par le nombre de relations qu’elle pouvait revendiquer, et l’homme par le nombre de relations qu’il pouvait satisfaire » (Bailey 1988 : 58). Les rendez-vous devinrent une « activité concurrentielle grand public dominée par l’argent et la surenchère » (Caldwell, 1999 : 229), et qui se réalisait aussi dans les salles de danse des « taxi dancers », où toutes sortes d’hommes (à l’exception des « Noirs américains ») pouvaient retrouver des jeunes femmes et des filles pour « dix cents la danse[3] » (Cressey, 1932 : 3). Pour se conformer à la mise en place de règles de compétition de popularité, les associations mirent la pression pour que tous évaluent les rendez-vous et que ceux-ci soient classés en fonction de leur jugement. Cette compétition transforma les rendez-vous « en un jeu du chat et de la souris, inhibé émotionnellement par la séduction et la mise en scène, tout cela afin d’établir un « score » (Fass, 1977 : 271). Elle devint un concours d’argent et de caresses qui poussa tous les participants vers une exploration approfondie de la trajectoire de la luxure. Cette approche concurrentielle et commerciale qui fut instrumentalisée par l’institutionnalisation d’un système de rendez-vous fut étendue à une « évaluation des rendez-vous » (Waller, 1937) tout comme à celle « du paiement et du nombre de caresses ». À partir des années 1960, cela conduisit à une expansion massive de la consommation de sexe acheté sur différents marchés. Par ailleurs, la « culture porno » fut identifiée comme un autre héritage social lié au « paiement des caresses ». Elle représentait comme étant des « féministes radicales » un grand nombre de femmes américaines ayant embrassé l’industrie du sexe et applaudissant la « pornographie » chez elles et d’autres (Levy, 2005). L’achat de sexe par l’exploration de l’instrumentalisation de relations commerciales plutôt volatiles put être interprété comme la continuation de formes de comportements qui furent très appréciés dans le système de rendez-vous. Ceux-ci sous-entendaient la poursuite d’un équilibre de la liberté des moeurs qui mettait plus fortement l’accent sur le désir de satisfaction sexuelle que sur celui d’une intimité durable.

L’héritage social du système de rendez-vous : la perte d’un mandat initial

Afin de comprendre pourquoi cette commercialisation du sexe devint branchée après l’autorisation donnée aux femmes américaines d’être payées et touchées, il semble important de comparer l’expansion de ce système de rendez-vous en tant que phénomène américain de « culture des jeunes » avec le second mouvement de « culture de la jeunesse » des années 1960. Ce dernier fut d’ailleurs bientôt suivi d’une vague d’émancipation des femmes du contrôle des hommes : à la fin des années 1970, dans tous les pays occidentaux, ce mouvement féministe se concentra sur la violence sexuelle et la domination masculine. Cependant, aux États-Unis, dans les années 1920, la libération du tabou « sans sexe à tout prix » des préceptes des générations plus âgées ne fut pas suivie de la libération de l’oppression et de la domination sexuelle masculine. C’est la raison pour laquelle le système de rendez-vous américain, et particulièrement les codes de paiement et d’attouchement, purent être interprétés comme une preuve et une conséquence de cette absence.

C’est d’une façon explicite, mais « sans aller jusqu’au bout » (alors que les préservatifs étaient illégaux et difficiles à trouver), en canalisant progressivement l’expérimentation et l’excitation sexuelle tout d’abord par des caresses de la poitrine puis par la masturbation (manuelle) et plus tard avec le sexe oral (fellation), que l’acceptation sociale progressive des attouchements se fit, parmi les jeunes, dans les années 1920. Au cours de cette mutation, le fait « d’aller jusqu’au bout » devint le seul et principal critère pour savoir s’ils avaient ou non vécu sous l’emprise du code des adultes. Vivre simultanément sous les règles du code de la jeunesse et de celui des adultes fut une manière d’avoir un double standard concernant le sexe. Ce pont entre les deux codes fut identifié comme étant « une virginité technique » et une « fidélité technique ».

Un code distinct fut élaboré pour les contextes d’affaires, lorsque le rendez-vous devint solidement ancré dans les institutions. Au tournant des années 1980, aux États-Unis comme en Europe, les hommes furent attaqués pour harcèlement sexuel. Cela signifiait que dans tous les lieux de travail, les gestes déplacés envers un subalterne étaient tabous, alors qu’aux États-Unis, toute tentative de flirt était étiquetée comme du harcèlement. Cela créa un fossé entre les comportements d’affaires — dont le sexe et la sexualité étaient proscrits — et ceux des rendez-vous qui étaient centrés sur le sexe et la sexualité. Ainsi, la domination masculine fut institutionnalisée dans un triple défi à double morale, le premier entre les hommes et les femmes, le second entre les jeunes (des universités) et les adultes et le troisième entre les hommes et les femmes au travail, mais aussi lors de rencontres ou en « second lieu » lors des travaux ménagers (Hochschild, 1989, 1997). En somme, ces avancées en matière de plus grandes valeurs de liberté et d’indépendance des femmes américaines semblaient avoir été conservées au travail, mais à des coûts élevés, alors qu’elles s’estompèrent en dehors des heures de bureau.

Ces difficultés dans la lutte pour une plus grande égalité des femmes peuvent se comprendre au moins partiellement comme un héritage social du système de rendez-vous, dans lequel la domination masculine tenue pour acquise dans les années 1910 et 1920 fut officialisée, intégrée, internalisée et idéalisée dans les codes des rendez-vous alors qu’elle s’étiola dans les années qui suivirent. Ce durcissement nous permet de comprendre pourquoi, au cours du second mouvement de la culture de la jeunesse, ce dernier eut des répercussions plus sévères aux États-Unis que dans les pays européens, quand l’émancipation des régimes parentaux fut rapidement suivie d’un mouvement d’émancipation des femmes. La persistance de cette tradition nous montre aussi à quel point l’inégalité d’équilibre sous-jacente du pouvoir entre les sexes fut internalisée et socialement enracinée de manière ferme et définitive. Cela permit à la double morale traditionnelle d’être et de rester plus forte aux États-Unis qu’en Europe et explique en partie pourquoi les avancées pour une plus grande liberté d’indépendance des femmes en Amérique diminuèrent (Wouters, 2004).

Jusqu’au xxie siècle, des générations entières de parents exigèrent une surveillance en montrant simultanément le peu de confiance qu’ils avaient dans la capacité des jeunes à s’autocontrôler (Wouters, 2004). Dans son étude des années 1990, Amy Schalet constata, lors d’entrevues, que les parents américains croyaient que leur progéniture était excitée par ses hormones en effervescence et que, de ce fait, elle était incapable de relations amoureuses responsables (1994, 2011). C’est en demandant la supervision des parents que les jeunes eurent un alibi pour échapper à leur surveillance. En fait, ils créèrent un climat « lors des fêtes et des beuveries dans lequel les garçons étaient susceptibles d’avoir leur première expérience sexuelle dans des situations où ils étaient le moins en mesure de rester maîtres d’eux-mêmes, de se comporter de façon rationnelle, ou d’avoir une expérience émotionnelle intime » (Schalet, 2003 : 255). Ainsi, ils « renforcèrent » l’image d’une sexualité des jeunes s’appuyant sur un champ de mines parsemé « d’hormones en effervescence » et « d’une effervescence de testostérone ».

En outre dans ce contexte, les parents laissèrent à leurs adolescents un certain « espace » pour s’échapper « en cachette », tandis qu’ils « prétendirent ne pas savoir » en pratiquant la politique du « ne rien leur demander, pour qu’ils n’aient rien à dire ». Voici aussi quelques exemples de cette politique à l’égard des filles : « Officiellement, Lisa, qui a actuellement quinze ans, n’est pas autorisée à avoir un rendez-vous avant ses seize ans. Mais Lisa a un petit ami et elle sait que ses parents sont au courant, mais ils « ne disent pas vraiment grand-chose, et je crois qu’ils laissent simplement faire » (Schalet, 2011 : 124). Caroline dit : « Ils n’ont tout simplement pas envie de savoir ce que je fais avec lui » (Schalet, 2011 : 113).

La politique semble être celle « de la partie d’une stratégie globale de dissimulation de la maturation sexuelle des adolescentes. La fille convenable que la majeure partie des filles souhaiterait être, et que la plupart des parents cherchaient à avoir, ne disposait pas, semble-t-il, d’autonomie sexuelle » (Schalet, 2003 : 196). Cela n’eut assurément rien à voir avec le fait que les États-Unis détenaient le pourcentage le plus élevé de grossesses chez les adolescentes du monde occidental.

Malgré cela, Peter Stearns en conclut que « le bilan » était que « les Américains déterminèrent que le sexe, plutôt que la grossesse, était le problème principal lorsque des mineurs étaient concernés » (1999 : 243).

La politique de « ne rien demander pour ne rien savoir » semblait être une des caractéristiques d’un équilibre plutôt inégal entre le pouvoir et les contrôles externes qui procuraient (hypocritement) aux parents et aux enfants suffisamment « d’espace » pour être au-dessus des règles qui régulaient théoriquement ces pratiques… jusqu’à ce que les jeunes aient dix-huit ans ou qu’ils aillent à l’université.

Comparaison internationale du système de rendez-vous américain

Dans des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne ou les Pays-Bas, toutes les spécificités de ce système de rendez-vous étaient absentes : là-bas, il n’y avait pas de villages de jeunes, pas d’évaluation et de rendez-vous, pas de paiement et d’attouchements, pas de pression de la part de groupes des pairs et aucune compétition de popularité ou l’établissement d’un quelconque « score » (Eder et al., 1999 ; Herzog, 2011). La première moitié du xxe siècle ouvrit aux jeunes et aux célibataires des possibilités d’exprimer leurs sensations concernant le toucher et le baiser, mais certainement pas d’une façon aussi flagrante qu’aux États-Unis.

Toutefois, au cours des décennies pendant lesquelles le « rendez-vous » fut créé et se propagea aux États-Unis, la tendance européenne fut d’augmenter les possibilités de recourir à des chaperons et réglementer la façon de courtiser. Cette acceptation sociale connut une phase pendant laquelle il fallait apprendre à connaître l’autre « avant » les fiançailles. C’était une période « d’amitié » et une façon de « sortir ensemble », bien que ce dernier terme ne fût pas utilisé dans des ouvrages de moeurs.

En matière de discussion au sujet des « affaires de coeur », les auteurs se limitèrent généralement aux règles de base d’être franc et honnête. Courtiser fit partie de la sphère privée et en arrière-plan de la vie publique, d’où cette maxime de Goethe Erlaubt ist was gefällt (ce qui est permis est ce qui plaît).

Dans l’Europe anglo-saxonne, les familles riches et aristocratiques maintinrent les chaperons avec plus de sévérité que le firent les gens des classes moyennes : « il y avait certaines allusions arguant que la « nouvelle femme » ayant son vélo et pratiquant l’athlétisme était un produit de la classe moyenne ». Les classes dominantes prirent du retard, parce qu’elles étaient plus fortement motivées à « s’assurer qu’elle ne rencontrait que des candidats appropriés » (Curtin, 1987 : 243). En ce sens, elles se comportèrent comme les classes dominantes américaines.

Des auteurs anglo-saxons de livres de moeurs parlèrent du développement de l’amitié, mais jamais de l’essor de la notion de « sortir ensemble » comme une période antérieure aux fiançailles. Ils restèrent relativement vagues pour définir si les baisers, les attouchements ou les caresses faisaient partie de l’amitié. Ces occasions de prise de risques sociale et sexuelle demeurèrent dissimulées sous l’avertissement général « d’être très prudent » et cela resta « typiquement anglais ». De leur côté, les auteurs néerlandais d’ouvrages de moeurs furent bien plus directs dans ce domaine. C’est la raison pour laquelle une comparaison avec les Pays-Bas semble être utile pour mieux comprendre pourquoi on ne s’exprimait pas beaucoup sur « l’amitié » dans les livres anglo-saxons.

Les Pays-Bas

Aux Pays-Bas, le début du xxe siècle vit l’érosion de la présence des chaperons. Elle coïncida avec l’accroissement des possibilités pour les jeunes de faire des rencontres en dehors du contrôle parental. Un auteur nota : « La jeune fille était contrainte à être coincée par le corset des conventions. (Aujourd’hui, toutefois), elle n’est plus dans l’ombre de sa mère. » Contrairement aux livres de moeurs anglais et américains, cette émancipation fut liée à la mixité : « Lorsque la fille avait terminé ses études, où elle avait souvent été assise à côté de garçons dans la même classe, elle était devenue un être indépendant » (ECvdM, 1912 : 266-268). Un autre auteur écrivit que la mixité générait « dans leur pays une atmosphère plaisante et agréable entre les filles et les garçons, libre de tout affront lié au manque de naturel et au maniérisme » (Viroflay, 1916 : 83-84). En Angleterre, peu d’écoles étaient mixtes et la grande majorité de celles qui l’étaient assuraient l’éducation d’enfants de moins de douze ans. Au-delà de cet âge, les enfants de parents qui pouvaient se le permettre entraient à « l’école publique ».

Les livres de moeurs néerlandais fournissaient certaines informations sur les fiançailles. Au début du siècle, un auteur constata qu’une promenade effectuée ensemble était la manière traditionnelle d’annoncer les fiançailles, mais elle ajouta cependant : « actuellement cette mesure est obsolète, car aujourd’hui les jeunes filles ne sont plus tenues à l’écart des jeunes hommes de façon aussi stricte qu’avant » (Rappard, 1912 : 73). Simultanément, on perdit un peu de la certitude que le sacro-saint engagement solennel de se fiancer aboutirait au mariage en temps voulu. Certains avertissements furent déjà émis à la fin du xixe siècle à l’encontre, de certains joyeux « beaux » et « coquettes » dont les fiançailles furent rompues (A, 1894 : 27). Ce fut également le cas à l’encontre de fiançailles trop courtes, qui pouvaient donner des raisons de « soupçonner les motivations réelles du jeune homme » (Engelberts, 1890 : 78). Ces allusions concernant le fait que tenir, embrasser et toucher étaient des activités permises uniquement aux personnes fiancées.

Sexualité et fiançailles : entre faire connaissance et promettre le mariage

Une fois fiancé, le couple était censé limiter l’exploration sexuelle. Les auteurs furent cependant ambivalents dans ce domaine en émettant leurs conseils de ne pas aller trop loin, car ce fut exactement l’inverse qui se produisit. « La déclaration de l’amour absolu devrait cependant être réservée au futur mari. Si l’échange de baisers devient trop fréquent pendant les fiançailles, l’acte d’embrasser aura perdu toute sa valeur après le mariage. » Voici par conséquent l’ambivalente conclusion : « En prenant tout cela en considération, il est logique de ne pas laisser, si possible, le couple seul » (Staffe, 1900 : 98). Cette ambivalence n’est pas sans rappeler les propos de Mme Post, qui, pour les mêmes raisons, rejetait le fait qu’une jeune fille puisse se rendre seule à l’appartement d’un homme, ou encore les recommandations des années 1950 et du début des années 1960 d’Amy Vanderbilt : « Pour les personnes fiancées de tous âges, la société s’attend à ce qu’elles soient, d’une certaine manière, chaperonnées. »

Un autre avertissement néerlandais du début du xxe siècle voulait qu’en tant que fiancée, une fille ne devait pas se permettre de libertés dont elle aurait pu avoir honte avant la rencontre de son fiancé. Par ailleurs, elle devait lui montrer « que sa présence était la chose la plus précieuse au monde pour elle et qu’il n’y avait rien qu’elle souhaitait plus que d’être unie à lui pour toujours, mais sans toutefois se rendre ensemble dans des endroits isolés et secrets ». Pendant ce temps, « le jeune homme se réjouira tout abord, mais bientôt il développera une aversion à son encontre et son estime pour elle s’amenuisera » (Seidler, 1911-1915 : 75). Ce fut similaire pour les filles américaines ayant à choisir entre la soumission et l’intransigeance. La raison était également la même, garder cela pour le mariage. La grande différence était que le rendez-vous permettait le désir sexuel, mais sans amour, tandis que cela n’était pas possible lors de fiançailles.

À la fin du xixe siècle, les auteurs firent preuve d’une résignation pragmatique au sujet des « nombreuses fiançailles qui furent à nouveau rompues » : un auteur déconseilla de déclarer trop officiellement ou publiquement les fiançailles en mettant une annonce dans un journal. Pour la même raison, la majorité des cérémonies de fiançailles devaient être réduites et intimes, « afin que les personnes les plus impliquées ne soient pas ridiculisées à la face du monde en cas de rupture » (Woude, 1898 : 22, 25). En 1911, dans les précédentes chroniques de Madame Étiquette, le conseil fut de ne pas faire trop de tapage autour des fiançailles, car si elles étaient brisées, ce qui arrivait assez souvent, alors toutes les fleurs et les festivités rendraient les souvenirs d’autant plus amers » (ECvdM, 1911 : 188). Au début des années 1920, l’envoi de deux cartes d’invitation distinctes fut l’évidente raison énoncée pour une prudence accrue au sujet de l’annonce de fiançailles. Si l’engagement était rompu, « il n’était jamais agréable que des cartes de fiançailles soient conservées ici et là, ou qu’elles se promènent partout. Compte tenu du nombre de fiançailles qui furent rompues, il était conseillé de ne pas trop envoyer de cartes aux alentours » (Margaretha, 1921 : 118-19).

Parler des fiançailles et taire le verkering

Dans les années 1920 et 1930, la tendance à une attitude plus complaisante envers les fiançailles continua (Eggermont, 1993 : 111). Les parents furent éliminés de l’avant-scène : dorénavant les auteurs se moquèrent non seulement de peu de cas que l’on faisait des fiançailles, mais ils se plaignirent également des jeunes hommes et femmes ne respectant pas leurs parents en les mettant devant le fait accompli (de leurs fiançailles). (Margaretha, 1921 : 29-30 ; Brummell & Co, 1927 : 17). Dans ce contexte, le mot verkering fut utilisé en premier lieu pour indiquer la situation d’une relation galante informelle, sans engagement fixe ou promesse solennelle. L’auteur qui se plaignit d’un verkering qui se développait au sein d’une relation à laquelle le couple confrontait brutalement les parents écrivit qu’une telle liaison :

Est généralement précédée d’une période de flirt et de tromperie [scharrelen], dont la moitié de la ville ou du village est au courant, hormis les parents. Majoritairement, ces flirts et ces tromperies [scharrelpartij] ne conduisent pas à une relation stable [Vaste verkeering]. N’importe quelle fille qui a connu plus d’une scharrelpartij est caractérisée en langage populaire et non académique de « marie-couche-toi-là ».

Margaretha, 1921 : 143

Les mots de scharrelen et de verkering furent pleins de condescendance, mais ces expressions suggérèrent que ce type de pratique s’établissait en même temps que les rendez-vous alors que l’on n’en parlait pas. À partir des années 1880, le terme de verkering se propagea simultanément au rendez-vous aux États-Unis. Avant les années 1880, ce terme n’avait pas la connotation liée à l’action de courtiser ; il avait un sens plus général d’être en contact ou en compagnie d’une ou plusieurs autres personnes. Quelques exemples et références se trouvaient dans le Woordenboek Nederlandse Taal (l’équivalent néerlandais du dictionnaire anglais Oxford). Ils suggéraient que le mot fut utilisé de plus en plus pour désigner une relation de séduction. Si un tel verkering durait et que la liaison entre les deux personnes prenait une tournure plus sérieuse et plus stable, la relation se développait vers un vaste verkering, qui pourrait être traduit par « sortir ensemble », puisque le terme vast signifie « fixe ». L’autre analogie avec le rendez-vous était que les mots et les pratiques s’y afférant furent méprisés par les classes dominantes et devinrent populaires dans les classes moyennes, bien qu’ils furent tenus secrets aux Pays-Bas. De ce point de vue, et contrairement aux rendez-vous, on ne s’attendait pas à ce qu’un couple pratiquant le verkering ait des relations similaires. Cette différence pouvait aussi s’expliquer en raison des bienfaits que procuraient aux adolescents les villages de jeunesse des États-Unis. D’autres similitudes indiquaient que, malgré les différences entre les États-Unis et l’Europe, l’émancipation sexuelle des jeunes de l’emprise de leurs parents connut un cycle d’évolution identique.

Le fait que les auteurs parlèrent uniquement des rendez-vous et non pas du verkering impliqua qu’ils prirent part à l’implantation des codes formels qui le régissaient. En bafouant de leur « surprenante indifférence » la représentation des fiançailles et en affichant, avec la même tranquillité d’esprit, leur mépris pour la rupture de celles-ci, ils ignorèrent complètement l’émergence d’un code informel. Un auteur déclara d’ailleurs qu’il était très impoli pour une jeune fille de mettre ses parents devant le fait accompli, en ajoutant : « Et pourtant, aujourd’hui, cela se produit trop souvent. La tendance est tout simplement celle d’éliminer les parents de ces événements importants de la vie en prenant ses propres décisions. Quelle superficialité et quel manque de correction ! » (Kloos-Reyneke van Stuwe, 1927 : 27). Un autre auteur observa une dégradation du déroulement rituel des fiançailles :

Une personne fait la cour dans une voiture, une autre sur la plage, une troisième conclut l’affaire avec un baiser, pour la quatrième ce seront les premiers baisers qui se poursuivront le lendemain en faisant la cour et se finiront par des fiançailles la semaine d’après. Le consentement des parents devint un facteur de troisième ordre. Dans certains milieux distingués, le consentement ne fut même pas demandé et l’information des parents au sujet des fiançailles fut considérée comme une sorte de « notification ». À ce sujet, les jeunes générations ont progressé !

Brummell & Co, 1927 : 17

Dans les années 1930, les auteurs continuèrent à critiquer les « fiançailles irréfléchies » qui obligèrent les parents et amis à rendre visite et à acheter des cadeaux, mais qui furent facilement et discrètement annulées : « Olaf ? Oh… vous ne saviez pas ? C’est fini depuis longtemps ! » (Alsen, 1936 : 61 ; Haeften, 1936 : 47). Il était si populaire d’avoir une relation et de faire la cour sans être « réellement engagée » qu’un auteur se lamenta : « ces dernières années, il y a eu une rupture de la conscience morale », qu’« à n’importe quel moment, un grand nombre de jeunes ne sont pas en mesure de dire avec certitude s’ils sont fiancés » ; plusieurs laissent à la convenance de chacun d’appeler ou non « fiançailles » le fait d’avoir une relation avec une personne du sexe opposé » (Alsen, 1936 : 60). Tous ces mots témoignèrent du fait qu’il fut dorénavant accepté qu’un couple soit fiancé sans en avoir effectué les formalités. Les fiançailles furent du verkering ou du vaste verkering mais qu’ils appelèrent verloving[4]. Les deux auteurs de livres de moeurs et leur public évitèrent dorénavant le terme de verkering.

Rester dans le coup : gedogen

Dans la seconde moitié des années 1930, le contrôle parental sur la jeune génération s’adoucit au point que de « gentils parents » ne pensèrent pas à demander à un jeune homme de leur faire part de ses « intentions » lorsqu’il accordait un peu plus d’attention à leur fille, ou qu’il venait la chercher fréquemment pour sortir. Ils parlèrent de cela entre eux, mais « laissèrent en règle générale ces choses complètement entre les mains des jeunes » (Veen-Wijers, 1936-1940 : 93 ; également en 1946-1950 : 108). Cependant, les parents pensaient sans doute que le couple trouverait l’opportunité de se confier à eux, et cela pas uniquement au dernier moment (Post, 1938 : 116). En vue d’élargir leur marge de manoeuvre, les parents laissèrent petit à petit à leurs enfants adolescents une plus grande autonomie. S’ils les empêchaient de manière trop stricte et persistante de jouir d’une liberté dorénavant acquise, « les enfants échapperaient quand même aux restrictions en courant le risque d’avoir des liaisons tout à fait condamnables lorsqu’ils se trouveraient dans des discothèques ou ailleurs » (Paeuw, 1934 : 205).

Ces mots justifiaient la pratique d’un genre de tolérance qui se propagea aux Pays-Bas et devint connue sous le nom de gedogen. Les conditions de cette pratique étaient le plus souvent associées à une politique de prudence. En gardant un oeil avisé sur cette pratique, Gedogen permettait à ceux qui la toléraient de « rester dans le coup » en l’empêchant de devenir « clandestine ». Le mot gedogen remontait au xvie siècle, lorsque le sens était plus proche de « subir » et « mettre en place avec » que de « tolérer » et « permettre », mais les deux sens furent conservés. Aujourd’hui, les exemples les plus connus de préoccupations au sujet de gedogen concernent les drogues douces, la prostitution et l’euthanasie, mais ce mot est également utilisé pour des pratiques parentales liées à l’éducation des enfants.

Après la Seconde Guerre mondiale, en raison des « relations très libres » entre les jeunes des années 1950, on observa que la fréquence des engagements formels chuta. Selon son auteur, cette phase fut de plus en plus ignorée, car, sans être officiellement fiancés, les couples « avaient toute la liberté nécessaire pour prendre la décision de se marier ; parce qu’ils pouvaient avoir des rapports intimes aussi souvent qu’ils le désiraient » (Schrijver, 1954 : 43). Pourtant, dans les années 1950 et jusqu’à la fin des années 1960, beaucoup de personnes se sentirent encore attirées par le maintien de la tradition des fiançailles.

La sexualité lors des fiançailles, des rendez-vous et du verkering

Aux Pays-Bas en 1959, la liberté sexuelle associée aux fiançailles fut comparée à celle offerte par le système de rendez-vous aux États-Unis. Cette comparaison fut faite dans une interview (Het Vaderland, 15 août 1959) avec le professeur de sociologie de l’Université de Brooklyn à New York George Simpson à son retour aux États-Unis après une année d’enseignement à l’Université de Leiden. Simpson défendit le système de rendez-vous contre les attaques alors communément proférées (en Europe) qui disaient que les garçons et les filles s’exploitaient mutuellement. Il aurait affirmé que le système de rendez-vous n’était pas aussi rigoureux, mais qu’il était un moyen positif d’initiation de la jeunesse américaine à une sexualité saine en promouvant la maturité du choix d’un partenaire. De ce point de vue, et conformément à une position encore fortement répandue dans l’opinion publique néerlandaise opposée au sexe avant le mariage, le journaliste néerlandais critiqua Simpson en écrivant : « Le professeur Simpson défend son jugement de valeur sur l’importance du « rendez-vous » en se référant à la théorie freudienne qui prétend que réprimer les désirs normaux jusqu’au moment autorisé du mariage est toujours préjudiciable à celui-ci. »

L’initiation et la préparation peuvent être appréciées autant de manière fonctionnelle que positive. « C’est dans le cadre de cette défense que Simpson déclara qu’il avait remarqué qu’aux Pays-Bas il y avait une grande différence entre les personnes fiancées et celles qui ne l’étaient pas, et il avait renchéri en disant : « Les couples fiancés se permettent tout à coup une plus grande liberté. Les fiançailles sont-elles alors envisagées comme un lien garanti à vie ? « Bien sûr, il avait une opinion à ce sujet, mais il offensa les conservateurs néerlandais qui voulaient maintenir une certaine façade. Au fil des décennies, la sexualité prit de plus en plus de place dans les fiançailles, mais elle fut justifiée par un idéal d’amour éternel. Par ailleurs, on ne mentionna jamais le verkering dans cette interview et cela fut révélateur.

Même Joke Smit, une jeune fille quelque peu rebelle de la bourgeoisie, qui fut reconnue pour avoir déclenché la deuxième vague féministe aux Pays-Bas, se rangea parmi ceux qui essayèrent de vivre en accord avec l’idéal établi de restriction du sexe dans le cadre de fiançailles, au moins d’un point de vue théorique. Au début des années 1950, Joke Smit et son ami Constant Kool faisaient du verkering. Toutefois, le jour où ils arrivèrent à l’adresse parisienne où la jeune fille était au pair et qu’ils partagèrent le même lit, ils se déclarèrent fiancés. Ils avaient pourtant souvent partagé leur lit avant, mais discrètement, en privé (Vuijsje, 2008 : 109). Ils voulurent jouir de la bénédiction d’une déclaration de fiançailles pour le faire ouvertement.

Gedogen[5] : rekken en erbij blijven

De 1939 jusqu’aux années 1960, chacune des douze éditions d’un des célèbres livres sur les moeurs néerlandaises prodiguait des conseils sur les moyens de se fiancer et de rompre ses fiançailles, mais pas du tout au sujet du verkering, de la façon de courtiser et de sortir avec quelqu’un, dans le sens du rendez-vous. Il en fut cependant question dans la dixième édition, publiée en 1953 :

Le jeune homme du monde rendra une visite au père de la jeune fille dont il se sentait attiré. Après avoir rencontré cette dernière quelques fois, il demandera au père la permission d’effectuer une sortie avec elle afin qu’ils puissent apprendre à mieux se connaître…. La plupart des parents apprécieront cette attitude, qui empêchera d’insidieux mensonges et rencontres.

Groskamp-ten Have, 1953 : 25

Ces mots signalent l’émergence d’une nouvelle tradition des parents qui tentent de « s’accrocher » (erbij blijven) et de faire partie de « l’environnement » de leurs enfants.

C’est vers 1960 que cette nouvelle tradition semble avoir été instaurée. D’une part, cela fut considéré comme « tout à fait normal qu’une fille soit invitée par plusieurs jeunes hommes sans que personne ne dise d’un air réprobateur qu’elle avait beaucoup de prétendants », alors « qu’une fille avait le droit d’avoir des amis masculins et féminins ». Ces pratiques furent même acceptées dans les milieux où les bonnes manières étaient tenues en haute estime » (Palts-de Ridder et Eikhof, ca. 1960 : 3). D’autre part, les parents furent invités à offrir leur hospitalité aux amis convenables de tous leurs enfants, qu’il s’agisse de garçons ou de filles, et cela sans inquiétude et dans une ambiance décontractée.

En agissant ainsi, les auteurs suggérèrent que les parents soient en mesure d’écouter discrètement et de garder un oeil sur leurs enfants, en ayant un certain contrôle sur leurs fréquentations. Dans un souci de clarté de l’erbij blijven (s’accrocher), la politique de gedogen fut à nouveau recommandée comme étant la meilleure façon de prévenir les amours secrètes à un âge beaucoup trop précoce (Palts-de Ridder et Eikhof, ca. 1960 : 4).

En 1967, le comédien très apprécié Wim Sonnneveld fusionna le gedogen et le erbij blijven et en fit le rekken en erbij blijven (pour ancrer gedogen et (ainsi) rester dans le coup). Cela se produisit lors d’un sketch avec ses propres mots — « les Néerlandais sont comme le temps » — dans lequel un père s’adresse à l’auditoire le jour du mariage de sa fille. Il explique comment il l’a élevée en la traitant d’égal à égal, en la considérant comme une amie, ajoutant que lui-même n’avait jamais rien demandé ou dit à ses parents, mais avait fait ce qu’on lui disait, alors que sa fille en tant qu’enfant dans le vent disait tout, mais ne faisait jamais ce qu’on lui disait. C’est pourquoi, quand elle ramena son premier petit ami à la maison, il ne lui dit pas qu’il ne l’aimait pas, mais il encensa le garçon, il « l’encensa jusqu’à la tombe », cette expression néerlandaise devint d’ailleurs [comparable à celle anglaise qui disait : « il le maudit en se montrant élogieux »]. Cette pratique de rekken en erbij blijven lui servit jusqu’au jour où d’autres petits amis furent accueillis à sa table familiale.

Littéralement, rekken signifie « étirer » ou « prolonger » en ce qui concerne erbij blijven (rester dans le coup), enfin, gedogen (être permissif) est clairement une condition nécessaire à la pratique du rekken. Rekken en erbij blijven devint une expression néerlandaise bien connue et sa pratique fut et est encore largement préconisée comme la meilleure politique parentale envers les fréquentations de leurs enfants. D’une façon incontestable, cette pratique fonctionna également pour l’intégration du code officiel (des adultes) et celui plus informel des jeunes.

L’expression de la révolution sexuelle

Ce n’est que lors de la révolution sexuelle que le code social interdisant les relations sexuelles avant le mariage fut ouvertement attaqué puis s’éroda progressivement. En 1968, il y eut la première enquête nationale sur la sexologie (Kooij, 1968). Une majorité de la population néerlandaise accepta de pratiquer la régulation des naissances, même si elle semblait peu connaître ce sujet. Par ailleurs, les contraceptifs ne purent être achetés qu’illégalement ou en tant que membre d’une association. Lors de cette période, la moitié de la population fut en faveur d’une interdiction rigoureuse de délivrance de contraceptifs aux personnes célibataires. Toutes ces évolutions nous indiquent que 1968 fut la fin d’une période de transition. Trois ans plus tard, l’interdiction légale de la vente de contraceptifs décrétée en 1911 fut levée.

L’enquête nationale de 1974 (Kooij, 1976) montra qu’entre 1968 et 1974, la révolution sexuelle frappa plus sévèrement les Pays-Bas que partout ailleurs.

Il fut admis que des célibataires vivent ensemble et c’est ainsi que le nombre d’adolescents déclarant avoir eu une expérience sexuelle totale passa de 22 % en 1968 à 40 %[6]. Trois individus sur quatre répondirent qu’ils s’autorisaient des relations sexuelles avant le mariage, si les deux personnes « étaient amoureuses » (c‘était un sur quatre en 1968), trois sur cinq légitimaient le sexe total si le jeune couple ressentait « une très forte attirance l’un envers l’autre » (c’était un sur cinq en 1968). Dans ces conditions, les parents acceptèrent les relations sexuelles de leurs adolescents avant le mariage, à condition qu’ils aient « des sentiments forts pour l’autre » et qu’ils soient « prêts pour cela ». Cette démarche fut vue comme faisant partie d’une exploration des sensations physiques et des sentiments personnels. Sur cette base, de nombreux parents permirent les caresses (42 %), même à leur domicile (30 %). Certains d’entre eux, plus d’un sur cinq (22 %), permirent à leurs adolescents « de tout faire », dans la mesure où ils se limitaient à un seul partenaire, tandis qu’un peu moins d’un parent sur cinq (18 %) permettait que cela se produise à la maison (Boer, 1979).

Tous ces exemples nous montrent qu’entre 1968 et 1974, une tendance à la sexualité des adolescents apparut et qu’elle continua jusqu’à aujourd’hui : « se sentir fortement attirés l’un par l’autre » devint la principale condition pour avoir des rapports sexuels, mais aussi pour envisager une « soirée pyjama » romantique accompagnée de sexe[7]. Pendant cette même période, de nombreux adolescents déclarèrent qu’ils avaient des amis de l’autre sexe et cela changea de manière significative le sens de : « se sentir fortement attiré l’un par l’autre ». Apprendre à avoir une relation sexuelle impliquait le fait d’un apprentissage à avoir une relation. Dans ce processus, l’observation traditionnelle qui voulait que les filles aiment plus les garçons que le sexe et que les garçons aiment plus le sexe que les filles tomba en désuétude. Leur propension d’un désir d’intimité physique et relationnelle indiquait que les garçons et les filles aimaient « être très proches » et « exciter leur partenaire » (Boer, 1978 : 144). En 1989, cette tendance se poursuivit de manière égalitaire : lorsque de nombreuses lycéennes et lycéens soulignèrent qu’une relation intime ainsi que le plaisir physique (plus de 70 % de part et d’autre) étaient un motif pour avoir des rapports sexuels (Vogels et Vliet, 1990 : 71).

Dans son livre sur la sexualité des adolescents, Anita Ravesloot (1997) brossa le tableau de cette évolution au cours d’une génération. Pendant plusieurs années, elle interrogea des « jeunes des années 1980 », nés entre 1968 et 1972, au sujet de leurs expériences sexuelles. Elle fit de même avec la génération de leurs parents, « les jeunes des années 1950 », nés entre 1938 et 1945, lorsqu’ils étaient eux-mêmes adolescents. La différence entre les deux générations était d’une grande ampleur. Les parents avaient reçu une éducation totalement traditionnelle de soutien de famille qui voyait l’épouse comme une femme au foyer et une maman soumise. Pour que cela se déroule dans un ordre naturel des choses, il fallait se fiancer, se marier, avoir des enfants et les élever, puis vieillir ensemble. Les histoires racontées par la génération des années 1950 au sujet de leur jeunesse leur permirent d’exprimer clairement l’oppression qu’ils avaient ressentie lors de ces relations. En opposition à cet état de fait, ils permirent à leurs enfants, en tant que parents, une plus grande liberté et cela également en matière de sexualité. Alors que le rekken en erbij blijven devint une pratique familiale et que les idéaux d’égalité explosèrent, les parents eurent une confiance accrue en la capacité d’autocontrôle des jeunes. Cela impliqua des possibilités accrues de relations sexuelles pour les adolescents quand ils « se sentaient fortement attirés l’un par l’autre » et étaient mutuellement « prêt à le faire ».

L’héritage social du verloving et du verkering

En 1995, avoir « des sentiments forts pour l’autre » était une condition suffisante pour les trois quarts des personnes pour avoir des relations sexuelles (Brugman et al.), et ce chiffre augmenta à 80 % en 2005 (Graaf et al.). Dans une étude comparative entre les familles de la classe moyenne néerlandaise et américaine du début des années 1990, Amy Schalet constata que 9 parents néerlandais sur 10 mentionnaient que ces conditions permettaient à leurs adolescents d’avoir des relations sexuelles « sous leur toit », alors que 9 des 10 parents américains ne seraient jamais prêts à les permettre (2000, 2011).

En 2010, une enquête identique à celle de l’étude d’Amy Schalet confirma totalement ses résultats (Brugman et al., 2010). En 2003, une enquête à grande échelle montra de manière représentative que 67 % des adolescents néerlandais entre 12 et 18 ans avaient été autorisés à dormir avec leur amoureuse ou leur amoureux sous le toit familial.

Voici l’héritage social actuel de l’émancipation de la sexualité des jeunes aux Pays-Bas. Dans son sillage, le rituel des fiançailles perdit la majeure partie de ses fonctions et disparut quasiment. Aujourd’hui, l’utilisation du mot verkering est restreinte et fleure encore bon la bourgeoisie. Quant au terme verloven (se fiancer), il résonne de manière pompeuse et désuète à la plupart des oreilles. Certains parlent ironiquement de leur fiancée (ou fiancé) mais aussi de leur « ami attitré ». Il existe par ailleurs un grand nombre de tentatives pour trouver des expressions prenant en compte les différentes étapes de l’évolution du désir envers l’autre. En ce qui concerne les relations sexuelles, tout le monde évite soigneusement toutes les connotations rigides, solennelles et hypocrites à la classe sociale.

Dans la même veine, le terme « amour de jeunesse » a été abandonné pour avoir été trop souvent dénigré ; le fait d’avoir « une très forte attirance l’un envers l’autre » peut dorénavant être considéré comme un message supplémentaire, qu’aimer et faire l’amour sont des processus d’apprentissage de plus en plus perçus comme des étapes à prendre sérieusement en compte. Dans cette phase de transition, tous les points d’évolution vers un désir d’équilibre plus gratifiant deviennent importants, c’est ainsi que le terme « amour de jeunesse » passe de mode. Cependant, avant qu’un couple ne décide de se marier, il est de la plus grande importance pour lui de n’officialiser aucune des différentes étapes de son cheminement, c’est là une façon de faire un pied de nez aux anciens rituels liés aux fiançailles.

La vue théorique des livres de moeurs et les rôles de « la bonne société »

Il est nécessaire d’établir un lien entre l’utilisation des livres de moeurs comme source d’information et les différents rôles que les « bonnes sociétés » jouèrent pour comprendre les raisons du passage plus rapide et de façon omniprésente d’une éducation officielle et conservatrice à celle plus libérale et informelle aux Pays-Bas, alors que celle-ci fut plutôt absente ou tardive aux États-Unis. Pendant la durée des recherches (et bien longtemps avant), on trouvait les livres de moeurs partout. Par conséquent, ils purent être étudiés de façon systématique sur une longue période. Les auteurs de ces livres tentèrent de saisir quels étaient les sensibilités, les pratiques et les idéaux qui reflétaient le mieux les codes dominants en vigueur, afin de vendre leurs connaissances aux arrivistes de tous bords. Cela ne pouvait être exploité de façon rentable (publication et vente) que s’ils s’adressaient de façon convaincante aux personnes identifiées comme faisant partie de la bonne société et souhaitant être acceptées comme telle, par leur groupe.

Au début du xxe siècle, il n’était pas opportun d’étendre ces codes de la bonne société, tels qu’ils furent formulés dans les livres de moeurs, à plus d’un petit pourcentage de la population totale — même si celui-ci représentait la classe dominante. Dans les lieux de pouvoir, les gens chérirent et défendirent ces codes et cela signifia que les aspirants à ce milieu devraient les adopter, faute de quoi ils auraient peu ou pas de chance d’ascension et de réussite sociale. En se conformant aux codes de la bonne société et en faisant preuve d’un intérêt certain pour eux, du moins en apparence, les auteurs et les lecteurs de livres de moeurs s’identifièrent aux nantis. Cependant, lorsqu’une société vit l’équilibre des pouvoirs se modifier par l’émancipation et l’intégration de nouveaux groupes entiers, les codes ainsi que les intérêts changèrent.

Au cours du xxe siècle, il y eut un accroissement du public lecteur de livres de moeurs. Les auteurs élargirent de plus en plus leur champ d’investigation aux classes moyennes et à « l’honorable » milieu de la classe ouvrière. C’est ainsi que les livres de moeurs de la bonne société représentèrent désormais un nombre croissant de couches sociales. De la sorte, ces livres furent le miroir de la hausse du niveau d’intégration sociale. Même s’ils se restreignirent quelquefois aux personnes assimilées à l’élite et à la bonne société, ils ouvrirent de façon marquante une fenêtre sur l’accroissement du niveau d’intégration sociale (Wouters, 2007).

Dans chaque société, les codes dominants des moeurs et de l’autorégulation furent dérivés des types de comportements sociaux émergeant des lieux de pouvoir et de sa bonne société. Certains de ces cercles furent représentés par les réseaux de contacts qui s’établissaient chez les personnes appartenant aux familles de l’élite. Ces dernières participèrent à des manifestations, telles que des dîners et des fêtes.

Les codes des bonnes sociétés eurent trois rôles : 1) de modèle ; 2) de représentation ; et 3) de réglementation de la mobilité sociale et de la concurrence des classes sociales. Ces trois rôles furent également présents à des niveaux inférieurs de la bonne société et apparurent plus bas dans l’échelle sociale, mais aussi dans les pays ou les provinces (Elias, 2012 ; Wouters, 2007).

  1. De la même manière que les codes de la bonne société furent déterminants pour se faire des amis et des connaissances, pour rencontrer un conjoint estimable et pour gagner de l’influence et de la reconnaissance, ils servirent aussi d’exemple à tous ceux qui avaient des aspirations sociales et eurent un rôle de modèle. Jusqu’au xixe siècle, faire la cour avait cette fonction. En comparaison des clubs de rencontre, ceux de la bonne société s’agrandirent plus tard et les comportements sociaux dans leurs enceintes furent plus secrets, ce qui rendit moins visible leur rôle de modèle de la bonne société. La définition principale des moyens appropriés permettant d’établir et de maintenir des relations fut déterminée dans ce type de milieu (ou à l’intérieur de leurs équivalents dans les couches sociales inférieures).

  2. Invariablement dans la société en général, les moeurs qui prévalaient dans la bonne société eurent tendance à refléter l’équilibre de pouvoir et de dépendance qui régnait entre les groupes établis et les groupes étrangers. Dans la mesure où des couches de la société s’émancipèrent progressivement et furent socialement plus intégrées, les codes de la bonne société vinrent les représenter ils eurent un rôle de représentation. Les codes d’une bonne société avaient tendance à ménager les sensibilités de tous les groupes qui y étaient représentés en reflétant l’équilibre de pouvoir qui existait entre eux et les couches intégrées dans le reste de la société.

  3. Ainsi, les codes de la bonne société eurent un rôle de réglementation de la mobilité sociale et de la concurrence des classes sociales. Leurs protocoles de moeurs ne régulèrent pas uniquement les comportements sociaux, mais ils fonctionnèrent aussi comme un système plus ou moins élaboré d’intégration et d’exclusion. Ils agirent comme un instrument de dépistage des nouveaux arrivants cherchant à pénétrer les plus hauts cercles de la bonne société. En cela, ces leviers permirent d’identifier et d’exclure les indésirables afin de s’assurer que les nouveaux arrivants soient en mesure d’assimiler et d’adhérer aux codes de moeurs et d’autorégulation déjà en vigueur. Au xixe siècle dans de nombreux pays occidentaux, le protocole de moeurs se formalisa de plus en plus. Il consistait en un système complexe de présentations, d’invitations, de réceptions, de dîners, de visites et d’échanges de cartes professionnelles lors de rencontres « à domicile ». Ces règles avaient pour but de contrôler les entrées dans la bonne société et d’en exclure les personnes indésirables.

En général, les bonnes sociétés étaient très efficaces dans l’exécution de ces trois fonctions et dans la mise en place de contraintes permettant de réguler l’accès aux plus hautes sphères. Ce cadre leur permettait de fonctionner comme une entité fermée qui avait un rôle de réglementation de la mobilité sociale et de la concurrence des classes sociales en bâtissant ou en démolissant la réputation des gens. Voilà pourquoi leur cohésion était primordiale pour étendre leur contrôle dans les provinces à différents niveaux sociaux en distillant des potins judicieusement orchestrés.

Ces observations démontrèrent qu’une « bonne société » se comportait différemment en fonction de son environnement et des différents stades de son évolution. La différence majeure entre les États-Unis et les Pays-Bas résida dans le fait que plusieurs bonnes sociétés américaines traversèrent le temps en restant très compétitives. Cela permit à leurs membres de ne pas chercher ailleurs ou dans d’autres sphères de la société. Aux Pays-Bas, la seule et unique bonne société fut et resta suffisamment homogène pour que cette dispersion soit quasiment impossible.

Explication des différentes trajectoires nationales dans la régulation de la sexualité des adolescents

Dans la mesure où les codes de la bonne société impliquent également une régulation de la sexualité, y compris celle des adolescents, il semble évident de ce point de vue de chercher une explication en comparant la structure des lieux de pouvoir nationaux et le fonctionnement de leurs bonnes sociétés. La question est de savoir comment et de quelle manière cette comparaison permet d’expliquer les différences et les spécificités nationales ?

La réglementation de la compétition sociale et de la sexualité des adolescents aux Pays-Bas

La taille réduite des Pays-Bas a permis la création de petites coteries, constituées de réseaux restreints s’entremêlant avec les chaînes de multiples potinages répartis sur l’ensemble du pays. Ils fonctionnaient en tant que bonne société cohérente, qui bâtissait et démolissait les réputations, régulaient la mobilité sociale et exhortaient les gens à se conformer à leur code (Aerts et Velde, 1998 : 278). En conséquence, ces petits réseaux de coteries de la bonne société néerlandaise subtilement imbriqués assumèrent une fonction représentative et eurent un important rôle de modèle, en veillant à la réglementation de la mobilité sociale et de la concurrence des classes sociales.

Les membres de la bonne société développèrent un style solennel en étant deftig avec une magnificence et une sobre rigidité de la deftigheid. Leurs premières préoccupations furent de se distinguer des autres. Pour cela ils utilisèrent le mot position pour classer et ranger les gens par catégorie. C’est ainsi qu’ils ne frayèrent pas avec des personnes d’une position inférieure. Jusqu’au milieu des années 1960, les Néerlandais continuèrent à utiliser ces standards et à discuter plus ouvertement des différences de position, alors qu’en Angleterre et dans d’autres pays européens, les débats publics à ce propos furent rapidement tabous (Wouters, 2007).

Ce type de rapports et de moeurs du xixe siècle persista plus longtemps aux Pays-Bas qu’en Angleterre, en Allemagne ou en France. Ces faits soulignèrent la préservation de la pluralité typiquement hollandaise du genre de négociations dans les plus hautes sphères. Celles-ci furent préparées et intégrées aux échelons inférieurs dans beaucoup de commissions, de comités et de délibérations informelles, faisant un travail préliminaire de qualité. Ce fut en raison du mouvement de la classe ouvrière assez fortement orienté contre la bourgeoisie dès ses débuts que ces pratiques se poursuivirent jusque tardivement au xxe siècle.

Un des autres facteurs importants expliquant cette réalité fut le fait que les Pays-Bas ne participèrent pas à la Première Guerre mondiale. Les classes dirigeantes néerlandaises l’expliquèrent d’ailleurs très bien en parlant du contrôle du pays selon les codes d’avant-guerre. Le verzuiling typiquement hollandais (structure communautaire) et le soutien accordé par la population à la différenciation des religions accentuèrent également la pression pour un conservatisme et une concurrence au sujet de la fidélité à son propre zuil (pilier, valeur) qui se résumait à une soumission docile aux autorités établies. Dans cette attitude générale figée, qui s’en tenait à des codes et des idéaux traditionnels, les Néerlandais eurent de plus en plus recours à une façade de bienséance pour sauver les apparences. C’est ainsi que l’écart se creusa entre le comportement public et privé, en particulier en ce qui concernait la sexualité. Le point le plus significatif dans cette démarche fut la manière dont les Néerlandais firent semblant de suivre la tradition en se fiançant alors qu’ils gardèrent le silence au sujet du verkering.

Après la Seconde Guerre mondiale, les représentants progressistes et conservateurs de la classe dirigeante d’avant-guerre souhaitèrent restaurer l’ancien ordre établi. La hiérarchie traditionnelle et la deftigheid firent leur retour, mais avec l’élimination de leurs aspects les plus rudes. Au même moment, l’écart entre les moeurs officielles et les pratiques informelles atteignit un niveau d’hypocrisie extrême et bien plus élevé que dans d’autres pays.

Tout ce monde disparu, pour ainsi dire, derrière les émanations de la bombe fumigène jetée sur la voiture royale du défilé de la cérémonie de mariage de la princesse Beatrix et du prince Claus à Amsterdam en 1966. Cette métaphore du rideau de fumée représente la victoire d’une variante néerlandaise d’un mouvement de jeunesse et de protestation d’étudiants internationaux attaquant la rigidité de la culture bourgeoise. Tout le monde de deftigheid fut réduit à néant. Les attaques lancées contre l’hypocrisie de façades et de convenance furent tellement insupportables que même les personnes dûment établies prirent part à ce rapide changement collectif. La joie devint collective par l’abandon de l’hypocrisie.

Les vieilles manifestations de standsbesef furent dorénavant méprisées et interpeller un homme ou une femme avec la dénomination de deftig était une façon de l’étiqueter comme un être guindé et arrogant d’un monde révolu. C’est ainsi que le balancier passa de moeurs hiérarchisées à des moeurs égalitaires. Dans la seconde moitié des années 1960 et dans les années 1970, le pouvoir, l’étiquette et les règles en général restèrent assez équivoques pour que les livres de moeurs deviennent des échecs commerciaux : ils ne furent pas publiés pendant plus de quinze ans (Wouters, 2007).

En faisant abstraction des différences existant dans la constitution de l’habitus, la principale raison pour laquelle le choc des générations et la révolution sexuelle eurent des effets plus profonds et plus durables aux Pays-Bas fut l’écart grandissant entre une hypocrisie de façade et une rigidité de coulisse. Cependant, si ces différences furent prises en compte, elles nous permirent d’expliquer pourquoi les Néerlandais prirent les devants pour le respect des valeurs morales et juridiques. Dans ce cadre, les anciens gouvernements et ceux récemment au pouvoir continuèrent à prendre suffisamment au sérieux les questions de protestation au sujet des droits individuels pour mettre en place des comités, chargés de négocier et d’arriver à des compromis (Kennedy, 1995). Ces initiatives virent le basculement rapide et complet d’une « gestion par le commandement » à une « gestion par la négociation » (Swaan, 1990). C’est l’accentuation de cette agitation qui pourrait expliquer le rapide changement des relations entre parents et enfants qui passèrent d’une position de « pas de sexe sous mon toit » à une possibilité de « découcher ».

Ce passage vers un engagement plus profond de négociations et de compromis que dans la plupart des autres pays engendra un effritement des inégalités sociales. Aux Pays-Bas, la condition essentielle pour que ce déclin puisse s’amorcer fut la combinaison d’un niveau relativement élevé d’intégration sociale et d’une bonne société homogène, qui permirent de minimiser les conflits et la concurrence sociale. Cela instaura un niveau de confiance mutuelle relativement élevé qui permit une légalisation rapide du mariage des homosexuels, de la prostitution, de l’avortement, de l’euthanasie et des drogues douces. Ce phénomène ouvrit également aux adolescents la voie d’une possibilité de « découcher ». Toutes ces dispositions exprimèrent les attentes partagées d’un niveau mutuel relativement élevé d’autocontrôle dont les enjeux n’étaient ni de contrôler ni de déréglementer, mais englobaient les deux. Ce fut une tentative contrôlée de déréglementation sociale et individuelle (Wouters, 2004, 2007).

C’est notamment à partir des années 1970 que les jeunes commencèrent à avoir des expériences sexuelles plus jeunes, en en découvrant les limites et les possibilités. C’est ainsi que dans la vingtaine, beaucoup d’entre eux eurent de multiples partenaires — ils vécurent une séquence de relations sexuelles intimes. Mes données de recherche montrent que de 1990 à nos jours, les deux aspects de l’équilibre du désir furent intégrés de manière plus forte, c’est pourquoi trouver un partenaire sexuel devint un problème moins important que l’harmonie de l’intimité sexuelle et relationnelle. Cela stimula le désir d’une relation durable dans laquelle les partenaires furent tous deux sujets et objets de désir (Wouters 2004, 2010).

Le règlement de la concurrence sociale et de la sexualité des adolescents aux États-Unis

C’est le renforcement de l’inégalité des sexes dans le système de rendez-vous américain qui fut une des explications pour lesquelles le passage du code officiel et conservateur à celui plus libéral et informel fut beaucoup plus lent et limité aux États-Unis qu’aux Pays-Bas. Cette inégalité entre les hommes et les femmes fut intimement liée aux relations relativement fluctuantes entre les parents et les enfants. Dans mes essais Sex and Manners (2004) et Informalization (2007), j’ai essayé de démontrer quel était le pouvoir de la concurrence relativement ouverte des bonnes sociétés américaines et comment cette compétitivité envahit quasiment toutes les moeurs et les relations de ce pays (voir aussi Mennell 2007 ; Wouters, 1998, 2011), y compris celles entre les sexes. Celui-ci fut reproduit dans un système de rendez-vous hautement concurrentiel.

Une compétition sociale plus ouverte et plus féroce déclenche un grand sentiment d’insécurité. Ce phénomène explique le développement de certaines formes plus prononcées et accentuées d’attitudes de gestion. Ces dernières se manifestent par de la vantardise, l’utilisation de superlatifs ou d’exagérations, et en arborant ouvertement un sentiment de supériorité. Ces moeurs typiquement américaines, incluant celles des rendez-vous, sont symptomatiques de la précarité du rang social qui est intimement lié à la porosité et aux changements des lignes de fracture qui la composent. Dans les sociétés et les milieux où la concurrence et la mobilité sociale sont plus clairement réglementées, les superlatifs ont tendance à diminuer. Cela rend les positions sociales moins précaires. Ces spécificités nationales qui ridiculisent ou dénoncent l’autorité sont représentées par un goût pour l’euphémisme et l’autodérision. Elles semblent s’être développées uniquement dans des sociétés relativement cohérentes et bien intégrées, dans lesquelles une relation étroite s’est développée entre un sentiment intense d’appartenance à une communauté et une forte inhibition de la colère.

La grande diversité et la concurrence existant entre les différents lieux de pouvoir ainsi que leurs bonnes sociétés furent aussi des facteurs qui permirent d’expliquer l’évolution de la pression des pairs comme un processus partiel d’augmentation des protocoles de rendez-vous dans les universités. En permettant aux jeunes de former plus de fronts unis dans les négociations avec les parents et leurs représentants, les campus fonctionnèrent comme un creuset du développement de la pression des pairs, alors que dans le reste du pays, la plus grande unité des parents permit l’application des codes établis. Aux États-Unis, lorsque les parents n’eurent pas de bonne société pour les soutenir, les jeunes utilisèrent la solidarité des pairs comme levier de changement. Ce changement en question se matérialisa par la mise en place d’un système de rendez-vous dans les universités alors qu’à la maison, le dicton « pas sous mon toit » fut maintenu.

Dans le système de rendez-vous américain, les mots « évaluation des rendez-vous » furent l’expression de cette concurrence assez ouverte empreinte d’une faible réglementation de la mobilité sociale. Ils désignèrent la normalisation sexuelle des adolescents par des attitudes plutôt mercantiles instrumentalisées à l’égard de la sexualité lors de compétition dans les relations. Ces types de comportements et de relations s’étendirent à la notion de « payer et caresser », qui fut probablement la base d’une consommation grandissante de sexe et d’une augmentation du nombre de « féministes radicales ».

La prise en compte des dispositions mises en place par un État-providence put expliquer pourquoi le passage du code officiel et conservateur à celui de libéral et informel fut aussi rapide et omniprésent aux Pays-Bas alors qu’il demeura beaucoup plus lent et limité aux États-Unis.

L’absence de telles dispositions aux États-Unis dénota un niveau inférieur d’intégration sociale intimement lié au « rêve américain » et à la célébration d’une forte liberté individuelle. Pour devenir autonome et avoir une relation sexuelle sans réserve, il n’était pas concevable ni compatible de vivre sous le même toit que ses parents. À leur domicile, l’image et l’autorité des pères prévalaient. L’individualisme du type Horatio Alger[8] entra dans l’habitus américain. Il prôna la poursuite résolue d’idéaux individuels qui durent être vécus comme un droit inviolable de l’individu. Dans cette approche, les dispositions d’un l’État-providence furent facilement perçues comme une menace et bientôt brandies comme étant du « socialisme » ou du « communisme ».

Dans les dispositions de l’État-providence des Pays-Bas, le niveau plus élevé d’intégration et de solidarité sociale s’exprima par une répartition des richesses. Après 1945, la longue période de paix vit l’augmentation d’une « sécurité individuelle et sociale », engendrée par l’instauration de cet État-providence. Les actions mises en place aplanirent pas mal de difficultés liées à la concurrence des classes sociales et créèrent une « paix » dans les relations et une diminution significative de la peur de la pauvreté.

Le fait d’augmenter la richesse, d’assurer une « sécurité sociale » et un revenu minimum garanti par l’État fut particulièrement profitable aux femmes par rapport aux hommes. Elles devinrent moins dépendantes des pères et des maris, et les adolescentes le furent moins par rapport à leurs parents.

Dans ce contexte, les mesures étatiques tissèrent un filet de sécurité qui renforça les femmes dans leurs négociations avec leurs maris et leurs pères. Par ailleurs, l’allocation accordée aux étudiants et l’octroi de droits plus importants pour les personnes mineures, les rendit moins dépendantes du soutien financier de leurs pères (Wouters, 1972). Sur cette base, « l’impartialité de l’État-providence » généra l’épanouissement d’une plus grande sécurité et confiance individuelle (Stolk et Wouters, 1987 ; Wouters, 1990). Cela fut particulièrement le cas lorsque le fait de découcher en ayant des relations sexuelles se propagea et fut accepté. C’est ainsi que par rapport à leurs homologues américains, les adolescents néerlandais arrivèrent à une quasi-position d’égal à égal avec leurs parents. Ce changement dans l’équilibre des pouvoirs fut le plus flagrant à partir du passage d’une « gestion par le commandement » à une « gestion par la négociation ». Il expliqua en partie les modifications dans la réglementation néerlandaise de la sexualité des adolescents. Un ajout important à cette explication fut l’évolution du style d’éducation parentale qui coïncida avec une modification dans l’équilibre du pouvoir. Les relations entre les parents et les enfants virent une baisse du niveau de suspicion et de peur et une hausse du niveau mutuel d’autocontrôle, la confiance augmenta dans leurs relations.

Observations finales

Alors que cette pratique se généralisa aux Pays-Bas entre les années 1880 et 1920, le verkering ne fut pas mentionné par les auteurs de livres de moeurs jusqu’aux années 1960. Il fut considéré comme grossier ou vulgaire et ne fut pas accepté par les classes dominantes.

Être identifiés aux classes dirigeantes qui maintinrent pendant des décennies un fonctionnement homogène de la bonne société explique en majeure partie pourquoi les jeunes issus des familles les plus aisées firent perdurer les traditions en se fiançant et en conservant dans l’obscurité la propagation du verkering.

C’est sans doute pour des raisons identiques à celles de Mme Post, qui évita de parler de caresses, que les auteurs néerlandais n’évoquèrent pas le verkering : mentionner ces pratiques « vulgaires » et « indécentes » qui « n’avaient pas leur place dans la grande société » ferait passer la dignité dans le code non officiel.

Ces faits furent corroborés par l’attitude dédaigneuse affichée par les classes dominantes américaines et néerlandaises envers ces pratiques. Elles affirmèrent que le verkering et le « rendez-vous » étaient principalement répandus dans les classes moyennes. Pour ne pas associer ces moeurs à la classe dominante, la grande majorité des auteurs néerlandais passèrent sous silence le verkering et il en fut de même pour une minorité d’auteurs américains en ce qui concerne les caresses.

Il y eut toutefois une différence marquante aux États-Unis puisque les pressions exercées par les groupes des pairs des classes moyennes au sujet du système de rendez-vous permirent à celui-ci d’être intégré à la culture nationale dûment établie. A contrario, aux Pays-Bas, le verkering, bien qu’étant une coutume populaire, resta une pratique de seconde zone derrière le verloven (se fiancer). La majorité des auteurs américains suivit le succès du système de rendez-vous, alors que la population et la plupart des auteurs néerlandais assistèrent à sa mise en place. Cependant, la profondeur de leur identification à la classe dirigeante s’affaiblit à un point tel que se montrer digne des idéaux de fiançailles et de mariage devint un comportement de façade. Ainsi, tout en pratiquant le verkering, les Néerlandais instituèrent une tradition ayant préséance sur celle dûment établie. Contrairement à leurs homologues néerlandais, les classes dominantes américaines ne réussirent pas à maintenir la prépondérance de leur culture traditionnelle. Sous la pression des groupes de pairs et des classes moyennes, elles furent forcées de battre en retraite. L’identification à la classe dirigeante fut par conséquent rejetée : la mise en place d’un système de rendez-vous fut vécue comme la libération d’une oppressante tradition. C’est seulement dans la deuxième moitié des années 1960 que les Pays-Bas connurent une expérience similaire.

Hormis les différences de rythme d’émancipation sexuelle, une autre différence majeure concerne l’équilibre de la liberté de moeurs. Le mot verkering se réfère tant à une liaison qu’à une règle et un idéal d’intimité relationnelle — à de forts sentiments pour l’autre — en restant au coeur de l’origine de l’intimité physique. Dans les rendez-vous, le sexe fut moins intégré à l’amour, il y eut moins de promiscuité et les garçons furent autorisés « à recevoir » quelques baisers, à embrasser et à toucher, mais uniquement dans le cadre de relations passagères. Ces pratiques devinrent de plus en plus des protocoles mercantiles qui eurent cours uniquement lors des phases transitoires du passage de la jeunesse à l’âge adulte, de l’enfance à l’université avec la sensualité qui s’y rattache (sexe et plaisir) et de celle du passage à l’homme d’âge mûr amoureux (amour et responsabilité).

Ces déclarations masculines plutôt anciennes résultèrent du postulat resté longtemps ancré « qu’un garçon reste un garçon ». En devenant des hommes, les garçons durent changer leur comportement à propos de leurs désirs sexuels. Ils furent dans l’obligation de rétablir l’équilibre entre une relation dominée par le sexe et une relation dominée par l’amour. Cela fut difficile — non seulement pour les garçons, mais aussi pour les filles. C’est en pensant aux nombreuses « féministes radicales », mais aussi en raison de l’éloge de la liberté individuelle, que la plupart des garçons devinrent des hommes qui rêvèrent d’une femme fidèle élevant leurs enfants, même si elle n’était pas soumise. Habituellement, le projet de liberté individuelle de l’homme était prioritaire à celui de sa femme à moins qu’il ne s’agisse de celui d’être père. Dans cette situation, la plupart des femmes purent accéder à l’égalité dans leur travail, mais cela ne fut pas le cas en tant qu’épouse ou mère. Aux Pays-Bas, le traditionnel équilibre de la liberté des moeurs à la fois pour la femme et l’homme consista à intégrer de façon systématique l’intimité physique au sein de l’intimité relationnelle. Cet état de fait donna de meilleures chances aux femmes d’accéder à l’égalité dans leur travail, en tant qu’épouse ou comme mère. Cette égalité des sexes bénéficia aux adolescents qui eurent la chance et les motivations d’accroître l’égalité entre leurs parents et eux.

Ce fut fascinant et inspirant de savoir pourquoi les Américains s’accrochèrent à la tradition de l’abstinence sexuelle avant le mariage et pourquoi les Néerlandais inventèrent et mirent en place une nouvelle tradition leur permettant d’avoir des relations sexuelles avant le mariage, même à la maison. Il y eut, bien sûr, d’autres aspects plus pertinents pour la compréhension, l’interprétation et l’explication de ces différences que ceux mentionnés jusqu’ici. J’espère toutefois que la présentation et la comparaison de ces deux trajectoires nationales vous ont auront donné des pistes de réponses.

Un grand merci à Stephen Mennell et Stephen Vertigans pour leurs commentaires et leurs améliorations linguistiques.