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Les conversations quotidiennes font partie des phénomènes souvent négligés par les sciences sociales compte tenu non seulement de leur caractère « mineur », défini comme imprécis, flou et insaisissable, mais également à cause de leur prétendue faible capacité explicative dans les déterminations d’autres dynamiques, processus et comportements sociaux qu’on étudie. Si les conversations quotidiennes ont eu un certain âge d’or en sociologie et en linguistique à la suite des travaux de Sacks (1995), elles ne restent aujourd’hui que rarement étudiées dans leurs thèmes (voir Traverso, 1996), leurs modalités et surtout sous l’angle de leur réception (dans la filiation de Jauss, 1978 ; Hall, 1980 ; Boullier, 2003). Leur analyse a néanmoins déjà été considérée comme essentielle pour comprendre les jeux de la normativité sociale impliqués dans l’armature fine de la construction subjective de la réalité (Berger et Luckmann, 1986 [1966] ; Schütz, 1987 [1971]).

Parmi les multiples thèmes abordés au quotidien se trouvent les relations amoureuses au sens large du terme, c’est-à-dire allant des comportements de séduction jusqu’à l’engagement, en passant par différentes formes de relations. C’est en effet par l’interaction et les conversations quotidiennes que l’on entre en relation, que l’on définit sa relation, que l’on réfléchit à sa relation. Ces conversations quotidiennes, à première vue des phénomènes volatils, sont des espaces de sociabilité où se manifestent, s’articulent et se mettent à l’épreuve les processus complexes de la construction et de la structuration aussi bien de modèles amoureux valorisés que de modèles considérés comme inadaptés. L’univers des normes émotionnelles (Hochschild, 1983 ; De Courville-Nicol, 2011 : 12) que les conversations quotidiennes révèlent n’est pas un espace de simples coercitions mais aussi le lieu de possibilité d’une expérience qualitative et esthétique fort riche qui module les rapports amoureux, les situe dans des ambiances mobilisantes et encadre la logique élective des relations (Martuccelli, 2010 : 24).

Dans cet article, je propose une analyse de la normativité relationnelle à l’oeuvre dans les récits de conversations quotidiennes autour de trois questions fondamentales : comment parle-t-on de l’amour ? Comment parle-t-on en amour ? Et comment recevons-nous ces conversations sur l’amour et en amour ? Il s’agit de mieux comprendre de quelles manières se construisent et se maintiennent au quotidien les normes sociales régissant les rapports amoureux.

La sociologie des rapports amoureux : normes, individu, quotidien

De multiples ouvrages ont été écrits sur l’histoire des rapports amoureux, il ne s’agira donc pas de la refaire ici, mais bien d’évoquer certains écrits et concepts que j’ai choisis pour baliser la présente réflexion. L’expérience amoureuse contemporaine trouve des racines historiquement récentes, et est corollaire d’une multitude d’autres phénomènes : morale bourgeoise et création du foyer et de la maternité (Ariès, 1960), émergence de la « sexualité » comme pratique et objet en soi (Foucault, 1976), nouveau style et centralité du relationnel (Giddens, 2006 [2004]). Giddens observe notamment que la « relation pure » remplacera graduellement l’amour romantique en approfondissant certaines de ses prémisses : ce qui est élevé au rang d’idéal relationnel, c’est la poursuite d’une relation de « stricte égalité sexuelle et émotionnelle » (2006 [2004] : 10).

L’amour romantique naît ainsi en étroite relation avec le procès d’individualisation en Occident. Que l’on mette l’accent sur la « liberté de marché » (labor market freedom ; Beck et al., 1995 : 22), le capitalisme et la culture thérapeutique (Illouz, 2006, 2012), l’autoréférentialité de l’amour (Luhmann, 1990) ou la réflexivité individuelle (Giddens, 2006 [2004]), il s’agit de montrer à quel point différents processus accompagnant la modernité sont intrinsèquement liés les uns aux autres. L’amour est ainsi de plus en plus indissociable de la réalisation de soi, de la projection biographique et de l’identité individuelle (Berger et Kellner, 2007 [1988]). L’amour s’articule de manière inédite autour de la question de la responsabilité individuelle. D’abord dans sa forme même, en étant une relation où les lois, les enjeux, les comportements sont entre les mains exclusives des amoureux (Beck et Beck-Gernshein, 1995) ; ensuite, dans ses possibilités d’échec, la psychanalyse et la psychologie clinique ancrant les déboires amoureux dans l’histoire psychique individuelle (Illouz, 2012). La relation amoureuse devient ainsi un talent, une aptitude psychologique en soi, qui se donne à voir de manière particulièrement révélatrice dans les échanges quotidiens.

Le quotidien est un registre de l’expérience où il est possible d’observer le jeu concret de ces phénomènes surplombants. De plus en plus, on assiste à la formidable imbrication entre les questions concrètes, quotidiennes, personnelles, contingentes, propres aux vies individuelles et les questions touchant les catégories collectives de l’égalité, de la liberté, de la division du travail social et des genres. Giddens parle à cet effet « d’expérimentations sociales quotidiennes » (2006 [2004] : 19) pour désigner les enjeux et interactions concrètes dans lesquelles nous nous démenons dans l’intimité. L’étude des conversations me semble ainsi un registre d’analyse de l’action privilégié quand vient le temps d’observer de quelles manières s’articule l’individualisme aux modèles amoureux. L’amour est aujourd’hui une scène où se joue concrètement la normativité individuelle, entre des injonctions à la responsabilité, l’autonomie, l’authenticité, la réflexivité (Martuccelli, 2004, 2010 ; Otero, 2003, 2011 ; Ehrenberg, 1991, 2010). En tant que domaine de « l’ordinaire », les conversations quotidiennes me semblent pouvoir éclairer ce que les individus tiennent pour acquis au quotidien en ce qui a trait aux définitions, catégories et possibilités de l’action.

Comment étudier les conversations ? Questions de méthode

On trouve une tradition sociologique — bien que ni suivie ou cohérente en soi — représentée entre autres par la sociologie phénoménologique, l’interactionnisme symbolique et l’ethnométhodologie, qui s’est attardée de différentes manières à analyser l’interaction quotidienne. Berger et Luckmann (1986 [1966]), notamment, ont soulevé le « caractère d’évidence » que revêt l’ensemble des normes d’une époque, tandis que les sociologies issues ou inspirées de la phénoménologie nous ont parlé de cette « attitude naturelle » avec laquelle nous interprétons le monde intersubjectif et suspendons notre doute (Schütz, 1987 [1971]). La conversation et ce qui y est mobilisé constituent un ensemble de références partagées et font appel à un « stock de connaissances disponibles » (Schütz, 1987 [1971]). De manière similaire, la sociologie de la connaissance de Berger et Luckmann (1986 [1966]) a introduit l’idée de « structure de plausibilité », cet arrière-plan adossé au processus de suspension du doute (1986 [1966] : 212) : la rencontre face à face est une « conservation de routine » qui réitère la correspondance entre la réalité objective et la réalité subjective, correspondance sans laquelle l’allant de soi est susceptible de ne plus tenir[1]. Pour les auteurs, la conversation, plus précisément, est « le plus important véhicule de la conservation de la réalité » (1986 [1966] : 208).

Le concept de « définition de la situation » (Thomas, 1967 ; Goffman, 1973a), fondateur pour l’interactionnisme symbolique, exprime très bien tout ce qu’engendre une conversation en termes d’enjeux de réalité. L’idée de définition de la situation suggère qu’un ensemble d’éléments de l’interaction (autant les statuts, rôles, identités, que leurs implications et possibilités) sont mobilisés, triés, mis de l’avant, tenus pour acquis. Selon la phrase devenue classique de Thomas, « Si l’on définit une situation comme réelle, elle devient réelle dans ses conséquences » (1928 : 572).

Le dispositif dont je me suis inspirée est le débriefing conversationnel (Boullier, 2003). Il consiste à demander à des participants de raconter à la chercheure l’ensemble de leurs conversations quotidiennes, sur la base de mémos pris pendant une période de collecte préétablie. La prise de notes concernant les grandes lignes de leurs conversations a été demandée à chaque participant pour une période d’une semaine. Lors de la rencontre avec la chercheure, les participants ont raconté, à partir de leurs notes, l’ensemble des conversations auxquelles ils ont pris part. Cet entretien avec la chercheure a été nommé « débriefing » dans le sens où il diffère sur plusieurs points d’une entrevue qualitative semi-dirigée classique et qu’il s’agit d’un retour à chaud sur un matériel. Ces données sont ainsi des « récits de conversations » et non pas des conversations, entendu qu’ils sont nécessairement faits de flous, d’applications différentielles des consignes, d’interprétations préalables de l’informateur, de sélection de sa part, de son objectivation expérientielle. Cette méthode ne constitue ainsi pas de l’analyse conversationnelle à proprement parler, dans la mesure où l’on ne peut se fier à la littéralité de la transcription pour analyser, par exemple, les données linguistiques ou paralinguistiques. De plus, il n’y a donc pas d’enjeu de vérité ; ce n’est pas ce qui s’est « réellement » passé qui m’intéresse, mais ce qui en reste pour le participant.

J’ai recruté quatorze personnes prêtes à se plier à ce genre d’exercice pendant une semaine (prise de notes sommaire et débriefing avec la chercheure). Cette collecte de données a eu lieu à Montréal, de l’automne 2011 au printemps 2012. Onze femmes et trois hommes ont accepté de jouer le jeu de la collecte de conversations et de l’entretien, pour une moyenne d’âge de trente-huit ans. Le recrutement s’étant fait selon un échantillonnage par effet boule de neige, on retrouve une certaine homogénéité socioéconomique au sein des participants, qui occupent majoritairement des postes de techniciens ou de professionnels et ils ont pour la plupart obtenu leur baccalauréat. Je n’ai pas cherché à remplir des exigences de représentativité : j’ai plutôt tenté d’illustrer dans le choix d’informateurs les caractéristiques générales moyennes de la population montréalaise[2]. Mon intention analytique m’a ainsi poussée vers la constitution d’un panel plutôt indifférencié, puisque l’accent est mis sur les caractéristiques générales du phénomène (le rôle de la conversation dans la normativité) davantage que sur les particularités des traits sociodémographiques précis (âge, sexe, revenu)[3].

Il me semble que cette méthode était la plus à même de capter une dimension de la vie sociale peu explorée et ce, pour plusieurs raisons. Elle porte sur les expériences de sociabilité quotidiennes récentes dans la vie des participants et permet de capter ce qui a laissé une trace en termes normatifs, cognitifs (Dubois, 2003) et aussi affectifs (Lahire, 2001 [1998]). Elle ne se structure pas autour d’un agenda thématique comme une entrevue qualitative et permet d’ouvrir à « ce qui se dit » en général sans le préformater. En étant un retour sur sa propre expérience, elle soulève le caractère réflexif de toute interaction ; l’exercice demande implicitement de rendre visible la conversation intérieure (Archer, 2003) qui accompagne les interactions et constitue en partie la réception « active ». Finalement, elle permet de saisir différents registres en abyme du récit (la conversation avec la chercheure, la conversation rapportée, la conversation rapportée dans la conversation rapportée) ainsi que la temporalité de la réception (en amont, en présence, en aval).

J’ai analysé ces comptes-rendus à plusieurs « étages » (Boullier, 2003 : 83) à la lumière de mes questions de recherches, par une analyse qualitative de contenu (Poupart et al., 1997). J’en suis arrivée à délimiter plusieurs thématiques conversationnelles, rassemblées sous six grands thèmes : le rapport à soi, le rapport aux autres, la société, les médias, le travail et le loisir. Pour la présente analyse, j’examinerai la portion des conversations recueillies portant sur l’amour et en contexte de rapport amoureux. Je citerai en vrac tout au long de l’article des extraits destinés à appuyer l’analyse.

Parler d’amour : modalités, définitions et composantes

Lorsqu’on aborde l’amour dans les conversations, on le fait selon certaines modalités. L’amour est cité comme un sujet inévitable ; lorsqu’on en parle, c’est sur le mode de l’actualité ou de la prise de nouvelles, et ce, afin de comparer nos situations et de pouvoir mieux se conseiller. Le couple et l’amour sont introduits par les participants comme un thème incontournable de différentes manières : comme partie de varia, sous forme de généralisations ou encore comme évidence. Il est « évidemment » question de l’amour dans les conversations rapportées suivantes :

  • Mon nouvel appart, nos vies amoureuses, ce qu’on mange, ce qu’on boit, nos plans cet été.

  • On a parlé évidemment de la fille — on parle toujours de la fille — avec mes trois collègues, j’ai parlé de ma relation avec eux.

  • Puis évidemment les relations de couple (rire), ça revient toujours.

  • Évidemment les relations de couple aussi, on a soupé jusqu’à deux heures du matin.

L’amour prend ainsi une grande place dans les conversations si l’on se fie à ce qui se dégage de ces extraits. On demande des nouvelles du couple ou de la situation de l’autre ou des autres, tout cela forge « l’actualité amoureuse » du groupe d’amis :

  • Je lui demandais : « Est-ce que ça va bien avec ta blonde ? » Parce qu’il était en questionnements, je lui ai dit : « Est-ce que ça s’est arrangé ? » Puis il m’a dit : « Oui-oui », puis qu’il voulait donner une chance.

  • « Penses-tu que ça va marcher ? Penses-tu qu’il l’aime vraiment ? Je veux dire, est-ce qu’ils iraient bien ensemble ? » Parce que je sais qu’il est difficile, puis là, il disait : « Je pense qu’il est un peu désespéré. »

  • Alors une amie avec qui on a parlé de sa récente rupture, de notre visite chez elle le week-end précédent, pas chez elle, mais chez son ex.

Qu’il soit question d’une relation, des chances de réussite d’un couple ou d’une situation de rupture, on s’intéresse à « ce qui se passe », à la situation de l’individu. C’est la base de la mise en commun qui suit, où l’on partage et compare nos situations respectives :

  • On parlait de passion et de drame, donc là je lui raconte la chicane que j’ai eue avec mon chum, la veille (…), on avait une conversation assez intime sur nos relations respectives

  • On est une grosse gang d’amis, puis il y a un peu de tout, il y en a que ça fait longtemps qui sont pas bien, il y en a que ça fait longtemps qu’ils sont bien, il y en a qui se trompent, donc on parlait beaucoup de ça.

Le partage et la comparaison sont en effet une modalité prédominante, voire primaire, des conversations et ce, peu importe le thème. Ils permettent la configuration de repères normatifs, la prise de pouls du social, le positionnement individuel par rapport à l’état courant d’une question. La comparaison devient aussi un outil d’évaluation des individualités. On se compare pour « obtenir des informations comportementales » autant que pour « situer la valeur de nos attributs et performances » (Rosenbaum, 2009 : 175).

Finalement, après avoir fait usage des modalités de partage et de comparaison, on en vient à se conseiller, sous la forme d’avis mais aussi de savoirs pratiques :

  • On a discuté d’être en couple à long terme (…) recommencer à voir d’autres gens après une longue relation ; après on a parlé de comment régler un différend ; certains pensaient qu’il fallait en parler tout de suite, puis d’autres disaient qu’il fallait attendre, parce qu’il faut laisser la pression retomber.

  • On est trois personnes, il y en a un qui est avec une fille, puis il la trompe tout le temps, fait qu’il nous raconte ça, puis nous autres on lui donne notre point de vue, surtout moi je suis une fille, je suis avec deux gars, comme quoi je suis pas d’accord, qu’il devrait lui en parler puis il est pas capable, il est allé chercher de l’aide, il consulte pour essayer de régler ce problème-là.

Tous les interlocuteurs font ainsi usage de leur savoir relationnel au profit d’une thérapeutique profane, lors de laquelle, sur la base de leur expérience et de certains repères normatifs — ci-haut, par exemple, la franchise, le travail sur soi, le sang-froid —, ils émettent des avis, et aussi des modes d’emploi. Les normes relationnelles se jouent ici davantage comme repères rendant possible l’action que comme contraintes l’encadrant, sorte de « stock de connaissances disponibles » (Schütz, 1987 [1971]).

Les anecdotes sont présentes dans toute conversation et possèdent plusieurs fonctions lorsqu’il est question de l’amour : mythe, exemplarité, réitération de sa propre biographie amoureuse. Ces anecdotes personnelles ou arrivées aux autres sont autant de manières de mettre la table, puis de créer des schémas de compréhension de nos rapports, qu’ils soient propres à la première rencontre, à notre passé amoureux ou encore aux séparations.

  • On se racontait des anecdotes de relations amoureuses (…), puis il nous a conté une anecdote d’une fille qui lui a donné son numéro de téléphone (…), il dit : « J’arrive pour le montrer à mon ami pour lui prouver que c’était vrai, ça s’était pas enregistré » (rire), j’ai dit : « Ses amies elles vont dire à la fille qu’il a perdu son numéro mais dans le fond personne y croit parce que ça n’arrive pas » (rire).

  • Il nous a raconté aussi que deux amis sont dans la même situation, ils sont en divorce — séparation, puis dans les deux cas, ils ont des enfants puis leur femme était restée à la maison après avoir eu les enfants, puis du jour au lendemain la femme était plus heureuse là-dedans puis ç’a tout fait exploser le couple.

« L’histoire d’amour » est une forme de narration privilégiée lorsqu’il est question des relations amoureuses. Giddens nous rappelle que l’amour romantique et le roman naissent à la même époque en Occident, d’où le terme de romance (2006 [2004] : 55). L’amour romantique introduit dans la vie individuelle l’idée d’une narration (2006 [2004] : 55). On peut imaginer qu’il devient dès lors possible de « se » raconter par le truchement des rencontres et des relations. Comme en témoigne le prochain extrait, le récit a posteriori constitue une modalité importante de l’histoire d’amour, dont la finalité devient la « rencontre ».

  • Je disais que la première rencontre il fallait que ce soit romantique, puis là je disais qu’un de mes rêves c’était d’aller temporairement exemple à Yellowknife, travailler avec les Innus, puis ma boss m’a dit qu’une de ses amies l’avait fait puis qu’elle avait rencontré son chum comme ça qui était médecin là-bas. Puis elle disait : « C’est peut-être comme ça que tu vas rencontrer la personne. » Puis je disais : « Mais ça, c’est une belle histoire. »

L’esthétique romantique prévaut encore dans ses différents marqueurs d’ambiance. Dans cet extrait de conversation, la participante s’interroge sur son propre positionnement par rapport à l’imaginaire romantique :

  • Il m’avait dit : « Est-ce que t’aimes ça, toi, un dîner aux chandelles ? » Puis j’ai dit : « Ah je pense pas que je suis le genre à me faire faire un dîner aux chandelles, pourtant c’est quelque chose que j’aimerais… est-ce que tu me vois comme le genre de fille qui aimerait un dîner aux chandelles ? » Puis il m’a dit : « Non vraiment pas », puis on a parlé de ça, pourquoi il me voyait pas comme ça, puis moi si je me voyais comme étant… tsé je poussais un peu plus ma réflexion.

Parler de son propre « style » ou « genre » lorsqu’il est question des rapports amoureux est un raccourci visant à définir, se définir et cartographier les différentes manières d’être et de vouloir être à deux. L’arrière-scène de la relation amoureuse, son décor (Goffman, 1973a) — ici le souper aux chandelles —, constitue ainsi une manière d’approfondir et d’intensifier la communication (Illouz, 2006 : 72) dans une consommation d’ambiances propices. À cet effet, les restaurants, les voyages et les cadeaux font plus qu’accompagner la relation ; ils sont partie prenante de l’interaction amoureuse (Illouz, in Piazzesi, 2011).

La relation implique aussi une réflexivité à deux, ici en forme de bilan :

  • On a écouté Mad Men. Après on a discuté de l’épisode, avec mon copain, puis je sais pas pourquoi ça nous a fait penser au temps passé dans le couple, sept ans cet été, à la période avant que nous nous soyons rencontrés, quand on était jeunes, qu’est-ce qui a changé, parce qu’il y a une grosse différence je trouve entre vingt-cinq ans et trente-deux ans là ? Moins qu’entre vingt et vingt-cinq, rendus mariés avec un bébé puis une hypothèque, moi, ça m’attriste un peu…

Le couple existe ainsi dans et par son histoire. Être en amour, c’est savoir le raconter. Se raconter son histoire semble aussi être un important opérateur d’actualisation de la relation entre les individus.

Les « histoires d’ex » constituent une catégorie de récit à part entière. Ce sont des anecdotes typifiées qui contribuent à la fois à qualifier son passé amoureux et à s’en distancier :

  • C’est un ex à mon chum, puis on en reparle une fois de temps en temps, à chaque fois qu’il y a une nouveauté dans sa carrière, puis ça grince toujours un peu, (…) on est toujours contents pour lui mais en même temps on se moque toujours un peu de lui.

  • « Ça m’amène à te raconter une histoire d’ex », puis là il était content, il était comme : « Pour une fois que c’est moi » [qui raconte une histoire d’ex].

Différentes métaphores de la rencontre ou du rapport à l’autre sont présentes dans les conversations portant sur l’amour. La métaphore de la connexion, qui suppose une entente intuitive, est utilisée pour désigner la facilité et l’allant-de-soi de la rencontre :

  • Il dit : « Ça connecte avec ce gars-là, ils sont attirés » (…) j’étais comme : « Mais est-ce que tu penses que ça va marcher ? Penses-tu qu’il l’aime vraiment ? Je veux dire, est-ce qu’ils iraient bien ensemble ? »

Au sujet des thématiques, du « de quoi parle-t-on ? », les discussions portant sur l’amour sont autant d’occasions de définir des catégories opérationnelles pour les interlocuteurs, notamment la séduction et la fidélité ; il est également question de leurs limites respectives. Le couple et la fidélité sont issus d’une décision et réaffirmés comme tels quand ils sont susceptibles d’être rompus :

  • Il dit que récemment il est allé prendre un verre avec son ex, puis il a eu une histoire assez lourde avec elle, elle avait l’air assez encline à faire des scènes, puis il dit : « J’avais tellement envie d’elle » (…) puis elle aussi, mais que ce serait pas une bonne décision, qu’elle avait fait un choix dans sa vie. Je pense qu’elle a un chum de toute façon.

C’est le propre d’une relation autofondée, comme la relation amoureuse, que d’être un laboratoire permanent, où chaque individu se positionne et se repositionne constamment par rapport à ce qu’il cherche, désire et veut (Beck et al., 1995 : 192). Le fait de rester en relation semble ainsi procéder d’une décision individuelle à renouveler constamment.

À cet effet, la fidélité doit aussi être « émotive » maintenant, et ne se limite plus à l’exclusivité des rapports physiques. S’ouvre alors la possibilité de « l’aventure émotionnelle ».

  • Après on lisait le journal tous les deux en prenant un café puis ils ont une chronique L’Éthicien, il y a quelqu’un qui répond à des questions éthiques, puis il y a quelqu’un qui disait : « J’ai eu une aventure émotionnelle avec quelqu’un », (…) donc on a parlé de ça, de l’infidélité émotive.

Il est intéressant de voir que ces questions sont maintenant codées dans le registre de l’éthique (suivant le titre de la chronique dont il est question dans cet extrait). L’amour et la fidélité relèvent ainsi directement de la norme de responsabilité individuelle (Ehrenberg, 2010 ; Martuccelli, 2004). Comme relation pure, la relation amoureuse est une « forme radicale de démocratie à deux » (Beck et al., 1995 : 192) et l’ensemble des enjeux relèvent des volontés et agissements des partenaires, ce qui implique, entre autres, de se donner des lois à soi-même concernant l’exclusivité et le désir.

Lorsqu’on détaille l’armature du rapport amoureux et de la relation normative, c’est la complémentarité qui gagne comme rapport structurant, qu’elle soit nommément héritée de la nature ou de la tradition. Les éléments du rapport amoureux sont énoncés dans des catégories classiques, voire canoniques (l’émotif versus le rationnel, l’homme et la femme) :

  • On s’est mis à parler des gens qui étaient plus émotionnels, versus ceux qui étaient plus rationnels, puis là on disait que dans un couple, souvent il y a un équilibre qui se forme, il y a une personne plus rationnelle, puis une plus émotionnelle (…) il a rajouté que justement la nature elle a bien fait les choses, en nous créant comme ça, la femme est plus intelligente que l’homme, puis l’homme est là pour servir la femme, la respecter, c’est un peu sa vision là, de l’homme et la femme…

  • On a parlé beaucoup du rôle des femmes et des hommes, parce qu’on trouvait qu’on était malheureusement plus traditionnelles qu’on le voulait, puis là Sophie a dit : « Moi j’aime pas conduire, c’est toujours mes chums qui m’ont conduite partout » (…). Mais pourtant en bonnes féministes, on voudrait que ça ne compte pas, mais on aime pas ça, (…) puis là on parlait aussi, malheureusement… on aimait pas faire plus d’argent dans un couple. Je voudrais pas que ça soit quelque chose d’important, mais ce l’est… tu veux que ton chum soit indépendant financièrement.

On voit toutefois dans l’extrait précédent l’ambivalence des interlocutrices à affirmer leur préférence pour une division des rôles plus traditionnelle, tout en se revendiquant du féminisme. Il est intéressant de noter que la promotion du schéma de la complémentarité est également présente chez les interlocuteurs en relation avec une personne du même sexe, même s’il prend alors d’autres bases que la biologie sexuée. La complémentarité est en effet un rapport qui permet de conjuguer en apparence l’égalité et la différence, bien que dans les faits il puisse posséder ses propres dérives.

Ainsi, lorsqu’il est question de l’entente et des personnalités, la différence est souhaitée à condition de ne pas être trop importante : « On s’est un peu obstinés l’un l’autre, comme d’habitude, c’est pour ça que c’est mon amant et que (rire) ça reste mon amant, c’est que, on est très différents, trop différents. » Ainsi, dans le précédent extrait, une trop grande différence peut être vécue, mais sera codée du côté d’un autre type de relation et d’un autre niveau d’engagement. L’arrangement des singularités ne passe donc pas l’épreuve du couple et se retrouve à être vécue via un autre type d’expérience.

Le regard des amis et de la famille constitue une sanction primordiale, voire nécessaire à la poursuite de la relation. Différentes embûches sont susceptibles d’être montrées du doigt par l’entourage : différence d’âge, de scolarisation, tabou familial, origine. Ainsi, même dans des sociétés à grande mobilité sociale, la tendance est à privilégier une certaine homogamie, une certaine équivalence du milieu de provenance général :

  • Nous parlons du temps qu’il a fallu au père de Patricia pour accepter Paul. Parce que Paul est pas mal plus vieux que Patricia. Donc on a parlé du processus d’acceptation.

  • Elle était pas d’accord avec la relation d’un de ses fils avec sa copine, parce qu’elle trouvait que la fille était pas éduquée. (…) sa grand-mère par contre avec le temps elle avait comme accepté le fait qu’il sorte avec elle, parce qu’elle le rendait heureux.

  • Je suis sortie avec un gars, il est décédé d’un cancer, puis un an plus tard, je me suis rapprochée de son cousin. (…) il y a la moitié de la famille qui était super contente que ça finisse comme ça, puis l’autre moitié, qui était pas d’accord, au début ça a été dur puis je me disais : « Je vais arrêter ça là, c’est immoral », mais encore une fois j’ai quand même suivi mes sentiments.

  • On parlait aussi comment (…) le chum est inclus ou non dans les familles, comment le chum peut être vu comme juste le gars de la ville que personne ne connaît.

Ces prescriptions de complémentarité et d’homogamie sont à mettre en rapport avec l’individualité contemporaine et l’injonction à se réaliser au contact des autres, plus précisément au contact de l’autre dans le couple. Ainsi, les individualités doivent se compléter, se révéler, se magnifier les unes les autres ; toutefois, la différence ne doit pas se muter en opposition, ou plutôt en gouffre. Il s’agit en somme d’être un individu, à deux (Spielvogel, 1999).

Les différentes composantes de la relation amoureuse sont soupesées et articulées entre elles pour en écrire la recette. C’est tout l’art des bonnes proportions entre passion et entente :

  • On a une discussion sur le fait que (…), souvent quand il y a de la passion dans un couple, il y a beaucoup de drame. Puis, parfois, on dirait qu’on a un choix à faire, puis il me disait : « Oui, moi mes ex, ça a toujours été dramatique, mais il y avait toujours de la passion (…) en ce moment avec ma blonde tout va super bien, c’est calme, mais, il y a pas d’étincelles. »

Les catégories classiques de l’amour-passion et l’amour conjugal sont sollicitées et opposées. Plus encore, leur caractère irréconciliable est posé comme un « choix ». On sacrifie les « étincelles » pour avoir plus de « calme », pour éviter le « drame ». Le modèle amoureux contemporain se situe alors dans un imaginaire de la juste mesure.

Ces échanges quotidiens portant sur les rapports amoureux nous renseignent sur différentes dimensions promues de l’individualité contemporaine. En partageant, comparant, racontant leurs expériences respectives, les interlocuteurs mettent au jour un certain modèle des rapports amoureux — et certains contre-modèles — servant de repère axiologique. Ils définissent aussi certaines catégories de l’agir et du sentir qui seront ensuite mobilisées dans le quotidien, comme nous le verrons maintenant.

Parler en amour : séduction, fréquentation, ajustements

Les rapports amoureux se jouent dans certaines interactions signifiantes. Différents moments d’une relation amoureuse typique ressortent des conversations. D’abord, l’étape de la séduction et de la fréquentation est évoquée. La séduction est envisagée comme une interaction spécifique, qui exige une certaine présence d’esprit, un certain synchronisme mais aussi certaines aptitudes pour aller aborder l’autre.

  • Il fait de la chimiothérapie. Puis j’ai trouvé ça mignon, parce qu’il a dit : « Oui mais c’est sûr que ça me ralentit quand je drague des filles. » Mignon.

  • Je lui ai dit : « C’est lui le beau gars dont je te parlais, il faudrait que j’aille lui parler », puis il m’a dit : « Non non viens-t’en là », puis là j’ai dit : « Pourtant c’était de l’ironie, c’était vraiment pas le bon moment de lui parler, il était de dos à moi, puis il était avec tous ses amis », puis après ça j’ai dit : « J’ai encore laissé tomber, vous m’aviez conseillé d’aller lui parler, puis je l’ai pas fait », puis là, il dit : « Oui, il faut dire que je t’ai pas vraiment aidée non plus, moi aussi j’ai laissé tomber ». Puis j’ai dit : « Est-ce que tu penses que c’est parce que c’est pas une bonne approche ? » Il dit : Non non, il faudrait que tu ailles lui parler. »

La question de « la bonne approche » devient cruciale dans la mesure où elle peut devenir la genèse d’une relation. Cette bonne approche tombe aussi sous le coup de la dure sentence de la première impression. « Rencontrer quelqu’un » en somme, c’est l’interaction la plus performante qui soit, dans le sens où elle doit captiver l’autre du premier coup et ne pardonne aucun faux pas aux règles interactionnelles.

Les codes d’interaction amoureux peuvent être présents même lorsque l’interaction ne se produit pas dans un contexte amoureux, comme ici, où l’on assiste à un flottement interactionnel entre deux amis, un espace à remplir avec une décision.

  • Il a fallu payer, on a hésité un peu, comment on fait pour la facture, puis il y a un espèce de silence, genre : qu’est-ce qu’on fait, est-ce que c’est lui qui prend la facture, est-ce qu’on paie séparés, puis la serveuse elle a vu ça puis elle a demandé à mon ami : « Les hommes sont pas galants dans ton pays ? », un genre de blague sur un ton taquin, puis on a ri de ça. Finalement, c’est lui qui a pris la facture, puis on s’est entendus sur le fait que je paierais les prochains verres en bas.

La situation est lue comme relevant des rapports hommes femmes par le témoin (la serveuse), témoin qui contribue à influencer le dénouement interactionnel en introduisant l’imaginaire de la galanterie (Goffman, 2002 [1977]). À partir de ce moment, chacun des interlocuteurs doit agir en prenant partiellement en compte cette norme, qui a alors des conséquences dans la réalité.

La modalité de « se fréquenter » est détaillée par un participant qui vivait ces premiers moments lors de l’étude. On apprend ainsi comment les choses se déroulent et ce qu’impliquent des interactions de fréquentation :

  • J’ai emmené ma petite amie courir, on a jasé bouffe, on a jasé crème glacée, on a jasé techniques de course (…).

    Pendant qu’on se rendait au site de course, on a jasé de trucs profonds, des choses de la vie, on apprend à se connaître, donc nécessairement on aborde des sujets qui sont plus, pas tabous mais, plus croustillants puis, on va chercher là, voir les limites de l’autre (…).

    On a jasé des discussions bizarres. Je suis allé lui dire que : « Ah ! J’aurais aimé ça être une fille ! » Erreur ! ! On dit pas ça ! (rire) Donc ça a alimenté la conversation, qui s’en allait tout croche, j’ai patiné, j’ai patiné, j’ai patiné puis j’ai ramené ça ! (rire) J’ai été correct ! (rire).

Trois moments différents nous montrent ainsi la modalité « fréquentation » lorsqu’elle fonctionne et lorsqu’elle passe près d’échouer. Dans les deux premiers extraits, on évoque des sujets sérieux (les « limites de l’autre », le « croustillant ») mais aussi des sujets plus banals (la crème glacée). Lorsqu’il est question d’apprendre à se connaître, le participant me signifie qu’il s’agit pour lui d’aller en profondeur dans les questions et les sujets. Finalement, en s’étant confié sur un sujet, le participant se bute à un interdit, soit le fantasme un peu abstrait de vivre l’expérience d’être de l’autre sexe. L’interaction et ses sanctions informelles lui font ainsi rapidement sentir qu’il doit rattraper la conversation pour continuer de plaire, ce qu’il baptise lui-même, de manière presque goffmanienne, « patiner ». La fréquentation devient ainsi une épreuve d’équilibriste qu’il faut réussir pour passer à l’étape de la relation suivie.

Typologie de l’ajustement

Une fois passée la phase des premières fréquentations, le couple se formalise et s’installe dans une routine (Kaufman, 2002). Le quotidien constitue le cadre et le thème de la majorité des conversations des couples cohabitants. L’organisation du quotidien est le lot de plusieurs conversations ; la consultation de l’autre a pour objet l’épicerie, la planification du week-end, les finances ou encore les punitions à donner aux enfants. Ce qui est intéressant de remarquer, ce sont les modalités mêmes des conversations qui accompagnent l’interaction au quotidien. Je propose une typologie des ajustements amoureux au quotidien, qui se déclinent selon qu’ils sont des négociations, des mises au point, des « chamailles » ou des conflits. Autant de manières de faire jouer, dans l’ordinaire du couple, deux individualités et leurs rapports.

Les négociations

Au chapitre des négociations, on retrouve la répartition des tâches dans le couple. Les tâches ménagères soulèvent directement la question du temps consacré à l’espace familial versus le temps consacré à soi. Les négociations prennent pour argument central la place du travail rémunéré. On peut en faire plus à la maison parce qu’on ne travaille pas ; toutefois, la même participante objectera que les tâches domestiques ne constituent pas « son » travail. Les goûts et les humeurs de l’individu entrent aussi en compte, tels que ne pas aimer faire des tâches ménagères, ou aimer cuisiner lorsqu’on s’ennuie des plats maison.

  • Bon, tâches ménagères, c’est un petit peu un sujet de conflit ces temps-ci, parce qu’il travaille et moi non. Donc je fais plus de tâches ménagères que lui parce que moi je travaille pas, mais ça veut pas dire que j’aime ça faire des tâches ménagères, même si j’ai du temps plus que lui, ce n’est pas mon rêve, passer mon temps à vider un lave-vaisselle, puis vider une laveuse, c’est toujours les mêmes arguments, il m’a dit : « toi t’as le temps, moi j’ai pas le temps », puis moi je dis : « Oui mais c’est pas ma job, ça me dérange pas d’en faire plus, mais je veux pas tout faire, j’haïs ça. »

  • J’ai expliqué à mon chum que j’avais cuisiné toute la semaine mais que c’était un spécial parce que j’ai été bien occupée avant, fait qu’on avait beaucoup mangé de la bouffe achetée puis je m’ennuyais de la bouffe maison, mais que ça allait pas être comme ça tout le temps (rire).

L’enjeu de planification le plus important est peut-être le temps libre, les week-ends et les vacances. Dans des sociétés où le travail prend une place dominante, l’enjeu de la gestion du temps passé ensemble devient concrètement capital. Ces moments libres constituent également un espace de plaisir et de liberté qu’il faut planifier et réserver à l’autre.

  • Il était un peu déçu parce qu’il était comme : « Tu planifies ton voyage dans le sud avec ton amie avant qu’on parle du voyage que nous on veut faire. »

  • Vacances d’été, parce que je recommence à travailler au mois d’août, donc si on veut faire quelque chose, il faut qu’on en parle tout de suite, puis moi j’aime plus planifier, puis mon chum moins, alors, je lui ai dit : « Si on planifie pas, on ira pas. »

  • On a parlé aussi des prochaines vacances qu’on pourrait prendre en août, puis on pensait pas en prendre mais on s’est dit peut-être que ça ferait du bien de se retrouver ensemble juste les deux.

  • On a parlé aussi (…) de planification des horaires, le congé qui s’en vient (…) parce qu’on a un enjeu : avec qui passe-t-il son temps, avec qui moi je passe mon temps, et donc qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on prévoit, comment on prévoit. (…) ç’a été toute une discussion vraiment autour des loisirs, je te dirais, autour du partage du temps qu’on a en commun ou qu’on se donne en commun.

La mise au point

Certaines discussions dans le couple se situent dans autre registre plus abstrait lorsqu’elles portent sur la relation elle-même, sur le « nous ». Nous n’avons toutefois que peu de détails sur le contenu de ces discussions, par pudeur ou parce qu’elles portent sur des catégories assez génériques comme la « complicité » ou les « moments » :

  • On a eu une discussion un petit peu plus sérieuse sur notre relation amoureuse, sur comment j’aime quand il y a de la complicité entre nous deux, qu’est-ce qu’il faudrait améliorer, quels moments renforcer.

  • Parfois on a des discussions ma copine et moi sur notre vie de couple ou sur des choses un peu plus personnelles je dirais, on en a pas eu cette semaine, je sais pas si j’en aurais nécessairement parlé ou si j’en aurais parlé en détail.

Parfois les discussions concernent plus directement la relation et ses problèmes et prennent la forme d’une mise au point :

  • On a fait une petite mise au point sur la situation, parce qu’il est souvent parti à l’extérieur, puis parfois je trouve ça difficile, puis quand il était à l’extérieur il a revu son ex, donc qu’on a eu une grosse discussion lourde là-dessus (…) par rapport à nous deux, lui il a vraiment peur d’avoir de la peine comme il a eu avec son ex parce qu’elle l’a trompé puis elle l’a laissé, donc là il a peur de se réengager.

Ce type d’ajustement est décrit comme un moment dépourvu d’agrément (une « grosse » discussion, « lourde »), où l’on essaie de concilier les émotions et le passé de chacun. La mise au point est une forme d’ajustement plus réflexive dans la mesure où elle met expressément en scène le « nous » dans une optique de résolution. À deux individualités s’ajoutent ainsi des rapports à travailler, à améliorer, à ajuster.

La « chamaille »

J’emprunte un terme d’une participante pour nommer cette modalité de l’ajustement. Il s’agit d’une interaction à mi-chemin entre la taquinerie et le conflit, mais teintée par l’humour, relevant d’un ton assez léger et à basse tension émotive.

  • On se chamaille un peu gentiment là-dessus.

  • Mon copain et moi on a une divergence sur les portes barrées, moi je barre jamais-jamais-jamais les portes (…) mon copain il riait, puis il disait : « C’est quand même normal de barrer la porte… », puis je disais : « Non, je refuse de vivre comme ça. »

La chamaille est parfois une modalité de communication comme une autre : dans l’extrait suivant, la participante « aime » se chicaner ou s’opposer à l’autre.

  • Avec mon chum, parfois j’aime juste ça le contredire (…) je vais pas nécessairement penser quelque chose, je vais juste aimer ça dire le contraire de ce qu’il dit. (…) on avait comme un mini-débat. (…) là justement j’ai écrit : j’aime mieux le contredire. Je suis d’accord que parfois par exemple c’est ridicule (…) j’aime pas super ça la confrontation — sauf avec mon chum (rire) —, puis j’aime pas ça me chicaner.

On peut imaginer que la chamaille, en plus d’être inévitable, constitue un canal par lequel certaines informations sont échangées, certaines insatisfactions sont dites, mais sous le signe de la légèreté.

La chicane

Plus clairement, il arrive souvent dans les conversations amoureuses qu’il y ait conflit. Même si la liste des enjeux peut nous apprendre à propos de quoi l’on se chicane (les tâches ménagères, l’espace de cohabitation, le choix d’activité, la gestion d’horaire, les dépenses, le passé amoureux, la jalousie et l’exclusivité), il existe aussi des manières de se chicaner, des codes et des aptitudes à la chicane. Comme un conflit se détaille souvent sur plusieurs pages, je ne pourrai ici en analyser plusieurs ; je propose d’examiner un cas de conflit dans lequel les modalités sont assez typiques.

  • Il reçoit un appel d’un de ses amis, qui nous invite à souper ce vendredi, puis je dis : « Ben oui ! » mais je rajoute : « Je veux juste pas trop fêter. » (…) Il dit : « T’es plate ! au lieu d’être excitée, tu amènes quelque chose de négatif », puis je dis : « Ben non je t’ai dit que ça me tentait, j’ai juste mentionné que ça me tentait pas d’être fatiguée le lendemain », puis, je me suis comme énervée, je suis partie, puis après deux minutes de silence à me calmer, j’ai juste dit : « C’est peut-être toi qui l’a interprété négativement… » puis il m’a juste répondu : « T’aimes ça te défendre, hein ? » Fait que ça a fini comme ça (rire). Ç’a été un peu… houleux, ce dimanche-là.

Se chicaner, c’est ici : assigner à l’autre des modalités d’interaction (« tu amènes quelque chose de négatif »), revenir sur ses propres paroles (« j’ai juste mentionné »), effectuer un travail de protestation (« je me suis comme énervée »), se retirer pour accomplir son propre travail émotionnel (Hochschild, 1983) (« me calmer »), négocier la définition de la communication (« c’est peut-être toi qui l’a interprété négativement »). Il n’y a pas de résolution claire de la chicane dans cet extrait ; la participante me dit que l’interaction se termine sans qu’elle ait le sentiment d’avoir eu accès à une conclusion.

On évoque parfois ce qui n’est « pas » une chicane et qui relève davantage de l’exaspération, de l’accroc ou de l’humeur :

  • C’était sur un ton, c’était pas une chicane, c’était juste… : aaahhhhh (exaspération).

  • Quand on est revenus chez moi ç’a été le débat : « Restes-tu à coucher ? » — « Non, je reste pas à coucher ! » — « Ok ! Bye ! » — « Ah finalement je reste à coucher ! » De l’indécision comme ça.

  • Mon chum me demandait pourquoi j’étais de mauvaise humeur comme ça, si c’était de sa faute, mais c’était juste l’activité qui me tentait pas du tout.

  • Samedi, mon chum avait mal dormi donc on a parlé un peu de pourquoi, il était pas de très de bonne humeur donc je me suis informée un peu, j’essayais de voir si j’avais pas fait quelque chose, c’était quoi les raisons de sa mauvaise humeur.

Vivre à deux, c’est aussi gérer les humeurs de l’autre ; dans les deux derniers extraits, il est intéressant de remarquer qu’il faut s’assurer que l’on n’est pas la source de la mauvaise humeur de l’autre. Il est ainsi souvent question de l’ambiance des conflits : les silences, l’atmosphère, les insultes.

  • Finalement, ça a créé un gros froid, puis il y a eu un long silence, puis ça nous arrive souvent ça en fait, au restaurant là parfois, autant on peut être super connectés, autant parfois il se passe quelque chose puis on passe quasiment tout le repas à rien se dire. J’ai (rire) essayé de calmer l’atmosphère (…) mais il a pas trouvé ça drôle, il y a eu un gros silence, puis après ça (rire) il m’a traitée de bitch frigide un peu en riant.

Le climat interactionnel devient quelque chose à gérer ; on voit que la participante s’essaie ainsi à l’humour pour tenter de détendre l’atmosphère, sans succès. Barrère et Martuccelli, dans leur analyse du roman contemporain, se sont intéressés aux différentes ambiances qui enrobent les liens. Ils dénotent deux grands types d’ambiances (2009 : 206), que je peux utiliser ici : les déclinaisons projectives, ce qui fait déteindre notre intériorité sur le monde (« calmer l’atmosphère ») et les déclinaisons introjectives, l’emprise que le monde détient sur nous (« un gros froid »).

Au sujet de cette esquisse d’une typologie des ajustements amoureux au quotidien, nous pourrions évoquer les expérimentations sociales quotidiennes de Giddens (2006 [2004] : 19). En effet, ces différentes modalités de l’interaction en amour mettent en jeu des dimensions centrales de la vie sociale en articulant de manière concrète les possibilités mêmes de la liberté et de l’égalité, mais aussi en contribuant à définir et à redéfinir les marges de manoeuvre des individus, leur position et leur statut dans la relation, leur identité domestique et professionnelle, la valeur de leur temps.

La réception des conversations en amour et sur l’amour : messages, interprétations, réflexivité

Au-delà des modalités des conversations et de leurs thèmes se pose la question de la réception des conversations. La réception concerne l’élaboration de sens se produisant chez les individus lorsqu’ils sont exposés à un message (Jauss, 1978 ; Hall, 1980 ; Boullier, 2003). L’étude de la réception se base sur deux aspects d’une même idée, soit premièrement que tout message n’est pas définitif et figé, mais ouvert à l’interprétation, et, deuxièmement, que l’individu participe de manière active au sens des messages. Les conversations ont une réception chez les individus, que l’on pourrait définir comme un processus réflexif, en acte et en présence, comportant une conversation intérieure (Archer, 2003) orientant les affects, les cognitions et les opinions. En ce qui concerne les conversations sur l’amour et en amour, il existe d’abord des attentes conversationnelles, qui constituent pourrait-on dire l’amont de la réception. On s’attend à parler de certaines choses dépendamment de ce qui nous lie, de notre situation, de la situation de l’autre. Ces attentes teintent ainsi les conversations et leur réception « en présence ».

  • Elle ne vient pas seule. Nous qui pensions qu’elle nous parlerait de sa séparation… son chum l’accompagne. (rire).

  • Pendant toute la conversation qu’on a eue jusque-là, (…) j’avais tout le temps en tête « ça ». Puis je me disais : « Il va bien falloir qu’on finisse par aborder le sujet ? »

  • J’étais un peu frustrée parce que (…) je m’attendais à ce qu’il prenne mon bord (rire), ce qu’il n’a pas fait, donc je cherchais en fait des conseils.

Les discussions portant sur les rapports amoureux ont leurs propres coulisses, ou plutôt constituent ici une coulisse ; il s’agit d’un repas à deux couples, pendant lequel un des quatre s’absente et après lequel un des couples fait son propre « débriefing ».

  • Participant — Pendant que Paul est parti aux toilettes, on reste seuls avec sa blonde. Nous disons à Patricia que nous aimons beaucoup son copain. Elle nous dit qu’elle l’a laissé deux fois cette semaine, qu’elle a beaucoup pleuré. Elle le trouve trop mou avec ses enfants. Yannick nous dit de changer de sujet, car Paul revient. Donc ç’a été vraiment un bref moment là, deux minutes là,

    Chercheure - Pendant l’opportunité des toilettes !

    Participant - Oui ! (rire) c’est ça !

    (…)

    Nous convenons que Paul est vraiment un type bien. Nous avons beaucoup aimé notre brunch. Je fais remarquer le contraste entre le repas et le moment où Paul est aux toilettes. Yannick dit que Patricia rationalise peut-être trop sa relation. Je fais un parallèle avec mon ami Simon, qui trouve que sa vie manque de projets.

Nous avons ici accès à la réception active que font le participant et son conjoint à la suite de leur rencontre avec leur amie et son conjoint. Ils partagent leurs impressions sur sa situation et se positionnent, analysent la situation, en énonçant, par exemple, la possibilité de « trop » se questionner sur sa relation amoureuse. On peut imaginer qu’une tout autre réception aurait pris place si les protagonistes n’avaient pas apprécié la compagnie dudit conjoint. On revient ainsi à l’importance de la sanction de l’entourage.

Une modalité des conversations sur l’amour consiste à « ne pas dire » ; plus que du tact goffmanien, on peut affirmer qu’il s’agit d’un réel « travail émotionnel » (Hochschild, 1983) destiné à épargner la sensibilité de l’autre sur un sujet émotif précis, à protéger l’ambiance ou parce que le degré d’intimité ne le permet pas.

  • Puis j’ai cru bon de ne pas lui dire (rire) que mon ancienne collègue m’a dit : « Ne fais pas un enfant parce que t’as le goût d’avoir un enfant, il faut vraiment que tu t’assures que le père tu veux le garder toute ta vie ! », puis là je voulais lui demander si elle (rire) elle avait le goût d’avoir un enfant ou si elle l’aimait mais je lui ai pas demandé, on est pas proches comme ça.

  • Honnêtement, j’ai mon avis là-dessus, mais sur le coup j’ai pas voulu rentrer là-dedans parce que mon avis est très, très contraire, puis c’est un bon ami, puis c’était un contexte… on prend une bière relax, puis ça me tentait vraiment pas de rentrer profondément dans le débat… (…) il le dit tellement d’une façon candide que, j’ai fait : « Je vais la laisser passer celle-là, puis je rentrerai pas dans le sujet. »

  • J’étais supposée aller dans le sud avec une amie, puis je lui ai dit que finalement ça marchait pas (…). Puis il dit : « C’est triste », mais en même temps, je sais, moi, que dans le fond il est content (rire) (…) je pense que ça lui faisait un peu plaisir.

On tient également pour acquis, comme dans le dernier extrait, que les autres font de même avec nous et usent de ce savoir émotif pratique en nous ménageant sur certains enjeux et à certains moments. Les conversations portant sur l’amour et en situation de rapports amoureux possèdent leurs propres marges de pudeur et d’intimité.

La conversation a un effet simultané sur des processus intérieurs. Les autres constituent des témoins de notre positionnement sur l’amour et leur regard teinte ainsi notre réception des informations. On peut par exemple considérer une idée devant les autres, ou encore apprécier d’un nouvel angle quelque chose que l’on raconte.

  • Je leur ai raconté une petite relation que j’avais eue avec quelqu’un de la Floride, puis là je leur racontais et je disais : « Finalement c’était une belle histoire ! Quand j’étais dedans je m’en rendais pas compte. »

  • Il a été question d’un ancien amant de Simon. Il est à Paris pour trois mois. Simon ne savait pas s’il irait le voir. Il dit : « Peut-être, je ne penserais pas. » Mais il a considéré l’idée devant nous.

Finalement on peut noter les effets de la recherche elle-même et de la réflexivité induite chez les participants. On remarque entre autres des prises de distance et des autodéfinitions : on cherche à se positionner par rapport à son intimité, son style conversationnel, les sujets qui ont cours dans notre groupe d’amis.

  • Le midi, je suis allée dîner avec un de mes collègues qui a une nouvelle (rire) fréquentation — je te dis c’est vraiment fréquent comme sujet.

  • Parfois on a des discussions ma copine et moi sur notre vie de couple ou sur des choses un peu plus personnelles, on en a pas eu cette semaine, je sais pas si j’en aurais nécessairement parlé ou si j’en aurais parlé en détail

  • Dans les faits, concrètement, je me disais : « Je me fais tellement pas l’effet, mais ça je le savais, d’une fille. » Tu vois, je parle pas de maquillage, je parle pas de cuisine, je parle pas des sujets comme ça, je parle très peu d’enfants parce que j’en ai pas.

Un autre moment de réflexivité à deux se produit également lorsqu’il est question des conversations amoureuses elles-mêmes. On évoque dans le prochain extrait ce que serait un « bon » modèle de conversation amoureuse (un flot ininterrompu d’intérêt pour l’autre et de sérieux), opposé à ce qui guette le couple dans le temps (des conversations de moins en moins sérieuses, jusqu’au fait d’aller au restaurant sans parler) :

  • Il a dit : « C’est drôle parce qu’on peut vraiment voir l’évolution des conversations d’un couple dans le temps, au début t’es comme : « Ah mes intérêts, ma passion, mes rêves, mes valeurs, la culture le théâtre », puis après un an, c’est moins sérieux » (rire), on riait de ça. (…) on regardait un couple plus loin, d’à peu près notre âge, la fille faisait des mots croisés, puis le gars il était sur son téléphone, ils étaient l’un en face de l’autre et ils ne disaient rien, mon chum il a dit : « Regarde (rire), ça va être nous à un moment donné. Bientôt. »

Cette scène de restaurant est une occasion pour la participante et son amoureux à la fois de se distancier d’un autre couple et de s’identifier à « ce qui s’en vient » inévitablement pour eux. La conversation amoureuse possède pour ces participants son modèle et son contre-modèle qu’il s’agit de gérer dans leurs rapports quotidiens.

Les grandes tensions normatives de la conversation amoureuse

L’étude de ces différents échanges quotidiens met au jour quelques-unes des grandes tensions normatives entre d’une part, modèles amoureux et d’autre part, injonctions individuelles. Si, lorsqu’il est question d’amour, les conversations se structurent en mises en commun et comparaisons, elles le font à travers quelques grands paradoxes thématiques. À la question de savoir comment on parle de l’amour, nous avons pu observer que c’est typiquement sous les modalités de la prise de nouvelles, de la mise en commun et des conseils que nous le faisons. Il s’agit de comparer et de contraster nos différentes expériences du lien amoureux aujourd’hui, afin de pouvoir se situer et se positionner comme individus. Une narrativité spécifique préside également au flot et au récit de l’amour, dont la téléologie et la genèse se situent dans « la rencontre ». Ce dont il est question dans ces conversations, c’est des définitions et des limites des rapports amoureux. Ces derniers étant caractérisés par une autofondation et une autoréférentialité (nous nous aimons car nous nous aimons ; nous sommes ensemble sur les bases que nous choisissons), les relations font directement appel à la responsabilité individuelle pour s’épanouir, mais aussi pour se structurer et se normer.

L’amour met ainsi en relief plusieurs des paradoxes de la modernité, la tension entre liberté et égalité trouvant son imparfaite résolution dans le principe de complémentarité des individualités. Tension entre similitude et différence, ensuite : deux singularités se rencontrent et s’arriment l’une à l’autre, en étant similaires, mais assez différentes pour faire jouer justement ce rapport de complémentarité. Tension entre passion et entente finalement, où l’imaginaire de la juste mesure épargne aux individus des émotions fortes parasitant le quotidien tout en les satisfaisant d’un sentiment fort et intense. La question des émotions quotidiennes gagnerait ainsi à être davantage explorée, dans l’optique des positionnements individuels qu’elles permettent et constituent. L’étude de leur mobilisation dans les échanges amoureux pourrait également nous renseigner sur leur rôle dans le couple ainsi que sur leur texture expérientielle précise.

J’ai de plus soulevé les différentes modalités d’interaction en amour. Après les étapes de séduction et de fréquentation, qui constituent des savoirs interactionnels pratiques, la relation se vit comme un constant ajustement dont j’ai présenté une typologie. Négociations, mises au point, chamailles et chicanes constituent autant de façons d’encadrer les frictions entre individus dans les conversations. Tout cela se produit dans un cadre d’ambiances et d’humeurs qu’il s’agit de gérer sur le plan émotionnel. Les différents ajustements propres aux rapports amoureux se vivent ainsi dans la gestion entre intimité personnelle et intimité conjugale (de Singly, 2003). Un « travail sur nous » constitue aussi un accomplissement pratique à maîtriser, constitué entre autres de la gestion de multiples climats aux déclinaisons projectives et introjectives (Barrère et Martucceli, 2009 : 206). Ces modalités d’interaction ont été captées par le biais de récits de conversations, mais une collecte de conversations de l’intimité « en direct » et « en présence » permettrait de voir de quelles manières s’articulent les tours de parole dans certaines discussions plus tendues (voir à cet effet Laforest, 2002).

Finalement, il s’opère une réception des conversations sur et dans l’amour. Ces interactions supposent des attentes, des coulisses, une réflexivité et des effets cognitifs et comportementaux. La réception des conversations est aussi une épaisseur plus visible de la normativité conversationnelle amoureuse, dans le sens où c’est la strate d’interactions où l’on tient un discours sur le discours amoureux, sorte de mise en abyme. La réception des conversations portant sur l’amour et en situation de rapports amoureux procède d’un travail émotif précis, destiné à épargner les sensibilités, la pudeur et l’intimité de l’autre. La question de la réception au sens large ouvre en effet de multiples possibilités en ce qui a trait à la mesure des traces que les normes sociales laissent au sein des conduites, des intériorités, des réflexivités. Et les rapports amoureux ne constituent qu’un phénomène parmi tant d’autres par rapport auxquels il est possible de mobiliser cette perspective.