Corps de l’article

I – Introduction

« In short, interests and power matter in the governance of biotechnology. »

Van Zwanenberg et al. 2010 : 184

Depuis les débuts de la commercialisation des organismes génétiquement modifiés (ogm) en 1996, la gouvernance des biotechnologies demeure au centre d’intérêts puissants et controversés qui dépassent le traditionnel clivage Nord-Sud. Dans l’esprit des objectifs du Millénaire pour le développement visant à réduire l’extrême pauvreté et la faim dans le monde, l’adoption des biotechnologies est souvent présentée comme l’assurance d’une relative sécurité alimentaire, ouvrant la voie à une meilleure productivité pour les pays en développement grâce à une diminution des coûts de production ainsi qu’à une agriculture à visée exportatrice. Dans un contexte mondial de libéralisation et d’interdépendance accrues, la commercialisation des biotechnologies agricoles représente une opportunité de rattrapage économique pour les pays en développement engagés dans un processus d’ouverture et d’intégration aux marchés mondiaux (dits du Sud et qualifiés d’« émergents[1] »). La coopération de ces pays en matière d’innovation biotechnologique leur confère en outre une marge de manoeuvre potentielle face aux puissances occidentales (dites du Nord). Toutefois, par-delà l’ouverture à la coopération Sud-Sud (transferts de technologies, diversification commerciale ou encore modélisation normative), la disharmonie réglementaire prévalant en la matière fait également l’objet d’instrumentalisations stratégiques.

Pour comprendre cette dynamique, le présent article repose sur une conception théorique alternative de la puissance étatique et se focalise sur le secteur de l’agroalimentaire, en particulier sur le cas du soja transgénique, dans le cadre des relations partenariales sino-brésiliennes. Dépassant l’antagonisme classique entre les perspectives institutionnalistes (coopération) et réalistes (rivalité), cet article appréhende la puissance à partir d’une approche hétérodoxe de l’hégémonie qui permet d’entrevoir les phénomènes de domination insidieux et non ressentis comme tels (Cox 1993). Sous cet angle, l’influence mondiale d’un État ne dépend pas seulement de la disponibilité de ses ressources (matérielles et immatérielles) ni de son aptitude à les mobiliser adéquatement. Elle tient également à l’image qu’il cherche à véhiculer sur la scène internationale (représentation) et à la perception de celle-ci par les autres acteurs du système international (reconnaissance extérieure). Dans la présente étude de cas, la puissance étatique se mesure dès lors également par la capacité de l’État à « s’affirmer comme une référence » (Santander 2009 : 24).

La Chine, pionnière en matière de recherche et commercialisation des ogm, occupe la sixième place mondiale en matière de superficie cultivée, là où le Brésil se situe au deuxième rang, juste derrière les États-Unis (James 2012 : 3). Le développement rapide et efficace du secteur agroalimentaire brésilien lui vaut à ce titre la reconnaissance – au-delà de l’image de « grenier du monde » – d’une forme de leadership en matière de biotechnologies agricoles. Considérant l’évolution des tendances après-guerre froide relatives aux capacités régulatrices de l’État dans la sphère économique (Cook et al. 2004 : 3), le maintien pour le Brésil de cet avantage comparatif dépend fortement de l’équilibre de sa balance commerciale et, par conséquent, de ses exportations agricoles à destination de la Chine, laquelle constitue depuis 2009 son premier partenaire commercial (Pautasso 2010 : 25-27 ; Ministry of Commerce of the People’s Republic of China [mofcom] 2010). Reconnu « partenaire stratégique » en 2004, le Brésil, leader dans le secteur agroalimentaire, aurait ainsi progressivement « intégré » les défis que lui impose sa relation économique privilégiée avec le challenger chinois, tant sur le plan bilatéral que multilatéral.

Afin de tester cette hypothèse, cet article se propose de mettre au jour (partie ii) les enjeux de puissance inhérents aux velléités de coopération Sud-Sud en matière de biotechnologies agricoles, et ce, en lien direct avec la complexité du régime réglementaire mondial. Dans ce contexte, il vise plus précisément à comprendre (partie iii) comment, à travers le prisme des biotechnologies agricoles et en particulier du soja transgénique, la Chine parvient à construire avec le Brésil une relation d’interdépendance asymétrique (Wintgens 2013).

II – La coopération Sud-Sud en matière de biotechnologies agricoles, un enjeu de puissance mondiale ?

Si les ressources naturelles ont toujours constitué des produits économiques et stratégiques, l’accroissement démographique, la raréfaction des terres arables ou encore les limites des techniques agricoles tendent à exacerber la question de la sécurité alimentaire mondiale et à faire de la biodiversité un enjeu majeur des relations internationales. Au lendemain de l’après-guerre froide où l’accès à la puissance mondiale repose moins sur la capacité àimposer que sur la volonté des’imposer (Wintgens et Mariage 2011 : 3-20), l’innovation technologique dans le domaine agricole et le changement potentiel du rapport de forces qu’elle sous-tend revivifient l’idée que « savoir, c’est pouvoir ». Le développement des biotechnologies fait ainsi l’objet d’une régulation de plus en plus précise, formant un « régime » (Raustiala et Victor 2004 : 279-280) complexe de normes et d’institutions internationales soumis à divers enjeux relatifs à la santé, à l’environnement et également au commerce[2].

Dans le cadre du débat mondial entre partisans et opposants aux biotechnologies agricoles rendu vivace par la commercialisation de celles-ci, la complexité des questions soulevées et les incertitudes liées à leur évolution ont tendance à polariser les réactions publiques et politiques ainsi qu’à favoriser la dispersion réglementaire. Sources de conflits commerciaux, le clivage normatif transatlantique et l’antagonisme des obligations internationales en matière de commerce et de biosécurité qui en découle ne sont pas sans incidence sur les perspectives de coopération Sud-Sud et, par conséquent, sur les échanges commerciaux entre pays émergents.

A — Contexte : équivalence en substance et principe de précaution, des modèles réglementaires conflictuels ?

Les États-Unis et l’Europe ont historiquement (Pollack et Shaffer 2009 : 73-75) fait le choix politique, pour l’évaluation sanitaire et environnementale des plantes génétiquement modifiées (pgm), de principes de base distincts : l’équivalence en substance pour le premier et le principe de précaution pour la seconde. Par-delà les aspects techniques prévalant à l’établissement du cadre réglementaire international, les controverses commerciales relatives aux ogm voient s’affronter ces deux conceptions des rapports entre l’expertise scientifique et la décision publique.

Décrit pour la première fois en 1993 dans un rapport de l’ocde (Organisation de coopération et de développement économiques 1993 : 14-16) et approuvé trois ans plus tard par une consultation mixte d’experts de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization of United Nations – fao 1996), le concept de l’équivalence en substance repose sur un principe voulant que tout aliment ou composé alimentaire génétiquement modifié (gm) essentiellement semblable à un aliment ou composé alimentaire non gm existant puisse être évalué de la même manière que son homologue existant en ce qui concerne la sécurité. Axé sur le produit, ce cadre réglementaire repose sur le modèle classique de l’évaluation des risques (Slovic 2003) selon lequel la décision publique doit se fonder sur la « sound science », c’est-à-dire sur des faits avérés. Pour les partisans de cette approche ne prenant pas en compte les incertitudes scientifiques, tels que les États-Unis, le Canada, l’Argentine, le Brésil ou encore les multinationales de l’agroalimentaire, l’objectif est de prouver sur la base d’une réelle expérience de consommation ou d’utilisation que l’aliment nouveau ne présente pas de risque neuf ni accru par rapport à son pendant conventionnel. Ce principe est également au fondement de l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires de l’Organisation mondiale du commerce (omc).

S’il est tout autant fondé sur une science rigoureuse, le modèle dans lequel s’inscrit l’Union européenne est quant à lui axé sur les procédés et doté d’un cadrage plus large en matière d’analyse des incertitudes (Chevassus-au-Louis 2000). Arguant que la science ne détient que des vérités partielles dont la validité limitée enjoint de prendre en compte non seulement les connaissances avérées, mais aussi l’incertitude et les éléments controversés, la conception européenne repose sur un principe de précaution (« better safe than sorry »). Défini en juin 1992 lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, ce principe prescrit aux États, en fonction de leurs capacités, d’anticiper de larges mesures pour protéger l’environnement (Programme des Nations Unies pour l’environnement 1992). Ce principe juridique, qui légitime une prise en compte des incertitudes scientifiques dans l’analyse du risque, est inscrit dans le Traité sur l’Union européenne dès juillet 1992[3]. Sous la pression d’organisations non gouvernementales (ong) et d’opinions publiques réfractaires aux ogm, les autorisations réglementaires en Europe occidentale ont été très limitées, toute nouvelle demande entre 1999 et 2003 étant même soumise à un moratoire de facto. Repris en janvier 2000 dans le protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques négocié dans le cadre de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique à l’égard de la gestion des organismes vivants modifiés (ovm), le principe de précaution est alors érigé en contrepoids normatif face aux règles de l’omc (Safrin 2002 : 614-628). Si le protocole de Carthagène entré en vigueur en 2003 répond aux revendications des pays en développement riches en diversité biologique, son adoption tend à envenimer les discordes commerciales relatives aux ogm : non seulement parce qu’il confirme le droit de chaque pays signataire à définir sa propre réglementation en la matière, mais également parce qu’il leur permet de décider de façon discrétionnaire de la possibilité et des conditions d’importation de produits gm (Secretariat of the Convention on Biological Diversity 2000).

En soi, le principe de précaution et l’équivalence en substance ne se situent pas au même niveau : l’une des étapes de l’évaluation des risques est basée sur l’équivalence en substance, là où la gestion de ces risques repose sur le principe de précaution. Ils ne peuvent pas plus justifier une caractérisation de différences entre des législations, le principe de précaution étant un précepte juridique là où le concept de l’équivalence en substance est utilisé pour définir le contenu de l’évaluation des risques. Dans les faits, la promotion de conceptions divergentes de la gestion de l’innovation et des risques par l’ue et les États-Unis, à savoir les deux plus importants acteurs mondiaux en matière d’innovation biotechnologique, a produit « un clivage mondial » (Drezner 2007 : 169) : entre les partisans de l’approche européenne, suivant laquelle l’accent est mis sur la notion d’incertitude et la participation du public, et ceux de l’approche américaine, où la gestion du risque se fonde sur l’autorité de la science et la délégation à des organes administratifs compétents et indépendants.

Ce clivage n’est pas sans incidence sur les pays en développement, et en particulier sur les pays émergents où la recherche et développement (rd) participe plus largement d’une politique nationale de libéralisation commerciale et d’intégration économique mondiale. D’une part, l’échec des négociations multilatérales du cycle de Doha et la prolifération corrélative d’accords bilatéraux qu’il induit offrent à ces pays des espaces renouvelés de coopération Sud-Sud ; le Brésil a par exemple établi en matière d’agriculture des accords de coopération bilatéraux avec nombre de pays africains et mini-latéraux comme dans le cadre du Forum de dialogue Inde, Brésil et Afrique du Sud (ibsa) (Mariante, Sampaio et Inglis 2009 : 115 et 110). D’autre part, l’absence de standard international relatif aux ogm accroît le poids politique des régulations nationales, transmuant les normes de protection techniques en instruments stratégiques de défense d’intérêts commerciaux à court ou à moyen terme. Autrement dit, les méthodes traditionnelles de barrières à l’importation, telles que les mesures tarifaires ou les restrictions quantitatives, font place à des restrictions techniques ; dès son adhésion à l’omc acquise, la Chine a par exemple adopté divers règlements visant officiellement à maintenir la diversité biologique, protéger l’environnement et assurer la santé des citoyens, mais perçus à l’extérieur comme des barrières non tarifaires destinées à protéger son secteur agricole de l’afflux des importations étrangères (Ho, Vermeer et Zhao 2006).

B — La coopération Sud-Sud en matière de biotechnologies agricoles : un enjeu stratégique ?

Les normes internationales en matière d’ogm ont des implications considérables sur les pays en développement. Non seulement parce que l’agriculture participe pour la plus grande part de leur sécurité alimentaire (face à des problèmes de malnutrition, densité démographique, etc.), mais également parce qu’elle peut représenter une contribution importante à leur croissance économique en termes de produit intérieur brut (pib), d’emplois et de commerce international. Pour certains pays émergents, comme le Brésil qui se positionne dans des stratégies de présence forte sur les marchés mondiaux de commodités, la promotion des biotechnologies agricoles est perçue comme minimisant les risques sanitaires et environnementaux liés à leur usage. Pour les institutions internationales comme l’International Service for the Acquisition of Agri-biotech Applications – isaaa)[4], l’adoption des cultures transgéniques peut, par une amélioration de la productivité et du rendement, contribuer à leur sécurité alimentaire, au déploiement économique rural ainsi qu’à l’accroissement de leurs revenus à l’exportation. Pour les organisations ou réseaux tiers-mondistes, cette capacité est a contrario perçue comme limitée (Third World Network 2012 ; Indigenous Peoples Council on Biocolonialism 2012) par des facteurs tels que le nombre restreint de variétés gm produites par le secteur privé et adaptées à seulement certains pays en développement, le manque voire l’absence de ressources et d’infrastructures allouées à la rd en matière de biotechnologies agricoles, mais également la forte réticence de certains États à dépendre des multinationales étrangères pour leur approvisionnement en semences et en herbicides/pesticides ainsi qu’à concéder d’importants droits de propriété intellectuelle (Remiche 2006 ; Watenberg 1999)[5]. En termes d’acceptabilité publique, l’adoption des ogm dans l’agriculture et dans l’alimentation s’accompagne généralement d’une polarisation de l’opinion publique. Elle induit toutefois des réactions (adhésion ou rejet) plus homogènes dans les États dotés d’une tradition de rd en matière de biotechnologie (comme en Afrique du Sud, en Inde ou, jusqu’à récemment, en Chine) qu’au sein de ceux où elle résulte de choix politiques à des fins de compétitivité internationale (comme au Brésil).

Comme le relèvent diverses enquêtes (Pew Initiative on Food and Biotechnology 2006 ; Hoban 2004), les pays émergents sont avant tout soucieux de préserver leur souveraineté sur la gestion de leurs ressources biologiques. À ce titre, ils privilégient le pragmatisme en matière d’adoption des cultures transgéniques. S’agissant de la commercialisation des ogm, les brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont ainsi eu tendance à durcir leurs procédures d’autorisation, voire à imposer des mesures strictes en matière d’étiquetage des aliments transgéniques. L’évolution de leurs perceptions des cultures gm est par ailleurs directement liée au poids de facteurs externes, tels que la flambée des prix des denrées alimentaires. En outre, le changement de discours que celle-ci a pu engendrer chez nombre d’acteurs économiques mondiaux, comme l’ue qui annonce en juin 2008 un assouplissement de sa résistance aux transgéniques – suivi par les dirigeants du G8 (G8 Summit 2008) – avant de déclarer que ces cultures ne comportent pas plus de risques que les technologies de plantation classiques (Grice et Mock 2008 ; European Commission 2010), influence d’autant plus la position des pays émergents qu’ils en dépendent économiquement. Tout en veillant à préserver des relations commerciales privilégiées avec les marchés de consommateurs majoritairement hostiles aux aliments gm, la Chine a annoncé en juillet 2008 l’accroissement de ses budgets alloués à la recherche biotechnologique (Shuping 2008 ; Besson 2008). De nombreux pays en Afrique (tels que l’Égypte, l’Afrique du Sud ou le Kenya [Sawahel 2008 ; Kahn 2008 ; Agence de presse africaine 2008]), en Amérique latine (par exemple, le Honduras [isaaa 2008]) ou encore en Asie (comme les Philippines [United States Department of Agriculture 2008]) ont ainsi signé avec les États-Unis des accords de coopération agricole les engageant à promouvoir nationalement l’adoption des ogm. Structurée par la politique américaine de l’innovation liant privé et public, cette tendance tient au rôle moteur joué depuis les années 1970 par les biotechnologies dans l’économie des États-Unis. Forts de leur position dominante dans les échanges d’ogm, tant à l’exportation qu’à l’importation, ces derniers ont développé leur productivité en s’appuyant sur les pays du Sud comme plate-forme de développement (réduction des coûts de recherche et acceptabilité des expériences menées), puis en important les produits gm développés.

Le poids du contexte international et l’interdépendance économique mondiale prévalant dans l’après-guerre froide enjoignent au dépassement d’une vision asymétrique de type « Nord-Sud ». En d’autres termes, la dépendance des pays émergents aux marchés d’exportation de l’ue ou des États-Unis semble guider leur convergence avec les modèles normatifs européens ou états-uniens (Bernauer et Aerni 2008 : 184). Si la gouvernance des ogm demeure un enjeu commun de sécurité alimentaire pour les pays en développement, elle constitue de plus pour les pays émergents un instrument stratégique à des fins de développement économique (intérêt national), de positionnement normatif (image d’acteur international) et de reconnaissance politique mondiale (statut d’acteur international). D’autant que la complexité du régime réglementaire mondial tend à déplacer l’attention du produit gm (approche liée à l’évaluation des risques) vers le processus de sa commercialisation (approche liée à l’économie politique internationale), offrant une flexibilité nouvelle par l’instrumentalisation du premier à des fins de contrôle du second. Partant, non seulement la production de biotechnologies agricoles confère logiquement aux grands exportateurs de variétés transgéniques une position incontestée de leaders sur les plans économique (contrôle de l’offre) et symbolique (modèle en matière de sécurité alimentaire), mais le système commercial international qui les régit prioritairement octroie également aux grands importateurs de nouveaux moyens d’action (mesures sanitaires et phytosanitaires). Cette marge de manoeuvre aussi appelée « pouvoir de monopsone » (Organisation for Economic Co-operation and Development 2009), telle qu’exercée par la Chine à l’égard du Brésil, participe de l’avènement d’une interdépendance asymétrique. En d’autres termes, elle tend indirectement à « conditionner » les attentes brésiliennes de coopération Sud-Sud avec la Chine au maintien de relations économico-commerciales asymétriques.

III – Chine-Brésil, entre coopération Sud-Sud et interdépendance asymétrique. Le cas du soja transgénique

Alors que les sociétés agroalimentaires transnationales détiennent le monopole des semences transgéniques et des intrants chimiques[6], les brics (sauf la Russie) représentent aujourd’hui 32 % de la superficie mondiale cultivée parmi les pays ayant approuvé la culture et autorisé la commercialisation de pgm[7]. En l’espace d’une décennie, l’augmentation croissante des budgets que le Brésil et la Chine allouent annuellement à la rd en matière de biotechnologie et les moyens affectés à leurs organismes scientifiques publics (l’entreprise brésilienne de recherche agronomique, l’Embrapa, et la Chinese Academy of Agricultural Sciences, la caas) ont fait de ces États des « méga-producteurs » mondiaux. Cette reconnaissance renvoie pour chacun d’eux à un enjeu économico-politique primordial : poursuivre son développement national et assurer sa sécurité alimentaire en préservant sa souveraineté.

À l’aube du 21e siècle, la tendance croissante à la multipolarisation du système international et à la polarisation du secteur agricole (entre une agriculture intensive étroitement intégrée à l’industrie agroalimentaire transnationale et une agriculture de subsistance très faiblement productive) renforce le caractère politique des enjeux inhérents à l’innovation biotechnologique agricole. Elle raffermit également une position de leadership qui constitue un atout potentiel mais non suffisant, tant sur un plan de protection nationale que de projection mondiale, comme l’illustre le cas du soja transgénique.

A — La place des biotechnologies agricoles dans les politiques de développement de la Chine et du Brésil : un enjeu de protection nationale ?

La Chine et la commercialisation des ogm agricoles : une hésitation stratégique ?

Comme l'attestent les discours de Hu Jintao (Jintao 2010) et la progressivité des investissements concédés depuis 1995 à la rd pour les biotechnologies (Cadilhon, Laisney et Rivoal 2012 : 12), les dirigeants chinois aspirent à faire de la Chine une puissance agroalimentaire mondiale. Depuis les années 1980, l’investissement public dans les biotechnologies agricoles à des fins de rattrapage économique figure parmi les priorités des programmes nationaux de recherche, développement et innovation en matière de haute technologie, à l’image des programmes dits 863 et 973, mis en oeuvre respectivement en 1986 et en 1997 (Xu et al. 2007 : 3-10). La Chine apparaît ainsi comme l’un des premiers pays au monde à produire des ogm dans un but commercial, et non simplement d’essai.

Pour l’heure, aucune des cultures transgéniques dont la commercialisation a été autorisée (coton, tomate, peuplier, papaye, poivron doux et pétunia) n’est produite à grande échelle, hormis le Bt coton qui représente plus de 71,5 % de l’ensemble des variétés de cette plante cultivées dans le pays (United States Department of Agriculture / Foreign Agricultural Service [usda/fas] 2012b : 2). La forte réticence des consommateurs chinois (Wenjing 2011), particulièrement manifeste depuis que le Comité de biosécurité a rendu un avis positif sur la culture du riz transgénique (novembre 2009) et que de nombreux chercheurs ont signé une pétition visant à obtenir le retrait des licences de sécurité (mars 2010), a engendré un investissement croissant dans le débat public. Le 12e Plan quinquennal pour la période 2011-2015 alloue 1,5 million de dollars à l’évaluation des risques en matière d’ogm, dont une part spécifiquement dévolue à la communication (Jiao 2011). Il repose sur le programme du ministère de la Science et la Technologie (cmost) étalé sur quinze ans (2006-2020) qui prévoit quant à lui un budget global de 3,8 milliards de dollars afin de promouvoir les variétés gm de soja, maïs, coton, riz, blé, mais également de porcins, bovins et ovins[8]. Si le gouvernement reconnaît avant tout les biotechnologies agricoles comme un outil de protection nationale visant à réaliser l’autosuffisance alimentaire, à accroître la productivité et les revenus agricoles, de même qu’à assurer le développement durable, la Chine fait de sa spécificité un avantage compétitif en matière d’exportation agricole et de rayonnement international. Prises au lendemain de l’accession du pays à l’omc, les mesures de précaution réglementaires chinoises ont pu un temps sembler refléter la recrudescence des inquiétudes émergeant à la fin des années 1990 chez les consommateurs en Europe, au Japon et en Corée du Sud. Elles n’en constituent pas moins un acte stratégique (Karplus et Deng 2008 : 114) : la Chine a tendance à réduire ses importations d’ogm dans le souci d’assurer le développement d’une production propre, tout en affichant une production alimentaire vierge de variétés transgéniques afin de conserver un accès privilégié aux marchés d’exportation européen et asiatique.

C’est en 1993 que le cmost adopte les premières directives réglementaires en matière de biosécurité agricole. Implémentées trois ans plus tard par le ministère de l’Agriculture (moa), ces mesures sont périodiquement amendées en réponse à l’évolution de la rd, à l’augmentation des importations d’ogm et aux préoccupations des consommateurs. Eu égard au flux d’importation grandissant de soja et d’huiles alimentaires transgéniques, la Chine promulgue à partir de 2001 plusieurs règlements promouvant une « gestion sans risque » des ogm agricoles (State Council of the People’s Republic of China 2001 ; Chinese Ministry of Agriculture (cmoa) 2001 ; Chinese Ministry of Health (cmoh) 2002 ; China’s State General Administration for Quality Supervision, Inspection and Quarantine 2004). Ces documents normatifs sont appliqués tant dans la recherche et l’expérimentation (procédures pour évaluer les risques) que dans la production, le conditionnement et l’exploitation (procédures pour organiser l’étiquetage) et dans le commerce (procédures pour examiner et approuver les importations). Ils stipulent notamment que les produits gm doivent être visiblement labélisés et imposent aux sociétés étrangères exportant en Chine l’obtention de licences attestant officiellement l’absence de risque pour leurs produits. Partant, les procédures administratives concernant les mesures de certification provisoire adoptées entre 2002 et 2004 et permettant de raccourcir le délai maximum d’examen des dossiers par le moa de 270 à 30 jours, apparaissent comme une concession faite aux exportateurs américains de soja dont la Chine est l’un des plus gros importateurs (12,7 milliards de dollars en 2011 (usda/fas 2012b : 6). La menace de différends commerciaux liée à son entrée à l’omc la rend très attentive à ses intérêts économiques en la matière, évaluant constamment les gains/pertes potentiels d’une utilisation extensive d’ogm agricoles.

Deux discours ponctuent plus largement les débats relatifs à l’usage des biotechnologies agricoles : là où leurs partisans (tels que la firme américaine Monsanto ou l’Organisation des industries de la biotechnologie) y voient l’opportunité de résoudre les problèmes de la faim et de l’usage abusif des pesticides, leurs détracteurs (tels que la majorité des opinions publiques et nombre d’ong européennes (Commission Européenne 2010 : 18 ; Boy 2012)) les assimilent à une menace pour la santé humaine et la biodiversité au profit de quelques multinationales de l’agroalimentaire. Face à ces positions antagoniques, la Chine n’affiche pas de choix politique clair. Cette apparente hésitation stratégique, caractérisée par le maintien d’un niveau de tolérance zéro vis-à-vis des variétés génétiquement modifiées non autorisées et l’adoption d’une procédure séquentielle – non synchronique – d’autorisation réglementaire des produits gm indigènes et importés[9], n’est pas sans impact sur le commerce mondial (asymétrie des échanges et conflits commerciaux) et la stabilité des prix nationaux (hausse importante du prix du soja). La Chine représente à ce titre un concurrent du Brésil sur les marchés agricoles et agroalimentaires, et plus largement dans les négociations commerciales internationales, dans la mesure où elle pratique une double stratégie alliant protection nationale et projection mondiale. D’une part, l’invocation régulière de la clause de sauvegarde spéciale (css) pour l’agriculture permet à la Chine de hausser ses droits de douane en cas d’augmentation massive du volume des importations ou en cas de baisse conséquente du prix de celles-ci afin de préserver certaines productions d’une forte pression concurrentielle extérieure. Alliée à des pratiques de soutiens internes entraînant une distorsion du commerce international (ocde 2011), cette politique reflète le caractère défensif d’une stratégie chinoise visant prioritairement à protéger son marché interne. D’autre part, sa contribution au Fonds global d’affectation spéciale pour le Programme de Doha pour le développement dans le cadre de l’initiative Aide pour le commerce de l’omc représente une voie d’encouragement des autres pays en développement à intégrer le processus de libéralisation des marchés (Organisation mondiale du commerce 2011 : 2). Cette politique s’apparente pour sa part davantage à une stratégie offensive à des fins d’influence mondiale.

Le Brésil et l’utilisation extensive des ogm agricoles : un choix politique ?

L’investissement public dans la biotechnologie agricole apparaît également très tôt (1973) parmi les principales missions de l’Entreprise brésilienne de recherche agronomique (Embrapa), liée au ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de l’Approvisionnement. Partant, le Brésil réalise précocement ses premières expérimentations gm végétale (1986) et animale (2001), et se dote d’une législation spécifique en la matière (1995). Les dispositions nationales sont à ce titre conformes à la Convention mondiale sur la biodiversité. Visant à contrôler l’utilisation du génie génétique et la dissémination des ogm dans l’environnement, la première loi brésilienne de biosécurité s’inscrit dans le respect des principes de précaution, du droit à un milieu écologiquement équilibré, d’information, d’incitation au développement de la science et de la recherche, de libre choix du consommateur et de libre concurrence. Elle prévoit notamment la création de la Commission technique nationale de biosécurité (CNTBio), chargée d’établir des directives pour la recherche, l’expérimentation et la commercialisation de cultures transgéniques. Instance collégiale rattachée au ministère de la Science et de la Technologie, la CNTBio se compose de membres représentant le pouvoir exécutif, le secteur privé, le secteur scientifique, les consommateurs ainsi qu’une organisation légalement constituée chargée de protéger la santé des travailleurs.

Le Brésil se caractérise par une organisation politique en fédération et la subordination de sa politique commerciale internationale (relevant du ministère du Développement, de l’Industrie et du Commerce extérieur [mdic]) à sa politique extérieure (relevant du ministère des Relations extérieures [mre-Itamaraty]), renforcée sous la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva (entretiens[10]). La détermination des règles implique dès lors la participation d’un « système d’acteurs » (Fok et Varella 2010 : 5) qui explique pour partie l’essor et la perception positive (usda/fas 2012a : 11) à l’égard de l’agrobusiness, et plus largement la confiance dans le progrès technique. Ainsi, le marché brésilien des semences de soja est aujourd’hui dominé par quatre entreprises de création variétale, soit Embrapa, la Coodetec, la Fundação Estadual do Meio Ambiente (fema) du Mato Grosso et Monsoy do Brasil, comme nous le mentionnait Julia Guivant dans un entretien[11]. Si la gouvernance publique de l’utilisation des ogm est à l’origine politiquement neutre, l’utilisation du soja transgénique (Soja Roundup Ready – srr) – introduit illégalement via l’Argentine en 1998 et autorisé officiellement à la commercialisation en 2004 – a induit un important ajustement. La loi de biosécurité de 2005 (Presidência da República do Brasil 2005) modifie ainsi les prérogatives des organismes publics impliqués dans le domaine des ogm, créant le Conseil national de biosécurité (cnbs) directement rattaché à la Présidence de la République tout en modifiant le rôle de la cntbio dans la chaîne de décision quant à la commercialisation de nouveaux transgéniques. D’une part, cette loi insère une étape dans la décision d’autorisation commerciale afin de faire prévaloir les intérêts politiques et sociaux sur le consensus technique. D’autre part, bien que la cntbio conserve son pouvoir discrétionnaire quant à la décision technique de l’autorisation, celle-ci est dorénavant prise à la majorité absolue et sa contestation désormais politiquement possible devant le cnbs. Tendant à séparer science (sphère technique) et société (décision politique et sociale) à des fins de protection d’intérêt national (défini prioritairement en termes de souveraineté et d’indépendance), le choix brésilien s’inscrit pleinement dans le débat mondial en matière d’ogm et n’est pas sans impact sur leur acceptation régionale, en particulier en Argentine (Vara 2004 : 102 et 122).

Doté d’une industrie agroalimentaire représentant un quart de son pib et 40 % de ses exportations (unctad 2011), le Brésil intègre le recours intensif aux cultures transgéniques (soja, maïs, coton) comme moyen d’accroître sa compétitivité internationale, notamment face à la concurrence du voisin argentin aujourd’hui troisième producteur mondial. Ce choix politique apparaît toutefois controversé. Le cas du soja transgénique, dont la culture est rendue légale sous la pression des multinationales de l’agroalimentaire, est à ce titre éclairant. Sur le plan interne, l’adoption de la loi sur la biosécurité démontre en soi une volonté de minimiser les mouvements de résistance nationale (notamment dans l’État du Rio Grande do Sul où les ogm ont été interdits) et de contestation internationale (à l’image du Mouvement des sans-terre). Au niveau externe, elle écorne de surcroît un certain label faisant du Brésil le principal fournisseur mondial de soja conventionnel et le dernier bastion « où le modèle de globalisation néolibéral américain est défié avec succès » (Bauer 2006). Économiquement, ce changement induit le risque de perdre d’importantes parts de marché[12], dans la mesure où son statut de « gm-free » constituait alors un avantage comparatif (Greenpeace 2002 ; eFeedLink.com 2004) pour ses exportations en Europe et au Japon (jmaff 2000), voire en Chine. Politiquement, l’inclination brésilienne en faveur de la libéralisation commerciale des cultures transgéniques qu’illustre l’adoption de cette loi rappelle la prévalence pour la « puissance en construction » que demeure le Brésil des facteurs économico-politiques, tels que les relations commerciales (en particulier avec la Chine) et l’influence régionale (en particulier face à l’Argentine).

Cette réalité engendre des situations complexes, à l’image des échanges sino-brésiliens. Pourquoi le Brésil n’a-t-il jamais notifié de différends à l’égard de la Chine à l’omc ? Pourquoi se contente-t-il de participer en tant que tierce partie aux consultations ouvertes par les États-Unis, le Canada ou encore l’ue, bien que les mesures sanitaires et phytosanitaires restrictives au soja transgénique appliquées par les autorités chinoises constituent un réel moyen de contrôler indirectement le prix du produit brésilien ? En d’autres termes, quel est l’impact du pouvoir de monopsone exercé par la Chine (challenger en matière de production agroalimentaire, mais dotée d’une position commerciale favorable en tant que principal pays importateur) sur le Brésil (chef de file en matière de production agroalimentaire, mais doté d’une position commerciale défavorable, concurrencé par les États-Unis et l’Argentine) ? La place privilégiée accordée par la première au second dans ses relations avec l’Amérique latine livre un embryon d’éclairage.

B — Le rôle des biotechnologies agricoles dans le partenariat stratégique sino-brésilien : un enjeu de projection mondiale ?

Alors qu’un différend commercial sur le régime d’approbation des produits biotechnologiques oppose les États-Unis (le Canada et l’Argentine) à l’ue[13], la libéralisation des cultures transgéniques au Brésil au début du 21e siècle s’inscrit pleinement dans sa politique étrangère (Santander 2009 : 51-88). Conjuguée aux potentialités économiques offertes par l’adhésion chinoise à l’omc (2001), l’élection du président Lula (2002) marque la fin de la politique d’alignement du pays sur les valeurs et politiques de l’Occident et traduit une volonté revivifiée d’ouverture et de diversification commerciales. Idéalement, le Brésil souhaite faire de l’eldorado chinois un tremplin pour faciliter l’accès des produits nationaux au grand marché asiatique et diversifier ses partenaires commerciaux afin de diminuer sa dépendance envers les États-Unis et l’Europe (Vigevani et Cepaluni 2009 : xiii). En réalité, les garanties concédées par le gouvernement brésilien au secteur privé – en particulier à l’agrobusiness –, dont le Parti des travailleurs (pt) cultive le soutien politique, illustrent le dualisme inhérent à la stratégie politique de Lula, préférant de façon générale le pragmatisme à l’affrontement.

Depuis le milieu des années 1990, alors que ses exportations à destination de la Chine plafonnent sous la barre des 3 % de son commerce extérieur (Barral et Perrone 2007), le Brésil a identifié l’Asie en tant que marché d’expansion prioritaire pour certaines ressources primaires comme les graines de soja, le minerai de fer, le pétrole ou encore la pulpe de bois. Le statut d’« importateur net de produits alimentaires et agricoles » (omc 2012 : x) de l’État chinois soucieux de maintenir la vivacité de sa croissance économique pousse le prix des matières premières à la hausse, ce qui répond directement aux intérêts économiques brésiliens. Au point où, en 2009, la Chine devance les États-Unis et l’Argentine en tant que premier partenaire commercial et investisseur direct étranger du Brésil (Neto 2011 ; Heritage Foundation 2012). Dans un contexte de crise mondiale, la signature d’un plan d’action conjoint (Joint Action Plan 2010) sert officiellement une convergence d’intérêts, mais répond informellement au souci brésilien de rééquilibrer les relations à tous niveaux autant qu’elle entérine la primauté chinoise des enjeux nationaux de sécurité alimentaire (intérêt pour les gisements brésiliens de fer, de pétrole et ses plantations de soja) et d’innovation technologique (complémentarité technologique en matière de transport aérien, de télécommunication et de biotechnologie).

Le partenariat stratégique sino-brésilien, une interdépendance asymétrique ?

Le défi à long terme pour le Brésil, comme pour d’autres pays latino-américains, réside dans sa capacité à tirer efficacement profit de la demande chinoise (Pereira et De Castro Neves 2011 : 6). Si l’ensemble des exportations brésiliennes à destination de la Chine progresse de 1,1 à 21 milliards de dollars entre 2000 et 2009, la qualité primaire de la majorité des produits exportés accroît ipso facto la dépendance de l’offre brésilienne vis-à-vis de la demande chinoise : de 55,5 % en 2001-2003, les matières premières exportées en Chine atteignent 72,5 % de toutes les exportations en 2004-2008 (Ministério do Desenvolvimento, Indústria e Comércio Exterior do Brasil 2012). Parmi celles-ci, les graines de soja représentent en moyenne plus du quart des flux d’exportation vers la Chine (Associação Latino-Americana De Integração 2012). Principal moteur et bénéficiaire de cette complémentarité (oecd 2011), l’agroalimentaire participe à la fois de la consécration économique du Brésil sur la scène internationale et de son interdépendance asymétrique accrue vis-à-vis du partenaire chinois. Fort d’un excédent commercial, le Brésil dépend de la Chine pour assurer le maintien de taux de croissance élevés. En tant que « puissance émergente » reconnue tant par les pays en développement que par les pays développés eu égard à son statut de sixième économie mondiale et à son engagement multilatéral, il aspire à un rééquilibrage dans les instances internationales, en particulier sur les questions agricoles où il demeure en prise directe avec la Chine.

Pour ces deux géants démographiques, dont l’agriculture représente une part significative du PIB et où se pose avec acuité le problème de la disponibilité des terres arables – rares ou déjà exploitées (fao 2012 : 42-44 et 66-68) –, l’innovation technologique dans le domaine agricole représente un intérêt commun. Les biotechnologies sont ainsi définies comme l’un des secteurs stratégiques prioritaires parmi leurs domaines de coopération, et ce, en termes de sécurité alimentaire et d’innovation technologique (Joint Action Plan 2010 : art. 8 et 12). La signature en mai 2009 d’un plan d’action en matière de coopération scientifique, technologique et d’innovation s’inscrit officiellement dans une perspective de coopération Sud-Sud visant à accroître la participation des deux pays dans le développement d’approches innovantes et la fixation des normes internationales en matière de biotechnologies, notamment agricoles (Joint Action Plan 2010 : art. 12, § 5). Concrètement, leurs relations se focalisent sur deux axes de la coopération : l’échange de germoplasme (matériel génétique) et le transfert de biotechnologie (Cattelan 2012). Bien qu’il soit l’un des pays les plus riches au monde en diversités biologiques, le Brésil dépend de l’importation de plasma germinatif pour assurer sa production agricole et alimentaire. Partant, sa quête de sécurité alimentaire et de compétitivité agro-industrielle requiert l’apport constant de ressources génétiques dotées de caractéristiques d’adaptation écologiques, telles que la résistance aux parasites répandus et aux maladies ainsi qu’aux conditions environnementales défavorables. À cette fin, Embrapa collabore avec de nombreux organismes gouvernementaux de recherche, comme l’United States Department of Agriculture (usda) aux États-Unis ou encore le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (cirad) et l’Institut national de la recherche agronomique (inra) en France. Si le Brésil oeuvre en ce sens avec la Chine où il a récemment installé un laboratoire virtuel (Labex), les politiques restrictives du gouvernement chinois ne lui ont pas encore permis d’établir avec l’institut de recherche national caas un partenariat solide tel qu’il en existe notamment avec les États-Unis et l’Europe.

Au-delà des enjeux scientifiques et économiques prévalant dans le cadre traditionnel d’une coopération technique (United Nations Office for South-South Cooperation [unossc] 2012), la Chine et le Brésil aspirent à faire de leur relation un « modèle » de coopération Sud-Sud : tous deux ont intérêt à se construire une image de puissance coopérante et bienveillante, que la priorité de leurs intérêts nationaux les contraint souvent d’écorner. À un niveau d’appréhension plus intangible du pouvoir (en particulier sur les plans idéologique et normatif), le statut de leader en biotechnologies agricoles du Brésil (revendiqué et reconnu comme tel) participe de son pouvoir d’influence régional et mondial. En Amérique latine, il fait figure de moteur de croissance pour les cultures ogm (James 2010 : 17 ; James 2012 : 5) et de « porte d’entrée » du Marché commun du Cône Sud (Mercosur) pour les exportations de produits transgéniques dans la région. En outre, sa capacité à fédérer les pays latino-américains autour de son modèle de développement agraire a renforcé son image de parangon (Seone et al. 2011). Au même titre que l’ue, il est par ailleurs mondialement reconnu comme « l’une des plus grandes puissances agricoles de la planète, [à même de jouer] un rôle stratégique sur les prix et quantités disponibles sur le marché mondial des aliments [et] essentiels pour la définition des règles pour l’utilisation des ogm » (Grevi et De Vasconcelos 2008 : 43). À l’omc, dirigée à partir de septembre 2013 par le Brésilien Roberto Azevêdo, l’influence du Brésil s’est notablement exercée durant les précédents cycles de négociations via le G20 agricole et le groupe de Cairns, coalitions au sein desquelles la Chine affiche respectivement une position ambiguë ou une totale absence. Actuellement, cette influence s’exerce spécifiquement par le biais de l’ibsa, en particulier dans le cadre du Programme trilatéral pour la coopération scientifique et technologique établi en 2005. À des fins d’innovation et d’amélioration de la productivité agricole en Afrique, les gouvernements indien, brésilien et sud-africain ont établi des collaborations de recherche en biotechnologie végétale visant à promouvoir le partage Sud-Sud des utilisations de plantes gm (ibsa 2010). Cette coalition informelle, dont la Chine demeure pour lors exclue, constitue à la fois pour le Brésil un marché potentiel d’environ 12,5 % du pib mondial, un incubateur de normes à travers le transfert de technologies et une « vitrine de respectabilité ». Ses nombreux engagements en faveur du développement agricole en Afrique (Embrapa 2009 :115) renforcent ainsi l’image d’acteur bienveillant et de défenseur des intérêts du Sud qu’il tente de véhiculer (McEwan et Mawdsley 2012 : 1191 et 1201) à des fins d’obtention d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Ce rôle de chef de file en matière de sécurité alimentaire et de diminution de la pauvreté fut notamment reconnu en 2011 par l’attribution du Prix alimentaire mondial au président Lula. Ainsi perçu comme un « modèle », le Brésil espère surtout conquérir de nouveaux marchés dans les pays en développement et influer sur leurs politiques commerciales dans le cadre des négociations internationales ; une stratégie que la Chine s’emploie également à mettre en oeuvre par des projets de coopération bi et trilatérale renforcés (mofcom 2011 ; undp 2012 : 2 et 4-5).

Partant, si le volontarisme du Brésil envers un partenaire chinois rendu indispensable au maintien de sa croissance et potentiellement opportun pour sa quête de représentativité au Conseil de sécurité aboutit progressivement à l’obtention d’une place privilégiée dans la stratégie de la Chine vis-à-vis de l’Amérique latine, il participe corrélativement de la mise au défi sinon de la dépréciation de son leadership agricole mondial. L’interdépendance asymétrique fondant la coopération sino-brésilienne induit une érosion progressive de l’avantage comparatif du Brésil. Celle-ci est perceptible à travers des facteurs tangibles sur le plan bilatéral, tels que l’asymétrie grandissante des échanges commerciaux, les transferts de connaissances ou encore l’établissement de laboratoires virtuels qui tendent notamment à rééquilibrer le déficit technologique de la Chine. D’autres facteurs sont plus intangibles sur le plan multilatéral : l’assouplissement de la position offensive du Brésil en faveur de la libéralisation du marché agricole à l’omc et le renforcement du protectionnisme en matière de droits de douane sous la présidence Rousseff tendent à casser son image d’acteur bienveillant oeuvrant pour le développement et la défense des intérêts du Sud[14]. Pour sa part, la Chine a pu profiter du relatif succès de l’association sino-brésilienne lors de la conférence ministérielle de Cancún en septembre 2003, qui a consacré une avancée en termes de lutte contre les subventions agricoles européennes et américaines, pour s’affirmer comme une puissance « responsable » et un acteur incontournable en matière de sécurité alimentaire mondiale (James 2008 : 9 ; G8 Summit 2008).

Les défis liés aux ogm dans la politique brésilienne d’exportation de soja à destination de la Chine Le leadership agricole du Brésil remis en question

En 2010, la Chine a importé environ quatre fois plus de soja qu’elle n’en a produit (un Comtrade 2012), celui-ci provenant majoritairement des États-Unis (43,1 %), du Brésil (33,9 %) et d’Argentine (20,4 %). La production de ces pays étant pour l’essentiel génétiquement modifiée, la quasi-totalité des importations chinoises de soja sont des variétés transgéniques et, « plus que scientifique, la question de leur contrôle représente un enjeu économique et politique » (Wang 2009). Le Brésil a forgé sa place aux échelles régionale et globale sur la base d’une agriculture fortement exportatrice, des réformes économiques radicales et d’une politique active d’ouverture commerciale et d’influence. Toutefois, le soja et ses dérivés pesant à eux seuls pour 38,7 % de ses exportations agroalimentaires à destination majoritairement de la Chine (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística [ibge] 2012), le Brésil doit faire face à plusieurs défis mettant à l’épreuve, voire en concurrence, son dynamisme économique et sa légitimité politique sur la scène mondiale.

Sur le plan macro-économique, le passage de la Chine du statut d’exportateur à celui d’importateur net de soja s’accompagne en 1995 de l’établissement d’un système de contingents tarifaires (Zhang et al. 2010 : 205). Là où les besoins des principaux autres importateurs de soja (ue, Japon, Corée du Sud, Taïwan, Thaïlande, Indonésie) demeurent à partir de cette date relativement constants, l’augmentation fulgurante de ses importations en provenance surtout des États-Unis confère à la Chine dès 2002 le titre de plus grand pays importateur mondial de soja (« leading importing country »). Depuis la fin des années 1990, les importations chinoises ont ainsi progressé avec une croissance annuelle moyenne de 26 % et, depuis 2009, elles dépassent la moitié de la production mondiale (Schneider 2011 : 11). Eu égard à sa dimension d’État-continent, dans un contexte international marqué par l’adoption brésilienne des cultures transgéniques et l’attitude parallèlement rétive aux ogm affichée par les marchés européens et asiatiques, cette position de challenger permet aux entreprises chinoises de faire valoir leur pouvoir de monopsone. Utilisé stratégiquement, cet avantage leur permet de jouer directement sur la volatilité des prix du soja du marché mondial (grain 2012) : en tant que premier marché à l’exportation de plusieurs pays en compétition, la Chine peut jouir de la concurrence entre des fournisseurs non plus exclusivement états-uniens, mais également latino-américains (Zhang et al. 2010 : 215 ; Barrionuevo 2007) : si bien qu’en 2004 les importations en provenance du Brésil dépassent même les importations américaines[15]. Bien que les coûts associés au transport et aux importantes restrictions environnementales imposées aux cultivateurs demeurent plus élevés au Brésil, la qualité et la disponibilité de son offre représentent pour la Chine une solution opportune à l’augmentation considérable de sa demande de soja (en hausse de 160 % entre 2000 et 2011). Destinée pour l’essentiel à l’alimentation animale, celle-ci tient à une consommation accrue de viande liée à la croissance des revenus et de la population, de même qu’à l’urbanisation (Schneider 2011). La capacité extensive de ses cultures de soja dans l’espace (productivité) et dans le temps (capacité de stockage) ainsi que la composition nutritive des graines produites (qualité) favorisent dès lors la compétitivité brésilienne (Mortatti et De Miranda 2008).

Cette rencontre d’intérêts sino-brésilienne est a priori marquée du sceau de la réciprocité. Jusqu’au début des années 2000, le Brésil a bénéficié d’un « avantage comparatif » sur les marchés agricoles (Contini et al. 2010 : 57) : les États-Unis et l’Argentine s’étant déjà massivement tournés vers le soja transgénique, il peut tirer profit de son statut de principal grand producteur mondial de soja conventionnel. En 2003, toutefois, le président brésilien prend des mesures provisoires qui, d’une part, autorisent la vente du soja génétiquement modifié de la récolte 2002-2003 planté massivement – et illégalement – par des milliers de paysans à partir de semences importées d’Argentine et, d’autre part, permettent aux agriculteurs ayant conservé des semences transgéniques de l’année précédente de les planter en 2004. Après avoir réitéré ces mesures et ratifié le protocole de Carthagène, Lula signe en 2005 la loi sur la biosécurité et facilite ainsi l’autorisation des cultures transgéniques. Adoptée sous la pression de l’agrobusiness, cette loi surnommée « loi Monsanto » par ses opposants enlève de facto au Brésil son statut « sans ogm » (Presidência da República do Brasil 2003, 2005 ; Convention on Biological Diversity 2012). Dans ce contexte, l’accroissement de la demande chinoise de produits agricoles et l’ouverture attendue du marché chinois constituent opportunément pour les producteurs brésiliens de soja une voie compensatoire aux pertes de parts de marché générées par ce changement de statut.

Dans les faits, la Chine exerce une pression commerciale sur les importations brésiliennes. D’une part, elle impose des droits de douane plus élevés sur les produits alimentaires dérivés (9 % sur l’huile de soja, 5 % sur l’huile alimentaire et 9 % sur la farine) que sur le produit de base (3 % sur les graines de soja entières) (Brown-Lima et al. : 15). D’autre part, elle agit plus indirectement comme « leader de qualité » (Burmeister 1994 : 199), justifiant en cela la prise d’importantes mesures non tarifaires. Plus que les taxes et les subventions, les mesures sanitaires et phytosanitaires lui permettent également de contrôler le prix du soja brésilien, dans la mesure où plus de la moitié est exportée en Chine, qui devance désormais l’ue (Brown-Lima et al. : 9-11). Appelant à une solidarité Sud-Sud (notamment au sein du G20 agricole) pour justifier la nécessité de conserver une valeur ajoutée dans une chaîne industrielle largement dominée par les multinationales occidentales en maîtrisant le processus de trituration (Zhang 2010), le gouvernement chinois souhaite avant tout préserver son industrie peu compétitive de conditionnement du soja. En imposant ces nombreuses barrières, il n’en place pas moins les entreprises brésiliennes dans des situations de distorsion commerciale qui contribuent à affaiblir le Brésil politiquement : non seulement elles contrarient le discours antiprotectionniste qu’il mobilise dans les négociations multilatérales, mais elles tendent également à le repositionner en « grenier » plutôt qu’en « leader » agricole.

IV – Conclusion

Dans un contexte d’après-guerre froide caractérisé par l’émergence de nouvelles puissances et leur promotion d’un système multipolaire, la hausse des prix des denrées de base consacrée par la crise financière de 2008 a reposé avec acuité la question de la sécurité alimentaire mondiale. Émanant d’acteurs internationaux tant étatiques (G8) que privés (isaaa), la reconnaissance des potentialités (économiques et politiques) des pays émergents producteurs d’ogm et les appels à leur participation accrue à la gestion de cet enjeu planétaire ont marqué une étape supplémentaire dans la construction de leur statut de puissance. La prise en compte de cette évolution des attentes du « Nord » à l’égard du « Sud » a dès lors incité au dépassement d’une approche analytique strictement « Nord-Sud » et à l’intégration d’un double constat : si les acteurs internationaux susmentionnés encouragent les perspectives de coopération Sud-Sud en matière de biotechnologies agricoles, ces coopérations horizontales ne reflètent pas une tendance à la convergence réglementaire telle qu’attendue par le Nord ; elles mettent surtout au jour l’intérêt national des pays émergents de dépasser, voire d’instrumentaliser, la controverse normative mondiale polarisée autour du principe de l’équivalence en substance défendu par les États-Unis et du principe de précaution promu par l’ue. Dans ce contexte, nous postulions que ce flou réglementaire offrait à la fois une marge de manoeuvre aux grands pays importateurs (leading importing countries) et une perspective de leadership aux grands producteurs de ressources agricoles transgéniques (leading exporting countries).

Pour tester cette hypothèse, le présent article visait à identifier les défis liés aux ogm dans la politique brésilienne d’exportation de produits agricoles à destination de la Chine. Cette étude de cas s’est révélée riche d’enseignements, particulièrement quant à la politique extérieure de ces deux « puissances en construction ». Cet article a ainsi montré que le flou réglementaire international en matière d’ogm permettait à la Chine et au Brésil, tous deux soucieux de leur développement économique national et en quête de reconnaissance mondiale, de coopérer stratégiquement tout en hésitant entre une logique libérale (en promouvant la libéralisation sise au coeur des accords de l’omc) et une logique normative (en imposant des standards stricts de biosécurité tels que ceux inhérents au protocole de Carthagène). Toutefois, cette coopération Sud-Sud manque de réciprocité et n’est pas sans impact sur la politique étrangère du Brésil. D’une part, la relation économique sino-brésilienne participe de l’influence pragmatique de la Chine sur la politique commerciale du Brésil en matière d’exportation de cultures gm. D’autre part, cette dépendance commerciale semble a minima contraindre le gouvernement brésilien à intégrer politiquement le « facteur chinois » dans son programme de développement (Ministério do Desenvolvimento, Indústria e Comércio Exterior [mdic] 2008 : 17), voire à modeler à dessein ses politiques en matière agricole[16] ainsi qu’en matière de commerce international, notamment par l’assouplissement de sa position offensive en faveur de la libéralisation agricole à l’omc.

À l’aube du 21e siècle, cette interdépendance asymétrique sino-brésilienne pointe plus largement les limites de la politique étrangère du Brésil. Politiquement contraint à l’équilibrisme, en raison du soutien cultivé par la gauche modérée au pouvoir vis-à-vis du secteur privé (comme l’illustre la défense de l’agroalimentaire par le Parti des travailleurs (Partido dos Trabalhadores [pt]) sous Lula), le gouvernement brésilien mène une « diplomatie du double jeu » (Evans et al. 1993 ; Putnam 1988) risquant d’écorner l’image de respectabilité, solidariste et tiers-mondiste que le pays se construit par ailleurs vis-à-vis des pays en développement. L’influence mutuelle entre les deux objectifs nationaux prioritaires de croissance économique et d’autonomie politique pourrait in fine se révéler contreproductive. Concrètement, bien que son développement économique (premier objectif) lui permette d’augmenter sa puissance relative sur la scène internationale et d’accroître son autonomie vis-à-vis des États-Unis (second objectif), il induit une dépendance commerciale accrue à l’égard de la Chine. En accentuant les risques de re-primarisation originellement liés à un modèle de développement primaire extractif et agro-exportateur, « l’effet Chine » contribue paradoxalement à l’amenuisement du niveau d’autonomie du Brésil et lui offre par conséquent de moindres opportunités de développement économique. Pour l’heure, le principe de coopération Sud-Sud sino-brésilienne qui a prévalu sous les mandats consécutifs de Lula (2002-2010) n’a pas fondamentalement été remis en cause par Dilma Rousseff (pt). Il reste à vérifier si, à plus long terme, la poursuite de cette dynamique aura véritablement contribué à la construction d’une nouvelle relation de dépendance brésilienne, mais vis-à-vis de la Chine.