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1. Introduction et problématique

Dans le système scolaire français, la pratique de la lecture d’albums est particulièrement développée à l’école maternelle, espace social réputé pour sa consommation pléthorique et son usage quotidien des livres illustrés. L’école n’est cependant pas la seule pourvoyeuse de littérature de jeunesse. Les origines socioculturelles et les habitudes des familles des élèves imposent à ces derniers, quand ils entament leur scolarité, une confrontation entre deux cultures de l’usage du livre. La première, domestique et socialement hiérarchisée (Nières-Chevrel, 2009, p. 51), tend à favoriser les ouvrages ou les séries, issus d’un marché de masse à forte médiatisation commerciale ; cependant, l’origine sociale semblerait influer sur les formes de la littératie plutôt que sur sa valeur propédeutique pour l’apprentissage futur de la lecture autonome (Grossmann, 2006, p. 23). La seconde, scolaire, tente d’instituer une approche didactique de l’album, c’est-à-dire motivée par l’élaboration de stratégies au service de la compréhension des récits en images et en textes (Tauveron, 2001).

Les médiations de l’album – le mode d’expression littéraire privilégié ici – varient selon le lieu de son utilisation : maison, bibliothèque, école. Ce truisme incite le chercheur à explorer, à analyser, voire à redéfinir des concepts très usités dans le vocabulaire actuel de la recherche en éducation que sont la lecture partagée et la médiation, au regard de l’espace et de l’enjeu des pratiques. Notre projet n’est pas de retracer un chemin déjà bien défriché, par exemple en ce qui concerne la médiation et le rôle des médiateurs scolaires ou familiaux (Grossmann, 2000 ; Lahire, 1995 ; Poslaniec, 1993), mais 1) de proposer un angle de vue pour une approche théorique qui mettrait en valeur la pertinence de construire des passerelles entre les différents acteurs de la médiation de l’album autour et avec l’enfant, et 2) de postuler sur la richesse de cette diversité et de ces liens sociaux au bénéfice de l’élève. En ce qui concerne le concept de lecture partagée, nous pensons que celui-ci mérite une attention spécifique, particulièrement motivée par la notion de partage.

L’entrée en littérature du jeune enfant de l’école préélémentaire doit se réaliser institutionnellement à travers le champ d’activité Découvrir l’écrit des programmes ministériels français en vigueur ; elle est principalement envisagée à travers les textes lus quotidiennement par l’enseignant (Ministère de l’Éducation nationale, 2008, p. 13). Si nous ne pouvons ici analyser la qualité de la réception effective des récits en images et en textes chez les plus jeunes élèves, nous pouvons au moins, à partir de l’exploration d’un dispositif que nous avons nommé contrat-lecture, réfléchir aux apports pédagogiques et aux intérêts sociaux et culturels d’une pratique originale initiée dans le cadre scolaire mais ouverte à la sphère familiale. L’étude de ce dispositif, qui constitue notre outil de prospection, a été menée à partir de nombreuses heures de séances filmées. Dans le cadre de ce contrat-lecture, la médiation initiale d’un ouvrage choisi par l’enseignant est intentionnellement confiée aux familles, pour ensuite inviter l’élève à restituer lui-même le récit en classe, à écouter les questions de ses pairs et de l’adulte sur l’histoire transmise, à tenter d’apporter ses propres réponses, voire ses arguments. L’expérience collective des récits, au coeur du dispositif, invite à prendre en compte la dimension anthropologique de la lecture, puisqu’elle se fonde sur une participation effective et non dirigée des familles ainsi que sur des échanges spontanés entre jeunes enfants autour de l’objet culturel que représente l’album.

La problématique à laquelle nous tenterons d’apporter un éclairage est la suivante : comment l’école maternelle peut-elle, tout en respectant à la fois l’intégrité cognitive de ses très jeunes usagers et la mission qui est la sienne, s’engager dans une activité, non restreinte au cadre scolaire, qui favoriserait l’entrée précoce du jeune enfant dans l’écrit par la littérature de jeunesse, tout en prenant en compte des données anthropologiques pour l’éducation que l’institution scolaire se doit de mettre en oeuvre ? Quelles propositions peut-on alors avancer pour contribuer à une nouvelle définition des concepts de médiation et de lecture partagée ?

2. Contexte théorique

Avant trois ans, le tout-petit découvre le livre en le manipulant, en jouant avec l’objet, en l’explorant anarchiquement, s’arrêtant sur une image ou sur l’un de ses détails sans spécialement établir de liens avec la page suivante. En seconde année de la classe de petite section (enfants de trois à quatre ans), l’élève a compris l’organisation de l’album et commence à se raconter une histoire, s’amusant même parfois à la relater à un petit auditoire de façon spontanée. Il recherche des indices, il établit des liens avec ce qu’il sait et avec ce que son milieu lui a communiqué, il peut reproduire des attitudes héritées de la maison ou de son observation d’un adulte lisant à la bibliothèque ou en classe. Cette propension mérite d’être encouragée et instituée ; en effet, elle met en lumière la valeur anthropologique d’une mimesis créative, d’une imitation qui est aussi une mise en relation avec les autres et avec d’autres mondes, comme les récits de fiction (Wulf, 1999, p. 108). L’enfant est ainsi capable d’entrer de lui-même en terre de littératie.

Nous considérons la littératie, à partir de la définition de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE, 2000) – « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités » –, pour la volonté éducative positive qu’elle inspire, par opposition à son versant plus stigmatisant que représente la notion d’illettrisme (Barré-De Miniac, Brissaud et Rispail, 2004).

Charge revient alors aux adultes responsables de l’éducation du jeune enfant de l’accompagner au-delà de l’horizon qu’il s’est procuré par lui-même, en favorisant des interactions, en s’appuyant sur le caractère ludique de la lecture, tout en respectant ses capacités cognitives et ses besoins affectifs. Dans ce contexte, l’enfant peut alors s’engager activement dans un processus de littératie émergente qui définit cette capacité du non-lecteur à entrer dans le langage écrit avant l’apprentissage formel de la lecture (Pasa, Rigano et Fijalkow, 2006). Le médiateur familial, puis le médiateur enfantin, peuvent alors devenir des passeurs de récits et des petits savoirs qui en livrent certaines clés. Mais y a-t-il pour autant partage et appropriation ?

2.1 La question de la littératie

Le concept de littératie, qui semble définir une notion floue mais offrant un cadre pluridisciplinaire, possède une fonction intégrative des divers aspects pris en compte dans la recherche de la maîtrise de l’écrit. Il établit des liens entre le cognitif et le culturel, entre la psychologie, la linguistique et l’anthropologie (Grossmann, 1999). Le contrat-lecture est un dispositif qui formalise ces passerelles, dans la mesure où il fait appel à une pratique familiale influencée par ses relations internes qui sera relayée par l’école, qu’il se fonde sur des objets culturels ciblés que sont les albums de la littérature de jeunesse (voir bibliographie indicative en annexe), et qu’il met en scène la pensée de l’enfant par le jeu discursif de la restitution.

L’expression littératie émergente, héritée de Marie Clay (Terwagne, 2006), nous permet alors de définir le champ précis de notre recherche et de l’action du dispositif qui sera examiné : le concept circonscrit l’espace dans lequel l’album peut favoriser des liens et engendrer des effets, grâce à la collaboration de diverses médiations, scolaires ou extrascolaires, dans la perspective d’inculquer au jeune élève de l’école maternelle, par le biais d’une expérience personnelle et intime, des connaissances culturelles, linguistiques, techniques et esthétiques. Progressivement, l’enfant accède à la valeur matérielle, fonctionnelle et symbolique du texte, se prépare au stade présyllabique d’une « psychogenèse de l’écrit » (Ferreiro, 2000). L’observation de la posture de lecteur de l’enfant de trois à cinq ans montre comment celui-ci passe progressivement du dessiné à l’écrit, focalise son regard, initialement sur l’illustration de l’album, vers la présence du matériau typographique, au point de suivre un texte du doigt sans être pourtant en capacité de le déchiffrer. Au coeur de cette littératie émergente oeuvre le contrat-lecture qui invite à des médiations de l’album et à des moments de partage des récits.

2.2 La question des médiations

La médiation constitue un outil moderne du dialogue démocratique, dans la gestion des conflits par exemple, mais s’impose aussi au service de la construction d’une culture commune pour une société, grâce à la transmission et au partage des informations. La médiation littéraire de l’album constitue une passerelle sociale, culturelle et psychologique entre le matériau narratif né de l’imagination des auteurs et la pensée enfantine en construction : en lisant un album à un jeune enfant, le médiateur adulte, s’il respecte une certaine neutralité interprétative lors de sa lecture, permet d’établir un contact entre deux imaginaires. Or, la créativité de l’auteur soumet des représentations originales du monde et des stéréotypes qui confortent ou perturbent les représentations psychiques du monde et de sa relation aux autres que le jeune enfant s’est forgées, lesquelles sont encore pétries d’une forte dose de magie et d’animisme (Piaget, 1947). Le contrat-lecture donne donc au jeune enfant la possibilité de convoquer sa propre activité mentale (laquelle met en scène la pensée intime, la mémoire et les filtres inconscients qui opèrent, les références culturelles, etc.). Le matériau oral, produit de cette activité, permet au chercheur d’estimer l’engagement du « raconteur », c’est-à-dire de l’enfant usant de ses propres compétences lexicales et de sa propre expérience de vie pour s’emparer et pour raconter un récit dont la transmission adulte initiale n’aura pas – ou peu, il faut être réaliste – été émaillée de digressions explicatives ou morales. Cette forme de médiation doit être considérée à l’aune de l’épistémè, au sens qu’en donne Foucault (2001), c’est-à-dire que la didactique doit tenir compte des conditions actuelles de réception et de communication des savoirs. Tout comme la médiation culturelle en général, la médiation littéraire à l’école s’applique ou devrait s’appliquer à dépasser la simple consommation des oeuvres pour favoriser leur appropriation, laquelle relève de l’individualité et de la subjectivité (Frier, 2006).

Grossmann a étudié avec attention et minutie la fonction et le rôle de la médiation du livre auprès d’enfants prélecteurs. Ainsi la médiation de l’album, dont le mode référentiel impose une lecture particulière, offre des possibilités ludiques de communication et participe au développement de capacités langagières (Grossmann, 1996). Par ailleurs, la médiation relève de l’ordre symbolique parce qu’elle est inscrite dans un espace social où les rôles sont définis – comme les statuts de maître et d’élève – mais peuvent évoluer, voire être mis en scène. Enfin, la médiation est linguistique, parce qu’émetteur et récepteur de la communication littéraire ne possèdent pas les mêmes connaissances : ce qui incite les adultes à user de stratégies plus ou moins conscientes pour faire passer le texte, à utiliser une adaptation textuelle naturelle (Grossmann, 2000). Bien évidemment, ces paramètres ethnolinguistiques influent sur la qualité de la réception des récits par les jeunes élèves.

Pour l’enfant non lecteur de l’école maternelle, l’accès aux textes patrimoniaux (les contes) ou contemporains (Max et les Maximonstres, par exemple) se réalise, certes, par des médiations orales des oeuvres de la création éditoriale actuelle, laquelle est valorisée à l’école, mais aussi par les médias télévisuel, cinématographique ou numérique. Toutefois, le dispositif du contrat-lecture, au service d’une méthodologie que nous développerons pour cette étude, repose bien entendu sur l’oeuvre – ce qui renvoie à la question des critères dans le choix des albums –, mais aussi sur trois acteurs : le parent, l’enfant et l’enseignant. Nous avons ainsi affaire à quatre styles de médiations pour le même objet culturel que représente l’histoire : le style de l’adulte qui lit l’album à son enfant, celui de l’enseignant qui le lit, le raconte ou le montre à ses élèves, celui de l’élève qui restitue l’histoire à ses pairs, mais aussi le style de narration de l’illustrateur et de la composition éditoriale. Si la médiation du texte relève principalement d’une activité humaine de communication verbale, une autre forme de médiation, uniquement visuelle celle-ci, est intégrée au livre illustré qui est accessible au jeune enfant : l’image, par la puissance de son attractivité (Masson, 2004) et par la narrativité spécifique qu’elle développe (Van der Linden, 2006), raconte sa propre histoire au spectateur de l’album avant qu’il ne soit auditeur du texte, avant qu’une voix externe ne vienne modifier ou transformer la narration iconique initiale et favoriser ainsi la prise de conscience du rapport parfois ambigu et esthétique entre le montré et le raconté. En dernier lieu, la qualité des médiations est aussi dépendante de facteurs divers, tels que le lieu et le temps de la lecture, la voix du lecteur ou du conteur et sa posture vis-à-vis de l’histoire (Grossmann, 2006), la vertu narrative et l’originalité esthétique de l’oeuvre, le rôle de l’enfant dans le processus. Nous retenons donc, dans le cadre de notre étude du contrat-lecture, le concept de médiation dans sa composante plurielle, avec l’objectif d’évaluer les intérêts et l’efficacité de cette pluralité pour l’école.

2.3 La question des passeurs

Un médiateur n’est pas toujours un passeur de récits, si l’on prend en compte le lieu de l’échange (la maison, l’école, la bibliothèque) et le caractère spécifique qui lie les deux membres d’une relation de communication autour d’un objet culturel (le parent et son enfant, le professeur et son élève, l’élève et un autre élève, etc.). La transmission du contenu symbolique d’une histoire en album doit être estimée suivant deux aspects : le mode de médiation choisi et la façon dont circule le récit au sein d’une communauté.

2.3.1 Les médiations

Il faut souligner ici qu’une médiation n’implique pas systématiquement une transmission (Chartier, 2003). En effet, donner une lecture à un auditoire de jeunes enfants conduit aussi à modifier, reformuler, adapter, ou réinventer des aspects de la médiation qui ne sont pas toujours pris en compte (Seibel, 2003). Les effets de la médiation littéraire de l’album fluctuent en fonction de ces variations, selon le média choisi, suivant les conditions de la médiation et en fonction de la personne qui assure la transmission de l’histoire. Deux idées retiennent notre attention : d’une part, la valeur de l’expérience esthétique du non-lecteur, qui signifie que le livre lui-même participe de la médiation par la dimension communicationnelle du langage (Caune, 2006), donc aussi de l’image comme moyen narratif, et d’autre part, la nécessité de permettre régulièrement aux enfants de s’exprimer personnellement sur un récit (Boimare, 2006).

En devenant à son tour passeur d’histoires, avec les moyens qui lui sont propres, le jeune enfant est lui-même en mesure de développer des compétences précoces de lecteur. Il s’essaye à une posture de liseur, les pieds sur terre, présent à la fois au réel et à la réalité de la fiction, jouant avec le matériau narratif, après s’être abandonné antérieurement à la voix d’un lecteur adulte (Picard, 1986). En endossant le rôle de médiateur, l’élève non lecteur éprouve le dédoublement dans l’acte de lecture théorisé par Picard. Il met en jeu un caractère anthropologique de la lecture, car lire est une fonction humaine commune à tous, dont le déchiffrage des lettres et des mots ne constitue qu’un des aspects : on peut lire le ciel, un visage, un courant marin, une image, etc. (Manguel, 1998).

Le tout-petit, qui ne maîtrise pas encore le sens du feuilletage d’un album, se trouve confronté à une succession de représentations dont il lui faudra reconstituer une cohérence pour laquelle il ne possède pas, tant s’en faut, les outils intellectuels tels que la maîtrise des concepts de temps, de cause, etc. (Boiron et Rebières, 2009). Son empan mnésique ne lui permet pas de procéder à des inférences. Cependant, au fur et à mesure qu’il grandit, l’enfant prend conscience de la place de l’écrit qu’il considère avec distance mais sans malveillance, acceptant les mots à condition que ces petits garants ne prennent trop de place (Petit, 2007, p. 43). Les auteurs pour l’enfance ont même compris que la forme des mots pouvait raconter comme des images, intégrant leurs textes dans le graphisme des albums, à la manière des calligrammes. Pour des auteurs qui créent pour les plus petits, comme Ashbé (voir références en annexe), le matériau écrit, aussi minimaliste soit-il – onomatopée, mot-phrase –, revêt une grande importance dans la conception d’un livre pour enfants. Il semble donc que la médiation exclusivement portée par l’image ne soit pas suffisante ; au demeurant, il n’existe pas véritablement d’albums sans texte puisqu’un écrit, le titre, orne en général la couverture d’ouvrages dont les images constitueront ensuite l’unique matériau narratif. De la représentation épurée et naïve d’images à la lecture d’illustrations plus riches en détails, puis à la prise de conscience de l’envahissement du texte, l’enfant chemine en grandissant dans un paysage littéraire qui change, qui se modifie, qui évolue. Vient ensuite le temps où notre spectateur de l’album demandera qu’on lui dise ou qu’on lui lise ce qui est écrit.

2.3.2 La circulation du récit

Le récit, considéré comme le signifiant de l’histoire (Genette, 1972), est sujet à des réceptions diverses et évolutives pour l’enfant, certes selon le mode de médiation pratiqué, mais aussi suivant la variété et les modalités même de ces médiations. Un livre est un objet culturel qui circule, qui change d’espace social, qui est soumis à des variations en termes de médiation et à des variantes en termes de réception. La diversification des lieux et des pratiques n’est-elle pas un facteur d’enrichissement pour le jeune enfant ? Si la question a été abordée (Grossmann, 2001), des réponses productives exigeraient une étude approfondie et comparée des incidences de cette circulation des livres sur la qualité de la réception littéraire chez le jeune enfant. Le contrat-lecture s’appuie donc sur un présupposé axiologique de cette circulation qui passe de l’espace intime de l’enfant (symbolique) à l’espace familial (affectif) pour arriver à l’espace scolaire (social). Un médiateur de récits en albums n’est pas systématiquement un « passeur » d’histoires ; il peut transmettre sans pour autant être assuré de la qualité de la réception. Dans le cadre scolaire, le passeur accompagne sans diriger, il offre la possibilité à l’élève de se doter de moyens intellectuels pour la compréhension, grâce à l’acquisition d’un savoir-faire collectif auquel est confrontée la pensée en friche de l’enfant, vers l’appropriation d’un savoir individuel que ce dernier pourra réinvestir (Frier, 2006). Pour accéder à la connaissance du matériau reçu par la médiation, le passeur ou l’initiateur de la forme du passage doit considérer la lecture comme un échange plutôt qu’un simple don : il doit pouvoir partager autant qu’offrir.

2.4 La question de la lecture partagée

La lecture d’un album à un enfant le soir avant le coucher ou en classe avant la sortie est-elle une activité qui peut être qualifiée de lecture partagée ? Le partage des récits ne relève pas du seul fait de la médiation : partager, c’est recevoir sa part, mais c’est aussi prendre part. La lecture partagée est en général associée à une ritualisation de l’acte de lecture, à une transmission, à un prétexte à discussion, à un moyen de familiarisation avec la langue écrite, etc. (Grossmann, 2006). Prendre part à une lecture, cela peut aussi signifier, même pour les plus jeunes, interroger le récit, se l’approprier en le restituant à un public ou à soi-même avec ses propres mots ; c’est pouvoir exprimer une opinion, un sentiment, une émotion ; c’est avoir la possibilité d’effectuer des retours sur l’histoire, d’expliquer, de justifier, de défendre, de reformuler un événement de la fiction dans ses propres mots ; c’est mettre en scène sa pensée.

La lecture partagée est souvent définie de façon consensuelle et implicite. Elle s’oppose à la lecture subie et se fonde sur l’accessibilité de l’histoire ; dans sa dimension didactique, elle est attachée à un jeu avec les rôles conventionnels de la lecture en classe (Nadau, 2006, p. 184) ; dans sa dimension ethnographique, la lecture partagée se définit comme un espace-temps dédié à des rencontres informelles ou ritualisées, à des échanges transgénérationnels (Grossmann, 2000) ; dans sa dimension culturelle, elle se caractérise par l’hétérogénéité des pratiques, laquelle n’est pas systématiquement superposable à l’hétérogénéité socioéconomique des familles (Frier, Pons et Grossmann, 2004).

La curiosité naturelle de l’enfant est un formidable levier au service de l’éducateur ou du passeur pour transformer des savoirs en connaissances. L’adulte n’a pas attendu que l’enfant montre un intérêt pour le matériau écrit avant de lui offrir des lectures, avant de lui faire bénéficier de sa connaissance de la langue en traduisant, suivant le mode de médiation choisi, le sens littéral ou commenté des textes des albums, de la même façon que, dans certaines sociétés se transmet un matériau uniquement oral, stabilisé dans la structure et fluctuant dans la forme (l’art du conteur). À la curiosité s’ajoute une composante anthropologique qui définit l’être humain comme une espèce fabulatrice (Houston, 2008), c’est-à-dire, parmi les êtres vivants, l’espèce qui possède une capacité à s’approprier le réel par la narration pour se forger une identité au monde, même avant la maîtrise du langage (Favez et Frascarolo-Moutinot, 2005). Le besoin impérieux de récit définit notre identité narrative (Ricoeur, 1985) : nous formons notre pensée à partir de scénarios contextualisés engrangés dans notre mémoire (Schank et Abelson, 1977), tandis que l’écriture de récits en tant que productions culturelles modifie cette pensée (Olson, 1998) et participe à la cohésion du groupe (Bruner, 2008). La rencontre avec les récits inscrits dans les livres devrait relever d’abord de l’intime (Petit, 2002), car l’intimité rassure et favorise l’appropriation symbolique. Or, une fiction, même découverte dans l’espace interindividuel que ménage la lecture, demande à être partagée : pouvoir raconter pour pouvoir se raconter.

Nous pensons, avec d’autres chercheurs, que l’école doit s’engager dans le processus de littératie émergente et qu’elle doit réfléchir à des dispositifs qui inscrivent son action hors de ses murs. Notre hypothèse est fondée sur les idées suivantes : 1) la circulation du livre permet d’établir, entre les familles et l’école, un dialogue auquel l’enfant est sensible ; 2) la diversité des médiations enrichit les connaissances expérientielles du jeune élève en tant que futur lecteur ; 3) un dispositif qui permet à ce dernier d’être lui-même le médiateur d’un récit, ce qu’autorise l’album, place l’élève dans une posture positive vis-à-vis de l’écrit ; 4) enfin, nous estimons que la lecture partagée ne l’est véritablement que si l’on donne à l’enfant les moyens de confronter sa pensée à celle de l’auteur, à celle des médiateurs adultes mais aussi à celle de ses pairs ; 5) que les échanges en classe qui invitent au questionnement et à l’argumentation instaurent des connaissances qui sont utiles à l’avenir de lecteur du jeune élève. Pour atteindre ces objectifs, le dispositif retenu doit impliquer ses acteurs grâce à un contrat explicite et par l’institution d’une régularité.

L’objectif spécifique de notre recherche est donc de tenter de montrer que le contrat-lecture, tel qu’il est conçu, constitue un outil de prospection pertinent pour évaluer les conséquences éducatives de la participation de l’école à une littératie émergente à travers trois champs pour la réflexion : les apprentissages scolaires, une nouvelle définition de la relation éducative et le rôle de la littérature de jeunesse.

3. Méthodologie

Dans le cadre d’une étude sur la place de l’extrascolaire dans les pratiques narratives à l’école, Grossmann (2001) a analysé une expérience menée dans plusieurs classes de la région de Grenoble, en France. Le dispositif consistait à demander aux familles d’écrire sous la dictée de leur enfant, à la maison, la restitution verbale d’une histoire lue en classe. L’auteur remarquait alors que l’exercice inverse, des élèves qui restitueraient en classe une histoire racontée à la maison, serait pertinent. C’est ce que nous proposons par la mise en place d’un contrat-lecture.

Le contrat-lecture a été instauré dans la classe qui nous a aussi servi de laboratoire durant cinq années dans le cadre d’une recherche élargie mais non publiée, portant sur l’accès effectif au littéraire pour des enfants en classes préélémentaires. Le dispositif fait l’objet d’une information aux familles à chaque réunion de rentrée et d’une note explicative insérée dans chaque livre prêté. Nous entendons par « restitution », l’ensemble des moyens que l’enfant se donne pour raconter l’histoire de son album, et la façon dont il procède : mémorisation du texte, appropriation, détournement, prise en compte de la présence texte/image.

3.1 Les acteurs du contrat-lecture

Le dispositif s’est appliqué aux différentes sections de l’école maternelle, de la toute petite section – enfants de deux à trois ans – à la grande section – enfants de cinq à six ans. L’école se situe en milieu rural, la représentation sociale est assez hétérogène d’un point de vue économique mais plutôt homogène quant aux origines et à la culture. Dans la classe des élèves de trois à cinq ans (petite et moyenne section de maternelle), le rythme des lectures est fixé à deux ouvrages par semaine. L’album est confié à l’enfant durant trois ou quatre jours. Il est lu par les parents à la maison et rapporté le jour fixé pour la restitution en classe par l’élève concerné. Les médiations autour de l’album sont donc les suivantes :

  • les parents (majoritairement la mère selon une enquête effectuée au bout de trois ans auprès de trente familles de l’école), à la maison ;

  • l’élève, seul face à ses pairs et à l’enseignant intégré à l’auditoire, dans la classe, lors d’un moment inscrit à l’emploi du temps ;

  • l’enseignant, reprenant sa place de « chef de la parole » après la prestation et les échanges, pour un retour sur le récit par une lecture littérale du texte de l’auteur.

3.2 Instrumentation

Plusieurs séances on été filmées (une vingtaine d’heures) ; d’autres ont fait l’objet d’une transcription, sur le vif, de la restitution de l’album et des questions posées par les élèves auditeurs et spectateurs. Le matériau scriptural a permis de mettre l’accent sur certaines habitudes discursives des élèves, comme l’emploi fréquent de l’adverbe de lieu là, qui montre la manière dont l’enfant se sert d’un lexique spatial pour dérouler la temporalité du récit. Nous avons aussi relevé le réflexe, presque systématique chez chaque enfant-médiateur, de marquer la fin de la lecture physiquement (fermer le livre et le serrer contre soi) ou verbalement (et c’est fini !, etc.).

Le matériel audiovisuel a permis de porter un éclairage sur des éléments plus fins : sur la posture de l’élève en possession de son livre, sur la manière dont il articule son discours avec la présentation des illustrations, mais aussi sur les formes des restitutions enfantines. Nous avons pu ainsi identifier trois catégories de raconteurs : 1) celui qui récite, dont la mémorisation du texte est remarquable ; 2) celui qui reformule, ce qui nous a permis de constater des modalités d’appropriation individuelle du récit ; 3) celui qui invente, se servant du livre pour insérer des digressions personnelles ou fantasques (le plus rare). En ce qui nous concerne dans le cas présent, le matériel audiovisuel est surtout significatif par le visionnement des séquences de questionnement qui succèdent systématiquement à la restitution effectuée par l’élève. Malgré une stéréotypie des formulations interrogatives (prédominance de l’adverbe interrogatif « pourquoi »), le contenu des questions a révélé des informations importantes sur la compréhension collective de l’auditoire, autant que les réponses ont pu valider ou non la compréhension du médiateur enfantin, lequel endossait parfois le rôle d’un vrai passeur.

Quant à l’enquête réalisée auprès des familles, et constituée d’un questionnaire de quatre pages, elle a été renseignée avec application, a fait l’objet d’une attention particulière et, au-delà de constats résultant d’études antérieures sérieuses et fouillées (Grossmann, 2000), elle nous a permis de valider l’adhésion générale des familles au contrat-lecture.

3.3 Déroulement

La première tâche qui incombe à l’initiateur d’un contrat-lecture concerne le choix des albums, mission qui demande à la fois une bonne connaissance personnelle des oeuvres, une volonté de renouveler les styles de narration et les factures éditoriales, une capacité à ajuster ses choix en fonction des constats établis lors des restitutions passées mais aussi après les échanges avec les familles (voir bibliographie des oeuvres en annexe). La collaboration avec des professionnels du livre (bibliothécaire, libraire) est un atout majeur. Les critères qui guident ces choix sont délicats, car ils doivent tenir compte de la personnalité et du développement de l’enfant tout en inscrivant le contrat-lecture dans un niveau d’exigence et d’accessibilité qui se réfère en conformité avec le concept vygostkien de zone proximale de développement (Vygotski, 1997). L’enseignant doit pouvoir assumer la prérogative de ce choix qui demande une certaine précaution, s’il veut véritablement inscrire le dispositif dans un processus qui implique une littératie familiale : l’album doit attiser la curiosité de l’enfant, mais aussi apporter une satisfaction esthétique au médiateur familial, que ce soit le parent, le grand-parent ou le frère aîné. En d’autres mots, le choix du prescripteur se situe entre la passion et l’observation (Petit, 2008).

La seconde tâche concerne l’organisation pédagogique de la classe. Pour que le dispositif puisse répondre à sa composante contractuelle, l’initiateur doit être en mesure d’assurer une régularité à l’activité, de l’inscrire dans le fonctionnement de la classe. Il doit aussi savoir communiquer avec les familles sur les objectifs du contrat, tout en rassurant celles-ci. Il doit aussi pouvoir entendre les difficultés rencontrées et les interrogations, mais aussi se donner le temps d’un retour. Le parent est en général curieux de savoir commentça s’est passé.

La troisième tâche est de prévoir une solution aux possibles incapacités, ponctuelles ou durables, des familles à remplir le contrat sans que l’enfant n’en supporte les conséquences. Il est à noter que les rares défections, en ce qui concerne notre expérience, n’étaient pas en lien explicite avec la situation sociale de la famille. Cependant, il est possible d’apporter à l’élève la médiation dont il ne peut bénéficier à la maison : par le personnel de l’école, par l’enseignant dans le cadre de temps d’aide personnalisée, etc.

Une quatrième tâche consiste à garder une mémoire des lectures, afin de permettre à la communauté scolaire et littéraire d’opérer des retours sur l’album (par exemple une affiche, comportant la photographie de l’enfant associée à la vignette de la couverture et à l’écriture du titre ou de l’incipit du texte de l’album), support collectif mémoriel qui encourage l’établissement de liens spontanés entre les oeuvres (mises en réseau spontanées).

3.4 Méthode d’analyse des données

L’analyse des résultats du dispositif – en termes d’enrichissement culturel – et des effets d’une action scolaire en collaboration avec les familles ne peut être, au vu des moyens que nous venons de décrire, que qualitative. Elle est fondée sur quatre critères :

  • la qualité de la performance de l’enfant en restitution, quelle que soit la médiation initiale (parentale), en prenant en compte le type d’album proposé (longueur du texte, rapport texte/image, lisibilité de l’image, présence et déconstruction de stéréotypes, etc.) ;

  • le taux des défections familiales sur une durée longue (pour extraire des données statistiques, le dispositif mérite d’être étudié sur trois ou quatre années, le temps d’une scolarisation à l’école maternelle) ;

  • la qualité des questions posées par les jeunes élèves à leur pair (pertinence, imitation, réactions subjectives, etc.) ;

  • le mode de restitution adopté par l’élève : récitant, reformulant ou inventant.

3.5 Considérations éthiques

La classe dans laquelle a été instauré le contrat-lecture est associée à la formation des maîtres (classe d’application). Les familles sont donc informées des conditions liées à la spécificité de ce type de classe, en particulier de l’usage professionnel des séances filmées en classe : une autorisation annuelle est soumise à la signature des parents, concernant l’utilisation des photographies ou des films dans lesquels figure leur enfant. Le document distribué aux familles fait partie du dossier d’inscription à l’école. Des accords spécifiques sont parfois sollicités auprès de familles d’élèves pour des utilisations particulières (colloques, etc.).

La lecture à la maison reste une activité qui implique l’intime ; c’est pourquoi l’enseignant, lors des échanges verbaux avec les familles, ne questionne pas celles-ci sur ce temps de médiation. L’enquête auprès des familles, qui comportait une trentaine d’items concernant la phase extrascolaire mentionnée plus haut, était anonyme : les résultats ont été uniquement affichés dans les couloirs de l’école afin d’éviter toute velléité de comparaison entre les élèves, les séances filmées du contrat-lecture ne sont pas projetées collectivement aux familles.

4. Résultats

Notre lecture théorique du contrat-lecture est régie par le souhait d’évaluer les effets des médiations conjointes de l’album auprès du jeune enfant, et par celui de décrire un mode de lecture partagée qui oriente la pédagogie scolaire vers une première entrée en littérature du jeune élève non lecteur des classes préélémentaires. Notre regard s’est porté en premier lieu sur des apprentissages identifiés, pour ensuite prendre en compte l’engagement social d’une action initiée par l’école et s’intéresser enfin à la qualité des oeuvres choisies par l’enseignant. Dans ce qui suit, nous examinerons le contrat-lecture successivement en lien avec les apprentissages, puis avec la socialisation, et enfin, avec la création littéraire.

4.1 Contrat-lecture et apprentissages

S’il demeure indélicat de procéder à une évaluation normative de la restitution d’un élève, il est cependant possible de mettre en évidence certaines acquisitions en termes de savoirs premiers ou de savoir-faire, et de déterminer des effets liés au choix des albums. L’un des aspects que l’élève identifie, dès quatre ans, est le séquençage du récit, à condition que l’organisation des images ne vienne pas perturber trop brutalement sa perception. L’organisation de la page ou de la double page, avec une image/un texte, conduit progressivement l’enfant à fixer son regard sur la partie textuelle, à essayer de scruter des indices susceptibles de l’aider à commenter le récit en images. Si le niveau de son discours ne lui permet pas d’employer des connecteurs (sinon en faisant appel à des adverbes de lieu), le déroulement des péripéties s’inscrit peu à peu dans sa mémoire. À travers les restitutions transparaissent des traces de la médiation initiale, sous forme prosodique (dans les dialogues, dans les exclamations), ou par des digressions (c’est papa qui m’a dit…). L’humour dans les récits est bien rendu quand il a été partagé auparavant, quand une communication jubilatoire s’est établie entre l’enfant et le parent.

Par ailleurs, le format et la taille du livre sont des facteurs de difficulté à cause de la manipulation qu’ils imposent ; cependant, quand l’ouvrage encombrant tombe des mains de l’enfant parce qu’il est trop lourd ou trop grand, cela force ce dernier à procéder à un feuilletage pour retrouver le moment du récit où il s’est arrêté. L’élève se retrouve alors dans une situation cognitive de reconstruction narrative, par un va-et-vient entre les repères visuels procurés par les illustrations et la représentation mentale qu’il s’est forgée de l’histoire.

Certains choix syntaxiques et lexicaux de l’auteur, bien qu’étrangers à la langue de l’élève, ne constituent pas des obstacles, car ils sont assez souvent restitués : les mots inconnus sont en général redonnés et parfois reformulés (ce qui dénote alors des traces de la médiation familiale). L’élève n’hésite pas non plus à faire appel à l’adulte pour un mot ou une phrase oubliés (surtout chez le récitant), ce qui montre que l’élève accepte le jeu de la narration et qu’il s’y prête sans appréhension. Certains élèves de la grande section, qui ont compris la valeur et la fonction de l’écrit, produisent une prestation assez laborieuse, car ils ont la volonté de restituer littéralement le texte ; ils veulent lire.

4.2 Contrat-lecture et considérations sociales

Pour la grande majorité des lectures, le contrat a été respecté. En effet, nous estimons à moins de cinq pour cent, sur quatre années, le nombre de lectures qui n’ont pas fait l’objet d’une médiation familiale. Nous ne tenons pas compte du degré de la participation parentale, assez lisible lors des restitutions. L’acceptation du contrat-lecture comporte aussi pour la famille une dimension symbolique qui lui offre la possibilité de participer à l’intégration de son enfant dans la vie scolaire. Une défection systématique au contrat a été surprenante : celle de parents enseignants eux-mêmes… Dans la majorité des cas, un membre de la famille s’inquiète auprès du professeur ou par voix détournée de la qualité de la restitution de son enfant. Ce désir parental d’échanger sur un moment qui appartient à la sphère de l’intimité scolaire (pour l’enfant) est à prendre sérieusement en compte : si elle veut véritablement inscrire le contrat-lecture dans une littératie émergente, l’école doit s’interroger sur la place à réserver pour cet aspect relationnel famille-école grâce au livre.

La socialisation par la littérature s’exprime également au sein de la communauté des élèves. Le temps des questions constitue le moment fort de la séance, pour le chercheur et pour l’enfant, que ce dernier ait endossé le rôle d’acteur ou de spectateur. Nous estimons que, dans la grande majorité des cas, les premières questions d’élèves, quel que soit leur âge, se réfèrent à l’argument de l’histoire : un événement crucial, un ressort humoristique, un personnage perturbateur, la présence d’un objet symbolique – par exemple, la problématique de la peur dans Jean le téméraire d’Alan Mets (voir référence en annexe). L’indifférence à la valeur symbolique du récit a été rarement constatée. La formulation de la question est parfois laborieuse, mais elle finit, en général, par aboutir. Durant ce bégaiement cognitif (eh ben pourquoi répété plusieurs fois), l’observateur adulte peut conjecturer que l’élève reconstruit par la pensée des éléments du récit qu’il vient d’entendre et qu’il tente d’ajuster son propos et sa préoccupation.

Certes, la qualité verbale de la restitution n’est pas le seul ou le meilleur critère pour évaluer l’entrée dans la compréhension d’une histoire en album. Cependant, la reformulation dénote la capacité d’un enfant à s’approprier une histoire par le discours, avec ses mots propres. Quant à la récitation, elle peut provenir de deux facteurs : l’un, qui montre l’engouement de la famille à préparer son enfant à l’épreuve de la restitution, et l’autre, qui traduit le plaisir procuré par les sonorités de la langue. C’est ce qu’a illustré un élève de cinq ans en redonnant (presque) littéralement cet extrait du texte de Claude Boujon, dans Pauvre Verdurette (voir référence en annexe) :

/ Sa sixième rencontre fit un tracteur / un tracteur / il était beau il sentait bon le moteur chaud / on sait bien que un tel engin n’est pas un prince charmant / c’est ce qui est écrit ?

Finalement, notre expérience nous force à constater qu’il faut un certain temps pour que, à la suite des questions directes qui attendent une réponse en un mot, s’établisse un véritable dialogue entre les élèves. Quand celui-ci se produit, il est souvent porté par l’intérêt qu’a suscité l’oeuvre, mais aussi par les résonances personnelles qu’elle a provoquées chez le raconteur ou chez l’un de ses auditeurs.

4.3 Contrat-lecture et création littéraire

La séance en classe est clôturée par une lecture systématique du texte de l’auteur par l’enseignant qui reprend son statut de « chef de parole », sans spécialement remontrer les illustrations. Ce choix peut être discutable, mais il permet de focaliser l’attention du jeune auditoire sur le matériau écrit que certains élèves, même s’ils ne sont pas les bénéficiaires de la médiation initiale, ont retenu en partie grâce à une restitution récitée du texte de l’album par leur pair. Après quatre années d’expérimentation du contrat-lecture, l’évidence de la qualité littéraire et narrative de l’album n’est plus à démontrer. L’histoire illustrée représente un matériau culturel permettant l’ouverture au dialogue social, au sein de la famille, entre la famille et l’école, entre les élèves eux-mêmes.

Dans la perspective du dispositif, le choix des oeuvres par l’enseignant est fondamental, même s’il relève du tâtonnement au début de sa mise en place. Grâce aux échanges avec les parents et avec les enfants, et suivant l’âge de ces derniers, des critères axiologiques pour les récits en albums pourraient faire l’objet d’une étude spécifique : certains albums obtiennent des succès récurrents ou provoquent surprises et interrogations auprès des familles ; en cela, le livre est aussi partie prenante dans l’ouverture au dialogue. Lecture du parent et lecture de l’enseignant se confrontent et permettent à ce dernier d’enseigner des petits savoirs sur la littérature à l’école maternelle, comme la notion de personnage, de dialogue, etc. Cet échange entre adultes, encore souvent informel à ce jour, interroge aussi le prescripteur sur ses propres choix. L’institution d’un espace de rencontre famille-enseignant, autour de l’expérience d’un récit en album partagé avec l’enfant, se pose à nouveau.

5. Discussion des résultats

Dans la façon dont il est institué, le contrat-lecture offre à l’ensemble d’une classe une régularité dans la rencontre partagée avec des oeuvres de la littérature de jeunesse, bien que les séances ne représentent qu’une partie modeste des actions du maître autour du langage et de l’écrit. Nous avons pu constater que des savoirs sont mis en jeu lors des diverses médiations : la famille transmet ses propres connaissances de lecteur, aussi éclectiques et intuitives soient-elles ; en classe, c’est l’élève lui-même, quand il est confronté à une restitution face à ses pairs ; c’est aussi l’enseignant qui, au-delà de la simple fonction d’organisateur du contrat-lecture conformément aux quatre principales phases que nous avons décrites, est en mesure de développer un enseignement structuré à partir de ce qu’il apprend lors des échanges entre les élèves.

La première leçon que nous pouvons tirer de cette expérience met l’accent sur la valeur de la pluralité des voix qui véhiculent le récit en album – dont l’instance narrative iconique –, participant toutes à édifier des connaissances, modestes mais fondamentales, pour le futur lecteur qu’est l’élève de la maternelle (Van der Linden, 2006 ; Nières-Chevrel, 2009 ; Prince, 2010 ; Van der Linden, 2006). C’est l’image qui instaure la première connivence entre l’enfant et l’histoire de l’album (Nières-Chevrel, 2009, p. 134). À cet aspect, ajoutons la circulation du livre qui va de la maison à l’école, retournera parfois à la maison, et sera peut-être même emprunté à la bibliothèque du quartier, ou acheté dans le meilleur des cas. Si le voyage du livre comporte un intérêt pour une littératie émergente, l’album est d’abord valorisé au regard de la pluralité des médiations, toutes différentes, pour un bénéficiaire principal, l’élève. On peut supputer aussi un profit pour le parent dans la relation à son enfant et, avec d’autres perspectives, pour l’enseignant qui enrichit professionnellement sa propre culture littéraire mais qui peut également bénéficier d’une posture d’observateur dans sa classe.

Le second enseignement est apporté par le fait que le contrat-lecture est une tentative, avec plus ou moins d’efficacité, d’assouplir la partition famille/école dans la relation à l’écrit, où la convivialité de la lecture n’est plus uniquement celle de la maison, où le didactisme de l’activité scolaire est réduit (Grossmann, 2006), où le jeu de la restitution est transposable d’un lieu à l’autre (dixit la mère d’un élève de trois ans qui, à la suite du contrat-lecture, explique à l’enseignant que son enfant, après chaque moment passé autour d’un album, demande à ses parents de lever le doigt pour que ceux-ci lui posent des questions). Le contrat-lecture affiche donc une tentative, dans la perspective d’une nouvelle conception de l’éducation, de développer un partenariat entre la famille et l’école, par le vecteur de la littérature de jeunesse. Or, ce partenariat mérite d’évoluer pour permettre aux parents d’échanger avec les enseignants et avec d’autres parents et de vivre des expériences positives, comme le préconisent Deslandes et Bertrand (2004) qui, au Québec, explorent la problématique depuis de nombreuses années.

Une troisième remarque touche au mode de médiation qu’instille le contrat-lecture. Les parents sont invités à lire l’album à leur enfant plusieurs fois avant le retour en classe. Cette modalité, respectée dans l’ensemble si l’on s’en remet à l’enquête menée auprès des familles (la moyenne est estimée à trois lectures), n’est pas à placer sur le même plan qu’une lecture ritualisée d’avant coucher : Le livre est terminé, maintenant, il faut dormir. Par ailleurs, des études ethnographiques montrent que le profil social des familles dénote des attitudes parentales différentes face à l’écrit et au travail scolaire demandé aux élèves (Van Zanten et Duru-Bellat, 1999) ; le contrat-lecture n’échappe pas au constat, mais instaure en classe le questionnement au service d’une sollicitation de la pensée que certains milieux sociaux ne sont pas habitués à pratiquer.

Dans le même ordre d’idées, une lecture par l’enseignant en classe, qui s’achève à la fermeture du livre ou par quelques rapides questions à l’adresse du groupe, ne génère pas les mêmes interactions qu’une restitution d’élève telle qu’elle vient d’être décrite. Dans ces cas précis et fréquemment observés dans les classes, nous pensons que le médiateur adulte n’endosse pas la fonction de passeur, conformément à l’acception que nous avons tenté de fixer au cours de cette étude, parce que l’échange interpersonnel n’a pas été programmé. En effet, il manque la phase essentielle du questionnement d’élève et des réponses du raconteur (et c’est là notre quatrième précepte), qui touche, pensons-nous, à l’un des aspects fondamentaux du cheminement de l’élève de l’école maternelle vers le débat interprétatif. La phase du questionnement spontané serait alors à considérer comme le premier stade du débat littéraire dans les classes élémentaires : un moment d’échange qui se fonde impérativement sur la compréhension du récit, qui reste en premier lieu attaché à ce que dit et montre l’album – l’intentio auctoris (Eco, 1992) –, et qui évite le délire interprétatif (Tauveron, 2002) dont notre troisième raconteur, l’inventeur, est friand. Dans son étude sur la représentation du monde chez l’enfant, Jean Piaget constate que l’étude des questions spontanées de l’enfant est de toute première importance, car celles-ci expriment, explique-t-il, des problèmes que l’adulte n’aurait pas formulés dans les mêmes termes (Piaget, 1947). En classe, traditionnellement, l’enseignant pose la majorité des questions auxquelles il attend une réponse plus ou moins convenue ; or, il est productif de faire confiance aux questions des élèves dans la relation pédagogique (Giasson, 2000). Le questionnement entre pairs représente une ouverture au dialogue et au partage véritable. L’élève auditeur interroge le récit par l’intermédiaire d’un médiateur qui devient passeur au moment où il lui répond ; ce dernier offre un passage supplémentaire à la compréhension de ce qui a été raconté par des auteurs, par l’écrit et par l’image. Cette dialectique de la question et de la réponse fonde la communication humaine (Gadamer ; 1991 : Gervais, 1998).

Notre dernière remarque se rapporte à l’expression lecture partagée, qui ne répond pas exactement aux définitions proposées jusqu’à présent (Frier, 2006). Toutefois, si la communication est bien au centre du concept, alors nous pouvons nous l’approprier, en précisant que la lecture partagée se détermine par un lieu et un temps où les échanges autour d’un récit donnent la possibilité à chaque membre de la communauté, que celle-ci soit composée de deux individus ou d’une classe, de s’interroger et d’exprimer personnellement ses émotions, ses doutes, ses inquiétudes, etc. Le médiateur qui coordonne l’échange en classe est l’élève lui-même : il a en charge de donner la parole, d’écouter la question, aussi minimaliste soit-elle, et d’y répondre : il prend alors la fonction de passeur et offre en partage un récit qui lui a été transmis dans le milieu le plus rassurant pour lui, du moins peut-on l’espérer : la famille.

Certes, de nombreuses études, parmi celles que nous avons citées, et d’autres encore, ont exploré la notion de médiation littéraire de l’album. Pas plus qu’elles n’ont défini des catégories dans les modes de restitution enfantine, elles n’ont, à notre connaissance, mis en évidence la productivité de la pluralité des passeurs pour l’enseignement et pour la participation de l’école à une littératie émergente, en proposant par exemple un espace d’échange entre les adultes partenaires de la médiation. Quant au concept de lecture partagée, il nous semble apparaître souvent dans une acception large et consensuelle ; bien qu’on le questionne (Frier, 2006), il n’est pas, à notre connaissance, évalué pour la valeur spécifique du mot « partage ».

6. Conclusion

Nous avons tenté de définir et d’analyser les intérêts, pour l’école, de mettre en place un dispositif qui engage à la fois les enseignants et les familles dans une activité au service de la formation langagière et intellectuelle du jeune enfant, tout en respectant les spécificités humaines de ce dernier. Le contrat-lecture, tel que nous l’avons présenté, est un exemple de cette possibilité qu’a l’école de participer à une littératie précoce. Cependant, l’étude du contrat-lecture n’a livré qu’une part des problématiques qu’il soulève : celle de la lecture partagée et celle de la médiation du livre illustré pour les enfants non lecteurs. La méthode choisie s’est fondée sur les postures des élèves face à l’album, sur les apports et l’impact de la lecture partagée à la maison et sur l’importance de la littérature de jeunesse à l’école, cette dernière devant prendre en compte de nouvelles données anthropologiques pour l’éducation. Dans cette perspective, l’institution scolaire s’engage véritablement au service d’une littératie émergente. Les paramètres relationnels et communicationnels qui entrent en jeu pour développer des savoirs peuvent préparer le jeune élève de l’école maternelle à devenir un jour un lecteur curieux et autonome. On devine que la cheville ouvrière du contrat-lecture est l’enseignant, mais que l’enthousiasme des familles représente un potentiel incontournable (Lahire, 1995) : en effet, celles-ci sont séduites par le dispositif pour des raisons diverses : 1) une raison intégrative, l’envie que son enfant fasse comme les autres, voire élitiste, qu’il fasse mieux que les autres (d’où l’importance de la réserve sur une communication extérieure de la prestation enfantine) ; 2) une raison affective et sociale, si l’habitude de la lecture n’est pas instituée à la maison (le téléviseur domine parfois la parole à l’heure des repas) ; 3) une raison symbolique, si la lecture avec son enfant comble une carence de communication au sein de la famille ; et l’on pourrait sans doute énumérer d’autres raisons encore, à l’aune de la psychologie sociale …

De par la portée heuristique du contrat-lecture, des questions restent en suspens, comme l’étude de la valeur littéraire des oeuvres dans le processus de médiation, ou encore l’analyse spécifique des facteurs anthropologiques qui favorisent une démarche comme celle du dispositif décrit : l’institution d’un lieu d’échange formel entre les familles et l’enseignant pourrait alors constituer un espace de prospection pour une telle analyse, qui se focaliserait sur les représentations personnelles symboliques des récits, sur la motivation psychologique et sociale de l’engagement des parents dans le contrat-lecture, etc. D’un point de vue plus didactique se pose la question de la participation à une littératie pour les classes supérieures : Quelle forme notre contrat-lecture pourrait-il revêtir à l’école élémentaire, au collège, ou dans d’autres espaces sociaux ? La question est d’ores et déjà ouverte : elle a récemment alimenté un débat au cours d’assises locales sur l’illettrisme, en Bretagne.