Corps de l’article

1. Introduction et problématique

1.1 Miser sur une nouvelle vision de l’enfance

La littérature dite de jeunesse est toujours un révélateur de la façon dont une époque se représente le monde de l’enfance. Quand une société considère l’enfant comme un petit être ignorant, dénué de raison, ou comme une petite chose innocente qu’il faut protéger du monde et des préoccupations des adultes − et c’est cette vision rousseauiste de l’enfance qui a prévalu en Occident jusqu’à une époque très récente (Renaut, 2002), on ne peut effectivement que lui offrir des récits très édulcorés, ou moralisateurs, sans aucune profondeur ni subtilité littéraire ou philosophique. Or, la vulgarisation du discours de la psychologie et de la psychanalyse depuis les années 1960 − en définissant l’enfant comme un sujet-pensant (Lévine et Develay, 2003), porteur d’angoisses et d’interrogations existentielles − a permis, à la fin du XXe siècle, le développement d’une nouvelle littérature ambitieuse qui aborde des sujets graves et profonds. En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bettelheim va vulgariser la vision freudienne de l’enfant (un pervers polymorphe qui n’a rien d’innocent) et va ainsi convaincre beaucoup d’éducateurs que les enfants ont des angoisses existentielles profondes et surtout qu’ils sont capables d’interpréter inconsciemment le message latent d’un récit (le conte) pour mieux donner sens au monde et à l’existence.

1.2 Miser sur une nouvelle vision de la littérature jeunesse

Longtemps considérée comme paralittérature, la littérature de jeunesse a désormais gagné en reconnaissance éditoriale, universitaire et institutionnelle. L’édition et l’école font désormais le pari de l’intelligence et de la sensibilité des très jeunes lecteurs dès la maternelle. Des auteurs comme Ponti (1992), Sendak (1962), Ungerer (1999) ou Browne (1998) offrent des récits subtils qui abordent des questions métaphysiques universelles. L’album, notamment, est un genre qui a été révolutionné ces trente dernières années et qui propose sûrement les créations les plus audacieuses dans tout le champ de l’édition (et pas seulement jeunesse), tant sur le fond que sur la forme. Ce genre n’échappe donc plus aux critères de littérarité appliqués à la littérature générale. La littérature de jeunesse a gagné depuis longtemps en lettres de noblesse et elle est devenue un genre littéraire reconnu, comme le montre le nombre de thèses soutenues sur le sujet ou d’articles publiés dans des revues scientifiques. Les travaux notamment de Tauveron (2002) ou Poslaniec (2002) montrent que cette affirmation de légitimité est désormais partagée par un grand nombre de chercheurs sur la question. Nous posons ainsi ici que la définition de la littérature comme expérience de pensée, que développe Ricoeur (1990) dans son oeuvre, s’applique à une partie de la création contemporaine et qu’à partir de la lecture de ces oeuvres fortes destinées aux enfants peut s’amorcer, dès l’école primaire, un apprentissage du philosopher.

1.3 Allier littérature de jeunesse et philosophie

Notre recherche vise ainsi à mettre en lumière la conjonction de deux phénomènes : celui du développement d’une littérature dite de jeunesse, qui prend désormais en considération l’enfant en tant que sujet (qui cherche à penser et à comprendre sa condition d’être au monde), et une volonté de démocratiser l’enseignement de la philosophie. Ces conjonctions peuvent s’avérer très fécondes : le monde de l’enfance pourrait ainsi être aujourd’hui le pont qui permettrait de réconcilier deux disciplines dont l’histoire s’est trop longtemps écrite sous les signes de la concurrence et de la méfiance réciproques. Parce qu’il existe aujourd’hui une littérature qui prend au sérieux les interrogations des enfants et qu’elle le fait avec intelligence, subtilité et beauté, parce qu’il existe une urgence pour transformer en profondeur l’enseignement de la philosophie, la pratique de la philosophie avec les enfants à partir de la littérature pourrait, à certaines conditions qu’il nous faut élucider, être l’occasion de donner aux élèves les moyens de devenir des citoyens éclairés et des sujets lucides et sages (au sens philosophique du mot, car c’est parfois du côté de la désobéissance que peut se trouver la vraie sagesse…).

1.4 Contrer l’opposition de l’institution philosophique en France

Notre recherche-action s’inscrit donc dans le contexte particulier de l’Éducation nationale française et de son institution philosophique en particulier, qui se montre très méfiante, voire hostile, à toute didactique du philosopher dès l’enfance. L’enseignement de la philosophie est cantonné en France aux seules classes terminales des lycées généraux et technologiques (et non des lycées professionnels), excluant de fait une grande partie des enfants des classes populaires. Dans cette représentation traditionnelle de la discipline, cette rencontre entre le monde de la philosophie et le monde de l’enfance (caractérisé par l’immaturité, le manque d’expérience et de culture, la pauvreté linguistique) apparaît donc comme le choc de deux cultures a priori irréconciliables. L’opposition de l’institution philosophique touche une question profonde, car penser la possibilité d’un enseignement de la philosophie à l’école primaire, c’est nécessairement rencontrer la question des rapports entre la philosophie et l’enfance. Pour un grand nombre de philosophes, comme Platon (ive siècle av. J.-C.), Descartes (xviie siècle), ou encore Kant (xviiie siècle), vouloir faire de la philosophie avec les enfants est proprement aporétique (qui constitue une aporie, c’est-à-dire un problème a priori insoluble, sans solution, une impasse de pensée), puisque philosopher consiste justement à sortir de l’état d’enfance, à quitter l’immaturité du monde des passions et de la dépendance. Philosopher, c’est entrer dans l’univers de la responsabilité et de la raison. Si l’on philosophe, c’est justement que l’on n’est plus un enfant ! Ces nouvelles pratiques de la philosophie posent donc la question du postulat anthropologique de la nature de l’enfant : est-il un être immature, passionné, prisonnier de ses pulsions, irréfléchi et donc, par essence même, incapable de la rigueur intellectuelle qu’exige le philosopher ? Ou l’enfant est-il au contraire un être sur lequel l’enseignant peut faire le pari de l’éducabilité philosophique, car capable, malgré tout, de construire une première pensée rationnelle et objective ?

Notre travail s’inscrit dans la lignée de travaux qui refondent justement ce lien entre l’enfance et la philosophie, avec Épicure (ive et iiie siècle av. J.-C.) et Montaigne (xvie siècle), ou avec les recherches récentes de Tozzi (1992, 2001, 2006), de Galichet (2007) ou de Trovado (2005). Notre but est de montrer non pas que la littérature de jeunesse serait le meilleur des supports possibles pour philosopher, mais qu’il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre la philosophie et l’enfance. Une didactique de cette discipline est donc possible dès l’école élémentaire, notamment en prenant la littérature comme médiation et support. C’est pourquoi il nous semble important d’analyser, au plus près de leur concrétude philosophique, les transcriptions de séances s’inscrivant dans un empan temporel long (ici trois années avec les mêmes élèves). Nous visons à montrer, par l’analyse du contenu philosophique des échanges, qu’il est possible de penser une didactique de la philosophie à partir de la lecture de récits.

Nous parlons, ici, du paradigme de l’école républicaine française. Nous nous situons aussi du côté des valeurs, d’où le caractère parfois très général de nos affirmations. Dans l’analyse des séances concrètes, nous travaillons à une plus petite échelle dans les hypothèses et l’analyse des résultats, mais il est important de resituer ces pratiques dans un enjeu philosophique et politique plus large (former des citoyens éclairés) car c’est bien ce paradigme, cette éthique, qui guide l’action des enseignants. Ces nouvelles pratiques philosophiques visent aussi à dépasser les clivages stériles entre éduquer et instruire, entre éveiller et transmettre, car l’accomplissement du sujet ne se fait ni sans l’un ni sans l’autre. Ces pratiques sont pour nous les héritières de la pensée des Lumières qui affirme que la culture est la condition, non suffisante, mais nécessaire, à l’édification d’une humanité intelligente, clairvoyante et digne. Le pédagogue doit être celui qui conduit sur le chemin de la Culture, du Savoir et de la Liberté. Ainsi, l’enseignant se doit d’être le pasteur de cultures, d’héritages, qui permettront aux jeunes générations de réinventer les mondes futurs.

Pour permettre de mettre en acte cette vision de l’enseignant comme un passeur – qui par sa foi laïque en l’humain s’attache, jour après jour, à éveiller et instruire les enfants qui lui sont confiés –, nous voulons montrer qu’une réconciliation dès l’enfance de la littérature et de la philosophie est possible et nécessaire. En permettant aux élèves d’être touchés par la beauté et la profondeur d’un récit, l’enseignant leur permettra de rendre vivante l’alliance de la sensibilité et de la raison.

1.5 Pertinence de la recherche

Nous proposerons, dans un premier temps, un éclaircissement sur les enjeux théoriques de la question : les liens étroits entre philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse). En France et au Canada, de nombreux travaux de recherche ont été menés sur la didactique du philosopher.

En France, Tozzi, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Montpellier III, a dirigé plus d’une dizaine de thèses sur la pratique de la philosophie à l’école primaire. Répondant aux critiques et à l’hostilité de l’institution philosophique, ces travaux ont montré à quelles conditions les jeunes élèves étaient capables de construire des compétences de réflexion philosophique. Dans la thèse (1992) qu’il a soutenue sous la direction de Meirieu et dans ses différents travaux (2001, 2006), Tozzi a ainsi pu dégager une définition du philosopher avec les enfants qui reste le paradigme pour les pratiques et les recherches en cours. Dans la recherche de la vérité sur des questions fondamentales, le philosopher articule les capacités à argumenter, problématiser et conceptualiser les notions travaillées (le bonheur, la liberté, l’amour, etc.). S’impliquer personnellement dans la réflexion, se sentir investi du questionnement, tenter d’y répondre de façon rigoureuse, en problématisant, en argumentant et en tentant de conceptualiser les notions pensées, tels sont les critères qui définissent, pour Tozzi (2001), le discours philosophique et que nous chercherons à retrouver et à analyser dans les scripts de notre corpus, en montrant aussi et surtout en quoi les références littéraires peuvent aider les élèves à répondre à ces exigences.

La conceptualisation consiste à tenter de définir les termes et notions (d’amitié, d’amour, de liberté, de vérité), ou du moins de se mettre d’accord sur une première définition commune pour savoir de quoi on parle et pouvoir débattre autour d’un objet de discussion commun. Ainsi si l’on pose la question : Peut-on être libre ?, il faut pouvoir définir la liberté, ou du moins se mettre d’accord sur ce qu’on entend par liberté. Est-ce faire tout ce que l’on veut (ce qui équivaut à la liberté naturelle de l’état de nature où règne la loi du plus fort) ou est-ce obéir à des lois qu’on s’est prescrites (c’est-à-dire l’autonomie ou la liberté civile chez Rousseau [1762, p. 72]), pour qui l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté) ? Philosopher, c’est aussi démontrer que ce que l’on dit est vrai, c’est-à-dire argumenter. C’est fonder rationnellement sa pensée en la démontrant de diverses façons. C’est savoir se justifier, répondre rationnellement aux objections, aux diverses réfutations, illustrer ses propos par des exemples vivants, pour dépasser le stade des opinions et des préjugés. Le doute est, à cet égard, une attitude radicalement philosophique, car il remet en cause les idées toutes faites pour trouver justement les fondements rationnels de la pensée. La littérature, nous le verrons, aide aussi à maintenir cette exigence d’argumentation.

Enfin, philosopher, c’est aussi être capable de problématiser, c’est-à-dire d’interroger ses opinions, de mettre en doute les évidences, et surtout d’analyser et d’assumer les enjeux et les conséquences de ses idées. Problématiser, c’est donc être capable de soumettre à la question ses affirmations pour les fonder rationnellement. C’est faire d’une affirmation une question et chercher les implicites. Si j’affirme l’existence d’un destin, cela sous-entend que l’homme n’est pas maître de ses actes, qu’il n’est pas libre, et cela sous-entend aussi qu’il existe une intelligence supérieure qui a conçu ce destin. Il y a des présupposés (l’existence de Dieu) et des conséquences (le déterminisme de notre existence et le sentiment de fatalisme qui en découle). La mise en réseau de textes permet de doter la classe d’outils culturels dans lesquels les élèves pourront puiser, à la fois des façons nouvelles de considérer le problème posé et des « exemples exemplaires » qui leur permettront de justifier leurs idées.

Au Canada, Daniel (1997), Lebuis (2005), Gagnon et Sasseville (2011) travaillent chacun à approfondir l’analyse des effets des communautés de recherche philosophique. L’Unesco accueille tous les ans des Rencontres internationales sur les nouvelles pratiques philosophiques qui permettent aux chercheurs et aux praticiens de mutualiser leurs réflexions et leurs expériences. Nous ne pouvons pas exposer ici de façon exhaustive la richesse et l’originalité de toutes ces recherches. Nous soulignerons simplement que si de nombreux travaux ont depuis une vingtaine d’années permis de valider les capacités de réflexion philosophique de jeunes élèves, notre travail présente l’originalité d’analyser le lien possible dès l’école élémentaire entre littérature et philosophie. Aux États-Unis, dans les années 1970, Lipman (1995) a écrit des ouvrages qui servent de supports à son dispositif. Mais ces récits restent très didactiques, ils sont écrits pour mener des ateliers de philosophie et leur littérarité est très faible. Dans notre travail, nous cherchons à penser l’alliance d’une authentique littérature de jeunesse, implicite, ambitieuse, métaphorique, résistante (Tauveron, 2002) et l’apprentissage du philosopher. Nous cherchons ainsi à transposer le discours de l’herméneutique moderne (Ricoeur [1990] et la littérature comme expérience de pensée) au monde de l’enfance et de la littérature dite de jeunesse.

Nous ne prétendons pas proposer une définition complète et exhaustive du concept, complexe, de littérarité, mais nous allons l’expliciter pour mieux éclairer le sens de notre démarche pédagogique liant littérature et philosophie. Pour nous, le texte littéraire, par la force de son caractère universel, offre la possibilité à tout être humain d’établir un rapport intime avec lui. Un texte littéraire serait un texte dans lequel chacun peut se reconnaître. Nous entendons ainsi la littérature comme un recueillement, c’est-à-dire comme un retour à soi par l’intermédiaire de l’oeuvre. Aucune oeuvre purement commerciale, formatée, ne peut produire cette alchimie et cette métamorphose : toutes distraient, toutes amusent, toutes informent, mais elles ne transforment pas, elles ne transfigurent pas. Seule la littérature, comme l’amour, a ce charme et ce pouvoir. La véritable littérature, puisqu’il s’agit ici de tenter de la définir, est déstabilisatrice, car elle peut et doit transfigurer le sujet, dans et par une expérience initiatique de découverte de soi et de l’autre. La littérarité se définit aussi par la complexité, les blancs et les implicites que contient le texte. L’oeuvre nécessite un travail d’interprétation et exige ainsi une activité spécifique du lecteur pour en saisir tout le sens.

Notre travail se concentre sur la façon dont les jeunes élèves s’emparent de la pensée du texte pour approfondir leurs réflexions sur une question philosophique. Nous n’insisterons pas sur d’autres compétences de lecture (comme sur la lecture subjective par exemple). Nous ne nous attarderons pas non plus sur l’étayage propre au maître qui anime l’atelier de philosophie (ce point mériterait un article à lui seul). Nous choisissons donc bien un éclairage philosophique et c’est sous cette lecture spécifique que nous analysons le corpus. Nous montrerons ainsi comment le débat interprétatif (Tauveron, 2002) peut se transformer en débat réflexif à visée philosophique. Dans un second temps, nous analyserons dans le détail une des séances du corpus de notre recherche, au cours de laquelle nous avons pu suivre deux classes pendant trois années consécutives. Ainsi, cette analyse nous permettra d’explorer comment les élèves parviennent à transformer leur lecture du texte en une expérience de pensée vivante et incarnée.

1.6 Question de recherche

Notre question de recherche peut être formulée de la façon suivante : La lecture d’un récit permet-elle à des enfants de l’école élémentaire d’amorcer une réflexion philosophique ? Peut-on envisager une didactique de la philosophie dès l’école élémentaire en prenant la littérature de jeunesse comme appui et support ? Disciplines trop longtemps conflictuelles, la littérature et la philosophie pourraient trouver ainsi une nouvelle complémentarité grâce au développement conjoint de leur didactique avec les enfants.

2. Contexte théorique. L’alliance profonde de l’enfance, de la littérature et de la philosophie

2.1 Inscription de la recherche dans le champ de l’herméneutique

2.1.1 Herméneutique, enfance et littérature

Parce que l’enfance fonctionne intimement selon les modalités de la pensée magique, elle est l’âge d’or de cette capacité proprement humaine à s’immerger corps et âme dans l’univers fictionnel. Ce génie de l’abandon dans l’imaginaire se retrouve aussi dans les jeux d’imitation et de rôle. C’est ce charme de la fiction qui a d’ailleurs pu être aussi la cible des philosophes comme Platon (au ive siècle av. J.-C.) ou Rousseau (au xviiie siècle). Son pouvoir de séduction et d’emprise est tel qu’elle peut s’avérer une illusion dangereuse qui flatte les passions et les pulsions. Ce consentement euphorique à la fiction (Jouve, 1993, p. 87), parce qu’il est constitutif de notre condition humaine, ne s’évanouit jamais complètement. Nous le retrouvons, presque intact, chaque fois que nous (re)faisons l’expérience initiatique de la rencontre littéraire, à chaque fois que nous sommes pris dans et par un récit. À chaque lecture intense, c’est l’enfant en nous qui s’éveille. Comme l’écrit Jouve, la lecture est d’abord une revanche de l’enfance (1996, p. 86).

2.2. Une expérience authentique, singulière et universelle

La fiction littéraire n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire : elle dispose d’une fonction référentielle qui nous dévoile des dimensions insoupçonnées de la réalité. Par fonction référentielle, nous entendons l’éclairage que la fiction apporte à la réalité. Alors que nous voulions échapper à la réalité en nous plongeant dans la lecture d’un roman, cette même fiction nous ramène à notre propre réalité en nous la donnant à voir sous un autre jour. L’échappée belle dans le monde imaginaire nous ramène à la réalité, une réalité revisitée à la lumière de cette fiction qui a bouleversé la donne de nos certitudes. Pour Barthes (1968), le récit contient un effet de réel qui souligne la contiguïté entre le texte et la réalité. Même au coeur d’un univers onirique, fantastique ou merveilleux (comme un conte de fées) peut se dire une vérité du monde. Sur ce point, notre recherche s’appuie essentiellement sur les réflexions de Ricoeur (1990, p. 194) sur la fonction heuristique du récit.

Représentant du mouvement de l’herméneutique moderne, Ricoeur repense de façon fondatrice les rapports entre littérature et philosophie. L’herméneutique moderne, dont les théories de la réception portées par Jauss (1978) et Iser (1985) sont une des modalités, vise à souligner la pluralité et la divergence des interprétations sur les significations du monde et la question de l’identité. Ainsi, Ricoeur (1975) ne cherche jamais dans un texte une seule et unique idée essentielle qui fixerait l’oeuvre à cette seule signification, à un seul message, mais souligne toujours la pluralité des interprétations possibles. Pour lui, surtout, la vérité du texte se trouve dans la façon dont son lecteur va percevoir, recevoir ses significations intrinsèques. Nous retrouverons, dans les documents d’accompagnement des programmes de littérature au cycle 3 de l’école élémentaire française, cette même insistance sur la multiplicité des interprétations possibles d’un texte, et cette idée que l’oeuvre ne s’accomplit véritablement que dans l’acte de rencontre avec le sujet qui la lit (Ministère de l’Éducation nationale, 2008).

L’herméneutique portée par Ricoeur (1990) se veut fidèle au propos originel de la métaphore : elle vise à entendre, comprendre et retrouver le moment originel de l’intelligibilité première. La métaphore, qui signifie transport, désigne au départ une simple opération de langage, une figure de rhétorique qu’analyse longuement Aristote (335 avant J.-C. ; 2001) dans la Poétique. Pour Ricoeur, la métaphore, auquel il ajoutera le narratif, sont bien plus que des instruments techniques du langage. Ils sont des moyens de capter le réel dans une forme de sa vérité profonde, des moyens de transport au coeur même des choses. La fiction permet d’expérimenter de nouveaux rapports à la temporalité et à la durée, elle apporte des points de vue inédits qui dépassent parfois largement les propres capacités d’exploration des investigations philosophiques. Quand Ricoeur (1975) analyse notamment Mrs. Dalloway (publié en 1925 ; Woolf, 2009), il s’attache en permanence à ne pas considérer ce roman comme une simple illustration de thèses philosophiques qui lui seraient extérieures, mais à respecter la pensée spécifique de Virginia Woolf et à la reconnaître dans sa singularité. Le roman n’illustre pas une thèse philosophique qui lui préexisterait mais il constitue une pensée à part entière.

Tout comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et rationnel, le récit nous permet d’interroger le réel et de le penser (Ricoeur, 1975). Parce qu’il représente la possibilité démultipliée d’expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérités du monde, il constitue un espace autonome de pensée. À ce titre, la littérature constitue une expérience authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs vont pouvoir appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense laboratoire où les êtres humains peuvent modeler, dessiner, redessiner à l’infini les situations, les dilemmes, les problèmes qui les travaillent. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des lois de la morale, la fiction nous permet de vivre par procuration ce que le réel, seul, ne nous permettra jamais : Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal, écrit Ricoeur dans Soi-même comme un autre (1990, p. 94).

2.3 La littérature de jeunesse : un tremplin pertinent

C’est bien cette valeur d’exemplarité de la littérature, considérée comme expérience de pensée à part entière, qui a sous-tendu les hypothèses de notre travail de recherche : une certaine forme de littérature de jeunesse contient, elle aussi, cette exemplarité philosophique, et c’est pourquoi il se pourrait qu’elle soit un tremplin particulièrement pertinent pour accompagner de jeunes élèves dans l’apprentissage du philosopher. En effet, pour l’enfant, dont la capacité d’abstraction est en cours d’élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation nécessaire qui donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. Elles lui permettent, à lui aussi, d’expérimenter des mondes possibles. Elles instaurent les problématiques dans une bonne distance (Chirouter, 2010) par rapport à l’expérience quotidienne et facilitent par là le développement d’une pensée plus conceptuelle. Il n’y a pas de véritable oeuvre littéraire qui ne soit aussi une pensée sur le monde et l’existence.

Dans notre étude, nous ne prenons pas en compte les écrits didactiques ou les manuels de philosophie avec les enfants qui développent de façon explicite la question philosophique, comme les écrits de Lipman (1995), mais nous parlons de récits (d’où la référence à Ricoeur). Dans le champ des études littéraires, notre réflexion s’inscrit ainsi pleinement dans la continuité des réflexions, à la fois de l’herméneutique moderne (Ricoeur, 1975), des théories de la réception (Jauss, 1978 ; Iser, 1985), mais également des critiques des dérives technicistes de l’enseignement de la littérature (Todorov, 2007). Certes, nos travaux se situent d’abord dans une ambition de développement de la didactique de la philosophie, dans la continuité des recherches sur l’éducabilité philosophique des enfants (aux États-Unis, Lipman [1995] ; en France, Tozzi [2001] ; ou encore, au Canada, Daniel [1997]). Cependant, la spécificité de notre recherche, où nous réfléchissons sur la fonction du récit dans cette didactique du philosopher, rejoint aussi le champ de la didactique de la littérature, dans la lignée de Todorov (2007), de Poslaniec (2002) et de Tauveron (2002).

Nous postulons que, dès l’école primaire, le travail sur cette dimension réflexive fondamentale des oeuvres peut amorcer, dans le même temps, un apprentissage de la pensée philosophique. Il y a bien une conjonction nécessaire entre les deux disciplines. Ainsi, pour éviter l’approche techniciste, l’enseignement de la littérature doit retrouver la raison d’être même des récits. Pourquoi y a-t-il de la littérature ? Parce que les hommes et les femmes ont besoin de dire le monde et de le penser. Pourquoi avons-nous besoin de nous raconter des histoires (Bruner, 2002) ? Pour donner forme et sens aux mystères du monde, à son inquiétante étrangeté. La littérature a la même raison d’être que la philosophie : dire, configurer, comprendre, éclairer.

2.4 Deux approches complémentaires

Certes, les frontières entre philosophie et littérature sont difficiles à délimiter : un aphorisme de René Char (1946) relève-t-il plus de la poésie ou de la philosophie ? Où situer le Zarathoustra de Nietzsche (1883 ; 1996) ? Il est cependant nécessaire de bien distinguer l’approche littéraire et l’approche philosophique. La première se fonde à la fois sur un travail de la langue, du style en tant qu’il produit des effets, et sur la pluralité des interprétations possibles. Elle s’intéresse d’abord au texte, à sa structure, à son inscription dans une histoire ou dans un genre, à ses significations et à ses effets esthétiques. La pensée du texte est indissociable de l’expérience d’écriture et de la forme à travers laquelle l’écrivain a choisi de la livrer. C’est la construction de cette approche spécifique du texte et la mise en perspective avec d’autres oeuvres que vise en priorité l’enseignement de la littérature à l’école. Quant à la philosophie, elle a une autre approche du texte et lui donne un éclairage spécifique qui est nécessaire pour permettre au lecteur, non seulement de s’approprier l’oeuvre dans toute sa richesse, mais surtout pour d’en saisir la finalité ultime.

De ce fait, une oeuvre n’existe pas essentiellement pour s’inscrire dans l’histoire d’un genre ni même pour modifier le rapport à la langue (une expérience purement formelle ou technique serait finalement vaine) ; elle existe parce que l’auteur, à travers la métaphore fictionnelle, nous livre une parole. L’approche philosophique du texte est non seulement complémentaire de l’approche strictement littéraire, mais elle est aussi absolument nécessaire pour mettre en lumière la raison d’être profonde du récit. C’est ce qu’énonce clairement Todorov dans son plaidoyer pour un enseignement de la littérature qui met en avant le sens et les finalités heuristiques des oeuvres :

La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification »), risque, lui, de nous conduire dans une impasse — sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature

2007, p. 25

Et la complémentarité des deux approches est réciproque : il ne doit donc pas y avoir de hiérarchie ou de rapports de subordination entre ces deux disciplines. Si l’enseignement de la littérature nécessite cette approche philosophique, l’enseignement de la philosophie nécessite aussi ce recours à la sensibilité et à la bonne distance du texte littéraire pour redonner de l’âme et de la vivacité à son discours. La philosophie a aussi comme finalité ultime de bouleverser le sujet et de l’aider à vivre. Dans ce cadre, l’approche philosophique se nourrit du texte littéraire, le respecte profondément en préservant son irréductibilité et la pluralité de ses significations, mais c’est pour ensuite prendre ses distances et se situer finalement sur le terrain abstrait des concepts. Elle vise à dépasser les particularités des expériences singulières et les ambiguïtés du langage pour tendre vers un certain rapport à la vérité, à l’objectivité et l’universalité. Ce respect réciproque de la spécificité et de la complémentarité de ces deux approches ne peut être garanti que par le souci, la lucidité et la professionnalité de l’enseignant. Garantir la rigueur philosophique des échanges et respecter l’irréductibilité du texte : telles doivent être les deux priorités du professeur qui met en place ces séances de lectures philosophiques dans sa classe.

2.5 Hypothèse et objectifs de recherche

Le coeur de notre analyse est de montrer comment l’appel fait à la littérarité d’une oeuvre de littérature de jeunesse permet aux élèves du primaire de commencer à penser philosophiquement une notion, ou comment le débat sur l’implicite du texte permet une interrogation de type philosophique. Notre hypothèse est donc la suivante : on ne peut apprendre à philosopher sans textes, sans médiations culturelles qui permettent la problématisation et la mise à distance de la notion travaillée (cette hypothèse est un a priori très important dans la culture pédagogique, l’habitus même des professeurs de philosophie en France). Les textes classiques de philosophie étant trop ardus pour des élèves du primaire, c’est grâce à la littérature que l’on peut peut-être leur permettre d’avancer dans cet apprentissage rigoureux.

Nous posons que la littérarité du texte − la réflexion sur ses blancs, ses mystères, ses implicites − est une occasion d’entrer, dans le même temps, dans une analyse philosophique de ses enjeux. Le débat dit interprétatif et le débat dit réflexif sont souvent inextricablement liés. Pour distinguer ces deux types de débats sur le texte, nous nous appuyons sur l’analyse croisée de l’album Yakouba de Dedieu (1994), menée par Tozzi et Bussienne (2004). Yakouba est un jeune garçon africain qui, pour entrer dans la communauté des guerriers, doit tuer un lion. Mais il ne trouve sur son chemin qu’un lion blessé : que va faire Yakouba ? Tuer sans courage l’animal ou lui laisser la vie sauve ? Tozzi et Bussienne (2004) distinguent ainsi les deux types d’approches : le débat littéraire s’intéresse aux interprétations que soulèvent les implicites du récit (pourquoi les lions n’attaquent-ils plus le village ?) et sur les impressions sensibles du lecteur (les émotions ressenties à la lecture), alors que le débat philosophique permet de dégager les concepts à l’oeuvre dans l’histoire (le courage, la dignité, la pitié) ou d’en soulever de façon explicite les enjeux éthiques. L’histoire devient alors le support d’une discussion philosophique quand l’objectif clef de la séance est de tenter de définir un concept, ici, celui de courage, par exemple, tel que Platon (entre 399 et 388 avant J.-C. ; 1998) peut le définir aussi dans le Lachès, et non seulement de comprendre un mot dont on aurait la réponse en ouvrant un dictionnaire.

Or, toutes ces dimensions du texte, toutes les réflexions qu’il soulève par ses implicites, ses valeurs sous-jacentes et sa portée philosophique, semblent inextricablement liées. Les frontières entre les deux approches semblent extrêmement poreuses. C’est cette complémentarité fondamentale entre le littéraire et le philosophique que nous examinerons dans l’analyse des séances.

Ainsi, concrètement, dans les séances étudiées, qu’apportent les références littéraires à la réflexion philosophique ? Comment les enfants s’emparent-ils de ces références pour penser le concept (ici grandir, dans la séance analysée) ? Permettent-elles aux élèves de penser philosophiquement ? Quels rôles jouent ces références dans les processus de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation ? Et quelle valeur d’exemplarité les enfants accordent-ils à la fiction littéraire ?

3. Méthodologie

3.1 Sujets

Il s’agit essentiellement d’une recherche-action sur un empan temporel long puisque nous avons analysé nos propres interventions, en tant que chercheuse et professeure de philosophie, durant trois années de suite tous les samedis matin avec les mêmes élèves de deux écoles de la Sarthe : une école semi-rurale à 15 kilomètres du Mans (France) et une école de zone d’éducation prioritaire au Mans même. La recherche a ainsi permis de mesurer les évolutions de ces élèves, aux profils sociologiques très divers, tout au long de leur cycle 3 (de 8 à 11 ans). Toutes les séances, qui ont duré entre 45 minutes et 1 h 30, ont été filmées et retranscrites selon le protocole décrit ci-dessous. Nous avons donc pu, à partir de ce corpus, analyser dans quelle mesure et à quelles conditions ces élèves avaient pu, peu à peu et avec l’étayage de l’enseignant, acquérir une lecture spécifiquement philosophique des oeuvres et comment ils amorçaient ainsi un apprentissage du philosopher.

3.2 Instrumentation

3.2.1 L’album Laurent tout seul

Pour commencer la séance, le professeur lit un album : Laurent tout seul, de Vaugelade (1996). Laurent, un petit lapin curieux, veut découvrir le monde. Il va toujours un petit peu plus loin que ne le lui autorise sa mère, jusqu’à se perdre dans la nuit. Il découvre la liberté, mais aussi la solitude, le doute, l’euphorie de l’indépendance et de nouvelles rencontres. Au-delà de la question de l’autonomie, Laurent tout seul pose toute une série de questions existentielles sur les relations humaines, la juste mesure à trouver dans l’éducation d’un enfant (entre la protection et l’imposition des interdits, et l’accompagnement bienveillant dans les premiers pas dans la vie), la nécessité de la transgression à certaines conditions et dans certaines circonstances, la nécessité de se créer un cercle d’amis pour vaincre la solitude. Le cheminement qui mène à devenir une grande personne est présenté, de façon toujours implicite et symbolique, comme un chemin complexe, où se mêlent les plus grandes joies et les plus grandes angoisses. Les couleurs dominantes des différentes pages de l’album accompagnent les états d’esprit du personnage. La socialisation de Laurent passe par l’organisation d’une grande fête conviviale où il rencontrera une jolie amoureuse. L’histoire ne s’achève pas non plus de façon trop fermée et caricaturale (par une formule de conte de fées, comme ils se marièrent, et qui annoncerait les noces des personnages), mais par un on verra, qui laisse à chacun la possibilité d’y transférer ses propres espoirs, aspirations et attentes. Le voyage de Laurent pourra ainsi référer au voyage intérieur de chacun et ouvrir la voie à une belle méditation sur la construction de soi.

3.2.2 Enregistrement vidéo et retranscription

Nous avons filmé toutes les séances (caméscope fixe, posé en fond de classe) et nous les avons ensuite retranscrites selon les normes utilisées par Auguet dans sa thèse (2003). Ce chercheur propose un protocole pour l’identification du locuteur : les tours de parole sont numérotés ; l’enseignante est désignée par la lettre P, pour professeur ; les élèves sont désignés par leur prénom ; les élèves non identifiés sont désignés par la lettre E, ou EE s’ils sont plusieurs. Pour noter les propos, on utilise la majuscule en début de tour de parole, ou après un signe de ponctuation marquant une intonation en fin d’énoncé. En ce qui concerne l’intonation, pour la fin d’un message, on utilise le point (.) ; pour l’intonation montante de l’exclamation, on utilise le point d’exclamation (!) ; et pour l’intonation montante de l’interrogation, le point d’interrogation (?). Les signes non audibles sont indiqués par (inaudible). Les actions manifestes − grands gestes, mimiques marquées, sourires, rires, etc. − des locuteurs et des autres participants, pendant les prises de parole, sont indiquées entre parenthèses et en italique avant la transcription du propos. Les mots prononcés avec plus d’intensité sont soulignés. Les hésitations sont identifiées par …, les silences par (…). Finalement, les idées des élèves, notées sur l’affiche, au fur et à mesure pendant la discussion, sont entre parenthèses. Nos résultats viennent donc de l’analyse de ces scripts, selon les critères décrits dans la partie 3.4 de cet article.

3.3 Déroulement

La séance dont nous proposons l’analyse dans cet article se situe au milieu de la deuxième année de l’expérimentation. Elle s’est déroulée en classe entière (19 élèves) et porte sur la notion de grande personne. La séance a duré près de 45 minutes.

Pour lancer la discussion, le professeur pose les questions suivantes :

  • 1. P : Aujourd’hui on va se poser plus précisément la question : qu’est-ce que c’est qu’une grande personne ? Qu’est-ce que c’est qu’être grand ? Par rapport justement à « Laurent tout seul » ? En quoi cet album nous aide à répondre à la question ? Qu’est-ce que c’est une grande personne ? Est-ce que c’est bien de grandir ?

Dans cette toute première intervention, l’enseignant relie tout de suite le questionnement philosophique à la portée de l’album lu en début de séance. Les objectifs sont toujours doubles et intimement liés dans la démarche : à la fois construire des compétences réflexives mais aussi faire saisir aux élèves que la littérature peut nous guider et nous éclairer dans notre quête (d’où l’emploi du verbe aider). Il ne s’agit donc nullement d’utiliser la littérature pour philosopher, mais de reconnaître pleinement sa dimension heuristique.

3.4 Considérations éthiques

Par souci d’anonymat, les prénoms de tous les élèves ont été changés. Nous avons simplement gardé la distinction garçon/fille. Les enseignants titulaires des classes ont tous accepté la diffusion des résultats de la recherche. Une réunion avec les parents, le chercheur et l’équipe éducative des écoles impliqués dans le projet a eu lieu au début de l’expérimentation (début du CE1, élèves de sept ans), pour expliquer aux parents les modalités d’intervention du chercheur dans les classes pendant trois années et les enjeux de la recherche. Tous les parents d’élèves ont signé une lettre d’autorisation pour que leur enfant participe à cette recherche (pour qu’ils soient filmés et que leurs propos soient retranscrits sous couvert d’anonymat). Ils ont tous accepté par la signature du même document que les résultats puissent être diffusés par la publication de la thèse et des différents articles auxquels cette recherche pourrait donner lieu.

3.5 Méthode d’analyse des données et des résultats

Nous avons choisi d’analyser les séances selon un aspect synchronique qui ne suit pas la chronologie des discussions mais qui les analyse en les découpant en problèmes et sous-problèmes. Nous partons, chaque fois, des objectifs conceptuels propres à chaque séquence, pour voir ceux qui effectivement sont travaillés lors des discussions et comment l’appel fait à la littérature a participé au traitement philosophique du problème. Il s’agit donc ici d’une analyse de type qualitatif.

Nous avons tout d’abord observé, dans le script de cette séance particulière, le critère d’appropriation de la problématique. Nous avons ainsi constaté comment l’identification aux personnages des albums permet à certains enfants d’entrer dans la problématique philosophique, comment elle leur permet d’en saisir les enjeux. La littérature permet alors aux élèves d’éprouver cette nécessité intérieure inhérente à toute réflexion philosophique véritable (Hadot, 1995). Elle permet aux élèves de se sentir concernés par la question posée. Nous avons vu aussi en quoi la bonne distance qu’instaure la littérature entre l’expérience personnelle trop chargée d’affect et le concept trop abstrait permet aux jeunes élèves de prendre le risque de penser.

Nous avons examiné précisément comment la littérature permet de garantir les critères de rigueur philosophique des échanges : comment les élèves s’emparent du texte pour construire leurs propres réflexions sur le thème. Nous avons également observé en quoi l’album permet effectivement de maintenir les exigences de penser, comment il facilite les processus de penser spécifiques au philosopher : l’argumentation (justifier ce que l’on dit), la problématisation (en saisir les enjeux et la complexité), la conceptualisation (définir ce dont on parle), tel que le caractérise Tozzi dans ses nombreux travaux sur le sujet (1995, 2006 ; Tozzi et Bussienne, 2004).

4. Résultats : analyse d’une séance de réflexion philosophique à partir de la lecture d’un album jeunesse

4.1 Comment les élèves s’emparent de la littérature pour penser

Deux grandes problématiques se dégagent de cette séance ; celles-ci ne sont pas juxtaposées dans le temps, mais s’entrecroisent avec richesse. Voici ces questions profondes, sous-jacentes aux productions langagières : 1) Faut-il désobéir pour grandir (quelle est la part de transgression nécessaire dans cette émancipation) ? et 2) Être grand, est-ce la même chose qu’être raisonnable (est-ce seulement notre âge qui nous donne le statut de grande personne ou n’est-ce pas plutôt un état d’esprit qui nous conduit à plus de sagesse) ? Nous allons maintenant voir comment la littérature a aidé les élèves à penser ces problématiques complexes.

D’abord, grandir, c’est pouvoir prendre ses responsabilités et voler de ses propres ailes. Telle est la première idée développée lors de la discussion. Elle est immédiatement émise par Valentin après la première question du professeur lançant la séance :

  • 3. Valentin : Ben, en fait dans Laurent tout seul, euh, au début, il était, euh, dans la cuisine. Et puis et après, euh, il a pas écouté sa maman. Il a dépassé la barrière et le châtaignier, et après, il a fait un long voyage. Et moi, je pense que être grand on peut prendre ses responsabilités.

On remarquera que Valentin fait référence à l’album d’Anaïs Vaugelade pour, juste après un bref résumé d’un épisode du récit, tirer spontanément une règle générale : il va de l’exemple à la généralisation, du cas de Laurent, personnage fictif, qui n’écoute pas sa maman, à l’emploi du on qui marque indéniablement un effort pour attribuer un attribut du concept. Valentin n’a pas besoin de passer par un palier intermédiaire, celui de l’expérience personnelle concrète, avant de tirer une règle générale applicable à la vie réelle. L’exemple de la fiction semble suffisamment vraisemblable et parlant pour être immédiatement applicable. Alors même que nous sommes dans un monde imaginaire − les personnages sont des animaux anthropomorphisés, le temps et l’espace sont totalement indéfinis −, Valentin comprend spontanément que le récit a une valeur exemplaire et que chacun peut en tirer des leçons pour sa réalité. La métaphore littéraire apparaît bien comme une expérience de vérité, un laboratoire (Ricoeur, 1990) où les enfants peuvent expérimenter le cheminement qui les mène à devenir grands. Philosophiquement, Valentin déduit du récit la nécessité de la transgression pour devenir une grande personne et enfin prendre ses responsabilités. Ici, la fiction littéraire sert à la fois d’exemple argumentatif (dans Laurent tout seul) et de tremplin pour la conceptualisation. On voit bien s’accomplir dans la première intervention de Valentin une réaction ontologique (Chirouter, 2010), c’est-à-dire comment il part de ce qu’il interprète comme étant la pensée propre du texte (son message) pour développer sa propre réflexion personnelle sur la notion. Il y a ici une rencontre entre la pensée du texte et la pensée de Valentin.

La discussion sur cette question va prendre très vite un tournant polémique quand Jessica, de façon constante dans la discussion, va remettre en question cette nécessité de la transgression en la mettant sous condition. Dans sa première intervention, elle semble se servir du récit pour cacher ses propres angoisses, comme si la littérature permettait effectivement de mettre le problème à bonne distance :

  • 6. Jessica : Si Laurent, c’est la première fois qu’il sort, il peut se perdre des fois. On peut se perdre des fois.

  • 7. Laura : Oui aussi mais quand tu connais pas et que tu fais des voyages, tu peux découvrir plus de choses. Tu vois des choses belles. T’as envie de découvrir plus de choses.

Comme Valentin, lors de la troisième intervention, Jessica passe directement du cas de Laurent à une généralisation (on peut se perdre des fois) qui signifie que l’acte de grandir n’est pas sans risque ni danger (d’un point de vue psychanalytique, sur lequel on ne pourrait s’aventurer sans risque, on pourrait presque dire, justement ici, qu’effectivement, pour Jessica, on ne grandit pas sans une certaine perte de soi ; en grandissant, on peut se perdre des fois…).

Laura semble avoir bien compris que Jessica parlait d’elle en évoquant la fiction puisqu’elle lui renvoie l’argument en employant la deuxième personne du singulier (tu connais pas) et en la renvoyant ainsi à son expérience personnelle. Les enfants ne semblent mettre aucune distance entre le récit fictionnel et sa valeur référentielle, entre la métaphore et la réalité.

Jessica tient beaucoup à son idée et la relance à plusieurs reprises. Elle se sert de la figure littéraire et stéréotypée du loup (pourtant absent de l’histoire) pour argumenter sur l’idée de danger et de risque :

  • 28. Jessica : Eh ben, moi, je crois pas que, je crois pas que c’est bien, euh, qu’il dépasse le chêne, euh, parce que y a un moment… Elle explique pas pourquoi, mais si ça trouve, il y a un loup qui se promène… Ça veut dire qu’il y a un danger…

On voit dans cette remarque comment les différentes postures de lecture littéraire peuvent servir aussi aux enfants pour développer leur pensée réflexive : parce qu’elle s’identifie au personnage, qu’elle émet un jugement de valeur, déterminé par un principe moral, qu’elle anticipe une suite possible au récit, Jessica va pouvoir prendre position dans la discussion, introduire de la complexité et par le fait même, problématiser le questionnement. Les différentes postures littéraires permettent de faire avancer la réflexion sur la question posée.

Les réflexions de Ricoeur (1990) ou de Bruner (2002) sur la littérature comme expérience de vérité trouvent aussi un écho remarquable dans la façon dont les élèves utilisent les références littéraires pour étayer leur réflexion. Par exemple, les élèves avaient visionné le film de Spielberg, Hook (1991), qui raconte comment Peter Pan, ayant quitté le monde imaginaire pour devenir un homme d’affaires pressé, va être obligé de retrouver sa part d’enfance perdue pour sauver ses enfants des griffes de Crochet. Florian va se servir spontanément de l’archétype du personnage pour faire avancer la réflexion du groupe :

  • 92. Florian : Y en aussi qui veulent pas grandir. Parce que… Comme Peter Pan, il veut pas grandir. Y en a qui veulent pas grandir parce qu’ils disent qu’on prend trop de responsabilités quand on est grand.

Cette représentation universelle de la peur de grandir joue ici, pour l’élève, une fonction d’illustration, d’exemple et, donc, d’argumentation. Le statut purement fictionnel de l’exemple ne semble pas donner moins de valeur à l’idée énoncée. Il ne la disqualifie pas. La référence à une figure mythique imaginaire, référant à une pulsion ou un désir constitutif de la condition humaine universelle, a valeur de vérité.

On observe également que le texte n’est pas un prétexte pour commencer une discussion générale, mais qu’il est sans cesse sollicité comme guide, comme support dans et pour la discussion. On voit, à plusieurs reprises dans cette séance, à quel point le débat interprétatif sur l’implicite du texte et le débat réflexif sur la question philosophique peuvent être inextricablement liés. Quand Valentin, en 36, fait référence à ce que dit la mère de Laurent, il s’appuie bien sur la lettre même du texte pour développer son argument :

  • 36. Valentin : Moi, je suis d’accord avec Dylan parce que, en fait sa maman lui a dit qu’il est grand… et puis… si après, euh, vers 18 ans il peut pas dépasser la barrière, et 22 ans, 30 ans et puis 35 ans eh ben là !

Le commentaire qu’il fait du texte littéraire lui sert d’argument et cette argumentation permet de déployer la problématisation de la discussion sur la nécessité de transgresser, de s’émanciper quand on grandit. Laurent ne fait pas n’importe quoi : s’il va un tout petit peu plus loin, c’est qu’il a aussi l’aval de sa mère. Elle l’autorise à s’émanciper : après tout, tu es grand maintenant (Vaugelade, p. 4). La désobéissance n’est pas la transgression sauvage des règles et des interdits, elle se fait dans un cadre qui nécessite la bienveillance des parents.

Valentin va continuer son argumentation sous cette forme tout au long de la discussion :

  • 76. Valentin : Moi, je pense que Laurent, il est… grand et courageux. Parce que déjà, euh, il obéit pas à sa maman. Mais au fond de lui, il sait pas trop ce qu’il faut dépasser ou pas dépasser. Et puis lui, dans sa tête, ben pourquoi moi j’irai pas découvrir d’autres choses et puis, il a découvert d’autres choses. Et moi, je pense que c’est bien pour lui.

  • 8. P : C’est-à-dire, Valentin ?

  • 82. Valentin : Ben, parce que… lui, ça doit être un garçon qui fait pas de bêtises, mais euh, si par exemple, c’est un garçon qui n’écoute pas sa maman… mais, lui, il a bien fait parce que lui fait pas trop de bêtises…

Valentin revient là sur son idée de départ, celle de responsabilité ; il y rajoute celle de courage. Il émet un jugement de valeur en maintenant la complexité : Laurent ne sait pas trop s’il doit ou pas franchir cette barrière mais, idée nouvelle et essentielle, il a en lui la pulsion de découverte, et c’est très bien ainsi. La pulsion de découverte doit être plus forte que la réflexion sans fin sur les limites (c’est ce qu’il exprimait déjà en 36 avec cette énumération un peu agacée sur l’âge − et puis… si après, euh, vers 18 ans il peut pas dépasser la barrière, et 22 ans, 30 ans et puis 35 ans eh ben là ! − signifiant par là que, si on attend indéfiniment, on ne grandit jamais). Nous avons en nous la nécessité intérieure de nous dépasser, de nous émanciper et cette nécessité est indispensable dans la construction de soi. À cela, Valentin rajoute en 82 une justification de type rationnel : Laurent a atteint un âge où il peut savoir ce qui est bon pour lui (d’ailleurs sa mère le lui a dit). Il est donc raisonnablement temps pour lui de parcourir son chemin. Le professeur va ainsi reformuler son raisonnement :

  • 87. P : Et surtout, et surtout, quand il devient libre, c’est-à-dire tout seul et qu’il prend ses responsabilités, il fait des choses bien. Il use bien de sa liberté.

Ce rôle d’argumentation/problématisation/conceptualisation que joue le commentaire du texte littéraire, le professeur essaye aussi de le faire fonctionner pour un autre sous-problème traitant de la difficulté affective de changer, de se transformer, de devenir autre :

  • 59. P : Au départ il est tout jeune. (Montrant une page de l’album) Regardez là, la question que je vous posais tout à l’heure, est-ce que c’est facile pour lui ?

Il part donc de l’album, en prenant notamment compte ici de la lecture des images (on y voit Laurent, tout seul dehors la nuit, recroquevillé les pattes sur la tête), pour faire avancer la réflexion du groupe. Il montre aussi aux enfants la nécessité de passer de l’interprétation du texte à la réflexion générale :

  • 61. P : Est-ce que c’est facile de grandir ? Pour Laurent et en général. Est-ce que c’est facile de grandir ?

Il allie dans cette question le débat interprétatif et le débat réflexif. Mais les élèves ne rebondissent pas vraiment sur l’idée de difficulté. Ils vont insister plutôt sur l’issue heureuse de l’histoire, en montrant que Laurent a eu raison (jugement de valeur) de désobéir puisque, à la fin de son parcours, il trouvera le bonheur et l’amour.

  • 284. Inès : Laurent, il a eu raison parce qu’après il a rencontré une copine.

Dans aucun des scripts analysés, on ne peut observer de chronologie rigoureuse, où les enfants débattraient d’abord sur l’implicite du texte, puis développeraient ensuite une réflexion de type philosophique. Dans ce dispositif, débat interprétatif et philosophique sont inextricablement liés.

La discussion va changer de problématique quand Jessica introduit une nouvelle complexité en interrogeant la triade âge/responsabilité/sagesse.

  • 71. Jessica : Des fois, on est plus grand que… Je vois, nous, on a huit ans et on fait pas de bêtises.

  • 72. P : Tu veux dire que c’est pas forcément l’âge d’être grand ? Pas toujours ? C’est intéressant ça. Ça veut dire que… on peut avoir 16 ans et faire plein de bêtises et pas être responsable ? Alors qu’un enfant de huit ans ?… Il peut être plus responsable. Ça veut dire quoi ? Donc, c’est pas forcément l’âge ? Que c’est dans la tête que ça se passe d’être grand, Jessica ?

  • 73. Jessica : Ben oui, c’est dans la tête et dans l’esprit.

En 71, Jessica part donc sur une idée nouvelle. Elle apporte une distinction importante. Par rhizome, elle rebondit sur l’intervention en 36 de Valentin sur l’âge (critère normatif) et introduit une contradiction d’ordre général, en faisant la distinction entre être âgé et être responsable. Le professeur reformule, là aussi de façon générale, sa réflexion et demande que cette idée soit inscrite au tableau. Il marque ainsi son importance réflexive et la pose comme un jalon important de notre parcours.

Ici, le texte sert à valider l’idée émise un peu plus tôt : le statut de grande personne s’acquiert surtout dans l’acquisition d’un état d’esprit. Il témoigne d’une capacité à réfléchir, à être raisonnable et sage. Et, sur ce point, l’âge ne peut être un critère purement normatif. Inès généralise très clairement cette idée en 145. Les enfants vont donc débattre sur cette distinction complexe pour eux entre être petit en âge, être petit en taille et être grand dans sa tête.

4.2 Comment la littérature aide à maintenir les exigences de pensée

Dès le début de la séance, le professeur tente de problématiser l’affirmation de Valentin (énoncé 82) en posant la question de la désobéissance :

  • 12. P : Mais il a désobéi à sa maman ?

Il essaye, par cette question, d’introduire de la complexité. Il s’agit d’un contre-argument, sous forme de question, et qui sous-entend si tu es d’accord avec ce que fait Laurent, alors il faut assumer l’idée de désobéissance. Puis, un tout petit peu plus tard, toujours dans cet objectif de problématisation, il repose la question dans une dimension plus éthique, sous la forme d’un dilemme moral et d’un jugement de valeur :

  • 29. P : Qui est-ce qui est d’accord, pas d’accord ? Savoir si Laurent, il a eu raison finalement de désobéir à sa maman ?

  • 30. Élève non identifié : Moi, je suis d’accord avec Jessica parce si il lui arrive quelque chose…

  • 31. P : Il prend des risques !

  • 32. Dylan : Si l’enfant il dit qu’il est grand, il doit savoir se débrouiller tout seul… Plus il grandit, plus il a le droit de dépasser.

  • 33. P : Tu fais les choses petit à petit.

  • 34. Jessica : Je suis pas d’accord avec parce sa maman lui a dit de ne pas dépasser la barrière, alors si il dépasse la barrière, si il va plus loin, il peut pleurer, il peut plus bouger…

  • 35. P : Le fait qu’il a désobéi en fait…

  • 36. Valentin : Moi, je suis d’accord avec Dylan parce que, en fait sa maman lui a dit qu’il est grand… et puis… si après, euh, vers 18 ans il peut pas dépasser la barrière, et 22 ans, 30 ans et puis 35 ans eh ben là !

  • 37. P : Il sera jamais grand !

  • 38. P : Il sera jamais grand ! Ça veut dire qu’il y a un âge où, euh,…

  • 39. Valentin : Alors, il y a un moment où il faut prendre ses responsabilités.

Là encore on voit que les enfants passent indifféremment de l’exemple du récit à la généralisation, jusqu’à la conclusion de Valentin, encore par un axiome : il y a un moment où il faut prendre ses responsabilités. Le processus d’identification des enfants au personnage de Laurent leur permet, en effet, d’entrer dans une discussion animée où l’affect et la rationalité se confondent (les points d’exclamation marquent l’intensité vocale des interventions). On sent les enfants investis dans la discussion. Ils se sont identifiés à Laurent et projettent sur lui leur confiance dans l’avenir (Valentin qui doit avoir hâte de prendre ses responsabilités…), leur angoisse ou leur perplexité (Jessica et sa difficulté à entendre l’idée d’une désobéissance nécessaire). Mettant ainsi le problème à bonne distance, les enfants peuvent directement tirer des conclusions générales. La pudeur, la timidité ou même la honte qu’ils auraient pu éprouver, s’ils avaient dû parler d’eux-mêmes sur une question si intime, n’existent pas grâce au paravent du personnage (Chirouter, 2011).

On remarque que les garçons défendent plus la position de l’indépendance et de la nécessité de sortir des jupes de la mère, alors que les filles insistent plus sur la notion de danger, de risque et pointent la difficulté morale d’avoir à désobéir à ses parents.

C’est une fille qui va, cependant, se servir de cette demande de jugement axiologique pour présenter son point de vue. Laura, en 45, lie intimement l’acte de grandir et la notion de découverte.

  • 45. Laura : Moi je suis d’accord avec Laurent parce que si, si il écoute tout le temps sa maman de ne pas dépasser la barrière… il sera jamais grand parce que il va pas découvrir.

Inès va aussi reprendre l’argument de Valentin et de Dylan, en se servant explicitement de la métaphore pour développer son point de vue.

  • 184. Inès : Laurent aussi, il y a l’exemple de sortir de la maison parce que si on reste à la maison, on va jamais découvrir. Il va jamais découvrir le monde.

Inès s’approprie la métaphore du récit (quitter la maison = grandir). Elle associe aussi totalement, dans son intervention, la référence au personnage (Laurent, il) et la généralisation (on). Sortir de la maison, c’est découvrir et découvrir, c’est grandir. L’acte initiatique de quitter son chez-soi est nécessaire pour s’accomplir et devenir autre, l’acte de grandir étant ici envisagé uniquement dans sa dimension positive (découvrir le monde).

Cette remarque, à ce moment plus tardif de la discussion, témoigne aussi à quel point les enfants pensent par rhizomes. La discussion peut partir dans un certain sens quand, tout d’un coup, un des enfants la reprend là où ils l’avaient laissée plusieurs minutes pour tôt, pour rebondir de façon tout à fait pertinente et en se servant spontanément du texte. C’est le cas de Jessica, très travaillée par cette idée de désobéissance, qui, alors qu’on discutait sur la relation entre l’âge et la responsabilité, revient sur la première question :

  • 96. Jessica : Je suis pas d’accord. Valentin, il avait dit que Laurent était grand parce qu’il avait désobéi et, euh, désobéir… Quand on désobéit, c’est qu’on est… qu’on est grand mais… pas toujours grand parce que quand on désobéit, y a des choses graves.

5. Discussion des résultats

Ce que nous retenons surtout de l’analyse présentée, c’est que la dimension référentielle de la métaphore semble aller de soi pour les enfants : à aucun moment un des élèves n’intervient pour remarquer le caractère fictionnel des exemples donnés et qui, en tant que tels, ne prouveraient rien. Dans les discussions à visée philosophique, la littérature peut très bien effectivement être un exemple exemplaire qui, par l’universalité de son propos, a valeur de vérité. Il est vrai que la densité de l’album de Vaugelade, la chaleur de ses illustrations et sa capacité à parler à l’imaginaire enfantin, permettent d’enclencher l’investissement des enfants dans le débat. L’histoire les intéresse, leur parle et ils ne veulent pas en sortir. De même que l’aspect métaphorique du récit, ses implicites − son sens caché − sont suffisamment complexes dans la simplicité, riches et intelligemment racontés pour que cet album fasse l’objet d’une longue discussion.

Sur le lien entre le débat interprétatif et le débat réflexif, on ne peut pas observer de chronologie rigoureuse où les enfants débattraient d’abord sur l’implicite du texte, puis entameraient une réflexion philosophique générale sur le concept. Les postures littéraires permettent, dans un même mouvement, de réfléchir sur les enjeux philosophiques dégagés par le texte et d’en tirer des idées générales. Les deux sont inextricablement liés : quand ils discutent sur le bien-fondé de la transgression de Laurent, ils le font déjà à partir d’une conception générale sur la nécessité de voler de ses propres ailes à un certain moment de la vie. C’est pourquoi Valentin, dans sa première intervention, passe directement du texte à une idée générale (3). Le reste des interventions des élèves dans la discussion mêlera réflexions sur le texte et considérations générales sur la notion. On peut ainsi affirmer que le texte n’est pas un prétexte. Il est sans cesse sollicité pour, à la fois :

  1. défendre une idée et l’argumenter :

    • 6. Jessica : Si Laurent, c’est la première fois qu’il sort, il peut se perdre des fois. On peut se perdre des fois.

  2. introduire de la complexité et problématiser :

    • 259. Appoline : Grandir, c’est bien en un sens mais… C’est bien d’être grand mais… c’est aussi, c’est bien d’être petit. C’est un peu… Par exemple, dans Laurent. Il est un petit peu inquiet, mais en fait il est tranquille.

  3. émettre des idées générales :

    • 96. Jessica : Je suis pas d’accord. Valentin, il avait dit que Laurent était grand parce qu’il avait désobéi et, euh, désobéir… Quand on désobéit, c’est qu’on est… qu’on est grand mais… pas toujours grand parce que quand on désobéit, y a des choses graves.

Si la pensée du texte est bien révélée, c’est aussi parce que les enfants ont l’habitude d’étudier la littérature en l’envisageant toujours dans sa dimension réflexive. La maîtresse titulaire de la classe a à coeur d’enseigner le programme de littérature dans son esprit et sa lettre. Dans cette école de zone à éducation prioritaire, toute l’équipe enseignante s’engage quotidiennement pour stimuler culturellement les élèves (sorties au théâtre, au musée, rencontres avec des auteurs, participation à des défis lecture, etc.). De plus, au cours du débat, le professeur sollicite sans cesse le recours au texte pour prolonger, complexifier la réflexion. L’album est dans ses mains, il le montre aux élèves et, par ses interventions, fait constamment appel à lui, du début à la fin de la séance, en rappelant que c’est ce qu’il nous dit de la question posée qui nous intéresse et va nous aider. Par exemple :

  • 189. P : Laurent, ilest presque adulte quand il part de la maison (montrant une page de l’album). Qu’est-ce qui va lui arriver à la fin de l’histoire ?

Pour construire ces exigences, les demandes du professeur pour la conceptualisation, l’argumentation et la problématisation doivent être constantes et récurrentes. En s’appuyant sur les références littéraires, l’enseignant relance la discussion, recentre sur la problématique, temporise, reformule, demande des précisions, des arguments, des définitions, introduit de la complexité, rebondit sur une réflexion particulièrement pertinente et permet aux élèves de saisir les enjeux de la question. Sa fonction est centrale, les enfants apprennent ce rapport spécifique à la littérature et à la philosophie grâce à ses apports.

Ces résultats sont donc à replacer dans le contexte spécifique de notre recherche-action : elles s’inscrivent dans un empan temporel long (trois ans) et dans une grande régularité des pratiques (toutes les semaines). Nous montrons ainsi que, dans ces conditions spécifiques, les enfants de l’école primaire sont capables de construire une réflexion de type philosophique et qu’une didactique de la philosophie, prenant appui sur la littérature, peut être légitimée. Rappelons que l’analyse de cette séance particulière n’est qu’un exemple tiré d’une recherche plus étayée (Chirouter, 2010). Elle ne pourrait à elle seule légitimer des conclusions générales, mais elle illustre ce travail sur un corpus (verbatim des discussions) recueilli pendant trois années.

6. Conclusion

Tout en s’inscrivant dans la continuité des recherches sur les conditions possibles d’un enseignement précoce de la philosophie (en France, Tozzi [2001] et Pettier [2002] ; au Canada Sasseville [2011] ; Daniel [1997] ; Lebuis [1998] ; Gagnon [2005]), notre réflexion présente l’originalité d’analyser précisément en quoi la littérature de jeunesse peut permettre et faciliter cet apprentissage du philosopher. Notre thèse est la première en France à avoir étudié ce lien spécifique entre philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse). Nous avons suivi pendant trois années les mêmes élèves de deux écoles élémentaires françaises. Toutes les séances ont été filmées, retranscrites et nous avons analysé les scripts en recherchant précisément les moments où les enfants saisissent la pensée du texte pour construire leur propre réflexion sur un concept.

Nous avons ainsi pu observer comment la portée philosophique des textes aura sans cesse alimenté et renforcé la réflexion des enfants. La littérature aura bien constitué un grand laboratoire où les élèves auront pu donner plus de sens à leur expérience du monde. Dans et par ces expériences de lecture et de pensée, ils auront pu, à la fois, renforcer leur rapport à la littérature – par la rencontre avec un texte, je peux mieux me comprendre et comprendre le monde – et leur relation à la philosophie – je peux dès maintenant m’emparer de ces grandes questions et commencer à réfléchir pour donner sens à mon existence. Nous n’affirmons pas que seule la littérature peut permettre aux élèves d’apprendre à philosopher (l’enseignant peut choisir d’autres supports, eux aussi, littéraires ou artistiques, ou même ne partir que de l’expérience personnelle de ses élèves), mais nous montrons ici que c’est possible et pertinent, grâce à l’étayage de l’enseignant, à la patience et à la régularité des séances. Nos analyses permettent de répondre à la grande hostilité de l’institution philosophique française et montrent qu’une didactique rapprochant littérature et philosophie est possible dès l’école élémentaire.

La séance analysée dans cet article ne peut à elle seule démontrer l’hypothèse de départ mais elle constitue un exemple significatif tiré d’un corpus de trois années d’expérimentations. Précisons aussi les limites du présent article. Les choix effectués se justifient essentiellement par manque de place pour le développement de tous les angles possibles. Nous avons également souhaité tenir strictement le fil conducteur de l’analyse du corpus (en quoi la littérature permet d’engager une réflexion philosophique). Les limites sont donc les suivantes : l’absence de présentation détaillée d’autres recherches empiriques sur le sujet − en ce sens, une démarche comparative pourrait être éclairante ; un effet de subjectivité qui a pu jouer dans l’analyse des propos des élèves, ce qu’un double codage aurait permis d’éviter ; la médiation de l’enseignant aurait pu être illustrée davantage ; enfin, voir dans quelle mesure l’album choisi aurait pu agir comme distracteur auprès de certains élèves. Tous ces points mériteraient un développement dans d’autres articles sur le sujet.

Quant aux pistes de recherche qui font suite à ce travail, nous continuerons nos réflexions et recherches expérimentales sur la fonction du récit dans le développement d’une pensée critique. Nous voudrions nous pencher sur l’exploitation pédagogique possible d’autres genres que l’album, comme la poésie ou le théâtre, mais aussi sur l’utilisation d’ouvrages plus didactiques, comme les nombreux manuels de philosophie pour enfants qui se développent en France − les collections « Goûters philo » chez Milan et « Chouette penser ! » chez Gallimard, ou la toute jeune maison d’édition Les Petits Platons. Il serait, en outre, intéressant et nécessaire de prolonger nos recherches au secondaire (le collège en France), pour envisager un cursus non discontinu de l’enseignement de la philosophie, de l’école primaire jusqu’au lycée (élèves de 15 ans et plus), en ayant toujours à coeur l’analyse des supports littéraires dans ce programme. La méthodologie resterait celle de la recherche-action sur un empan temporel long avec deux classes aux profils sociologiques divers.

En plus de continuer nos travaux sur la complémentarité de la littérature (de jeunesse ) et de la philosophie (avec les enfants), le groupe de recherche de l’université de Nantes auquel nous appartenons (PHILEAS) s’intéressera plus particulièrement aux effets de ces pratiques réflexives à partir de la littérature, à la fois sur l’estime de soi et le rapport au savoir des élèves, mais aussi sur l’identité professionnelle des enseignants qui se lancent dans ces expérimentations. Car cette expérience de pensée à travers la fiction, ce voyage vers soi-même et les autres, bouleverse profondément les sujets embarqués dans l’aventure. Les jeunes élèves, surtout les plus fragiles et en difficulté, se découvrent comme sujet pensant, digne de parole et de pensée. Le professeur, lui, redécouvre ses élèves sous un autre jour et redéfinit sa posture dans la classe. Nous mènerons, là aussi, des séances sur plusieurs mois dans des classes avec des élèves en difficulté scolaire (dans les sections spécialisées de collège) et nous mènerons des entretiens avec les élèves et les enseignants pour déterminer les effets de ces pratiques.

Médiation entre soi, soi-même et le monde, le récit, depuis l’aube des temps, a toujours permis aux humains de faire sens. Dans une société hypermoderne (Lipovetsky, 2009), où les valeurs et les certitudes s’effritent, où la transmission de la culture humaniste ne va plus de soi, il est plus que jamais nécessaire de guider les enfants dans cette quête d’intelligibilité. Le rôle de l’éducateur est de les accompagner dans ce chemin, ce passage, qui leur permettra, avec intelligence et sensibilité, de donner sens au monde et à leur existence.