Corps de l’article

Introduction

Depuis une vingtaine d’années, les recherches autour des notions de terroir et de typicité se sont multipliées en France et en Europe, encouragées par la mise en place, en 1992, d’un dispositif réglementaire de protection de l’origine géographique à l’échelle de l’Union européenne. Selon Bérard et Marchenay (2007), les thématiques les plus explorées concernent le rôle des productions localisées dans la qualification des territoires, les différentes formes de conventions qu’elles génèrent, les liens entre qualité, origine, territoire et compétitivité et les modes de coordination des acteurs des filières.

La question des modalités de création de valeur à travers les actions des dirigeants de PME de terroir en matière du maintien et du développement des ressources immatérielles n’est que peu abordée.

La complexité de l’exercice réside, entre autres, dans le caractère ésotérique de la notion de terroir (Trognon, 2005 ; Casabianca et al., 2005). Elle renvoie à plusieurs autres notions telles que l’origine, la tradition, la notoriété, l’histoire… qui peuvent véhiculer des informations valorisantes pour les produits mis en marché. On parle d’ancrage territorial dans certains métiers d’art traditionnel (comme la porcelaine de Limoge), mais la majorité des entreprises de terroir se trouve dans le secteur agroalimentaire. Ce secteur est le seul à posséder des attributs institutionnellement reconnus comme de terroir (Loup et Polge, 2002) ; aussi les entreprises agroalimentaires peuvent bénéficier des appellations telles que les AOP (Appellation d’origine protégée) ou les IGP (Indication géographique protégée). L’analyse que nous proposons dans cet article s’appuie sur l’étude d’une PME agroalimentaire de terroir. Elle vise à mieux comprendre l’importance stratégique des ressources immatérielles des entreprises installées sur une zone où le terroir peut constituer un facteur important de compétitivité.

Le caractère familial de cette entreprise peut lui être attribué du fait du contrôle du capital par le dirigeant, car on n’observe ni la participation active de la famille du dirigeant dans la gestion de l’entreprise, ni la volonté de transmission. Les PME familiales sont responsables de plus de 50 % du PIB de toutes les économies de marché de la plupart des pays (Kenyon-Rouviniez et Ward, 2004). Ce caractère familial ne représente pas un critère déterminant de la création de valeur dans cette entreprise.

Nous verrons les particularités des leviers de création de valeur dans ce type d’entreprise à travers une étude de cas à visée compréhensive (Hlady Rispal, 2002). Il s’agit de comprendre une situation en profondeur et d’analyser le processus complexe de création de valeur à travers le rôle des ressources immatérielles.

Dans la première partie de l’article, nous précisons, dans un premier temps, la notion de terroir dans un contexte de PME proposant des produits alimentaires de terroir (1.1.), avant de mettre en avant, dans un deuxième temps, le lien entre les ressources immatérielles et le processus de création de valeur de la PME, tout en soulignant le rôle prépondérant du dirigeant d’entreprise (1.2.). La deuxième partie est consacrée à la présentation de la méthode suivie (2.1.) et à la présentation de la PME de terroir du secteur fromager (2.2.). Le cas sera décrit en trois points : historique et organisation de la PME (2.2.1.), le poids du terroir dans les choix stratégiques (2.2.2.) et les principaux leviers de création de valeur économique (2.2.3.). La dernière partie de l’article est consacrée à l’analyse et à la discussion du cas étudié ; seront successivement analysés : les ressources immatérielles qui sont au coeur du modèle de création de valeur économique dans la PME de terroir (3.1.) et le rôle des choix stratégiques du dirigeant-entrepreneur dans cette entreprise (3.2.).

1. Création de valeur dans les PME de terroir

1.1. Notion de terroir et les PME de terroir

Les différentes crises qui ont touché le système alimentaire (vache folle, grippe aviaire, Escherichia coli, etc.) ont élevé le niveau d’exigences des consommateurs. Pour reconstruire et/ou maintenir la confiance entre les consommateurs et les fabricants de produits alimentaires, ces derniers ont dû repenser leur communication autour de la communication sur l’origine, au sens large, du produit (sa traçabilité, le respect d’un cahier des charges exigeant). La réputation de l’entreprise, de la région et/ou du terroir devient un des déterminants importants de l’acte d’achat (Sylvander, 1995). Décaudin (2003) note que « les changements intervenus dans l’environnement de l’univers agroalimentaire au cours de la dernière décennie incitent le consommateur à rechercher une certaine sécurité ». Le terroir tente de répondre à cette attente en permettant aux entreprises, notamment les PME, de revendiquer le retour à l’authenticité des produits dans une économie mondialisée.

Il n’existe pas de définition de la notion de terroir acceptée et adoptée par tous les auteurs. Néanmoins, la notion d’encastrement (Granovetter, 1985) sur un territoire, localisé dans un espace géographique donné, paraît omniprésente (Trognon, 2005). L’Institut national de l’origine et de la qualité[2] insiste davantage sur les spécificités du sol et du climat dans ses missions d’information, de promotion et de contrôle des concepts portés par les différents SIQO (Fort et Couderc, 2001). Casabianca et al. (2005) définissent un terroir comme « un espace géographique délimité, où une communauté humaine, a construit au cours de l’histoire un savoir collectif de production fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique et un ensemble de facteurs humains. Les itinéraires sociotechniques ainsi mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité, et aboutissent à une réputation pour un bien originaire de cet espace géographique ». Cette notion rassemble et mobilise des parties prenantes aux logiques d’acteurs et modèles économiques très différents ; les syndicats professionnels, les collectivités territoriales, les entreprises.

Un produit alimentaire est considéré de terroir s’il bénéficie « auprès des consommateurs, de par sa dénomination et la communication qui soutient sa commercialisation, d’une image de terroir. Cette définition recouvre des produits transformés ou non, portant un signe de qualité ou non, qui ont un lien avec le terroir tangible ou non, déclinant une identité géographique ou non, pouvant être récents ou anciens » (Lagrange et Trognon, 1995). Ces auteurs qualifient les produits alimentaires de terroir (PAT) d’« accomplis » lorsque les usages liés à ces produits sont locaux, loyaux et constants. Difficilement reproductibles dans d’autres territoires, ces produits sont protégés par des labels. Ces labels de terroir, certifiés par une autorité de contrôle (INAO), deviennent un vecteur d’information qui permet de rendre visible l’origine géographique et une certaine qualité de produits. Ils donnent un signal de différenciation aux clients et aux consommateurs, se rapprochant ainsi des définitions économiques des marques (Kapferer et Thoening, 1994). Ils peuvent également contribuer à la création d’un nouveau marché, tel que le cas de l’agriculture biologique (Sirieix, 2001 ; Sylvander, 1999).

Cependant, aux côtés des produits labellisés, d’autres produits peuvent afficher une image terroir et sont considérés comme de terroir. C’est le cas des produits fermiers, biologiques et artisanaux qui sont issus d’un savoir-faire largement diffusé et produits dans plusieurs régions. On peut citer également des produits industriels issus de construction marketing des industries agroalimentaires dont le nom de la marque évoque fortement un terroir (Lagrange et Trognon, 1995). C’est le cas par exemple des fromages Saint Agur[3], produits par le groupe Bongrain dans le Velay.

Une entreprise est qualifiée de terroir, si elle a des « liens de forte intensité avec un terroir identifié par des caractéristiques physiques (géographique, agroclimatique), historiques et sociales, c’est-à-dire culturelles » (Rastoin et Vissac-Charles, 1999). Ces caractéristiques de terroir peuvent être considérées comme des ressources de l’entreprise, « car elles soutiennent directement et conjointement la stratégie, mais elles sont par essence partagées entre les acteurs » (Polge, 2003). Ce type d’entreprise développe des stratégies de distinction, tout en confortant la démarche collective des différents acteurs du territoire. Polge (2003) souligne la « coévolution de l’entreprise et son territoire à travers les stratégies d’entreprise et de groupe, dans un contexte collectif plutôt coopératif ou plutôt d’affrontement ». Marchesnay (2001) considère que les PME de terroir « sont encastrées dans un tissu de relations sociales qui confèrent une identité propre à la triade marché-produit-territoire, ce qui conduit à évoquer une forte idiosyncrasie, liée notamment à des ressources, et/ou à des compétences propres, soit au milieu, soit aux acteurs ». Il qualifie le milieu naturel (sol, climat) qui fonde le terroir de « milieux distinguants » où la compétitivité est fondée sur la détention de ressources idiosyncrasiques. Cet ancrage territorial devient de ce fait une ressource immatérielle valorisable à travers des actions ad hoc des différents acteurs économiques du territoire. Notons, cependant, que certaines PME de terroir peuvent être de création récente (ou s’être intéressées récemment aux produits de terroir) et dont l’histoire n’est pas forcément confondue avec celle des produits de terroir qu’elle fabrique (Fort et Fort, 2006). Lorsque les PME sont considérées de terroir, alors que les zones de production et/ou d’exploitation ne sont pas délimitées, les savoir-faire ne sont pas ancestraux, le qualificatif « terroir » n’est fondé que sur une construction marketing développée par celles-ci.

1.2. Liens des ressources immatérielles avec le processus de création de valeur dans les PME de terroir

On peut s’appuyer sur le courant de pensée stratégique fondé sur les ressources et compétences (Laroche et Nioche, 1998 ; Penrose, 1959) pour expliquer que la création de valeur provient de la capacité d’une entreprise à acquérir, à gérer et à générer des ressources rares, valorisantes et inimitables. Pour Penrose (1959), il existe deux types de ressources, le personnel et les ressources matérielles. Les interactions entre ces ressources influencent les services que peut tirer une entreprise de chacune des ressources mobilisées.

Les ressources peuvent également être classées en utilisant la typologie de Hofer et Schendel (1978) qui en distingue cinq catégories : financières (le « cash flow disponible »), humaines (le nombre de salariés, leur niveau de qualification), physiques (sites de production, machines disponibles, stock…), organisationnelles (système d’information, de contrôle de la qualité, procédures…), technologiques (savoir-faire, brevets…), et on peut ajouter à cette liste une sixième classe, la réputation (Grant, 1991). Ces ressources ne sont pas toujours acquises sur le marché, elles peuvent être élaborées et/ou accumulées au sein des entreprises (compétences, réputation). L’attribut essentiel d’une ressource, sa valeur, consiste dans sa capacité à exploiter une occasion et à conjurer une menace (Koenig, 1999)[4].

Aussi, les ressources, prises de façon isolée, constituent rarement des forces productives génératrices de valeur (Grant, 1991). C’est l’assemblage et la combinaison de ressources qui permettent de créer une compétence. Elles impliquent par ailleurs un apprentissage qui va se faire au travers de la répétition et de l’expérience. Ce processus de « combinaison de ressources » est alors souvent décrit comme une forme d’apprentissage organisationnel, souvent compris et expliqué par le concept de « routines organisationnelles » développé par Nelson et Winter (1982). Ces routines peuvent être difficilement codifiées, en raison de leur complexité et de leur dimension tacite.

C’est en fait de la complexité de cette combinaison et des routines que va dépendre le niveau de la valeur créée et le caractère durable de l’avantage concurrentiel. Porter (1986) évoque la valeur créée à travers la notion de marge, en montrant qu’elle résulte de la maîtrise de l’ensemble des maillons de la chaîne des activités, principales et de soutien (transversales). Autrement dit, les mécanismes de création de valeur ne résultent pas seulement de l’apport de capitaux par les actionnaires, mais des efforts conjugués de tous les partenaires.

Il s’agit ici de valeur partenariale, concept proposé comme alternative à celui de valeur actionnariale (Charreaux et Desbrières, 1998). Ces auteurs s’appuient sur le constat que la valeur actionnariale est réductrice, car les décisions de l’entreprise produisent des effets pour l’ensemble des parties prenantes (fournisseurs, salariés…).

La création de valeur résulte donc du management (maîtrise, coordination, etc.) des ressources matérielles et immatérielles nécessaires à la réalisation des activités de l’entreprise. De Montmorillon (2001) note que toute création de valeur nécessite l’engagement d’investissements et fait une distinction subtile entre un investissement financier et un investissement entrepreneurial. Il rappelle que l’investisseur financier investit dans l’entreprise parce que les flux futurs dégagés à partir des fonds qu’il lui apporte, satisfont à ses exigences de rentabilité en prenant en compte le risque ; alors que « l’entrepreneur (ou le dirigeant qui est peut être lui-même propriétaire voire seul propriétaire…) choisit d’utiliser les ressources disponibles dans telle ou telle combinaison productive », qu’il juge à même de sécréter le plus de revenus (De Montmorillon, 2001). Marchesnay (2001) distingue entre deux types d’entrepreneur dans les PME, entrepreneur en boucle simple et entrepreneur en double boucle. L’entrepreneur en boucle simple est « un propriétaire-dirigeant (voire un simple agent…), envisagé comme gestionnaire de ressources », alors que l’entrepreneur en double boucle « est envisagé à partir de son esprit d’entreprise, de sa faculté à modifier les conditions de marché, à valoriser ses ressources, à développer des produits performants : on parlera d’entrepreneur entreprenant ». Ce dernier type de dirigeant par sa lucidité et sa clairvoyance, doit en effet engager l’entreprise dans une dynamique entrepreneuriale lui permettant de maintenir son système de ressources[5] et compétences et d’acquérir celles nécessaires à son développement futur.

Dans le cadre des PME de terroir, la démarcation par rapport à la concurrence peut s’opérer par des stratégies de différenciation et/ou de distinction. La stratégie de différenciation permet de poursuivre la concurrence sur d’autres variables que le prix. « C’est une option qui est plus concernée par le partage du marché que par son développement » (Koenig, 1999), alors que les stratégies de distinction suscitent une demande additionnelle. Cet élargissement du marché permet d’atténuer les réactions des entreprises installées et « met en présence des entreprises dont les systèmes de ressources sont profondément différents et qui sont capables d’offrir des produits aux caractéristiques fonctionnelles également contrastées ». Cela signifie que la dissemblance des ressources fait obstacle à l’imitation et la diversité en termes de fonctionnalités de produits, conduit à élargir le marché.

Le lien fort de l’entreprise de terroir, proposant des produits de terroir accomplis, avec les caractéristiques spécifiques des produits mis en marché, impose des règles d’approvisionnement, de production et de distribution adaptées et spécifiques. L’originalité de l’offre de ce type d’entreprise est en effet liée à des modes particuliers de transformation des matières premières qui obéissent aux règles de fonctionnement historiques sur la zone de terroir, retranscrites dans les cahiers de charges.

Dans un groupe stratégique d’entreprises de terroir, au sens de Porter (1982), on évoquera davantage la quasi-rente ricardienne lorsque la valeur économique créée résulte de la spécificité d’un actif (ou d’une ressource)[6] qui pourra être d’une valeur supérieure pour une entreprise que pour un concurrent (Koenig, 1999). Ces ressources peuvent être fondées sur le milieu naturel (sol, climat), humaines, financières ou de savoirs, etc. Elle est de nature schumpétérienne lorsqu’elle est fondée sur le pouvoir d’innovation et de sa capacité d’adaptation à de nouveaux besoins (Marchesnay, 2001). De ce fait, la réflexion stratégique dans les entreprises de terroir doit être orientée vers l’identification des ressources rares, souvent intangibles telles que par exemple les ressources humaines et les compétences organisationnelles.

Le lien primaire entre la notion de terroir et les investissements immatériels des entreprises est en effet illustré par l’invention française AOC (Appellation d’origine contrôlée), « conçue pour protéger la dénomination géographique d’un produit agricole ou alimentaire à laquelle est attachée une valeur[7] » (Bérard, de Sainte Marie, 2005). Cette valeur peut être augmentée par des investissements immatériels (recherche et développement, formation des salariés) qui agissent sur les caractéristiques intrinsèques des produits ou des processus de fabrication ou par ceux qui améliorent la valeur symbolique de l’offre de l’entreprise (dépenses de communication, marketing), augmentant ainsi le capital immatériel de l’entreprise. On considère le capital immatériel ici comme « un stock de ressources [immatérielles] intra-organisationnelles endogènes (compétence, capacité, savoir-faire, etc.) et de ressources [immatérielles] externalisables tournées vers l’extérieur (marques, réputation, satisfaction des consommateurs, etc.) susceptibles de transformer un ensemble de ressources matérielles et humaines en un système capable de créer la valeur pour l’ensemble des parties prenantes par la recherche d’avantages compétitifs » (Lacroix et Zambon, 2002). De ce fait, il recouvre selon Edvinsson et Sullivan (1996) et Edvinsson et Malone (1999), trois composantes essentielles :

  • Le capital humain, qui représente le savoir et le savoir-faire individuel, les aptitudes et compétences des personnes et leur créativité pour développer des produits ou des services répondant à l’attente de la clientèle ;

  • Le capital structurel interne, qui représente, selon l’expression d’Edvinsson et Malone (1999), « tout ce que les employés laissent dans les bureaux quand ils rentrent chez eux » : bases de données, fichiers clients, logiciels… tout ce qui améliore l’efficience organisationnelle ;

  • Et, enfin, le capital structurel externe qui exprime la capacité de l’entreprise à valoriser ses relations avec ses partenaires extérieurs.

2. Le cas Fromania[8] : une PME familiale de terroir

2.1. Méthode de collecte de données

Pour comprendre le rôle des ressources immatérielles dans la création de valeur dans des PME de terroir, nous avons focalisé notre recherche sur l’étude en profondeur d’une PME agroalimentaire de terroir. L’étude de cas constitue le support central de cette recherche, elle est à visée compréhensive (Hlady Rispal, 2002). Le travail de collecte des données a commencé lors de la réalisation de séquences pédagogiques en collaboration avec l’entreprise Fromania. L’objectif de ses séquences pédagogiques est de réaliser un diagnostic stratégique de l’entreprise. Aussi les étudiants répartis en petits groupes de 3 à 4 étudiants, préparent et réalisent des entretiens semi-directifs avec les différents responsables fonctionnels (production, qualité, commercialisation, logistique, ressources humaines) de l’entreprise, avec la possibilité d’accéder aux documents comptables (cf. Tableau 1). Nous avons accompagné les étudiants et avons eu l’occasion lors de ces séquences de visiter les locaux de production et les caves d’affinage. Lors de la restitution du diagnostic, le chef d’entreprise assiste à l’exposé des étudiants et participe à l’évaluation. Les rendus des étudiants sont constitués de trois types de documents : une fiche synthétique mettant en avant les points marquants pour chaque fonction de l’entreprise, un diaporama présentant le diagnostic et un rapport écrit présentant le diagnostic stratégique global. Nous avons analysé ces données pré-codifiées et repéré les thèmes principaux susceptibles d’expliquer le niveau de performance de l’entreprise. La comparaison de cette analyse avec les affirmations théoriques en management stratégique nous a permis de préparer notre entretien approfondi.

Tableau 1

Méthode de collecte de données

Méthode de collecte de données

-> Voir la liste des tableaux

Nous avons donc réalisé un entretien semi-directif approfondi (de deux heures et demie) avec le chef d’entreprise. Mené sur la base d’un guide d’entretien, il a porté, entre autres, sur le rôle des ressources immatérielles dans la création de valeur économique de la PME de terroir. Nous avons enregistré et retranscrit cet entretien. Il comporte 5 parties :

  • Présentation générale de l’entreprise ;

  • Analyse stratégique de la PME (relations clients, relations fournisseurs, prise de décision, priorités stratégiques, facteurs clés de succès, etc.) ;

  • Analyse des performances (sources de performances économiques, outils de mesure de performance, utilisation de ces outils dans le processus de prise de décision) ;

  • Notion de terroir et économie locale (perception de typicité, impact sur l’économie locale) ;

  • Personnalité du chef d’entreprise (formation, légitimité territoriale…) ;

Une grille heuristique fut élaborée (cf. Tableau 2).

Tableau 2

Extrait de la grille heuristique réalisé à la suite de l’entretien approfondi

Extrait de la grille heuristique réalisé à la suite de l’entretien approfondi

-> Voir la liste des tableaux

Nous avons privilégié l’analyse des données primaires, en accordant aux données secondaires un rôle le plus souvent confirmatoire (Hlady Rispal, 2002).

Cette étude s’est également nourrie de nombreuses rencontres et réunions formelles et informelles[9] que nous avons eues avec le chef d’entreprise dans le cadre de la formation action. Ce dernier nous sollicite régulièrement pour réaliser des missions pour le compte de l’entreprise. Nous avons, par exemple, encadré le travail de trois étudiants portant sur l’optimisation des coûts de collecte du lait dans cette PME en 2009. Ces différents travaux d’étudiants ont contribué à une bonne connaissance du chef d’entreprise et du modèle économique de la PME étudiée.

La collecte des données s’est réalisée entre juillet 2008 et le début de l’année 2010. 26 pages de comptes rendus fidèles furent exploitées. Une relation de confiance s’est installée avec le chef d’entreprise, ce qui a facilité la multi-annulation des données.

2.2. Présentation de la PME

2.2.1. Historique et organisation de la PME

Fromania est une entreprise familiale de cinquante salariés, créée en 1928. Elle est spécialisée dans la fabrication de Saint Nectaire. 90 % de produits vendus sont écoulés sous AOC. Elle évolue dans un écosystème les plus diversifié du Massif Central. C’est une zone enclavée et concentre les plus petits producteurs de la zone de terroir. L’actuel dirigeant, M. Valex, après avoir longtemps travaillé aux côtés de son père, dirige l’entreprise depuis 2005. Ce dirigeant d’entreprise de 43 ans avec un style de management qu’il qualifie de directif, considère son entreprise comme une entreprise traditionnelle et de terroir. Avec une formation de BTS commercial et plusieurs formations professionnalisantes, il se considère comme autodidacte.

Il s’appuie pour gérer l’entreprise sur trois cadres : responsable de personnel et de fabrication, responsable d’affinage et de la production fermière, responsable de collecte. Les trois cadres par leurs expériences et connaissances du métier et leur amour de la région constituent « une des richesses principales de l’entreprise » note M. Valex.

Sur le plan stratégique, l’entreprise est sur un seul produit dominant, ce qui lui permet de réaliser des économies d’échelles et d’apprentissage (Marchesnay, 2001). L’activité de l’entreprise est saisonnière, avec des collectes de la matière première (le lait) en mai/juin et novembre/décembre. Le coût du lait représente 70 % du coût de revient, ce qui rend la marge brute faible. En outre, à la fin de l’année 2008, le contexte international n’est pas des plus favorables (sécheresses en Nouvelle-Zélande et en Australie, augmentation de la demande en Chine et les pays émergents, pénurie chez les pays producteurs), ce qui a conduit à une augmentation du prix du lait. De plus, le cahier des charges de l’Appellation impose un seuil (moins de 10 % de la production) à ne pas dépasser en matière de stockage. En revanche, la demande reste constante sur l’année.

Fromania fonctionne comme une coopérative dans la mesure où le dirigeant d’entreprise s’impose de collecter le lait chez l’ensemble des producteurs de sa zone. La confiance constitue un élément fondamental qui régit ses relations avec les fournisseurs. « Nous n’avons pas de contrat écrit, mais nos fournisseurs nous sont fidèles, rappelle M. Valex ».

Cette entreprise a réalisé un chiffre d’affaires (CA) de 15 millions d’euros en 2008. La moitié du CA est réalisée avec cinq grandes enseignes nationales, valorisée en MDD (marque de distributeur) de terroir. L’autre moitié est écoulée essentiellement auprès des collectivités et des grossistes traditionnels.

Les produits sont mieux valorisés en MDD de terroir en raison d’une sélection très rigoureuse qui se fait sur la base de dégustation. En outre, suite à l’évolution de la législation, le nom de l’entreprise figure désormais sur l’étiquetage. Ce qui rassure et donne une certaine visibilité aux consommateurs sur l’origine du produit et permet à la PME de réaliser des économies en matière des dépenses de communication.

Ayant le souci de répondre aux attentes des clients en matière de typicité des produits, le dirigeant d’entreprise continue à privilégier une gamme de fabrication qu’il qualifie de « semi-artisanale ». « Même si la “technologie” est nécessaire pour des raisons sanitaires, notre philosophie de production précise-t’il, est de produire un fromage le plus proche possible du fermier, afin de correspondre aux exigences de la typicité ». Le procédé de fabrication est, de ce fait, organisé de manière à préserver le savoir-faire régional (dépotage[10] du lait par gravité), en réduisant le matraquage[11] de la matière grasse.

2.2.2. Le poids du terroir dans les choix stratégiques

M. Valex explique ses priorités stratégiques en matière de typicité. « Nos produits ont un goût et une typicité marqués, lesquels proviennent de la collecte en zone de montagne et d’un savoir-faire particulier de mes collaborateurs. Nous devons inciter nos fournisseurs à aller vers le bio parce que l’avenir est là, à travers les produits bio, le lien au terroir reprend toute son importance ». En 2009, 5 % de la production est écoulée en bio. L’entreprise encourage en effet la conversion de ses fournisseurs vers le lait bio par le versement d’une prime de 25 % supérieur au prix pratiqué pour le lait conventionnel. Cette prime vise à compenser la baisse du volume produit par une meilleure valorisation sur le marché. Ce dirigeant considère que consommer « du naturel » est une tendance lourde en matière de consommation ; « pour s’en convaincre, [affirme M. Valex], il n’y a qu’à observer le nombre d’appels d’offres lancés par les distributeurs pour avoir des fromages bio, car à tort ou à raison, pour beaucoup de consommateurs, le bio est synonyme de naturalité, de proximité avec les problématiques de l’environnement […] de citoyenneté ».

Au niveau de la production fromagère en AOC, l’innovation réside dans l’amélioration de la qualité du produit : au niveau organoleptique et/ou au niveau de formats (coupe, portions, petit fromage). Il n’existe pas de service de recherche et développement chez Fromania, c’est le dirigeant d’entreprise qui discute avec ses cadres de nouvelles idées en matière des caractéristiques et/ou de fonctionnalités du produit ; petit modèle, en cube, tranche à sandwich, etc.

« Il est vrai que nous avons un cahier des charges de plus en plus exigeant, il n’en reste pas moins que la qualité des produits, comme cela est souligné par les dégustations [réalisées par l’interprofession et les centrales d’achat], est différente d’un opérateur à un autre. Cela dépend notamment des outils de production, de la technologie utilisée, de la qualité du lait collecté et du savoir-faire des collaborateurs. D’ailleurs, nous fait-il observer, le marché ne s’y trompe pas… il existe un différentiel de 15 % entre le premier prix et le fromage le mieux valorisé au sein de l’Appellation ».

Enfin, le plus important lorsqu’il s’agit de gérer une PME de terroir souligne M. Valex, est l’amour du métier et une certaine légitimité territoriale. Au niveau de l’économie locale, « dans un village d’un millier d’habitants, faire vivre une cinquantaine de familles… sans compter les producteurs de lait, ce n’est pas rien ! » note fièrement le dirigeant d’entreprise. « D’ailleurs, dans ma politique de recrutement, je regarde d’abord la motivation du futur salarié […], lequel, selon moi, doit d’abord aimer la région… ».

2.2.3. Leviers de création de valeur économique et choix stratégiques du dirigeant

Pour souligner les efforts menés par l’entreprise vers plus de typicité, M. Valex note l’effort en matière d’innovation par la recherche de nouveaux ferments spécifiques à la zone (censés améliorer la qualité) et par la mise en place d’un plan de communication adapté. Il estime que la priorité aujourd’hui est de mieux rentabiliser les capitaux investis à travers une meilleure valorisation des atouts de l’entreprise, en proposant des produits traditionnels de qualité, en incitant les producteurs d’aller vers le bio, en contractualisant les collaborations avec les fournisseurs et en communicant davantage sur le lien au terroir. « Nous sommes conscients qu’avec la suppression annoncée des quotas au niveau européen en 2013 et le risque que certains producteurs de lait refusent de suivre les exigences de l’AOC, nous devons à terme évoluer vers une contractualisation de nos relations… ».

Les menaces essentielles qui pèsent sur la pérennité de l’entreprise viennent essentiellement de la grosse incertitude au niveau de la production du lait de demain. En raison, notamment des aléas climatiques au niveau de la zone (de montagne) et du vieillissement de la population de producteurs. Il n’y a pas de risque d’apparition de nouveaux opérateurs sur le marché, dans la mesure où le lait de la zone est entièrement exploité. Pour ce qui est des menaces venant des grands groupes, elles sont réelles. M. Valex signale que « lorsque l’interprofession affiche les prix du lait, on n’est jamais à l’abri d’un prix plus élevé payé par les “gros” [groupes] aux producteurs. Comme les marges nettes dans notre secteur d’activité sont modestes, il n’est pas difficile d’imaginer les menaces qui pèsent sur des entreprises comme la nôtre. À titre d’exemple, en 2008 un grand groupe a tenté de conquérir quelques fournisseurs, mais grâce à la fidélité des producteurs à l’entreprise Fromania, cette tentative a échoué ».

Pour garder le savoir-faire technique, l’entreprise fait beaucoup d’efforts en matière de formation. « Nos plans de formation sont revus annuellement ; le plus gros du budget formation est consacré à la formation aux technologies des produits alimentaires, mais aussi à la formation en hygiène et sécurité sanitaire et en automatisme ». Il y a peu de « turnover » au niveau du personnel ; par ailleurs, M. Valex s’interdit le recrutement d’intérimaires lorsqu’il s’agit de remplacer des fromagers. Au coeur du métier de l’entreprise, la maîtrise de cette activité est considérée par ce dirigeant comme capitale dans la fabrication de produits de qualité.

Par ailleurs, M. Valex estime que « travailler l’image (d’une PME familiale, locale et citoyenne) est nécessaire à travers des participations à des salons, par exemple, mais aussi la présence dans les linéaires de la grande distribution qui est à la fois indispensable pour écouler un bon volume de produits et un moyen efficace pour développer son image ». La collaboration de l’entreprise avec les GMS, à travers le respect des normes (d’hygiène) IFS (International Food Standard), permet par ailleurs de tirer la qualité vers le haut. « Cela nous évite les nombreux audits souvent pratiqués par les distributeurs par le passé » remarque M. Valex.

3. Analyse du cas et discussion

3.1. L’immatériel, au coeur du modèle de création de valeur économique des PME de terroir

Les ressources immatérielles des entreprises de terroir prennent différentes formes et leur rôle dans la création de valeur parait prépondérant. On peut présenter ce rôle à travers les trois composantes essentielles du capital immatériel (Edvinsson et Sullivan, 1996 ; Edvinsson et Malone, 1999).

  • Le capital humain (connaissances, savoir-faire, expériences des salariés, etc.).

Dans le cas de Fromania, une de ses forces est sans doute le savoir-faire individuel des fromagers. Ce savoir-faire est alimenté par leurs expériences et les dépenses immatérielles en plan de formation revu annuellement. En effet, ce dirigeant par sa politique de formation cherche « à créer, exploiter et maintenir un portefeuille de savoirs qui assurent à celle-ci certains avantages sur les entreprises concurrentes » (Tarondeau J.-C., 2003). La transmission de connaissances, notamment tacites, se réalise par la pratique à travers l’embauche de stagiaires pour les nouveaux salariés par exemple. Ce savoir-faire traditionnel enrichi en permanence renforce le maillage territorial de l’entreprise. Le peu de « turnover » témoigne de l’attachement des salariés à l’entreprise et de bonnes conditions de travail, nécessaires à l’épanouissement des salariés.

  • Le capital structurel (compétences qui peuvent être valorisées sur le marché).

    • Ce capital peut être interne (processus de fabrication et d’innovation, processus de décision, etc.). Le processus de fabrication de Fromania [se rapprochant du « faire à l’ancienne »] permet en effet de préserver le caractère semi-artisanal de la production par le dépotage du lait par gravité, en réduisant ainsi le matraquage de la matière grasse. Ce processus a un impact important sur la qualité du produit fini permettant ainsi de créer de la valeur au sens porterien du terme. Il permet par ailleurs de renforcer l’image terroir de l’entreprise (c’est-à-dire son capital structurel externe) auprès de ses clients. Il constitue une ressource rare et spécifique, combinée à d’autres ressources matérielles et immatérielles ; elle permet de dégager des quasi-rentes ricardiennes.

    • Ce capital peut être aussi externe, lorsqu’il s’agit du capital relationnel avec les partenaires extérieurs, notamment les clients et les fournisseurs. La fidélité des fournisseurs de Fromania lors de l’attaque d’un grand groupe industriel en témoigne. Les relations avec les clients se caractérisent par un certain pragmatisme des deux parties. D’un côté, les clients, notamment les grandes enseignes qui ont besoin de développer leur image de proximité par la participation au développement de l’économie locale et de proposer aux clients des produits « naturels ». De l’autre, cette PME en écoulant un bon volume de produits et en élevant le niveau de qualité des produits par l’adoption des normes IFS. De plus, l’évolution de la législation en matière d’étiquetage donne une certaine visibilité aux consommateurs quant à l’origine des produits. De ce fait, le positionnement de la marque de distributeur de terroir exclut la simple référence à l’enseigne, le « packaging » doit mettre en valeur le produit lui-même (Burt, 2000). Même si les MDD terroir peuvent ainsi être considérées comme un facteur de transmission de la légitimité territoriale des PME vers le distributeur (Beylier, Messeghem et Fort, 2011), il n’empêche que le dirigeant de cette PME considère qu’avec les marges brutes réalisées dans l’entreprise, il est très difficile d’envisager la construction de marque propre ou de dégager de façon récurrente des ressources financières pour alimenter l’image terroir de l’entreprise.

La figure 1 représente le modèle de création de valeur, en montrant une prédominance des ressources immatérielles sur les ressources matérielles.

On peut noter que Formania fonde sa compétitivité sur son pouvoir de distinction, sur son savoir-faire organisationnel alimenté par un apprentissage organisationnel adapté, son capital relationnel, sa réputation et surtout sur la notoriété de terroir. L’investissement dans les ressources immatérielles, c’est-à-dire dans les ressources humaines (par la formation et la qualification des salariés), le capital image de terroir (par l’accès au marché bio par exemple) et la qualité des produits (par l’adoption des normes exigeantes en matière de sécurité sanitaire ; IFS), est sans doute au moins aussi important que celui dans le capital physique (ateliers de fabrication, caves d’affinage) de l’entreprise.

Notons par ailleurs que les orientations des différents attributs institutionnels reconnus comme étant de terroir (AOP [Appellation d’origine protégée], IGP [Indication géographique protégée], etc.) alimentent l’apprentissage collectif des acteurs, et s’inscrivent dans une mémoire collective évolutive qui trouve son écho dans l’évolution des cahiers de charges des différents labels. Une des principales forces de Fromania réside dans sa capacité à proposer un fromage typé et de qualité. On peut en effet considérer le terroir comme un actif spécifique, au sens de Williamson (1975), dont l’originalité limite sa fongibilité (difficilement transférable dans d’autres contextes). En outre, par ses caractères originaux tels que le savoir-faire, le climat, la spécificité du sol qui traduisent sa spécificité, le terroir est une ressource immatérielle et stratégique lorsqu’il permet la différenciation sur un marché donné. Les rentes générées sont de type ricardien. On peut en effet considérer que c’est l’ensemble des acteurs de la zone Saint-Nectaire qui bénéficie de ce type de rente en lien avec le « milieu naturel », zone et climat montagnards. Toutefois, le dirigeant d’entreprise dans une logique entrepreneuriale (Marchesnay, 1995) développe son potentiel de distinction générant ainsi à l’entreprise des rentes schumpetériennes (lorsqu’il s’agit d’innovation produit par exemple) ou des quasi-rentes ricardiennes (lorsqu’elles proviennent de la spécificité de ressources combinées dans cette PME). Par conséquent, comme toute ressource, le terroir doit être assimilé à un intrant qui offre un potentiel à exploiter. Dans notre cas, on peut affirmer que l’essentiel de la valeur créée trouve son origine dans la spécialisation de l’entreprise (monoproduit), le savoir-faire particulier, le processus de fabrication se rapprochant de la fabrication « à l’ancienne » et son positionnement « terroir » (les produits mis en marché sont des produits de terroir accomplis [Lagrange et Trognon, 1995]) ; ce qui lui permet une excellente maîtrise des procédés de fabrication et un haut niveau d’efficience en matière d’utilisation des ressources humaines.

L’analyse des ressources immatérielles mobilisées permet, dans un premier temps, de souligner l’importance du maillage territorial, lequel permet à l’entreprise de saisir des opportunités (par l’accès au marché bio par exemple) dans son environnement ou d’échapper à une menace (telle que la hausse des prix proposés aux fournisseurs par de grands groupes agroalimentaires).

Figure 1

Représentation du poids des ressources, notamment immatérielles, dans le processus de création de valeur dans une PME de terroir

Représentation du poids des ressources, notamment immatérielles, dans le processus de création de valeur dans une PME de terroir

-> Voir la liste des figures

On peut alors considérer que ce maillage territorial constitue bel et bien une ressource. Elle est au coeur de la stratégie de distinction de l’entreprise, la rendant idiosyncratique.

Ensuite, le caractère imitable des ressources et compétences développées dans cette entreprise est limité. En effet, le processus combinatoire des ressources, fondé sur la connaissance du métier du dirigeant et le savoir-faire des collaborateurs (les fromagers), nourri par des plans de formation adaptés, est complexe. Cela donne un agencement évolutif du système des ressources mobilisées qui confère à l’entreprise son caractère distinctif et unique et rend la possibilité de reproduction des compétences limitée, car ces compétences sont rares et longues à forger et ne peuvent pas facilement être imitées.

Notons toutefois que théoriquement une certaine fragilité liée au caractère transférable de certaines compétences individuelles (les fromagers) au sein de l’entreprise pourrait être soulignée. On retrouve là aussi l’habileté du dirigeant pour prévenir ce type de risque, en considérant l’attachement au territoire et l’amour de la région comme deux préalables importants dans toute décision de recrutement.

3.2. Rôle des choix stratégiques du dirigeant-entrepreneur dans une PME de terroir

Le rôle entrepreneurial du dirigeant paraît prépondérant, à la fois aux niveaux stratégique et opérationnel (Marchesnay, 1995). Le dirigeant d’entreprise tente en effet de construire des situations favorables dans des conditions d’incertitude. Lorsque l’on analyse les labels du terroir, on se rend compte que ce sont des droits à afficher des liens avec un lieu et une histoire. Dans notre cas, ces liens constituent des conditions préalables à la transaction. L’entrepreneur détermine une combinaison productive en utilisant les ressources matérielles et immatérielles disponibles sur le territoire afin de développer des compétences distinctives qui seront à l’origine des avantages concurrentiels de l’entreprise (cf. Figure 1).

C’est le cas lorsque le dirigeant agit en tacticien et tente d’innover en développant le ferment lactique de terroir, afin d’accentuer la typicité du produit en matière de goût et d’image. Cette typicité mise en avant favorise la création d’une survaleur (« goodwill ») d’image. On peut également la qualifier de rente de type schumpetérien, car il s’agit d’innover sur les caractéristiques intrinsèques des produits avec l’objectif d’améliorer (ou de modifier) la qualité des produits vers plus de typicité. En outre, l’incitation des producteurs à s’engager dans la production « bio » constitue un choix stratégique qui vise à protéger les quasi-rentes ricardiennes, car comme nous avons pu l’observer la typicité, pour ce dirigeant d’entreprise, est autant dans le goût et le processus que dans l’image. C’est à la fois la créativité au niveau de la manière d’effectuer des agencements entre les différentes ressources qui est d’importance, mais aussi la prise en compte de l’incitation qui provient de l’environnement de l’entreprise telle que l’évolution du goût des consommateurs par exemple (Koenig G., 1999). L’habileté du cadre (« manager ») apparaît dans sa manière de gérer ce couplage entre ces deux facteurs.

On peut qualifier ce type de dirigeant d’entrepreneur entreprenant au sens de Marchesnay (2001), dans la mesure où il cherche à modifier les conditions de marché, à valoriser ses ressources et à développer des produits performants.

Le caractère familial de la PME a, lui aussi, un impact sur le niveau de création de valeur. Comme l’ont montré Anderson, Mansi et Reeb (2003), la présence d’une famille dans une entreprise a une influence positive sur sa réputation. On peut s’appuyer sur la notion de familiarisme développée par Arrègle, Durand et Very (2004) pour expliquer, dans notre cas, des relations d’échange positives qu’a le dirigeant avec les clients, les fournisseurs et les salariés. En effet, le niveau de confiance entre les différents acteurs de l’entreprise constitue un des leviers de création de valeur dans les entreprises familiales (Allouche et Amann, 1998 ; 2008). Il s’agit notamment de la confiance « intra », c’est-à-dire la confiance entre le dirigeant et ses salariés. On peut noter dans ce sens la qualité de la coordination assurée par le dirigeant de la PME à l’aide des trois cadres de l’entreprise, ce qui conduit à une réduction de coûts d’agence et à une bonne maîtrise des coûts de fabrication et de logistique, améliorant ainsi l’efficience organisationnelle. Le peu de « turn over » dans cette entreprise vient conforter cette idée, et la confiance « inter » qui régit la confiance entre l’entreprise et son environnement (l’entreprise fonctionne comme une coopérative en matière de collecte du lait par exemple). Cela est sans doute facilité par une certaine légitimité territoriale du dirigeant et l’amour du métier et de la région des différents cadres de l’entreprise.

En outre, la politique de recrutement, intégrant l’attachement territorial du futur collaborateur et le refus de recourir aux intérimaires lorsqu’il s’agit de remplacer des détenteurs de savoir-faire particulier (fromagers), explique l’adhésion du personnel aux choix stratégiques du dirigeant.

En résumé, on peut noter que Fromania a des ressources appropriées et une dynamique entrepreneuriale particulière. Ces ressources initiales, constituées de ressources matérielles liées au terroir (caractéristiques géographiques, climatiques) et immatérielles (savoir-faire particulier des collaborateurs et connaissance du métier, qualité de la matière première [collectée en zone montagne], une forte légitimité territoriale du dirigeant, capital relationnel avec les fournisseurs), sont exploitées dans le processus de création de valeur. L’habileté de dirigeant intervient dans le mécanisme de recrutement, le maintien et le développement des savoir-faire de ses collaborateurs, ce qui lui permet de transformer ces ressources en système de ressources créateur de valeur. Ce système de ressources crée au final de la « distinction », permettant une meilleure valorisation des produits mis en marché. La production de ressources idiosyncrasiques dans le cours de l’action montre une aptitude de ce dirigeant à apprendre et à accumuler les ressources stratégiques. Il tente à la fois de consolider une situation existante par les investissements immatériels en matière de formation afin de maintenir et développer les compétences des ressources humaines par exemple, ou encore par sa politique de recrutement qui privilégie l’embauche de personnel ayant un attachement au territoire et instiller le mouvement, c’est le cas par exemple, lorsque le dirigeant met en place par le versement aux fournisseurs d’une prime de 25 % supérieur au prix pratiqué pour le lait conventionnel, les incitant ainsi à la conversion vers les produits biologiques (et plus de typicité).

Par conséquent, on peut affirmer que la création de valeur dans cette PME de terroir dépend de sa capacité à préserver et à améliorer le caractère typique des méthodes et de procédés de fabrication (c’est-à-dire la maitrise du métier), du respect de normes sanitaires de plus en plus coûteuses et exigeantes, de la capacité à combiner des ressources immatérielles pour spécifier les produits (y compris dans la mise en place de stratégie commerciale adaptée) et enfin de l’attitude managériale du dirigeant qui vise à concevoir et animer une organisation permettant le développement du capital structurel interne (entre les différents acteurs de l’entreprise) et externe (vis-à-vis des clients et des fournisseurs).

Notons enfin que le manque d’outils adaptés à la mesure des performances des ressources immatérielles, tel que le tableau de bord contenant des indicateurs qualitatifs, explique la difficulté d’estimer correctement l’apport en valeur de ce type de ressources.

Conclusion

Dans une économie mondialisée, où les industries sont à la recherche des modèles économiques viables, à travers la recherche des régions du monde où les coûts de production sont compétitifs, l’ancrage territorial des entreprises encastrées dans des relations sociales particulières constitue une ressource immatérielle spécifique et stratégique. Comme dans toute organisation économique, la création de valeur dans une PME de terroir y est un impératif de performance.

Parmi les travaux qui proposent de positionner les ressources immatérielles comme leviers de développement d’avantages compétitifs, on retrouve les approches basées sur les ressources.

Notre étude a permis de comprendre le rôle prépondérant des ressources immatérielles dans la création de valeur dans une PME de terroir. À travers cette étude, on peut considérer que les atouts essentiels de la PME étudiée sont de nature immatérielle ; tels que le label qu’elle partage avec le groupe stratégique de terroir, les savoir-faire distinctifs (maîtrise des risques sanitaires à travers l’application des normes, des ressources humaines qualifiées) et les relations privilégiées entretenues avec les différents partenaires [notamment les fournisseurs]). Notons aussi que gérer une entreprise de terroir exige une certaine légitimité territoriale. Cette légitimité s’appuie dans sa construction sur l’enracinement territorial de l’entreprise (Marchesnay et Messeghem, 2001). Elle s’appuie également sur l’imprégnation territoriale du dirigeant, lequel dans notre cas applique « la préférence locale » en matière d’embauche par exemple.

Cependant, les systèmes d’information financiers traditionnels (en France) et de gestion des ressources humaines, qui s’illustrent très majoritairement par des indicateurs opérationnels, ne permettent pas d’évaluer les ressources immatérielles engagées et leur impact direct sur les performances des entreprises.

Notre approche vise donc à inciter ce type d’entreprise à reconnaître le rôle de ces ressources humaines et immatérielles afin de maintenir et de développer leurs compétences distinctives. Pour tout gestionnaire, le dirigeant de PME ne peut considérer le terroir comme une ressource intangible créatrice de valeur que si elle est spécifique et stratégique, d’où l’importance des efforts d’investissements dans le capital immatériel (capital humain, image…) et de leur visibilité auprès de différents acteurs économiques et politiques (clients, fournisseurs, collectivités territoriales, interprofessions…). En effet, il nous semble nécessaire que les chercheurs en sciences de gestion participent à l’élaboration de cartographie(s) des ressources immatérielles dans les PME de terroir et plus généralement dans les entreprises industrielles.

Cette étude est de nature exploratoire fondée sur une étude de cas et qui est à visée compréhensive. Elle gagnerait, par conséquent, à être étendue à d’autres types de PME agroalimentaires de terroir (coopérative, PME indépendante, PME filiale appartenant à un groupe) en menant une étude comparative. En effet, une représentation claire des ressources immatérielles impactant la création de valeur est nécessaire pour pouvoir penser une gestion plus systématisée des PME de terroir.