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Pourquoi écrire et publier en français ?[1]

…me demandaient encore récemment des collègues anglais autour de la machine à expresso rouge Ferrari rutilante qui fait la fierté de notre département. La question m’est d’abord apparue un peu choquante et mon premier réflexe fut de répondre : parce que je suis français ! Et dans un second temps : et pourquoi pas ? Finalement, j’hésitais même à retourner la question : mes collègues anglais se posent rarement la question de savoir pourquoi ils écrivent et publient en anglais.

L’écriture en français, et surtout la publication d’ouvrages plutôt que d’articles dits scientifiques dans une langue autre que l’anglais, apparaît comme un exercice relativement incongru, voire décalé, dans un environnement de travail où seule la publication dans les revues internationales à comité de lecture « compte », en tout cas aux yeux des comités de promotion, constituant ainsi un mode de valorisation de la recherche dominant lorsqu’il n’est pas exclusif. Je me rappelle d’un collègue qui m’avait suggéré de mettre en premier mes publications anglo-saxonnes dans mon curriculum vitae afin de faciliter l’évaluation de mon dossier. Lorsque je lui demandais quel statut donner à mes travaux en français et si je devais les faire figurer, il me répondit, un peu gêné : I see them more as… icing sugar on your résumé — bref, une cerise sur le gâteau, mais pas l’essentiel.

Les arguments pour ou contre la publication dans une langue autre que l’anglais peuvent être évalués à l’aune de nombreux critères. Une première catégorie de critères consiste à reprendre précisément les raisons pour lesquelles les publications internationales sont valorisées. Dans le contexte universitaire du Royaume-Uni, la notion qui s’impose progressivement dans les institutions d’évaluation de la recherche est celle « d’impact », défini au sens très large, c’est-à-dire non seulement comme l’influence des articles au sein de communautés savantes, mais aussi celle qui s’exerce dans les médias, auprès de publics de praticiens ou d’hommes politiques, où idéalement cet « impact » devrait se traduire en résultats concrets ou en transformations tangibles dans des organisations ou dans la société. À l’aune de ce critère, quand bien même les travaux publiés en français ne sont accessibles qu’à un public francophone, ils ont été dans mon cas ceux qui ont eu le plus « d’impact » et de loin. Un ouvrage tel qu’un « Que sais-je » se vend parfois à plusieurs milliers d’exemplaires, touche des publics divers (étudiants, cadres, journalistes) et peut susciter plus de commentaires dans les médias et de réflexions auprès des praticiens qu’un article publié dans Organization Science ou Organization Studies. L’utilisation du moteur de recherche de Google Scholar permet d’évaluer l’impact parfois très fort de travaux publiés en français auprès de la communauté francophone. Un autre collègue anglophone fasciné par ces métriques m’avait d’ailleurs confié en aparté que pour maximiser tel index, je devrais peut-être uniquement publier en français, car mes travaux étaient relativement plus cités chaque année par le public francophone que ceux publiés en anglais par un public anglophone… Il n’est donc pas irrationnel de publier en français, même si on accepte les critères d’évaluation qui s’imposent dans un environnement anglophone. La traduction de sa recherche permet de la faire connaître auprès d’un autre public.

Mais les critères qui me semblent les plus importants et qui motivent ma propre pratique d’écriture sont d’ordre identitaire et ils invitent à considérer la promotion d’une forme de recherche qui ne soit pas américano-centrée, c’est-à-dire qui mobilise des penseurs ou des théoriciens qui ne sont pas d’origine nord-américaine, qui privilégie l’étude de contextes empiriques non nord-américains anglophones, et soit éventuellement écrite en suivant des normes qui s’éloignent des codes d’écriture eux aussi distincts de ceux qui régissent les revues nord-américaines de langue anglaise. La question qui se pose de manière plus spécifique à des chercheurs de langue française souhaitant s’inscrire dans cette démarche de décentrage d’une recherche en management ethnocentrée sur les États-Unis est alors de savoir comment valoriser une approche « française » de la recherche, à savoir une recherche mobilisant les théoriciens francophones et des contextes empiriques français ou de pays ou nations francophones, tout en valorisant des modes de raisonnement ou d’écriture s’inscrivant dans la tradition francophone. Selon moi, atteindre cet objectif nécessite de publier à la fois en français et en anglais, afin de s’approprier les penseurs francophones dans la langue qui leur est propre et de traduire — au sens de la sociologie de la traduction — ce type de travaux dans le contexte de la recherche internationale plus large pour leur donner la place et l’influence qu’ils méritent. Un tel projet se nourrit à la fois des frustrations intellectuelles liées à la domination des travaux et des normes d’écriture nord-américaines dans le champ du management et de l’échec des stratégies alternatives de promotion de la recherche francophone.

L’écriture dans une langue étrangère : source permanente de frustrations et de motivations

Les frustrations découlant du fait de devoir se plier aux contraintes imposées par une langue étrangère sont un moteur individuel puissant pour maintenir une pratique d’écriture francophone. Sans aller jusqu’à avancer une version radicale de l’hypothèse Sapir-Whorf selon laquelle la pensée est fortement conditionnée par le langage dans lequel elle s’exprime, il serait naïf de ne pas s’avouer que la normalisation dont procède l’écriture pour les grandes revues anglophones nord-américaines est plus qu’un simple problème de traduction. Les formes grammaticales et les structures de phrases imposées par les relecteurs ou les correcteurs m’ont toujours fait l’effet d’un laminoir qui « linéarise » mes idées, transformant des phrases complexes en enchaînements logiques, mais supposant des causalités simples. À la suite d’une révision, la gueuse de fonte mal dégrossie s’est transformée en un beau rail métallique tout droit.

Mais au-delà d’un style, c’est un paradigme de recherche qui s’est imposé, où une variable dépendante est influencée par une variable indépendante dans chaque phrase, où l’ambiguïté de la parole des acteurs est systématiquement gommée, où un seul adjectif peut décrire un phénomène et où la récursivité des relations entre variables ou au sein des processus ne peut être exprimée dans une même phrase, voire dans un même article.[2] Si Rivarol pouvait affirmer avec chauvinisme que « ce qui n’est pas clair n’est pas français »[3], on se demande parfois à la lecture des revues de l’Academy of Management si ce qui est complexe ou ambigu peut être écrit ou même décrit dans le style maison. Si l’on ajoute à cela la méconnaissance d’auteurs francophones ou germanophones fondamentaux par les relecteurs, un certain mépris pour des approches épistémologiques et méthodologiques constructivistes ou poststructurales (le terme précis que j’ai entendu utilisé par des chercheurs américains pour désigner des travaux qualitatifs et constructivistes est euro-crap) et une tendance à peine voilée à discriminer à partir du langage, les auteurs qui ne disposent pas de l’habitus formaté par les plus prestigieuses institutions internationales, on comprend que le chercheur francophone et sous-socialisé au système dominant est plutôt mal équipé, voire potentiellement frustré. Dans ce contexte, plusieurs approches peuvent être adoptées qui sont plus ou moins susceptibles d’aider à promouvoir une recherche francophone en s’inscrivant dans un objectif de décentrage des approches « dominantes ».

Le chercheur francophone confronté au modèle dominant : quels modes d’adaptation ?

J’ai pu observer plusieurs modes d’adaptation auprès de collègues et amis ayant été confrontés à la pluralité des institutions universitaires. Chacun d’entre eux pose des problèmes spécifiques, mais seul le troisième me semble susceptible de faciliter la promotion à long terme de la recherche francophone.

Le modèle du lavage de cerveau : l’adoption totale des standards dominants

Un premier mode d’adaptation consiste à accepter les choses telles qu’elles sont et à adhérer sans recul critique aux standards dominants. On lira occasionnellement en français, mais on n’écrira qu’en anglais dans le style maison propre aux revues ciblées. Cette situation facilite une intégration rapide au processus de publication internationale, parfois dans les revues de plus haut niveau, et, d’après mon expérience, elle sera d’autant plus aisément choisie que l’on se situe proche du coeur du système plutôt qu’à sa périphérie et que l’on n’a pas été complètement socialisé à un système francophone. Pourquoi s’acharner à écrire en français si l’on dispose des clefs du système dès le départ et que l’on en a une vision de l’intérieur ? Il est évident que si une telle approche procure un confort, elle génère aussi certaines formes de frustration.

Plusieurs amis m’ont en effet fait part de leur dépit lié au fait de ne même pas pouvoir parler de leur recherche dans leur langue (qu’elle soit française ou autre), car ils ne connaissent pas les mêmes mots clefs correspondant à leur objet d’étude dans leur langue maternelle. L’univers professionnel devient parfois ici complètement déconnecté de la vie privée ou familiale; la discussion sur la recherche sera nécessairement en anglais. Si ce choix est parfaitement respectable, il est évident qu’il n’est d’aucune aide pour promouvoir la recherche francophone.

Le modèle de la réserve d’Indiens : la résistance au mainstream… dans le confort de l’entre-soi

À l’opposé, une seconde approche consiste à se révolter ouvertement contre les normes internationales en vigueur, à s’insurger contre l’imposition de critères anglo-américains dans l’écriture de la recherche et à se réfugier dans la seule publication en langue française pour y faire face. Ce positionnement est crucial pour promouvoir et maintenir l’existence de revues francophones de qualité et il est une condition sine qua non à la possibilité de publier en français : il n’y a pas de (bonne) publication francophone sans (bonnes) revues de langue française. Des revues telles que « Gérer et Comprendre » ont fait un travail considérable pour qu’une alternative francophone au mainstream existe.[4]

Toutefois, l’adhésion parfois sans réserve à cette approche dans certaines communautés francophones pose aussi des problèmes et se révèle d’un intérêt limité pour promouvoir les approches francophones au-delà du cercle des convaincus — faisant courir le risque de transformer la recherche en langue française en une « réserve d’Indiens », pour reprendre l’expression utilisée par Michel Berry. Si ses promoteurs aiment à se qualifier de « résistants », il ne faut pas oublier qu’ils opèrent souvent dans le confort d’un « entre soi » et ne sont en général pas soumis aux pressions qu’ils dénoncent — en tout cas jusqu’à une période récente; ce sont donc des résistants « à bonne distance ». De plus, les processus de publication dans des contextes purement francophones se heurtent à des limites : l’identification d’experts dans un champ où les domaines sont de plus en plus spécialisés devient complexe, la monopolisation d’un comité de rédaction par une faction peut faciliter et renforcer la création de baronnies où seules les théories locales et maisons font l’objet de publication…[5] Le langage devient ici un instrument permettant d’éviter la confrontation à des sources extérieures et de préserver une chapelle, sur le modèle lacanien, où seul le « maître » était autorisé à signer les articles souvent produits par les disciples.[6] Si la volonté de faire école est louable et si l’adoption d’un positionnement spécifique est cruciale pour promouvoir une recherche francophone, son influence passe aussi nécessairement par des formes de traduction.[7] Il s’agit donc d’un positionnement qui reste une condition nécessaire, mais qui n’est pas dénué de dérives et ne peut être suffisant pour promouvoir la recherche francophone.

Le modèle de l’hybridation maîtrisée : vers une influence sous-cutanée du champ dominant ?

La « vraie » résistance, selon moi, consiste plutôt à s’immerger en terrain dominant et à résister aux sirènes des deux positions extrêmes précédentes pour promouvoir une recherche francophone dans les deux langues afin de construire les chaînes de traduction nécessaires à la circulation des idées d’une communauté de chercheurs à une autre. Faire remarquer à des auteurs étatsuniens que leurs théories ne sont peut-être pas valides au-delà de leurs frontières et qu’elles sont fortement biaisées du fait que toutes leurs données viennent d’organisations américaines, critiquer la présentation de champs de recherche entiers au prisme d’un modèle structuro-fonctionnaliste qui ne peut que renforcer par ce biais son emprise au détriment (sinon au mépris) des approches alternatives publiées dans des revues européennes ou françaises, expliquer que certaines « contributions » — comme les six logiques institutionnelles récemment « découvertes » par Thornton, Lounsbury et Occasio en 2012 — ne sont peut-être pas si originales, ni vraiment des nouveautés pour un lectorat connaissant déjà l’oeuvre de Boltanski et Thévenot publiée en 1991, quoiqu’en pensent ses plus ardents promoteurs, cela nécessite d’être en contact avec cet univers anglophone, d’en connaître les codes et de s’y être constitué une capacité d’influence, et de ne pas se réduire au silence par crainte de déplaire. La révision d’articles pour des revues et des conférences anglophones est alors une autre condition strictement nécessaire pour maintenir et développer ces formes d’influence « sous-cutanée » et transformer certaines théories en points de passages obligés. Contrairement à une idée reçue, certaines revues européennes anglophones, y compris lorsqu’elles sont publiées en France ou en Scandinavie, offrent un espace propice à ces dialogues et débats, permettant de développer les contrepoids à la domination de paradigmes véhiculés par les codes d’écriture. La promotion d’une recherche francophone passe donc inévitablement aussi par l’écriture et la publication en anglais. La recherche francophone ne pourra imprimer sa marque durable que si elle s’accompagne d’une forme de bilinguisme et produit des hybrides capables de relier et de traduire les idées dans les deux sens.

C’est donc selon moi un modèle d’hybridation « maîtrisée » que l’on devrait chercher à promouvoir pour renforcer l’influence de la recherche francophone et ainsi légitimer son maintien et son développement dans des supports à la fois francophones et anglophones. Ce modèle exige de publier en français pour maintenir l’existence de supports de recherche francophones de qualité. Il exige également une ouverture sur de multiples communautés de recherche et oblige à remettre en question certaines certitudes et préjugés qui dominent de part et d’autre des deux premiers modèles d’adaptation proposés. S’il est une source de frustrations, ce positionnement offre aussi à celles et ceux qui l’adoptent une position de « marginal sécant »[8] qui n’est pas toujours inconfortable : le fait de ne pas travailler pour un système où la permanence dépend des publications peut donner aux auteurs soucieux de favoriser les approches francophones une liberté de ton et de parole dont les chercheurs des plus prestigieuses universités américaines disposent rarement. Les places de « francs-tireurs » mettant en lumière les limites d’approches trop centrées sur les États-Unis sont nombreuses à prendre dans le champ de la gestion mainstream où les processus de normalisation et les comportements moutonniers l’emportent très souvent sur l’originalité des contenus, des terrains et des approches épistémologiques et méthodologiques — la théorie néo-institutionnaliste offrant ici une triste et frappante illustration de sa propre thèse relative à l’isomorphisme.

Finalement, l’hybridation procure de nombreuses satisfactions par l’écriture. La sensation de pouvoir utiliser l’ensemble des parties de son cerveau dans sa recherche, de même que l’écriture dans plusieurs langues, avec les décalages et déphasages qu’une telle pratique suscite, sont des sources d’enrichissement permanent. Tel Henri Michaux, qui a dû attendre de se briser le bras droit pour faire la « découverte de l’homme gauche » et apprendre à écrire et peindre avec son autre main[9], la pratique d’écriture en deux langues offre une flexibilité intellectuelle et cognitive souvent sous-estimée dont l’usage ne peut qu’améliorer à terme la qualité et l’impact de l’écriture de la recherche…[10] qu’elle soit publiée en anglais ou en français.