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L’histoire de la réception du Prince de Machiavel est certes complexe, truffée de discontinuités et de revirements quelque peu surprenants. Alors qu’il était au XVIe siècle considéré comme un objet de scandale, Le Prince est aujourd’hui vénéré par tous ceux et celles qui oeuvrent dans l’industrie fort lucrative du leadership (l’anglicisme malheureux s’impose ici, sans doute par désir de trouver un euphémisme au mot domination…). En effet, Le Prince de Machiavel inspire profondément cette industrie, dont la mission première est de louer les succès éclatants des « grands exemplaires » (des virtuosi) et d’enseigner leurs secrets à tous ceux qui se croient capables de réformer de façon radicale des corporations et organisations faibles, peu rentables ou corrompues. Ainsi, toute personne qui a la malchance d’ouvrir un livre sur l’éthique des affaires ou sur l’éthique du leadership verra inévitablement de copieuses références au Prince. Ce déploiement ne surprendra personne, car qui, en enseignant ce petit livre dangereux, n’a pas vu briller dans les yeux d’un (ou de plusieurs…) de ses étudiants l’espoir qu’un jour lui-même serait en mesure d’appliquer cet enseignement précieux et de faire preuve de son exceptionnelle virtù en dominant ses collègues, ses actionnaires ou ses concitoyens ? Le Prince, après cinq siècles, s’est donc taillé une place dans le panthéon des best-sellers, rivalisant même avec les biographies de Steve Jobs dans les bibliothèques personnelles des dirigeants de toute trempe[1].

Mais ce n’est pas simplement ceux en quête de pouvoir ou de richesses qui sont attirés par la soi-disant « magie » du leadership. Dans les études sur la corruption politique, on invoque souvent le lieu commun selon lequel le problème des abus de charge publique en vue d’un intérêt privé ne peut être réglé sans avoir recours au miraculeux leadership, soit à cette qualité énigmatique de commandement qui serait en mesure de transformer rapidement et radicalement des institutions moribondes et de mettre en place les dispositifs de surveillance et de contrôle nécessaires pour contrer les abus. Mais un tel argument mène souvent à une aporie, car les études qui placent ainsi leur confiance en cet énigmatique leadership sont bien souvent traversées par l’idée – autre lieu commun – que toute autorité qui n’est pas soumise à la surveillance et au contrôle aura tendance à être elle-même corrompue. Dans une discussion de travaux récents portant sur ce sujet, Jonathan Hopkins observe : « Problems of corrupt incentives are continually resolved by appealing to higher authorities despite the fact that such authorities are precisely those who should be most affected by such incentives : “monitoring from above is necessary to increase the risk faced by corrupt civil servants”. »[2]

Cela est, diront certains, une problématique assez classique, et elle va beaucoup plus loin que la simple question Quis custodiet ipsos custodes[3]. Car le problème ici n’est pas seulement que l’autorité qui peut punir peut également abuser de sa position; c’est aussi que selon une conception de l’intégrité politique prisée par les républicains civiques, l’existence d’une telle autorité est en soi corruptrice pour la Cité. Cet argument républicain repose sur l’idée qu’il existe une personnalité civique dont dépend la vitalité des institutions libres et qui est elle-même le produit de telles institutions. En d’autres termes, dans une société où les individus sont sujets (au lieu de citoyens), dans une société où tous sont soumis à l’autorité d’un seul, le détenteur du pouvoir et les sujets seront nécessairement corrompus, dénués de leur énergie et même de leur désir d’être libres.

L’appel au deus ex machina du leadership dans plusieurs études récentes sur la lutte contre la corruption semble par ailleurs être en tension avec l’idée fort courante selon laquelle la démocratisation représenterait « la » grande solution aux problèmes persistants de corruption[4]. Or, on dira que cela n’est pas nécessairement une contradiction : la démocratie représentative a eu de nombreux interprètes qui ont vu le représentant non pas comme un chef mais plutôt comme un mandataire, et qui ont tenté par cette interprétation de réconcilier des principes populaires avec l’idée qu’une certaine forme de direction est incontournable. Ceci dit, il y a un esprit démocratique qui a toujours été sceptique quant à l’élitisme ou aux éléments de césarisme plébiscitaire qui sont impliqués par la représentation politique dans les démocraties de masse. Quoi qu’il en soit, l’esprit démocratique a somme toute raison d’être sceptique quant à l’appel à une autorité forte qui saurait instaurer une réforme radicale et punitive, un appel qui est souvent exprimé dans les contextes de corruption généralisée[5].

Si Le Prince est effectivement un texte central pour percer les secrets du leadership, qu’a-t-il à nous enseigner sur la relation entre corruption et réforme ? La question pourrait surprendre, car la corruption, concept central pour l’analyse des républiques proposée dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, n’est que très peu mentionnée dans Le Prince. Dans cet essai, je propose néanmoins de lire Le Prince de Machiavel comme mettant de l’avant une riche méditation sur le paradoxe du leadership ou, plus précisément, de l’un seul (l’uno solo), soit que l’autorité du principe est à la fois source de purification politique et cause principale de la corruption. J’insisterai sur le fait que Le Prince, souvent considéré comme l’un des textes fondateurs des « leadership ethics », sera mal compris s’il n’est pas lu à la lumière de la préoccupation centrale du Machiavel républicain, soit la corruption (et son thème connexe, le retour aux origines). Relu à partir de cette perspective, Le Prince est en mesure de nous offrir une réflexion importante et actuelle sur la nécessité et le danger d’uno solo.

Dans un premier temps, j’examinerai l’utilisation du concept de corruption dans Le Prince. Nous verrons que le concept est déployé d’une façon qui est tout à fait conforme avec l’utilisation qui en est faite par les économistes dans leurs études sur la corruption. Mais nous verrons, également, que cette acception du mot « corruption » est en contradiction avec l’utilisation dominante de ce terme dans les Discours. Or, loin de suggérer que cette tension signifie qu’il faille séparer Le Prince des écrits républicains de Machiavel, je proposerai plutôt que ces deux utilisations distinctes du mot « corruption » correspondent à deux attitudes irréconciliables face au règne d’un seul qui traversent tous les textes de Machiavel. Dans un deuxième temps, j’examinerai le rôle important joué par l’un seul (l’uno solo) dans la régénération d’une république corrompue. Je noterai toutes les improbabilités qui entourent l’existence du nouveau prince rédempteur, puis je décrirai le problème du retour aux origines sous la direction d’un seul comme une aporie. Ceux qui lisent Le Prince afin d’y dénicher des secrets sur l’art de contrôler les agents corruptibles de l’État n’ont pas tout à fait tort de le lire ainsi, mais j’aimerais montrer qu’ils ne saisiront guère l’enseignement de Machiavel sur la corruption s’ils demeurent aveugles au fait que le leadership est à la fois une cure et une source de maladie pour la vie libre d’une collectivité.

La corruption dans Le Prince

Les dimensions clés du terme « corruption » dans les Discours sont bien connues : la corruption y est comprise comme une diminution de respect pour la loi, les formes religieuses et la gloire de la république; la corruption s’installe quand il y a une augmentation des dépendances personnelles, de la décadence et du factionnalisme (au lieu du « sain » conflit de classes); de plus, la corruption tend à se manifester par le mépris de la frugalité, par la montée des classes de gentilshommes oisifs, par la servilité et l’oisiveté du peuple, ainsi que par une dépendance de la collectivité à la protection prodiguée par les mercenaires. La corruption pourrait se résumer à une perte de la vertu citoyenne – une vertu qui consiste, soulignons-le, non pas en une dévotion désintéressée pour la patrie (car ceci est une idée qui fait violence à la psychologie sociale machiavélienne), mais plutôt en une identification pleine avec la république, source du profit et de la gloire. On sait aussi que pour Machiavel, la corruption a le pouvoir de transformer rapidement des sociétés dites « libres » en sociétés serviles. Le concept de corruption inclut ainsi à la fois des phénomènes que nous pouvons facilement comprendre comme corrompus (le népotisme, le clientélisme, les détournements de fonds publics) et d’autres qui en semblent plus éloignés selon l’acception moderne du terme (la paresse, l’impiété, l’inégalité extrême, le populisme, la dépravation des moeurs publiques). Ceux qui considèrent que la définition dominante aujourd’hui de la corruption (« l’abus d’un pouvoir public à des fins privées ») est trop individualiste et insuffisamment politique sont évidemment attirés par cette appréhension hautement républicaine du terme « corruption » de la part de Machiavel, bien que, ce faisant, ils passent négligemment sous silence certains aspects violents et masculinistes du civisme qui sous-tendent cette idée[6].

Or, s’ils sont au contraire omniprésents dans les Discours, les mots corruzione, corrompere et corrotto ne parsèment que très peu les pages du Prince. Quand ils sont évoqués, c’est le plus souvent pour faire référence non pas à la diminution de la vertu civique, mais plutôt à la dissolution d’un lien d’obéissance par l’entremise de l’argent ou de promesses. L’exemple le plus évident est celui de la corruption des soldats, dont la loyauté peut facilement être achetée (particulièrement s’ils sont mercenaires, car ici, leur loyauté a déjà un prix). Autre exemple, dans le chapitre IV du Prince, Machiavel compare les difficultés qu’implique le fait de corrompre les ministres et les nobles du roi de France à celles rencontrées pour corrompre les ministres du Turc[7]. La corruption ainsi décrite dans Le Prince est un phénomène parfaitement compréhensible par la théorie la plus courante dans la littérature contemporaine sur l’anticorruption, soit selon la perspective du problème de mandant-mandataire (principal-agent). Les problèmes principal-agent sont ceux qui émergent lorsqu’un agent a une charge importante confiée par un pouvoir supérieur (le principal), mais que ce dernier n’est pas en mesure de surveiller ou de contrôler chaque action de l’agent. Le modèle principal-agent est donc employé pour comprendre les cas d’abus d’un pouvoir reçu en délégation. Cette théorie cherche à déterminer les structures d’incitatifs qui feront en sorte que les agents – typiquement conçus comme des homo economicus – soient disposés à ne pas changer leurs liens de dépendance[8]. Dans leurs recherches sur la corruption, les économistes ont tendance à développer des modèles complexes qui visent à déterminer quels sont les incitatifs nécessaires pour prévenir l’abus d’une charge donnée en délégation.

L’analyse la plus claire d’une telle problématique se trouve, dans Le Prince, dans le chapitre XXII sur les secrétaires. Ce bref chapitre sur les conseillers du prince a souvent été lu comme une réflexion plus ou moins masquée sur la relation entre l’écrivain Machiavel et ses lecteurs, car la grande préoccupation de Machiavel ici concerne la relation entre le savoir et le pouvoir. Mais la deuxième grande question du chapitre – une question un peu plus simple, mais dont la réponse demeure assez ambiguë – est celle qui se trouve au coeur du problème principal-agent, c’est-à-dire comment s’assurer que les pouvoirs délégués ne soient pas utilisés dans les intérêts du secrétaire (l’agent) plutôt que dans ceux du prince (le principal). Machiavel donne tout d’abord un conseil assez évident à ses lecteurs : « Lorsque vous voyez votre ministre penser plus à lui qu’à vous, et que parmi toutes les actions il cherche son profit, un tel homme ne sera jamais un bon ministre, jamais vous ne pourrez vous y fier[9]. » (Prince, XXII) Le propos semble un peu simpliste pour deux raisons : premièrement, le problème central avec le pouvoir délégué tient à ce que l’on ne peut pas toujours discerner si les ministres pensent d’abord à eux-mêmes. Après tout, c’est dans la nature même du pouvoir délégué que de ne pouvoir être soumis à une surveillance perpétuelle… En fait, même s’il était techniquement possible de surveiller les ministres constamment sans s’exposer à des coûts prohibitifs, le vrai objet de la surveillance (soit la pensée du ministre) demeurerait inaccessible. Deuxièmement, l’idée qu’un secrétaire puisse être disposé à préférer les intérêts du prince aux siens (l’utile suo) est assez invraisemblable selon l’anthropologie machiavélienne. Et, évidemment, Machiavel en est bien conscient; après tout, la plupart de ses conseils visent à inviter le prince à manipuler la crainte et l’espoir de l’agent (secrétaire, ministre, etc.) pour que les intérêts de ce dernier soient étroitement liés à ceux du principal (soit, ici, le prince).

Comment le prince arrivera-t-il à accomplir ceci ? Machiavel propose la recette suivante : « Le prince […] doit penser à son ministre, en l’honorant, en l’enrichissant, en le faisant son obligé […] afin qu’il voie qu’il ne peut exister sans lui, et que l’abondance des honneurs ne lui fasse pas désirer plus d’honneurs, l’abondance de richesses ne lui fasse pas désirer plus de richesses, l’abondance des charges lui fasse craindre les changements. (Prince, XXII) Cette référence au pouvoir des richesses est quelque peu surprenante : on pourrait sans doute se demander si la psychologie machiavélienne nous donne raison de croire qu’un ambitieux comblé de richesses pourrait facilement se sentir satisfait. Après tout, « la nature a créé les hommes de façon telle qu’ils peuvent tout désirer et ne peuvent tout obtenir » (Discours, I.37) et, essentiellement, la possession ne satisfait pas les désirs, mais les alimente[10].

Or, justement, Machiavel ne considère pas que ces richesses seront suffisantes pour préserver un lien de loyauté. Il faut également avoir recours à la crainte, soit à la double crainte du ministre 1) de perdre sa position privilégiée, une position qu’il ne peut pas imaginer sans l’éminence du prince, et 2) d’être puni. Ce dernier enseignement est naturellement celui qui est le plus populaire chez les experts de la direction, qui répètent avec une satisfaction palpable la leçon du chapitre XVII voulant que la crainte soit plus fiable que l’amour pour assurer la loyauté. On sait que l’absence de crainte dispose les gens à esquiver leurs liens d’obéissance. Plus efficaces que les honneurs et les richesses, donc, sont les exécutions tous les dix ans que Machiavel recommande dans ses Discours au livre III (ch. 1). Le manque de punition peut corrompre dans le sens d’affaiblir un lien de dépendance. Ainsi, Scipion a dû faire face à la révolte de ses soldats parce qu’il était insuffisamment sévère. Pour cette raison, Machiavel l’accuse (citant Fabius Maximus) d’être le « corrupteur de l’armée romaine » (Prince, 17). Pas de carotte sans bâton. C’est aussi dans ce sens, naturellement, que nous pouvons comprendre les exécutions spectaculaires que Machiavel loue à plusieurs reprises comme prévention efficace contre la corruption dans une république, la crainte incarnant toujours le moyen de renforcer la loyauté des ministres envers leur prince. Dans ce passage célèbre où Machiavel décrit le saisissant spectacle de Remirro coupé en deux morceaux (Prince, VII), on trouve non seulement une fine appréciation de la psychologie sociale des foules, mais aussi un bel exemple du conseil offert par Robert Klitgaard (le doyen du modèle principal-agent dans l’étude de la corruption) : « Fry big fish[11]. » Car s’il est important que le peuple soit stupéfait et satisfait par de telles « fritures », les grands ont encore plus besoin d’être témoins de ces remarquables actes violents afin que leurs plus fortes ambitions soient muselées.

Pas faux, alors, de dire, avec les auteurs de Machiavelli, Marketing and Management, que la « principal and agent theory and the concept of moral hazard are modern versions of some ideas in The Prince[12] ». Sans doute, mais avec la seule différence que Machiavel avait l’avantage d’appartenir à un âge qui n’avait pas encore goûté aux plaisirs des sciences sociales; il n’avait donc pas été tenté de formaliser le principe en formules mathématiques. La banalité du propos – soit que les agents ont besoin de forts incitatifs afin de rester loyaux – explique sans doute sa popularité dans une littérature dédiée à la découverte de formules simples pour la « bonne gouvernance ». Cette même banalité justifie probablement aussi que c’est ce même conseil qui revient le plus souvent dans les centaines de livres qui promettent de synthétiser en peu de pages toute la sagesse du Florentin « for the busy modern executive ».

Mais il y a quelque chose d’un peu insuffisant dans ce conseil. Premièrement, comprendre le lien de loyauté comme simple calcul de crainte et d’espoir est psychologiquement simpliste et néglige l’élément d’habituation, qui est une source clé de tout lien d’obéissance[13]. Deuxièmement, une telle dépendance du ministre au prince est elle-même signe d’une personnalité gravement déficiente. Considérons la référence à la corruption dans Le Prince, chapitre IV, dans lequel Machiavel compare la conservation de diverses formes de monarchies. Selon lui, le Turc gouverne de façon extrêmement centralisatrice; le roi de France, au contraire, gouverne avec une série de seigneurs quasi indépendants. La leçon mise de l’avant par Machiavel ici est que la France serait plus facile à conquérir que l’Empire ottoman puisque les seigneurs français seraient faciles à corrompre, mais qu’une fois conquis, un pays avec un tel système serait plus difficile à conserver. Et l’inverse serait vrai pour l’Empire turc, mais la raison alléguée a de quoi surprendre : on aurait de la difficulté à corrompre les administrateurs du Turc, dit Machiavel, car « comme ils sont tous ses esclaves et ses obligés, on peut plus difficilement les corrompre ». Certes, c’est précisément ce que Machiavel conseille au prince : resserrer si fort les liens de dépendance que les agents du prince ne peuvent envisager de vivre hors de sa protection. Mais étant donné que Machiavel tend à associer la corruption aux esprits serviles, il y a quelque chose de surprenant dans l’affirmation que l’esclave – par définition servile – du Turc est moins corruptible qu’un seigneur! Il est également surprenant d’entendre le conseil qu’un prince devrait cultiver chez ses conseillers un tel esprit d’esclave[14].

Ce qu’il faut voir ici, c’est que les liens de dépendance que Machiavel loue dans Le Prince comme instances d’absence de corruption sont, dans le reste de son oeuvre (et particulièrement dans les Discours), le signe par excellence de sociétés et de personnalités corrompues. On pourrait penser que la corruption en principauté et celle en république ne sont pas réellement deux phénomènes opposés : dans chaque cas, un lien de loyauté est brisé par des motifs de gain personnel. Et dans les deux cas, la crainte est le mobile le plus efficace pour ramener les gens à leur loyauté primaire. Mais il serait trompeur de ramener le concept de corruption dans la pensée de Machiavel à cette vision de la nature humaine comme simple calcul de plaisirs et peines. Il y a une tension entre l’utilisation machiavélienne du mot « corruption » pour se référer à la dissolution, par voie de cadeaux ou de faveurs personnelles, d’un lien de loyauté et l’utilisation (plus fréquente et plus englobante) du mot lorsque Machiavel discute des républiques libres. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une utilisation qui repose sur l’idée de moeurs complètement viciées.

La seule instance dans Le Prince où le concept de corruption est utilisé de façon clairement plus sociétale se trouve au chapitre XIX. Rappelons le contexte général du chapitre en question : il s’agit ici de discuter la façon dont un prince a parfois besoin de s’appuyer sur des soldats, qui veulent opprimer, plutôt que sur le peuple, qui veut simplement ne pas être opprimé. « Car, lorsque la collectivité dont vous pensez avoir besoin pour vous maintenir, que ce soit le peuple, les soldats ou les grands, est corrompue, il vous faut suivre son humeur pour la satisfaire; alors les bonnes actions vous sont contraires. » (Prince, 19) La corruption ici n’a rien à voir avec un lien de loyauté brisé. Elle correspond à un changement de moeurs où le désir d’opprimer n’est pas bridé par les lois, où le désir de la part du peuple de ne pas être opprimé n’est pas renforcé par les armes, et où citoyens et soldats ont perdu cette disposition psychologique qui s’appelle la vertu.

Le retour aux origines

Les présuppositions psychologiques qui sous-tendent le problème principal-agent sont, ainsi, essentiellement liées à une condition de corruption plutôt générale. C’est-à-dire que les traits de comportement des individus – qui sont traités par les théoriciens du principal-agent comme une constante, un facteur permanent et inchangeable, la variable fixe autour de laquelle on façonne les institutions – sont, pour Machiavel, les signes d’une corruption généralisée. Un esclave du grand Turc est difficile à « corrompre » (par des cadeaux ou divers appâts matériels) parce qu’il est déjà entièrement corrompu : il est un courtisan, la simple créature d’un autre. Si son prix est assez haut, sa valeur est infime. De plus, il n’est pas facile à acheter parce que son maître détient assez de contrôle centralisé sur la population qu’un complot par quelques-uns de ses serviteurs aurait peu de chances de réussir, mais si on parvenait à vaincre l’armée et à tuer la famille du prince, le courtisan, esclave qu’il est, serait tout de suite prêt à changer d’allégeance.

Ce qui rend les nobles français moins fiables pour leur prince est le fait qu’ils ont leurs propres serviteurs. C’est grâce à ce pouvoir indépendant qu’ils sont plus en mesure de trouver de l’appui pour une rébellion contre leur prince, et c’est également grâce à ce pouvoir qu’ils sont plus facilement tentés par les cadeaux et promesses des ennemis du roi. C’est évidemment aussi pour cette raison que les gentilshommes sont dangereux pour une république[15]. Cependant, l’existence d’une autorité extraétatique dans une république n’est pas simplement un danger pour l’existence de l’État : elle représente aussi une source de corruption, car la dépendance des sujets d’un signor ou d’un prince implique un tempérament servile chez les sujets. Elle implique par ailleurs une dégradation des moeurs civiques : dans un pays libre, gouverné par les lois et « incorrotto » comme la Rome républicaine, il n’existe pas ce genre d’obéissance servile ou de domination arrogante (Discours, I.58). Ainsi, la servilité des petits permet la licence des grands, et sans la tension salutaire entre le peuple et les grands, on court le risque d’une faiblesse mortelle pour la vie civique, car qui n’est pas opposé sera licencieux, et la licence mène à la prédation, à la faction, à la dépendance et à la laxité militaire.

Ainsi, le mot « corruption » est, comme plusieurs des concepts machiavéliens, polysémique. Il est déployé dans Le Prince dans un sens quotidien qui indique un acte individuel de pot-de-vin menant à la trahison d’un devoir ou d’un lien d’obéissance. Mais il est également utilisé, surtout dans les Discours, pour indiquer une licence plus générale provoquée par une négligence de la loi, par une absence de contraintes, par une décadence et un manque de vertu militaire, de piété civique et d’égalité (quoique les dimensions exactes de ce dernier critère de « vivere politico ed incorrotto » demeurent objet de controverse). L’esclave difficilement corruptible (selon la première acception du mot) est entièrement corrompu selon la deuxième. Si les deux acceptions du mot ont une certaine parenté – toutes les deux peuvent faire référence aux pots-de-vin, par exemple –, nous aurions tort de comprendre la deuxième exactement de la même façon que la première.

La corruption chez Machiavel est généralement comprise comme une tendance à privilégier les intérêts privés au bien public[16]. S. M. Shumer affirme : « Health denotes a public or polity-wide orientation; corruption, a private and immediate pleasure orientation[17]. » Certes, ce genre d’affirmation est tout à fait vraie, mais il faut faire attention à ne pas voir en la vertu civique machiavélienne une sorte de don de soi. Nul besoin d’insister sur le fait que ceux qui tentent de moraliser la vertu civique machiavélienne en la transformant en altruisme radical font violence aux écrits de Machiavel. En effet, il est évident que la vertu civique telle que pensée par Machiavel n’éradique pas l’égoïsme, qui se situe au centre de son anthropologie[18]. Malgré le fait que le pessimisme anthropologique s’applique aux êtres humains en condition autant de corruption que de « bonta », les dispositions des individus changent avec leurs institutions. Il serait donc incorrect de voir chez Machiavel l’invention de l’homo economicus, cet atome identique dans tous les contextes[19]. Oui, Machiavel rejette la possibilité de cultiver des vertus classiques ou chrétiennes, mais il indique que les êtres humains peuvent être « bons » ou « mauvais » selon leur contexte institutionnel et civique. En effet, il y a une transformation de la « matière » d’un État quand on fait de bonnes lois, et une dégradation de cette « matière » quand le peuple se corrompt[20].

L’économiste Samuel Bowles trouve fort problématique la présupposition sur laquelle reposent plusieurs théories économiques, soit l’idée que les êtres humains sont des atomes qui répondent simplement aux incitatifs de gain ou de perte. Il est pertinent pour nous de noter ici que Bowles décrit cette présupposition ou cette logique comme « Machiavelli’s mistake[21] ». Pourtant, Machiavel est bien loin de commettre cette erreur. S’il est vrai que selon Machiavel les êtres humains sont toujours remplis de caractéristiques que les traditions morales chrétiennes auraient considérées comme des vices, cela ne peut être compris comme une assertion voulant que les hommes soient inchangeables. Oui, il faut supposer que « tous les hommes sont méchants » (Discours, I.3), mais cette « méchanceté » peut prendre plusieurs formes. Ainsi, si de bonnes lois sont une façon de former le « matériel » (le peuple), il ne faut également pas perdre de vue que les lois ne valent rien si le peuple est corrompu (Discours, I.18). Machiavel donne deux exemples de bonnes lois romaines qui sont devenues nuisibles dans des circonstances corrompues : d’abord, comment on nommait les magistrats et, ensuite, comment on proposait et délibérait des lois en public. Selon lui, dans les temps non corrompus, les gens qui se présentaient pour les magistratures auraient eu honte de le faire s’ils ne les méritaient pas; les moeurs entraînaient un système méritocratique. La même chose s’appliquait aux délibérations publiques : Machiavel loue le débat ouvert dans un contexte de vertu civique puisque dans un tel contexte, le débat mène à des décisions plus éclairées. Mais dans les contextes corrompus – ceux, par exemple, où le peuple est décadent, où l’inégalité domine, et, surtout, où règne une sorte de passivité craintive chez le peuple –, ces bonnes lois deviennent plutôt des sources de clientélisme et d’oligarchie. Le passage où Machiavel expose ces idées mérite d’être cité, car il pourrait très bien décrire des situations actuelles. Dans les moments de corruption, écrit donc Machiavel, « les candidats aux magistratures n’étaient pas les plus vertueux, mais les plus puissants ». Également, en ce qui concerne le débat public, « les citoyens étant devenus mauvais, cette disposition devint très mauvaise, car seuls les puissants pouvaient proposer des lois, et, par crainte, personne ne pouvait s’y opposer. De sorte que le peuple était soit trompé, soit contraint de décider sa propre ruine » (Discours, I.18).

Dans ces cas de corruption, nous voyons comment la fonction d’une institution politique peut être transformée : au lieu de favoriser le bien public, elle commence à servir les intérêts d’un petit nombre. Et le mécanisme qui fait en sorte que les grands sont capables de pervertir les institutions est l’inégalité même, qui leur permet de bâtir les factions et les liens de dépendance personnelle. Mais alors, quelle est la solution pour contrer une telle corruption généralisée? On pourrait suggérer une réforme radicale des inégalités de propriété. Après tout, si c’est ce type d’inégalité qui est à la base de ces dépendances et de cette transformation des moeurs (ce qui serait au moins une façon de comprendre la dénonciation ambiguë de l’inégalité à la fin de Discours, I.17), il faudrait retrouver une condition d’égalité dans laquelle le peuple est pauvre et la république, riche. Sans doute cela représente-t-il un élément clé d’une vraie solution, mais quand Machiavel considère des tentatives concrètes de rétablir l’égalité – par exemple, celle des Gracques –, il est équivoque : il loue les intentions des Gracques et condamne les inégalités et les abus introduits par la noblesse, mais il blâme également les Gracques pour leur manque de prudence (Discours, I.37). Nous n’avons pas l’espace nécessaire ici pour aborder l’épineuse question de la sorte d’égalité que Machiavel prône dans une république libre. Il suffira de noter que sa réponse au problème de dépendance corruptrice passe par la voie de la monarchie, dans laquelle la dépendance n’est pas éliminée, mais plutôt renforcée et resserrée dans les mains d’un seul. Les Gracques eux-mêmes auraient dû temporiser : ils n’étaient pas en mesure de produire des renouvellements radicaux. Cela est le travail du vrai virtuoso, le nouveau prince qui sait utiliser « des moyens extraordinaires ». Le passage est célèbre :

De toutes les choses susdites procède la difficulté ou l’impossibilité qu’il y a, dans les cités corrompues, à maintenir la liberté ou à la créer de nouveau. Si l’on devait cependant la créer ou la maintenir, il conviendrait de se rapprocher plutôt de la monarchie que de la démocratie, afin que les hommes, dont l’insolence ne peut être corrigée par les lois, soient refrénés de quelque manière par une autorité presque monarchique.

Discours, I.18

Uno solo. « Là où la corruption est telle que les lois ne suffisent pas pour la refréner, il faut y établir conjointement une plus forte autorité : c’est-à-dire un pouvoir royal qui, par sa puissance absolue et sans limites, puisse mettre un frein à l’ambition et à la corruption sans limites des puissants. » (Discours, I.55) Il faut abaisser les grands, élever les petits, et faire en sorte que les hommes soient transformés par des actes de violence spectaculaires.

Machiavel a deux choses en tête ici, une qui est plus modérée et une qui est extrême. La version modérée est l’institution de la dictature, qui offre un pouvoir extralégal, mais quand même encadré par les lois (Discours, I.34). Une révolution sans révolution. La beauté de cette solution, c’est que puisque la dictature est une charge limitée en durée, elle ne permet pas l’établissement de liens de dépendance personnelle, qui sont la marque distinctive de la corruption. Mais la difficulté avec la dictature comme institution vient de ce qu’elle est utile seulement lorsque la population n’est pas corrompue : César a pu abuser de cette charge parce que Rome était déjà servile et le pouvoir de César, déjà un fait. La dictature représente donc une charge utile pour les cas d’urgence, mais elle n’est pas une solution à la vraie corruption.

La deuxième chose que Machiavel a en tête, c’est le pouvoir encore plus fort et absolu, qui est en mesure de refonder un État, un pouvoir qui va au-delà des lois. Quand Machiavel introduit l’idée de ce pouvoir à la fin des Discours, I.18, il exprime des doutes quant à sa propre thèse : une vraie refondation nécessiterait ce genre de cruauté extrême qui fut employée par les grands fondateurs et réformateurs Romulus et Cléomène. Ce n’est pas simplement la cruauté inhumaine qui rend ces solutions problématiques, mais aussi le fait que ce genre d’actes serait dur à répéter dans les contextes actuels. Et malgré son appel récurant à imiter les anciens, Machiavel indique que ces exemples peuvent mal servir dans les conditions actuelles du XVIe siècle, puisque ces grands hommes de l’antiquité « n’avaient pas un peuple sujet à la corruption dont nous avons parlé » (Discours, I.18). Cette affirmation laisse croire que Machiavel ne vise qu’une augmentation du pouvoir monarchique plutôt qu’un bouleversement radical. Elle demeure tout de même un peu surprenante puisque dans le chapitre où Machiavel parle de Cléomène, il affirme clairement que les Spartes avaient perdu leur vertu civique : ils étaient, alors, tout à fait sujets à la corruption[22].

Mais que la solution soit modérée (des exécutions dictatoriales) ou extrême (déplacements de populations, destruction de villes, etc.), le thème commun est la création de l’unité étatique non pas en premier lieu par voie de vertu civique, mais par la création d’une crainte et d’une dépendance communes. Le nouveau prince, ici, c’est le prince populaire qui freine les ambitions des grands. Il s’appuie sur le peuple en se faisant le protecteur du peuple : de cette façon, il établit un lien de dépendance plus fort. C’est précisément pour cette raison que Machiavel recommande d’imiter Cléarque, qui a exécuté tous les optimates, « à la grande satisfaction des gens du peuple » (Discours, I.16). C’est également ce que fait Agathocle, le prince cruel, qui, malgré sa scélératesse, réussit à bien utiliser la cruauté. Cet exemple d’Agathocle est souvent invoqué pour démontrer clairement que Machiavel est un bon républicain qui n’approuve pas ceux qui arrivent au pouvoir grâce à des crimes et qui détruisent les institutions libres. Mais le passage est beaucoup plus ambigu que ne le croient plusieurs interprètes (notamment ceux qui suivent de près la lecture proposée par Quentin Skinner[23]). Comme l’ont bien indiqué quelques commentateurs, Machiavel loue Agathocle et le qualifie à deux reprises d’homme vertueux[24]. Tout comme Cléarque, Agathocle réussit à s’emparer du pouvoir en s’appuyant sur le peuple au détriment des nobles corrompus. La satisfaction du peuple, ainsi vengé, était grande, mais la cité ne fut pas libérée. Au contraire, le peuple devint complètement dépendant du prince, qui le protégea.

Ainsi, Cléarque et Agathocle sont des exemples de tyrans qui se sont appuyés sur le peuple en leur donnant non pas la liberté, mais une certaine sécurité. Dans la division sociale entre les ambitieux et les passifs, entre ceux qui veulent commander et ceux qui veulent simplement ne pas être dominés, ces tyrans ont cherché un appui chez les moins ambitieux en réprimant les nobles. Or cela représente en quelque sorte le contraire de la liberté républicaine, où la voie doit demeurer ouverte pour les individus ambitieux qui désirent chercher leurs propres fortunes et gloires à travers la gloire de la république. Dit autrement, le mouvement vers l’autorité d’un seul homme n’est pas un mouvement qui favorise la tension salutaire entre les humeurs de la cité. Au contraire, ces tyrans réalisent « qu’une partie du peuple souhaite être libre pour commander; mais que les autres, qui sont les plus nombreux, désirent la liberté pour vivre en sûreté » (Discours, I.16), et le nouveau prince peut chercher leur appui en leur offrant la sécurité et en s’assurant de la loyauté de ses ministres en utilisant carottes et bâtons, « soit en les supprimant, soit en leur accordant des charges conformes à leur condition et pouvant les contenter » (Discours, I.16).

La solution à la corruption, ainsi, c’est le prince civil. Le chapitre IX du Prince décrit comment un nouveau prince peut s’établir en protégeant le peuple des abus des nobles. Mais c’est une solution paradoxale, puisque le prince civil ne cultive pas chez le peuple un esprit libre, mais cherche à tout moment « un moyen grâce auquel ses concitoyens, toujours et en n’importe quelles circonstances, aient besoin de l’État ainsi que de lui; ensuite ils lui seront toujours fidèles » (Prince,  9). Le paradoxe tient à ce que la solution à une corruption produite par des dépendances personnelles consiste à créer une dépendance au prince qui devient, en fin de compte, encore plus extrême. Avons-nous ici affaire à un premier pas vers un possible retour aux origines ? Peut-être. Mais si c’est le cas, il s’agit de reculer pour mieux sauter, car c’est précisément les dispositions ambitieuses ici écrasées qui sont la source de la tension salutaire dans un État libre.

Un nouveau prince s’appuie sur le peuple au détriment des grands en l’armant; c’est une réaction appropriée pour contrer l’inégalité et la corruption. N’est-ce pas là un premier pas vers l’établissement d’une république ? Après tout, c’est parce qu’elle possédait des armes que la plèbe a pu tirer des concessions aux nobles (Discours, I.4). Mais nous devrions être un peu sceptiques devant l’idée qu’un prince civil qui arme le peuple sème le germe de la vertu civique. Considérons la distinction que fait Machiavel entre un prince qui est appuyé par les soldats et un prince qui l’est par le peuple. On pourrait penser que cette distinction est essentielle. Après tout, un signe de la corruption extrême sous les empereurs romains était que le prince devait plaire aux soldats, qui voulaient opprimer le peuple. « Car lorsque la collectivité dont vous pensez avoir besoin pour vous maintenir, que ce soit le peuple, les soldats ou les grands, est corrompue, il vous faut suivre son humeur pour la satisfaire. » (Prince, 19) Seul Sévère, ce modèle de vertu léonin et renardesque, a pu satisfaire la cruauté des soldats tout en évitant la haine populaire. Mais sans cette vertu exemplaire, le prince dans des temps corrompus fera toujours face au choix impossible entre les soldats et le peuple. La réponse évidente est de surmonter ce problème en armant le peuple : le peuple devient les soldats et la division néfaste est éliminée. Mais l’identification du peuple et de l’armée n’est jamais complète : « Parce que l’on ne peut armer tous ses sujets, si l’on accorde des avantages à ceux que vous armez, avec les autres on peut agir avec plus de sécurité; la différence qu’ils éprouvent à leur profit les rend vos obligés; les autres vous excusent, jugeant qu’il est nécessaire qu’aient davantage de bénéfices ceux qui ont davantage de risques et d’obligations. » (Prince, 20) Il existe, alors, une division entre ceux qui sont armés et ceux qui ne le sont pas, et ceux qui le sont sont les créatures du prince. Voilà encore un lien de loyauté personnelle où les deux parties de la population, les ambitieux et les craintifs, sont rendues personnellement dépendantes du prince. Machiavel énumère les formes « d’armes propres », ces armes qui peuvent servir à créer de la dépendance : « Les armes propres sont celles qui sont composées ou de sujets ou de citoyens ou de vos créatures[25]. » (Prince, 13) Or les soldats du nouveau prince sont les sujets et les créatures du prince; ils ne sont pas les citoyens. Les ambitieux sont apprivoisés; les peuples sont sujets à une domination douce.

Il est dur de comprendre comment de telles mesures vers une dépendance pourraient susciter la transformation désirée, ou comment ces créatures du prince rempliraient les fonctions d’une vraie milice républicaine. Après tout, Machiavel insiste sur la différence essentielle entre les soldats qui sont les partisans d’un prince et les soldats qui se battent pour leur propre gloire (Discours, I.43). Et il est particulièrement difficile de voir le prince civil comme une façon désirable d’éliminer la corruption étant donné l’argument de Machiavel voulant que le pouvoir absolu est une source principale de corruption (car celui-ci ne contient aucune bride aux appétits illimités [Discours, I.35, I.42]). John McCormick, dans son interprétation populiste de Machiavel, met l’accent sur le fait que Machiavel semble approuver des tyrans populaires, des princes civils; McCormick salive quand il voit l’image de sénateurs massacrés (les lecteurs américains ont peut-être de la difficulté à ne pas partager ses sentiments[26]). Mais il est clair que les princes civils n’éliminent pas les liens de dépendance personnelle qui sont si corrupteurs. Il faut mettre en contraste le comportement du prince civil avec le comportement que Machiavel loue chez un capitaine républicain, car le nouveau prince arme le peuple (ou, plutôt une partie du peuple), dont les gens, dit Machiavel au prince, « deviennent vos partisans […] vos obligés » (Prince, 20). Comparons cela avec la férocité de Manlius Torquatus, qui assomma son propre fils pour désobéissance. En évaluant les mérites relatifs de l’humanité et de la dureté, Machiavel écrit : « Pour un citoyen vivant sous les lois d’une république, le comportement de Manlius est plus honorable et moins dangereux. Cette manière de faire est assurée de la faveur populaire et ne concerne en rien l’ambition privée. Car on ne peut se faire de partisans en se montrant toujours dur avec tous et en n’aimant que le bien public. » (Discours, III.22) Si les princes civils comme Cléarque ont réussi à réduire la corruption, c’est uniquement la corruption dans le sens le plus restreint du Prince : ils ne font qu’établir la pureté des esclaves, le lien de dépendance personnelle par le bâton et la carotte. Une telle situation ne mérite pas la double gloire (Prince, 24) qui est accordée aux « rédempteurs de leurs pays » (Prince, 26). Resserrer les liens de dépendance n’est pas la même chose que transformer le matériel, le peuple. Dans le second cas, ce qui est nécessaire, c’est une série de mesures radicales qui brisent les liens avec le passé et établissent une nouvelle disposition chez les citoyens.

Il s’agit d’une transformation radicale, une transformation comme celle accomplie par les grands fondateurs et réformateurs Moïse, Thésée, Solon, Romulus ou Cléomène. Ces derniers sont de grands acteurs qui ont pu établir, à travers des actes extralégaux et monstrueux dans leur cruauté, non seulement les institutions d’une vie civique libre, mais également une transformation radicale du caractère des citoyens. Grâce à leurs gestes radicaux, les citoyens deviennent pieux, superstitieux, avides pour le gain et ambitieux pour une gloire qui n’est atteignable qu’au moyen d’actes publics. Leur religion civique n’efface point l’insatiabilité des désirs humains, mais elle transforme les désirs en les accordant avec le bien public et en donnant aux citoyens un frein interne – la peur de(s) Dieu(x) – à toute action anticivique. Considérons la bonta louée dans les Discours I.55 : les soldats romains, après avoir vaincu les Véiens, se sont vus ordonner de payer le dixième de leur butin à Apollon, une décision prise par le sénat. Les soldats étaient obligés de livrer eux-mêmes ce dixième, et ils n’avaient pas de vérificateur général pour s’assurer qu’ils l’avaient fait honnêtement. Machiavel trouve merveilleux le fait qu’au lieu de faire ce que ses concitoyens florentins auraient fait – c’est-à-dire, tricher sur leurs impôts en mentant sur le montant de leurs profits –, ils ont plutôt choisi de s’opposer publiquement à l’ordonnance. Machiavel croit que la force de la religion civique romaine était telle que les soldats n’auraient même pas imaginé d’essayer de tromper le dieu. Ce n’est pas qu’ils étaient des moralistes stoïques ou des altruistes : ils étaient tout à fait avares et égoïstes. Ils étaient simplement si bien formés par les lois, la discipline et la religion, qu’ils ont poursuivi leurs intérêts individuels de manière tout à fait conforme avec le bien public.

Ce que j’aimerais souligner dans ce passage célèbre, c’est le fait que les présuppositions psychologiques de la théorie principal-agent sont complètement inadéquates pour comprendre le comportement des soldats romains. La célèbre définition de Robert Klitgaard selon laquelle C=M+D-A (la corruption = le monopole + la discrétion – l’accountability [la responsabilité contraignante]), quoiqu’en apparence parfaitement en accord avec la position de Machiavel comme quoi tout pouvoir non opposé sera facilement corrompu (Discours, I.35), est tout à fait inadéquate pour expliquer le comportement romain. La vertu civique est essentielle précisément parce que les lois ne suffisent jamais et parce que les charges publiques sont toujours remplies de monopole et discrétion; on pourrait dire que la crainte religieuse remplaçait « accountability » dans la formule de Klitgaard (Discours, I.11). Mais cette crainte n’est qu’une partie de la religion civique : de la même façon que la religion inspire la crainte, elle inspire également la confiance et une attitude pieuse envers les institutions de la république. Les êtres humains sont radicalement transformés par les institutions et croyances établies par les fondateurs. Et si cette transformation est réalisée avec succès, on peut s’attendre à une certaine inertie : l’habituation fait en sorte qu’un peuple libre se battrait pour garder sa liberté et serait beaucoup moins disposé à voir son intérêt personnel comme étant en conflit avec le bien public[27].

Mais pour effectuer de telles transformations, il faut des « moyens extraordinaires » (Discours, I.17). Pour établir une vertu civique qui va durer, il faut qu’un seul transforme les pays en profondeur : « enrichir les pauvres, appauvrir les riches », transporter des peuples (Discours, I.26), détruire des villes et commettre les actes les plus monstrueux imaginables : fratricides et filicides. Le lecteur est sans doute assez familier avec le recours machiavélien aux solutions extraordinairement sanglantes[28]. Mais qu’est-ce qui fait en sorte qu’un ambitieux utilise le pouvoir pour des fins plus glorieuses que sa propre ambition ? Romulus fit des actions haineuses, mais il érigea des institutions libres. Brutus tua ses fils (Discours, III.3), comme Manlius Torquatus (Discours, III.22) par ailleurs, et leurs actions féroces ont eu des effets transformateurs. Le spectacle violent est comme le sacrifice magnifique et féroce de la religion païenne, « ce spectacle terrible [qui] rendait les hommes pareils à lui » (Discours, II.2). Ce n’est pas simplement leur aspect effrayant et sanguinaire qui est transformateur, mais le fait que ces actes symbolisent la subordination des liens de dépendance et l’amour personnel du bien public. Sans cette transformation radicale des citoyens – transformation qui est le produit d’institutions, de lois, de religions et de chocs violents –, le pouvoir d’un seul n’est qu’une solution à la corruption dans le sens le plus faible et restreint du terme.

Mais où sont ces rédempteurs ? Romulus mérite des louanges parce qu’il n’est pas devenu un tyran, mais a plutôt établi un sénat. Machiavel affirme que cet acte prouve que c’était l’intention de ce nouveau prince. Mais il faut constater que c’est un acte assez improbable :

Parce que ramener l’État à la société civile suppose un homme vertueux, et que devenir maître d’une république suppose un homme méchant : pour ces raisons, on ne trouvera que très rarement un homme vertueux qui veuille devenir prince par des voies mauvaises, si ses intentions sont bonnes; de même il est très rare qu’une fois devenu prince, un homme mauvais veuille bien agir et faire un bon usage de l’autorité qu’il a mal acquise.

Discours, I.18

On pourrait même douter de la possibilité d’une telle personnalité si paradoxale. John Najemy affirme que dans ce passage, « Machiavelli finally buries the fantasy of good princes capable of redeeming states with the “violence of arms” of “grandissimi straordinari,” which he now relegates to the pathology of political corruption[29] ». Or, le chapitre I.18 des Discours n’affirme pas qu’un tel rédempteur est impossible, mais simplement qu’il est rare. Machiavel affirme cependant que les mesures extrêmes qu’il est appelé à mettre en oeuvre sont si énormes que Machiavel parle de la « difficulté ou l’impossibilité » de créer la liberté dans un contexte corrompu.

Est-ce qu’il faut nécessairement mettre l’accent sur le mot « impossibilità », ici, ou est-il plausible de voir plutôt une simple tentative de souligner à quel point la transformation requise dans les temps corrompus exige des actes rares et extraordinairement sanglants ? Il serait difficile d’affirmer avec Najemy que ce passage dans Discours I.18 implique une révocation complète de cet idéal de grand fondateur rédempteur qui traverse les oeuvres de Machiavel. Mais même si les grands fondateurs ne sont pas un mythe, mais plutôt une rareté, ce qui est assez clair dans la présentation de la fondation de Rome, c’est qu’uno solo n’est vraiment pas responsable de la création des institutions qui ont produit la liberté. La figure du rédempteur n’est pas simplement très rare et peu plausible psychologiquement : elle est de toute façon une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour la création d’un bon régime mixte. Rome ne fut pas fondée simplement par un prince d’une vertu suprême, mais par une succession de princes dont les vertus des uns complémentaient les vertus des autres[30]. Et ce n’est pas simplement la succession de Numa et Tullus qui fut si importante pour l’établissement d’un peuple vertueux, mais la tension entre les classes qui produisit les institutions qui ont permis aux plébéiens de défendre leur liberté contre les attentes des patriciens. C’est cette même forme républicaine qui a permis la méritocratie romaine (absente des monarchies héréditaires).

Machiavel, alors, fait appel à l’individu exceptionnel – « une foule sans chef est inutile » (Discours, I.44)[31] –, mais il ne croit pas, en fin de compte, que la corruption sera réduite par l’institutionnalisation de l’autorité d’un seul. Tout aussi incontournables que soient ces individus solitaires qui prennent le pouvoir pour ramener une république à ses origines, ils ne sont qu’un élément d’une grande histoire de purification civique. Qui plus est, ils constituent même un danger s’ils ne se font pas éventuellement écarter par les événements, les institutions ou les forces populaires. « Lorsqu’un peuple commet l’erreur d’élever quelqu’un pour qu’il abatte ceux qu’il hait et que cet homme est habile, il arrive toujours que celui-ci devient un tyran. » (Discours, I.40) Machiavel écrit qu’une république peut être ramenée à son origine « soit grâce à un homme, soit grâce à une institution » (Discours, III.1); la visée première de notre essai était de souligner la tension incontournable logée entre ces deux possibilités.

Conclusion : l’aporie du Leadership

Nous avons vu que le concept de corruption dans Le Prince fait référence presque exclusivement, non pas à la dépravation des moeurs civiques, mais plutôt au simple bris de liens de loyauté par l’entremise de promesses ou de cadeaux. La solution à ce problème, selon Machiavel, est de resserrer les liens de dépendance pour que l’agent ne soit point disposé à trahir le principal. Mais nous avons vu, également, que ce resserrement de liens de dépendance est précisément ce qui conduit à la corruption en défaisant la tension salutaire entre le peuple et les grands. Le paradoxe est manifeste dans l’image de l’esclave peu corruptible du grand Turc. La condition nécessaire pour la mise en place de la liberté – le nouveau prince – est précisément la source d’un esclavage fondamental : l’esprit du courtisan. Et malgré l’importance que Machiavel accorde aux fondateurs semi-mythiques et à leurs actes extrêmes, ceux-ci ne sont pas capables à eux seuls de transformer le matériel, le peuple; la leçon de Rome est sûrement que ce n’est aucunement la sagesse d’un seul qui a su instaurer la vertu populaire, mais bien toute une série de princes et, encore plus, toute une série d’événements qui sont hors du contrôle du leader exceptionnel. L’élimination de la corruption civique dépend du dépassement du pouvoir d’un prince.

Dans un projet philosophique entièrement inspiré par Machiavel, Harvey Mansfield cherche à revêtir le pouvoir d’un seul de la dignité qu’il juge que cette notion a perdue dans nos temps corrompus. Machiavel nous dirait, selon Mansfield, « that we have found no substitute for virtuous princes (in his sense)[32] » et que toute démocratie est nécessairement gérée par un pouvoir exécutif fort. Ryan Balot et Stephen Trochimchuk ont récemment réaffirmé, contre ceux qui proposent un Machiavel plus démocratique, l’interprétation straussienne (sans le bagage ésotérique) qui insiste sur l’appel machiavélien au pouvoir exécutif, un appel qui dépasse les bornes constitutionnelles[33]. Nous ne saurions trancher définitivement ici la question complexe à savoir si Machiavel est élitiste ou populiste, mais si nous avons raison quant à l’aporie du leadership et la corruption chez Machiavel, il ne faut certainement pas voir chez l’écrivain florentin un éloge démesuré de la vertu d’un seul. Car s’il faut toujours des chefs, des acteurs qui se mettent devant des foules pour donner de l’ordre à leurs désirs inchoatifs, à la fin du jour, ce n’est pas le leadership tout seul qui transformera des sociétés moribondes. La vertu du nouveau prince est à la fois une bénédiction et une malédiction. Dans les sociétés de corruption généralisée, la tentation populaire de s’appuyer sur l’autorité d’un seul qui pourrait punir les grands et ramener les constitutions vers leurs sources est toujours forte. Machiavel nourrit ce désir en nous offrant la figure quasi mythique du nouveau prince, mais ce qu’il donne avec une main, il l’enlève avec l’autre. En effet, la satisfaction qu’offre le nouveau prince au peuple est un cadeau empoisonné, un pot-de-vin avec lequel la liberté du citoyen est achetée et l’âme civique déformée. Le nouveau prince doit être surmonté, enterré, préservé uniquement dans un souvenir mythologisé : sinon, son oeuvre ne sera rien d’autre que l’institutionnalisation de la chose même contre laquelle il est tenu de combattre, la chose même contre laquelle seul son combat effectif justifierait ses crimes : la corruption.