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Manager d’une institution en charge de l’organisation des Champs Élysées, le secrétaire général du Comité des Champs Élysées s'interroge rétrospectivement sur les actions du Comité et leur nature effectivement déterminante dans le changement des Champs Elysées :

On ne sait pas dire vraiment quels sont les critères de succès dans le changement des Champs Élysées. (…) C’est le résultat d’une série de décisions. Peut être que le Comité a été à la pointe du développement des Champs Élysées pour les illuminations de fin d’année depuis 20 ans ou bien pour l’ouverture des magasins le dimanche. On voit bien que cela se passe plutôt bien : il y a de plus en plus en plus de monde mais c’est difficile de dire quelle action a eu un impact précis. Nous, on cherche à défendre le cinéma, les lieux de culture. Bien sûr qu’il y a des grandes enseignes mondiales mais on est d’abord un lieu de promenade.

La première contribution de cet article est de prolonger les travaux sur une théorie de l’événement qui met l’accent sur les événements de faible portée (Deroy, 2009; Deroy, Clegg, 2011; Veyne, 1971) en l’appliquant à la gestion du changement. La distinction entre des types d’événements différents permet de mieux cerner le champ de l’action managériale dans la gestion du changement.

Cette distinction entre types d’événements précise corrélativement le champ du changement qui échappe à l’action managériale autonome, donc à la gestion du changement dans son acceptation usuelle. Faisant écho à cette dernière préoccupation, les recherches menées par Feldman ont montré que sous l’apparence de la répétition routinière, le changement était à l’oeuvre (Pentland and Feldman, 2008; Pentland and Reuter, 1994). Parce qu’elles sont traversées d’événements répétitifs à faible portée, les routines changent selon un processus continu, peu ou mal contrôlé par le management et auquel fait allusion le secrétaire général du Comité des Champs Élysées.

Ainsi, sous un angle micro analytique, les routines font changer les organisations indépendamment d’un choix managérial délibéré (Pentland, Feldman, 2008) (Pentland, Reuter, 1994). De leur côté, les travaux de l’école institutionnaliste abordent le changement dans ses dimensions sociologiques; ils soulignent l’importance du mimétisme, interrogent l’autonomie réelle du management dans le pilotage d’une organisation donnée (Greenwood, Suddaby, Hinings, 2002; Shipilov, Greve, Rowley, 2010) et mettent en avant l’encastrement des acteurs dans des réseaux sociaux dont l’influence s’avère déterminante (Baret, Huault, Picq, 2006; Granovetter, 1983) au point, parfois, de rendre illusoire l’autonomie des choix des acteurs que sont les managers (Bourdieu, 1980; Friedland, 2009).

Par conséquent, ce sont à la fois les micro-événements et les évolutions socio économiques qui façonnent le changement organisationnel et font ressortir l’incomplétude des répertoires d’action des managers (Deroy, Clegg, 2011). Cependant si l’introduction d’une théorie de l’événement appliquée à la gestion du changement amène à souligner les limites de l’action managériale sur le changement, elle permet aussi de préciser son champ d’influence à propos de macro événements identifiés comme producteurs de nouvelles routines.

La seconde contribution de cet article est d’illustrer empiriquement cette approche dans le cas particulier de la gestion du changement conduite par le Comité des Champs Élysées. Organisation participant à la gouvernance des Champs Elysées, le Comité influence certaines décisions architecturales concernant cet espace. Ses membres, les entreprises localisées sur les Champs, décident de l’animation des Champs dans des domaines variés allant de l’animation des fêtes de fin d’année aux événements culturels.

Cette illustration empirique rejoint un courant développé par des recherches précédentes à propos du changement institutionnel concernant Varsovie (Czarniawska, 2002), Cardiff (Cowell, Thomas, 2002) ou bien encore à propos du changement d’identité d’une organisation topographiquement définie comme Newcastle (Miles, 2005). Le changement de ces configurations organisationnelles concerne les flux de population, la destination des espaces, leur appropriation sociale, l’agencement topographique des institutions qui composent et influencent ces territoires (Castell, 1996). L’action du Comité des Champs Élysées sur le changement des Champs Élysées s’effectue incontestablement dans un contexte spécifique, celui du changement régulé d’une configuration spatiale et géographique. Dans cet article, nous soutenons néanmoins que la dynamique du changement à laquelle le Comité est confronté condense un phénomène plus large, susceptible d’intéresser d’autres contextes organisationnels traversés par des macro et des micro événements.

En effet, si les macro événements non routiniers générateurs de changement sont attribués à des décisions institutionnelles délibérées en provenance du management, les micro-événements qui altèrent les routines de l’organisation d’un espace (ou d’une organisation hiérarchique) échappent au champ du pouvoir managérial qui entend les régir. L’article précise comment ces deux catégories d’événements s’articulent dans la production du changement en ce qui concerne le cas particulier du Comité des Champs Élysées.

Sa gestion des macro événements pour agir sur le changement de l’espace des Champs Élysées pourrait inspirer les managers en charge d’autres espaces urbains prestigieux. Sur un registre différent, elle peut aussi être source de réflexion pour des managers opérant au sein d’organisations hiérarchiques préoccupées de gérer le changement tout en préservant l’identité qui permet à leurs membres de se reconnaître et de maintenir des liens sociaux. L’articulation des micro et macro événements inscrit cette recherche dans la mouvance du récent courant de « l’institutional work » : une considération renouvelée est attribuée aux pratiques autonomes des agents dans le changement institutionnel qui dès lors résulte d’une tension entre des effets macro événementiels (niveau institutionnel) et micro événementiel (niveau de l’agent) (Lawrence, Suddaby, Leca, 2009 : 6). Le changement institutionnel des Champs Elysées et sa gestion par le Comité peuvent s’interpréter à cette aune. Dans la dynamique du changement étudiée ici, interagissent d’une part des logiques de banalisation d’ordre micro événementiel et, d’autre part, des logiques de prestige d’ordre macro événementiel et institutionnel.

L’article est structuré ainsi. Dans un premier temps, nous abordons le changement contenu dans les routines. Dans un second temps, nous examinons les interactions entre le changement et les types d’événements définis par leur niveau, micro ou macro, et par leur positionnement par rapport à l’action. Dans un troisième temps, nous interrogeons les travaux réalisés sur l’évolution de l’identité et les modalités de sa préservation en dépit du changement. Dans un quatrième temps, à partir des entretiens menés auprès des membres du comité nous dégageons les politiques mises en oeuvre concernant l’organisation des Champs Élysées et qui visent à en préserver l’identité tout en lui permettant d’évoluer. Enfin, nous discutons des développements ultérieurs de cette recherche et de ses apports managériaux pour des organisations spatialement ou hiérarchiquement définies.

Changement et Routine

Classiquement le changement en gestion est opposé à l’inertie organisationnelle, à l’immobilisme. Certes, la littérature a introduit des nuances significatives à cette opposition manichéenne. Ainsi, le changement incrémental (Pettigrew, 1979; Pettigrew, 1977; Pettigrew, Woodman, Cameron, 2001) traduit-il la présence de moments différentiels successifs conduisant progressivement à un changement plus visible et identifiable. Ce changement incrémental éviterait donc la critique d’un manichéisme simple entre changement et statisme, argument auquel le changement radical aurait plus de difficulté à se soustraire (Meyer, Gaba, Colwell, 2005). Toutefois le changement radical peut aussi se coupler au changement incrémental, comme le proposent certaines recherches centrées sur le pilotage général du changement (Orlikowski, 1993) ou d’autres montrant la combinaison de ces deux types de changement dans les pratiques, stratégies et capacités sollicitées par l’innovation (Lehmann-Ortega, Moingeon, 2010; Subramaniam, Youndt, 2005, Orlikowski, 1993). On s’oriente alors vers l’idée d’un continuum dans le changement qui évite l’opposition manichéiste entre inertie et changement précédemment évoquée. Toutefois, le repérage de ces moments et types successifs de changement se heurte à de réels obstacles conceptuels et empiriques comme le relèvent Chiles, Meyer et Hench (2004). Ces chercheurs proposent un cadre théorique issu des théories de la complexité pour surmonter les limites des théories néo-darwinistes ou néo-institutionnalistes souvent utilisées sur le changement. Ils examinent le cas de l’organisation institutionnelle d’un lieu sur une longue période historique (100 ans) ce qui leur permet notamment de repérer les différents types, degrés de changement et interactions entre types de changement.

En l’abordant sous l’angle des routines, les travaux fondateurs de Feldman et Pentland (Feldman, 2000; Feldman, 2003; Feldman, Rafaeli, 2002; Pentland, Feldman, 2008, Rerup, Feldman, 2011; Pentland, 1995), renouvellent également l’approche théorique du changement. L’ensemble de ces recherches se fonde sur une approche micro événementielle du changement, observable dans une modification des routines (Becker, Lazaric, Nelson, Winter, 2005). Empiriquement, ces travaux étudient certaines routines d’une université (Feldman, 2000, 2003) ou des routines liées aux traitements logistiques dans plusieurs organisations scandinaves (Pentland, Haerem, Derel, 2011). Feldman (2000) résume synthétiquement l’orientation commune de l’ensemble de ces travaux :

I demonstrate that routines are not inert, but are as full of life as other aspects of organizations. I have located the potential for change in the internal dynamics of the routine itself, and in the thoughts and reactions of the people who participate in the routines. By doing so I suggest both that change can be more ordinary—and that routines can be more extraordinary—than they are often portrayed. It is important to note that what I have identified is a potential that was enacted in the cases of routines that I observed[1].

Feldman, 2000

Ainsi le changement est non seulement inscrit dans un continuum; il s’avère aussi logé dans l’ordinaire routinier de l’organisation, ce qui lui confère une dimension quasi-furtive. Les routines recèlent un potentiel événementiel.

Une conséquence de ces résultats est de questionner la possibilité d’un pilotage délibéré du changement alors que les discours managériaux considèrant comme acquise sa maitrise se concentrent sur sa légitimation (Alvarez, 2006). En effet, les routines elles mêmes peuvent être l’objet de pratiques plus ou moins transgressives de la part d’acteurs censés appliquer strictement la norme (Babeau, Chanlat, 2008). Rerup et Feldman (2011) font écho à cet argument lorsqu’ils notent à propos du cas spécifique des procédures de recrutement : “The hiring procedures are not being followed because there are many people that have an individualistic approach to their work”. Confronté à l’évolution endogène des pratiques routinières, le changement, devenu permanent, serait, donc plus difficile à organiser de façon centralisée. Ainsi, envisager le changement dans ses micro fondements organisationnels, souligner les conséquences institutionnelles incertaines de l’influence diffuse de ces micro composantes, conduit à s’interroger sur la maitrise supposée d’un pilotage du changement au plan macro organisationnel.

Changement et Types d’Événements

Niveaux d’événements

Selon qu’ils se situent au niveau micro ou macro, les événements diffèrent dans leur relation fonctionnelle à l’ordre organisationnel résultant de leur interaction. L’interaction de macro événements, toujours régulateurs de l’ordre institutionnel avec des micro événements porteurs de désordre et d’innovation met en évidence la dimension fonctionnelle de chaque niveau d’événement dans la dynamique du changement (Hinings et al., 2004; Van de Ven et Hargrave, 2004).

Au niveau micro les événements sont logés dans les routines. Dès lors les routines contiennent à la fois de la réplication et du changement, conférant à ce dernier une dimension généalogique (Baum et Rao, 2004). Les auteurs des micro événements agissent de manière décentralisée comme dans le cas de l’appropriation des systèmes d’information (De Vaujany, 2006). Leurs motivations sont notamment à rechercher dans une affirmation identitaire inséparable du sens donné à leur action (Christianson, Weick et al., 2009) ou de choix éthiques (Deroy, Clegg, 2011). C’est à ce type de motivations que renvoie également Norbert Alter lorsqu’il évoque à propos des innovateurs : « « des dépossédés » qui n’ont rien à perdre à l’innovation ou des « dissidents » qui se définissent comme étrangers à la coutume, marginaux par rapport au système social qu’ils habitent » (Alter, 2003 : 22). Finalement, quelle qu’en soit l’origine, le micro événement provoque une déinstiutionalisation, caractérisée par un écart au regard aux règles prescrites de l’institution et à son ordre.

Les macros événements émanent du pouvoir centralisé de l’institution et des managers qui l’incarnent. Les macro événements institutionnalisent des choix stratégiques délibérés destinés à faire changer l’organisation, prolongés par l’instauration de normes nouvelles (Child, 1972). De ce point de vue, comme les micro événements, les macro événements disposeraient d’un potentiel créatif et innovant car leurs instigateurs « sont également des créateurs : il s’attachent à construire de nouvelles conventions » (Alter, 2003 : 23) ce qui rejoint l’argument de Baum et Rao (2004 : 220) selon lesquels les macro événements posent les fondements de nouvelles formes organisationnelles. Toutefois le statut du macro événement demeure ambigu. En effet, s’il est potentiellement innovant par le changement délibéré qu’il imprime à l’organisation, sa fonction récurrente est de corriger les effets « déinstitutionalisants » des micro événements intervenus dans la réalisation des routines. Les macro événements maintiennent ou instaurent un certain type d’ordre institutionnel régulièrement contesté par les micro événements. Les macro événements possèdent toujours une dimension réinstitutionalisatrice d’un ordre contesté. Cela démontre la réalité du pouvoir associé aux macro événements, mais aussi leur dépendance à l’égard des micro événements, même lorsqu’ ils accèdent à une autonomie créative régulièrement suspectée de « transformer en loi des pratiques qui étaient de l'ordre de l'informel » (Alter, 1993)

Par exemple, dans une entreprise pharmaceutique le management avait décidé de changer les modes de coordination en augmentant le nombre de réunions en présentiel à l'intérieur de chaque service. Ce macro événement visait à corriger le désordre né d’une appropriation inattendue du système d’information marquée par une série de micro événements nuisibles à la bonne coordination visée. En effet l’utilisation systématique du système d’information s’était effet progressivement substituée aux interactions personnelles entre membres d’un même service situés dans des bureaux contigus.

D’un point de vue temporel, micro et macro événements s’opposent. En effet, au changement épisodique (événement macro) répond le changement continu (événement micro) (Weick, Quinn, 1999) qualifié également par Meyer, Goes et Brooks (1993) de changement de premier et second degré.

Les niveaux micro et macro découpent en effet le temps de l’action selon des registres distincts. L’événement micro est inclus dans un processuscontinu d’actions et se manifeste potentiellement à l’occasion de chacune d’elle. L’événement macro s’abstrait du flux processuel des actions ordinaires et marque un moment institutionnel qualifiant le présent à la fois comme rupture avec le passé et orientation vers un futur.

Cette distinction temporelle se double d’une différenciation dans les modalités pratiques de l’action engagée. Le macro événement est une pratique qui relève de la stratégie (re)façonnant un territoire sur un mode (ré)institutionalisant (Hinings et al., 2004) occasionnellement quasi-entrepreneurial (Child John, 1972; Baum et Rao, 2004 : 220). Le micro événement, quant à lui, se constitue davantage de pratiques tactiques adaptatives par rapport à l’ordre institutionnel. Les micro-événements sont souvent difficiles à observer (De Certeau, 1990 : 58-60) car ce sont des « pratiques sans discours » (De Certeau, 1990). En gestion, le courant du strategy as practice a souligné combien les pratiques micro événementielles constituaient un dispositif processuel important pour comprendre la formation de la stratégie. Ainsi ce courant a montré également l’articulation entre les niveaux micro et macro de la stratégie et permis une compréhension améliorée des décisions stratégiques par l’étude des pratiques micro événementielles (Whittington, 2006; Mayer, Whittington, 1999).

Statut analytique ou praxéologique de l’événement

Ainsi, par delà le niveau de l’événement se dessine une distinction relative à son statut. L’événement se conçoit comme fait historique interprétable analytiquement a posteriori ou comme, praxis, pratique immanente ancrée dans une action.

Pour traiter de cette distinction, les sciences des organisations peuvent utilement s’inspirer des réflexions sur le concept d’événement présentes dans les champs de la philosophie et de l’histoire (Moles, 1972; Moles, Rohmer, 1976). En effet, ces deux champs permettent d’aborder alternativement l’événement en fonction de deux paramètres distincts appropriables dans le champ des organisations : au paramètre, déjà mentionné, de niveau organisationnel distinguant les niveaux micro et macro s’ajoute un paramètre de positionnement par rapport à l’action (Reynaud, 2003 : 401) opposant un pragmatisme de l’action substantive à son interprétation analytique a posteriori. Ces dimensions sont utiles aux sciences des organisations lorsqu’elles se préoccupent du changement.

Les philosophes qui traitent de l’événement l’abordent à un niveau micro et s’intéressent aux conditions de sa praxis. Selon Whitehead (1978) l’événement est une praxis susceptible de modifier un contenu existant. Deleuze (1968, 1988) reprendra la même idée. Selon lui, l’événement est le micro fondement du changement et il installe le changement dans la vie ordinaire, comme le souligne Patton (2000). En montrant que la différence (le changement) se loge dans la répétition (la routine institutionnalisée), Deleuze conceptualise une définition de l’événement qui rejoint celle soutenue ultérieurement à propos de l'innovation et du changement par des sociologues comme Norbert Alter (1993, 2003) ou Baum et Rao (2004). Toutefois, l’événement n’est que potentiellement contenu dans la routine. La routine inchangée n’est que routine, répétition pure. La manifestation de l’événement, pour Deleuze comme pour les sociologies des organisations exprime une capacité temporaire de l’acteur à faire dévier par sa praxis la règle institutionnalisée.

Développant une conception différente de l’événement, un majorité d’historiens l’assimilent à un fait historique singulier objectivable relevant d’une approche analytique. Moles et Rohmer (1976 : 34) adoptent cette approche et relèvent que « c’est par [l’événement] que l’historicité s’intègre dans la culture ». Comme les historiens, ces auteurs privilégient une conception de l’événement comme phénomène extérieur à l’acteur qui ne pourrait qu’y réagir (Moles, Rohmer : 28). L’événement est défini comme un fait historique épisodique redevable d’une approche analytique et interprétative sur les causes de son déclenchement. Les événements sont des marqueurs temporels repérables du changement qui séquencent l’évolution en périodes distinctes. Alors qu’il était une praxis se confondant avec l’action selon les philosophes et des sociologues, l’événement historiquement circonscrit devient l’objet d’un discours analytique a posteriori sur l’action. Appliqué à la gestion, le discours analytique a posteriori sur l’événement ouvrirait la voie à une rationalisation de la maitrise du changement comme le suggère (Salmon, 2007).

L’événement éthique ou l’illustration d’une typologie événementielle du changement

Ce double ancrage épistémologique du changement se retrouve en management. Ainsi, les travaux qui abordent les choix éthiques comme des événements producteurs de changement soutiennent que les choix éthiques sont des micro événements qui modifient le fonctionnement ordinaire des organisations. Les événements au plan micro se présentent alors soit comme des modifications du contenu de routines existantes soit comme la production de règles d’action spécifiques face à une situation non décrite par les registres d’action et normes existants (Reynaud, 2003 : 400). Ces décisions éthiques sont des événements à l’origine d’un changement distinct de celui préétabli piloté au plan macro. Comme micro événements locaux, ces décisions éthiques introduisent une dimension identitaire et politique dans l’appropriation des routines, à coté du bricolage cognitif ou de préoccupations d'efficacité organisationnelle que relèvent les travaux de De Vaujany (2006). Dans ces contextes ponctuels, spécifiques et ordinaires et cependant non exhaustivement balisés par les normes et règles institutionnelles (Reynaud, 2005), les choix éthiques des managers recèlent un potentiel événementiel dans la mesure où leurs actions substantives ont le pouvoir de changer l’évolution de la trajectoire de l’entreprise (Deroy, 2008, 2009; Deroy, Clegg, 2011; Reynaud, 2003 : 402-403). Un changement d’ordre macro pourra se manifester ultérieurement sous la forme d’une modification épisodique des règles institutionnelles. Résultat d’une interprétation a posteriori des microévénements et visant leur réinstitutionalisation, ce changement macro balise une ponctuation historique repérable dans l’évolution institutionnelle, l’édiction de normes nouvelles ratifiant formellement l’instauration d’une nouvelle régulation. Ainsi, sur le plan managérial, le macro événement comporte deux dimensions. D’une part, c’est un constat analytique a posteriori désignant une évolution historique; d’autre part c’est une décision destinée à donner un sens au changement constaté en le réinstitutionalisant dans un discours et des procédures normatives. Aussi, les différents types d’événements et le changement qu’ils induisent dans les organisations sont-ils susceptibles d’introduire une modification plus ou moins radicale de leur identité.

Tableau 1

Niveaux et catégories d’évènements

Niveaux et catégories d’évènements

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Evénements, changement de l’identité organisationnelle

La succession des événements qui construisent le changement affecte l’identité organisationnelle puisque les événements en modifient certains éléments constitutifs (Pullen, Linstead, 2005 : 7). Des recherches ont en effet montré empiriquement que le changement institutionnel et identitaire résultait d’une série de micro changements, c’est-à-dire d’événements dont l’accumulation aboutit à modifier l’identité d’une institution, comme par exemple dans le cas de la cuisine française (Rao, Monin, Durand, 2003) ou dans celui des écoles de commerce françaises (Lejeune, Vas, 2011). Ainsi dans le cas de la cuisine française, en s’inspirant de tendances culinaires japonaises et en adoptant une rhétorique et une pratique de créateur, les chefs français se sont-ils appropriés un rôle différent de celui qui leur était assigné dans la cuisine classique, modifiant ainsi des éléments qui constituaient son identité. Ces travaux illustrent tout d’abord la manière dont des micro événements successifs et innovants concernant par exemple l'élaboration des recettes ou à la présentation des plats ont permis de construire en pratique les contours identitaires d’une cuisine renouvelée. La reconnaissance de l’identité de la nouvelle cuisine s’interprète ensuite comme un événement macro, désignation la fois d'un moment dans l'histoire de la cuisine française et résultat historique consécutif à l'accumulation de micro événements dépourvus de rationalité téléologique explicite. Le macro événement légalise alors le changement produit par les micro événements. Néanmoins, les propriétés attachées à ce macro événement constitutif d'un mouvement socio-institutionnel large, et notamment sa localisation temporelle et spatiale sont plus délicates à appréhender que dans le cas d'organisations hiérarchisées. Lorsque celles-ci sont concernées, il provient du top management, comme l’illustre le cas des écoles de commerce. Le changement identitaire y intervient par la diffusion d'un sens à l’ensemble de l’institution (Lejeune et Vas, 2011) prescrit par le top management. Le macro événement auquel correspondent ces décisions normatives, comme le changement de nom de l’établissement, est dans ce cas localisable spatialement et temporellement. Sa fonction est de contrôler le changement identitaire (Alvesson and Willmott, 2002). Cependant des micro événements à base d’interprétation des normes sont également présents dans la construction du sens requise par l’appropriation du changement identitaire, par exemple à l’occasion de discussion sur les valeurs définissant l’organisation (Lejeune, Vas, 2011). Dans des contextes institutionnels très différents, comme ceux de la cuisine française ou des écoles de commerce la préservation d’une certaine dimension substantielle de l’identité en dépit du changement événementiel suppose le maintien de valeurs de reconnaissance favorisées par des logiques de similitudes et d’appartenance. Cette forme plus ou moins stable de l’identité permet le maintien d’une cohérence organisationnelle et du sens, malgré les dimensions centrifuges pesant par ailleurs sur le processus identitaire (Motion, Leitch, 2002; Sveningsson, Alvesson, 2003; Lejeune, Vas, 2011). Toutefois, ces différentes recherches font ressortir la difficulté à laquelle sont confrontés les managers pour maitriser l’évolution identitaire de leur organisation.

Le contexte de management spécifique d’une institution comme le Comité des Champs Elysées condense les difficultés évoquées ci dessus. En effet le Comité possède une capacité d'influencer la régulation de l'espace dont il est en charge tout en étant dépourvu de l'attribut habituel que constitue le pouvoir hiérarchique pour contrecarrer la désinstitutionalisation synonyme de changement non délibéré. Néanmoins, il dispose de moyens alternatifs pour agir sur l’identité des Champs comme, par exemple, la participation à l’élaboration des plans de circulation, l’architecture urbaine, la mise en place de réglementations et actions ciblées dans le domaine de la sécurité en collaboration avec la préfecture de police Paris.

L’utilisation de tous ces instruments correspond à des événements, macro délibérés et génère des événements micro non délibérés. C’est de leur interaction que résulte le changement d’une institution spatiale comme les Champs Élysées et l’évolution de son identité.

L’une des missions incombant au Comité des Champs Élysées consiste précisément à organiser le changement identitaire tout en préservant ce qui constitue l’identité iconique de ce territoire institutionnel. C’est pourquoi la politique événementielle du Comité occupe un rôle déterminant dans sa stratégie du changement : en agissant sur l’identité de cet espace, les macro événements délibérés organisés par le Comité doivent faire évoluer l’identité des Champs Élysées pour les insérer dans la modernité tout en préservant leur spécificité. Ces macro événements sont notamment constitués par des modifications architecturales ou des agencements esthétiques; ils agissent alors comme des artefacts orientant la circulation quotidienne des flux de population aussi bien que la fréquentation culturelle, par des manifestations variées censées condenser les différentes composantes de l’identité du lieu. La « régénération iconique » (Miles, 2005) des Champs Élysées est l’objectif de la stratégie du changement poursuivie par le Comité.

Le Comité des Champs Élysées

Le Comité des Champs Élysées demeure un club fermé constitué d’organisations qui possèdent les moyens financiers de localiser leurs enseignes sur l’Avenue des Champs Élysées. En effet, la condition pour appartenir au Comité est d’avoir des locaux commerciaux localisés sur l’Avenue ou, exceptionnellement, à sa très immédiate proximité; la cotisation de quelques milliers d’euros qui est exigée pour financer le fonctionnement du Comité est une condition nettement plus aisée à satisfaire que les loyers à acquitter auprès des propriétaires immobiliers.

Si des initiatives ont lieu dès 1860, le Comité prend en 1901, juridiquement, la forme d’une association qui ne se contente pas de réunir les commerçants de l’Avenue mais constitue également un réseau social connecté avec la mairie du VIIIe arrondissement, la mairie de Paris, la préfecture, et, en certaines occasions, avec la Présidence de la République (Pozzo di Borgo, 1997). En raison de son pouvoir d’influence dans le cadre de ce réseau, il joue, avec ses 163 membres recensés en 2011 d’après des documents internes, un rôle significatif dans la production de l’espace social des Champs (Castell, 1996). La mission du Comité consiste à promouvoir le lieu, à fournir un appui et des informations à ses membres. Plus largement, une forme de régulation lui incombe puisque les politiques dont il est à l’initiative doivent simultanément s’attacher à la préservation de l’identité socio historique du lieu et à son évolution pour inscrire les Champs Élysées dans leur temps.

Par leurs orientations contrastées, deux actions récentes du Comité illustrent cette volonté de régulation entre une représentation classique des Champs fondée sur une conception essentialiste de leur identité centrée autour d’un prestige élitiste et une « régénération iconique » potentiellement transgressive à travers des manifestations plus disparates qui encastrent l’identité des Champs dans la modernité. Tout d’abord, le « Tropical Carnaval » qui s’est tenu en juillet 2011 visait à faire de cet espace prestigieux un lieu d’expression des cultures des caraïbes suscitant ainsi la venue de milliers de personnes résidant souvent dans les banlieues éloignées du centre de la capitale. Ensuite, la semaine du Cinéma programmée en janvier 2012 rappelle que les Champs Élysées demeurent un lieu permanent de culture pour les Parisiens résidents. Ces différentes manifestations visent explicitement à contrecarrer la représentation d’un lieu qui serait désormais exclusivement dévolu à la consommation frénétique de marques mondialisées, faisant redouter à certains que « les Champs finissent par ressembler aux Halles », selon l’expression de la responsable de la boutique Orange des Champs.

Méthodologie

Cette recherche suit une démarche qualitative appuyée sur un cas, le Comité des Champs Elysées. La méthode des cas nous semble pertinente pour contextualiser temporellement et socialement un phénomène et tester des théories à propos de ce phénomène (Gombault, 2005; Eisendhardt, 1989); cette méthode a été utilisée notamment dans des recherches sur l’inertie institutionnelle (Dunbar et Garud, 2009) ou des travaux sur la présence d’interprétations et de sens différenciés (Weick, 1996).

La contextualisation associée à la méthode de l’analyse d’un cas est recommandée dans l’analyse du changement (Pettigrew, Woodman, Cameron, 2001). La méthodologie à base d’études de cas a d’ailleurs été retenue quand il s’est agi d’étudier le changement d’espaces publics à travers la population des théâtres dans une ville du Missouri (Chiles, Meyer, Hench, 2004) ou la gestion du changement de Varsovie (Czarniawska, 2002).

Pour mener à bien cette recherche, nous nous sommes initialement appuyés sur une base documentaire relatant l’histoire des Champs Élysées (Pozzo di Borgo, 1997) et avons eu accès à des documents internes destinés aux membres du Comité. Nous avons également utilisé des photographies et des cartes postales relatant l’évolution de l’identité des Champs Élysées en fonction de la destination d’usage des bâtiments qui bordent l’Avenue et de son appropriation par les passants ou les résidents. Ainsi, l’approche documentaire initiale s’est progressivement doublée d’un travail orienté sur la topologie des Champs en s’inspirant d’une méthodologie qualifiée par Warren (Cowell and Thomas, 2002) de « sensual méthodology ». Cette approche s’insère dans une préoccupation méthodologique plus large visant à contextualiser la recherche ainsi que le recommandent Pettigrew, Woodman et Cameron (2001) lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’encastrement du changement. Comme le souligne Wacheux (2005 : 18), l’action du chercheur relève d’une « expérience phénoménologique » et emprunte aux techniques de l’ethnométhodologie qui permettent « d’expliquer, a priori, dans le domaine des intuitions sensibles, la chaine des événements liés par du théorique » (Wacheux, 2005 : 23). Selon Warren, cette approche méthodologique est pertinente dans des recherches où la dimension esthétique est importante ce qui est le cas des Champs-Elysées. Cette méthodologie consiste notamment à mettre l’accent sur les « sensations », c’est à dire les expériences concrètes du lieu, qu’elles soient vécues par les individus objets de la recherche ou les chercheurs eux-mêmes.

Cette méthode d’inspiration anthropologique a été appliquée en parcourant les Champs Elysées à différentes heures, de jour ou de nuit, en passant d’une enseigne à une autre ou bien encore en assistant à des manifestations culturelles comme le « Tropical Carnaval ». L’objectif consiste à mettre en évidence des éléments qui sont encastrés dans l’organisation de l’espace social urbain sans être repris dans le discours des entretiens que nous avons menés. Par exemple, il est intéressant de percevoir sur site le phénomène de la banalisation accompagnant l’irruption des nombreuses enseignes de grande consommation (en plus de leur répartition topographique objective) et ses conséquences sur l’esthétique du lieu et la composition sociologique des flux, ou de l’appropriation inattendue d’un espace par un folklore qui en est habituellement écarté lors du Tropical Carnaval, en conformité avec l’approche mentionnée précédemment par Wacheux (2005 : 23). Dans leurs variétés ces différentes perceptions sont utiles car elles permettent de saisir directement le changement en cours et la diversité des composantes d’une identité en profonde évolution.

Les entretiens, principalement effectués auprès des membres et de la direction du Comité des Champs Élysées relèvent d’une préoccupation qualitative et compréhensive visant la mise en évidence de phénomènes processuels et émergents (Drucker-Godard, Ehlinger, Grenier, 1999; Blanchet, Gotman, 2000). C’est en nous inspirant des méthodes d’analyse de contenu définies par ces chercheurs que nous avons mené ces entretiens. Pour faciliter l’analyse du contenu nous avons utilisé au cours des entretiens des techniques de réitération et de déclaration conformément à ce que proposent Blanchet et Gotman (2000 : 86-87). L’analyse du sens des entretiens s’est déroulée à partir d’hypothèses initiales émanant à la fois d’éléments théoriques, d’éléments documentaires relatifs aux Champs Elysées et d’un premier entretien avec le secrétaire général de l’Elysée. A l’issue de ce processus, l’analyse du contenu des entretiens a permis d’aboutir à une formulation stabilisée des thématiques inter entretiens (Blanchet et Gottman, 2000 : 97-98), ici des thématiques de banalisation et de prestige. Chaque entretien a duré une heure en face en face et a été enregistré. Les entretiens se sont déroulés dans les locaux professionnels des personnes interrogées ou dans des lieux de réception neutres. Les mêmes questions semi-ouvertes ont été chaque fois utilisées. Il y a eu dix entretiens de 45 à 60 minutes, suivis de deux entretiens de 30 minutes pour validation avec respectivement un membre du comité exécutif et le secrétaire général du Comité. Les entretiens ont concerné le Secrétaire Général du Comité, des membres du Comité exécutif et des membres du Comité qui dirigent des établissements localisés sur les Champs Élysées, notamment, le directeur général d’un cabinet de recrutement de dirigeants, la directrice de l’agence Orange, le directeur de la boutique Sephora, le directeur du Cinéma le Balzac, un ancien directeur de la Communication du Lido et membre du Board du Comité. Nous avons aussi rencontré le fondateur et dirigeant d’une agence événementielle de renommée internationale qui a organisé de nombreux événements sur les Champs Élysées en intervenant notamment à la demande du Comité.

L’évolution des Champs-Élysées, reflet du capitalisme mondialisé

A la fin du XXe siècle, les Champs Élysées connaissent une évolution rapide sous la double influence de la montée des prix sur le marché de l’immobilier et des politiques publiques destinées à transformer l’organisation de cet espace sans en dénaturer l’identité de reconnaissance. Il s’agit désormais de gérer un changement permettant à l’identité « substantielle » des Champs Élysées héritée du passé de s’adapter à la modernité sans s’y dissoudre (Lowenthal, 1985 : 41). En effet, ce lieu est confronté à des cessions répétées qui modifient la destination habituelle des biens immobiliers en y installant de nouveaux types de marques. Alors que les Champs Élysées étaient une avenue résidentielle où de nombreux hôtels prestigieux côtoyaient les sièges d’entreprises automobiles y exposant leurs modèles les plus rares, l’explosion des prix immobiliers au cours des années 80, puis au tournant des années 2000, a entrainé un changement profond de l’organisation spatiale.

Successivement, les grandes marques de textile mondialement connues et orientées vers des positionnements de moyen et bas de gamme ont fait irruption de même que des enseignes de distribution également caractérisées par leurs stratégies de volumes (Séphora, Fnac, Virgin), ainsi que des enseignes de restauration rapide de type hamburger ou pizza. La perspective architecturale s’en est trouvée modifiée, comme en témoigne la diminution corrélative très rapide du nombre de cinémas qui attestaient de la destination privilégiée des Champs Élysées comme lieu de culture et de sortie pour les Parisiens.

Les entretiens témoignent de ces préoccupations autour des thèmes de la banalisation standardisée des Champs à laquelle s’opposent les composantes de prestige et de variété qui ont fait leur réputation. Les politiques du Comité s’efforcent de réguler ce changement.

Ainsi, ces entretiens révèlent la coexistence de deux logiques de banalisation et de prestige. La notion de logique est porteuse d’une rationalité spécifique qui réfère à une culture particulière, comme l’a montré Lounsbury (2007) dans son étude sur les logiques différentes des agents de change localisés à Boston et New York. Les micro événements et les macro événements s’interprètent alors comme les vecteurs de diffusion respectifs de ces logiques. La logique de banalisation se diffuse préférentiellement par l’intermédiaire des micro événements, celle de prestige par les macro événements. Toutefois des pratiques micro événementielles comme des normes de service de prestige réservées à une boutique en raison de son emplacement sur les Champs ou des macro événements orientant vers une banalisation du lieu comme le Tropical Carnaval témoignent d’interactions plus complexes.

Logique de Banalisation

Les micro-événements liés au processus de l’appropriation des Champs par de nouveaux types d’entreprises et d’enseignes ont également modifié la (re)présentation des Champs Elysées dans l’esprit des parisiens résidants, pour lesquels ils ne sont plus un lieu de sortie privilégié.

Le thème de l’irruption de marques nouvelles et des changements induits dans la fréquentation de l’espace des Champs Elysées revient ainsi régulièrement dans les entretiens. Il est interprété comme un changement jugé risqué de l’identité des Champs Elysées.

Ce changement introduit par ces nouvelles marques ressort comme un élément structurant, façonné insensiblement au fil des changements d’enseigne. Ainsi, le directeur du Cinéma Le Balzac fondé par son grand-père en 1935 considère que « …depuis quelques années les marques ont pris le pouvoir sur les Champs; ces marques ne sont pas propriétaires ». Selon lui, cela permet au système de continuer à préserver une forme de régulation par l’intermédiaire notamment du Comité car « si le Comité des champs était simplement composé des propriétaires, ils se moqueraient complètement des Champs; …les locataires sont conscients que l’équilibre des Champs a une importance…Je contribue modestement à faire des choses pour cela; nous, cinéma, nous contribuons au commerce de proximité comme les restaurants, …il y a une vie un peu de village ».

Néanmoins, cette forme de régulation du changement par les locataires dont les intérêts seraient représentés par le Comité demeure imparfaite : « entre 1965 et 2010 on a perdu 32 écrans sur 62 « . …L’équilibre des Champs Élysées a une importance et cet équilibre est précaire... » Le risque encouru à travers cette modification rapide de l’identité et de l’organisation spatiale serait de sacrifier excessivement à une offre bon marché destinée à capter les touristes de passage et des clientèles moins aisées habitant dans des banlieues éloignées de Paris. Le prestige esthétique et symbolique du lieu en serait menacé dégradant l’image sinon élitiste du moins unique qui a assuré sa réputation mondiale.

Cette préoccupation rejoint celle de managers qui dirigent des activités en dehors du domaine culturel. Ainsi, le dirigeant fondateur d’un cabinet de recrutement indique qu’il s’est établi ici depuis 2009 « pour le quartier et l’adresse, l’image prestigieuse notamment à l’étranger…. « . Or, selon lui « le flux qu’on peut voir le vendredi soir ou le samedi soir n’est pas celui qu’on a envie de voir pour les affaires…. « . Il s’interroge sur l’identité des Champs Elysées, en train de changer : « en raison des loyers extrêmement élevés, des institutions s’en vont comme la Poste, les Compagnies aériennes, c’est dommage pour la vie de quartier. » La directrice de l’agence Orange exprime une position similaire au sujet d’une altération possible de l’image de l’Avenue car « la diversité des champs est aujourd’hui mise extrêmement en danger par le montant des baux commerciaux ». « Bien que la boutique Orange soit très profitable », l’investissement onéreux de prestige et d’image consenti par son organisation en s’implantant sur les Champs sera pleinement satisfaisant à la condition que l’avenue ne « ressemble pas aux Halles ». Le départ d’entreprises et d’organisations associées à l’identité des Champs comme l’implantation de nouvelles enseignes à l’identité aussi mondialisée que banalisée se sont accomplies progressivement. La prise de conscience que révèlent ces entretiens est finalement récente. L’inquiétude de ces différents interlocuteurs est que la logique de banalisation puisse transformer ce lieu prestigieux et institutionnalisé en un non-lieu, pour reprendre l’expression de, c’est-à dire un lieu de passage dépourvu d’identité. {Augé, 1992, #9939}

Logique de Prestige

La préservation du prestige du lieu se dégage donc comme une préoccupation récurrente émanant des entretiens, symétriquement au thème de l’irruption de marques nouvelles et banalisées. Le Comité est conscient des risques d’une standardisation mais met en avant que le risque d’une disparition de l’identité prestigieuse attachée aux Champs est exagéré. Comme l’exprime l’un des membres du comité exécutif : « Il n’est pas vrai que les Champs Elysées soient uniquement consacrés au textile; il reste une grande variété d’activités avec des constructeurs automobiles, du multimédia, un drugstore, de la bijouterie… on est conscient de la textilisation mais on cherche à préserver la variété ».

L’association du prestige et le maintien d’une variété d’activités ressortent alors comme des composantes centrales de l’identité spécifique du lieu. Ainsi, la directrice de l’agence Orange fait observer que cette boutique est la seule sur le territoire français à proposer un espace de réception vip ou la possibilité d’essayer le téléphone de son choix en boutique. Sur un registre similaire le directeur de l’enseigne Sephora, un distributeur de cosmétiques appartenant à LVMH explique que « Les Champs sont une marque en tant que telle… Je crois qu’un certain nombre d’enseignes sur les Champs ont beaucoup à faire en la matière. Ici, à Sephora, il y a un ratio de plus de 450 commerciaux, parlant 22 langues au total, pour 1600 m2 de surface et 10 000 visiteurs par jour en moyenne. Cette densité de commerciaux au m2 est inégalée au monde pour les enseignes Sephora.[] Les Champs ont énormément de choses à travailler par rapport à d’autres villes et le Comité s’y emploie ».

La Politique de changement du Comité : une constante réinstitutionalisation

Le Comité participe par son action à la (ré)institutionalisation des Champs Elysées pour préserver l’identité institutionnelle spécifique de cet espace. Les macro événements initiés par le Comité exercent donc une fonction de (ré)institutionalisation récurrente des Champs Elysées. Ils défendent et font évoluer une logique de prestige historiquement associée à l’identité du lieu.

Ces macro événements peuvent concerner simplement des procédures de gestion applicables à l’ensemble du lieu afin de lui conserver sa dimension prestigieuse. C’est le cas des procédures relatives à la sécurité, l’hygiène, la mendicité et la propreté décidées en concertation avec la mairie de Paris et la préfecture de police. Le Comité émet aussi, en direction de ses membres, des recommandations sur le niveau de qualité du service proposé par les enseignes.

De façon plus visible, les macro événements affectent la structuration de l’espace des Champs et démontrent le pouvoir d’influence du Comité. Ainsi, la décision de faire déboucher le RER en haut de l’Avenue a augmenté le trafic et modifié la composition sociologique des flux de population, les habitants des banlieues éloignées du centre de Paris ayant désormais un accès facilité aux Champs Élysées. De même, la politique d’illuminations à l’occasion des fêtes participe du prestige associé à l’iconographie de « la plus belle avenue du monde ». Selon son secrétaire général, un macro événement comme les illuminations concourt au prestige de l’avenue et stimule sa fréquentation. Cet avis est partagé par la directrice de l’agence Orange pour laquelle « le principal événement….c’est les illuminations qui font venir du flux. …Il faut faire plus d’événements sur les Champs parce que il n’y a plus de prestige… Donc si on veut continuer à avoir une clientèle haut de gamme il faut de l’ « événementiel ».

Pour que l’image de sophistication mondialement attachée à cet espace n’entre pas en conflit avec son actualisation moderne, le Comité participe à l’organisation d’événements exceptionnels, comme « Nature Capitale ». Le directeur de l’agence en charge de l’événement souligne qu’il « crée des medias vivants à travers une mise en scène dans la rue en s’associant à des associations agricoles, environnementales, … « . Ces macro événements constituent alors des formes d’artefacts supposés permettre une appropriation non banalisée de l’espace avec la création de lien social « 2 millions de spectateurs sur les Champs Élysées plus le suivi ultérieur sur internet ».

Cependant, certains macro événements eux-mêmes semblent davantage inspirés par une logique de banalisation que de prestige. Cela traduirait la position ambiguë du Comité, contraint par le processus micro événementiel et les acteurs porteurs de la logique de banalisation. A l’image des innovateurs « régressifs » décrits par Alter, la politique des macro événements du Comité devrait « assurer un équilibre entre les deux parties » et ainsi ne ferait « que transformer en loi des pratiques qui étaient de l’ordre de l’informel » (Alter, 1993).

Ainsi, les décisions managériales délibérées mentionnées précédemment de percement d’une sortie de RER ou d’élargissement des trottoirs de l’Avenue s’interprètent aussi comme des réponses ratifiant et, parfois, amplifiant des changements initialement incontrôlés par l’institution. Un membre du comité exécutif du Comité des Champs Elysées précisait d’ailleurs à cet égard que les modifications architecturales lourdes intervenues au début des années 90 étaient, selon lui, consécutives à une série de petits changements qui déformaient progressivement le site.

Cette ratification, dans certains macro événements, des éléments portés par la logique de banalisation pourrait menacer la légitimité du Comité, censée reposer dans la défense de la logique de prestige. Toutefois, comme instance représentative des commerçants riverains des Champs Elysées, le Comité est lui-même le siège de tensions entre logique de banalisation et de prestige puisqu’il compte parmi ses membres des représentants des enseignes de magasins de vêtements à faible coût et des représentants des enseignes de prestige comme les commerçants distribuant des produits de luxe. C’est ce que laisse entendre le secrétaire général du Comité en réagissant sur le thème de la banalisation de l’Avenue : « Le Comité n’a pas le pouvoir de s’opposer à l’installation d’une enseigne…Cela serait contraire au principe de libre entreprise « .

En dépit de ces tensions internes, le changement imprimé par ces macro événements délibérés conserve pour fonction centrale, d’après les différents acteurs interrogés, la préservation de l’identité substantielle et de reconnaissance des Champs Élysées, c’est-à-dire leur prestige. La fonction de ces macro événements est de contrecarrer la logique de banalisation des micro- événements. Néanmoins le processus de changement micro événementiel situé en dehors du pouvoir institutionnel est au moins partiellement ratifié par les macro événements institutionnalisés par le Comité, pointant ainsi les limites de sa maitrise du changement.

Perspectives et Conclusion

La gestion du changement repose sur le postulat implicite de l’autonomie du pouvoir managérial à le conduire selon ses objectifs propres. Complétant les recherches sur le changement consécutif à des modifications imperceptibles et continues de routines, cet article propose un mécanisme explicatif du changement fondé sur une distinction entre des micro événements répétitifs encapsulés dans les routines et des macro événements décidés par le management qui montre pourquoi la gestion du changement est seulement partielle.

Le changement constitué par les micro-événements qui déforment les routines échappe à l’action managériale délibérée. Les macro événements s’interprètent alors comme des tentatives managériales de réinstitutionalisation des micro-événements et des routines. Ainsi conçus, les macro événements sont des moments historiques identifiables dans le changement organisationnel correspondant à la (ré) institutionalisation d’un ordre menacé par la dynamique sous-jacente des micro événements.

Cette place particulière des macro événements dans le changement leur confère un statut ambigu. Les macroévénements manifestent, visiblement, le pouvoir réel de l’ordre institutionnel et managérial accompagné de sa capacité délibérée à façonner l’organisation. Simultanément, leur présence et la légalisation de certains micro événements traduisent la puissance critique des auteurs de la dynamique micro événementielle à l'intérieur d'un cycle dé/réinstitutionalisation où tous deux, micro et macro, sont encastrés.

Nous avons montré que ce cadre théorique s’applique au cas spécifique du Comité des Champs Élysées. La gestion du changement mise en oeuvre par le Comité porte sur des macro événements Le Comité démontre ainsi une capacité institutionnelle et managériale à orienter le changement par des remaniements architecturaux, des événements tels que des manifestations ou des spectacles qui affectent structurellement ou ponctuellement l’espace public. De ce point de vue, cette recherche valide l’affirmation selon laquelle une dimension managériale du changement réside dans des pratiques qui sont stratégiques dès qu’elles définissent « de nouvelles formes qui constituent des moteurs vitaux du changement organisationnel au niveau macro » (Baum, Rao, 2004 : 212).

Tableau 2

Représentation synthétique du cycle déinstitutionalisation/réinstitutionalisation appliqué aux Champs Elysées

Représentation synthétique du cycle déinstitutionalisation/réinstitutionalisation appliqué aux Champs Elysées

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Néanmoins, ces macro événements ne décrivent que partiellement le changement à l’oeuvre sur les Champs Élysées. En effet, les micro événements déforment les routines en place, modifient les effets attendus des macro événements et produisent un changement qui se situe hors du contrôle du Comité (micro événement de fermeture/ouverture d’enseigne, déformation en volume et en contenu de la routine du trafic associé, changement incrémental et mal maitrisé des flux au plan quantitatif et sociologique consécutivement aux modifications architecturales, altération du niveau de service proposé). Le changement imputable à ces micro événements successifs aboutit à une forme de banalisation du lieu perceptible dans l’esthétique standardisée de marques mondiales, recoupée par une modification de la sociologie des flux. Cette accumulation de micro événements est suffisante pour modifier l’identité de reconnaissance des Champs Élysées, comme le suggèrent explicitement la plupart des entretiens que nous avons menés. Ainsi, la banalisation issue de ces micro événements est perçue comme un changement menaçant l’identité prestigieuse et singulière des Champs Elysées, axe stratégique majeur du Comité.

Une limite de cette recherche est liée à son contexte spécifique. Le Comité est une instance de gouvernance d’un espace public qui collabore avec d’autres institutions (Mairie de Paris, Préfecture de police) pour définir et mettre en oeuvre sa politique. Cette gouvernance d’une espace public que ne régissent ni des règles hiérarchiques ni des logiques de profitabilité incite à être prudent quant à la généralisation des résultats à d’autres catégories d’institutions. Si le pouvoir d’influence du Comité est réel, sa capacité à imposer ses décisions est formellement limitée. Cela explique pour partie sa difficulté à peser sur le changement des Champs.

Cependant, en dépit de la spécificité de ce contexte, nous pensons que la difficulté du Comité à maitriser le changement tient aussi à des raisons plus générales inhérentes au cycle dé-ré institutionalisation qui s’organise autour des micro et des macro événements. En effet, les travaux déjà mentionnés qui observent aussi une déformation localisée, processuelle et micro événementielle des routines ont été conduits dans des organisations ayant des missions différentes, comme des universités, des syndicats, une entreprise de construction (Feldman, 2003; Pentland, Haerem, Hillison, 2011). Le cadre théorique semble donc relativement indifférent à une différenciation des institutions selon le critère de leur mission. Ensuite, de nombreuses recherches ont souligné que le pouvoir managérial, en dépit de la puissance de sa domination est également entaché, y compris dans les organisations hiérarchiques, d’une illusion du contrôle dans le contexte de la modernité (Clegg, Baumeler, 2010). Ce phénomène se retrouve dans la gestion du changement avec des travaux qui mettent en garde vis à vis de l’artefact des outils de gestion (Pentland, Feldman, 2008). D’un point de vue empirique, si le contexte institutionnel de l’action du Comité possède une spécificité intrinsèque, des recherches examinant le changement de l’espace public ont également fait ressortir l’importance de dynamiques situées en dehors des institutions publiques comme dans le cas de l’évolution des théâtres d’une ville du Missouri (Chiles, Meyer, Hench, 2004) ou dans le cas du changement de Varsovie (Czarniawska, 2002). A ce titre, le Comité relève doublement des préoccupations qui traversent le courant institutionnaliste, particulièrement lorsque ce dernier s’interroge sur les différents mécanismes expliquant le changement institutionnel ou l’évolution d’un champ institutionnel. Poursuivant une orientation suggérée par des recherches précédentes insistant sur l’interaction des logiques comme facteur explicatif du changement institutionnel (Lounsburry, 2007), nous suggérons que l’évolution des Champs Elysées résulte de la présence d’une interaction imparfaitement maitrisée entre des logiques de banalisation et de prestige dont les règles de diffusion respectives reposent principalement sur les micro événements d’une part et les macro événements d’autre part.

D’un point de vue managérial, plusieurs implications seraient envisageables. En se plaçant dans une perspective prescriptive et normative, cette recherche suggèrerait que le degré de maîtrise du changement dépendrait de la fréquence des macro événements et de leur capacité réitérée à ordonner les micro événements dans un cadre (ré) institutionnalisé. Cela pourrait orienter vers mesures d’intégration et da promotion des auteurs de micro événements. On assisterait à une institutionnalisation des auteurs de la déinstitutionalisation dans des projets innovants. Ils y défendraient leur logique tout en tenant compte des contraintes institutionnelles, conférant au management un maitrise accrue du changement. Cette dilution de la dimension micro événementielle par une légalisation institutionnelle de ses auteurs conforterait le pouvoir en place. Cependant, pour accéder à cette reconnaissance institutionnelle, les auteurs des micro événements, pourraient adopter par anticipation un comportement plus légaliste, cette « régression » par rapport à leur comportement antérieur (Alter, 1993) orientant vers davantage d’inertie. En se plaçant du point de vue du design organisationnel, une autre implication possible réside dans la mise en oeuvre de structures comme les groupes de projets qui ménagent des possibilités d’autonomisation et de changement à partir de micro événements locaux sous la supervision hiérarchique institutionnelle. Dans le cas particulier des organisations à forte culture innovante et dont l’identité s’articule autour de l’innovation, une autre implication managériale consisterait à prendre acte de la difficulté à maitriser la déinstitutionalisation instaurée par le processus micro événementiel et de son intérêt potentiel par rapport aux objectifs de l’entreprise. L’adoption d’une structure décentralisée et la communication d’axes de développement et de recherche partagés seraient dans ce contexte des outils permettant à la fois au changement de s’opérer à partir des micro événements tout les orientant dans un sens souhaité par l’institution.

Enfin, en ce qui concerne de futures recherches, une orientation consisterait à associer la question de la gestion du changement de l’espace public à celle de sa régulation politico-économique et des instances de gouvernance chargées de son élaboration. En effet, en l’absence d’une régulation capable d’encadrer les micro-événements la gestion du changement d’espaces publics urbains se heurte à des évolutions qui la laissent impuissante alors qu’y vivent 80 % de la population mondiale. Ainsi est soulignée l’importance d’une régulation politico-économique (Polanyi, 1944), dotée de la légitimité et des moyens conférés par la démocratie, pour éviter de réduire le développement de l’espace urbain à un strict encastrement dans une logique de marché. Cela est particulièrement vrai à l’heure où l’attention se porte sur le développement socio-économique des territoires, sur leurs coopérations mutuelles et sur le lien les unissant aux institutions centralisées.