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Une file d’attente à l’entrée d’un service médical, le sanglot d’un enfant, une mère assise dans un couloir d’hôpital, des regards, des gestes… Ces vies nous touchent ; et leurs fragilités s’additionnent pour construire la longue cohorte des 6 millions d’enfants âgés de moins d’un an qui meurent chaque année dans le monde : un enfant sur 22[1].

L’Afrique concentre 46 % de ces décès alors qu’elle n’abrite que 15 % de la population mondiale et 26 % du nombre total d’enfants. Le taux de mortalité infanto-juvénile y est globalement le plus élevé de tous les continents : 144 décès pour mille naissances vivantes en Afrique subsaharienne. Pour ne prendre qu’un exemple, dans des pays comme le Mali ou le Niger, pour mille naissances vivantes, près de deux cents enfants (176) n’atteignent pas l’âge de 5 ans[2].

La forte mortalité néonatale, la malnutrition et quelques maladies infectieuses (diarrhées, infections respiratoires, rougeole, paludisme, VIH) sont largement à l’origine de cette situation et expliquent l’importance accordée à des actions de prévention idoines : hygiène, alphabétisation des mères, éducation sanitaire, distribution de moustiquaires imprégnées, vaccination, etc.

À l’évidence, ces actions de santé publique s’adressant au grand nombre sont nécessaires. Cependant, elles ne doivent pas faire oublier que les enfants sont aussi des malades que l’on soigne. C’est pourquoi, littéralement, « envisager » sérieusement ces données épidémiologiques consiste à leur donner corps. Reviennent alors ces images des couloirs où l’on attend les soins, des regards inquiets, et des vies minuscules posées sur quelques vieux pagnes les protégeant d’un matelas souillé…

Confronté à ces situations et sans qu’on le veuille véritablement, il y a « ce petit déclic qui permet de doter la perception d’un sens hypothétique, le premier que sollicite un individu pour se motiver à penser sur les gens et les choses » (Passeron 2003 : 34). Ainsi commence l’enquête : comment ces enfants accèdent-ils à l’hôpital, comment sont-ils traités, comment ressentent-ils les soins qui leur sont accordés ?

Ces questions, essentielles pour améliorer l’accès aux services de santé et la qualité des soins, sont encore insuffisamment documentées. Les enfants composent la part la plus importante des patients des hôpitaux d’Afrique, et si depuis longtemps de nombreux travaux ont été dédiés aux conceptions de l’enfance dans ce continent (Griaule 1938 ; Rabain 1979), peu ont été consacrés aux dires et sentiments de ces jeunes acteurs (Razy 2007) et moins encore à l’étude de leurs situations à l’hôpital[3] (Jaffré et al. 2009).

C’est pourquoi, en conjuguant les préoccupations de l’anthropologie de l’enfance et de la santé, nous nous sommes attachés à documenter ce qui se déroule dans un service de pédiatrie en Afrique et à décrire la suite des interactions singulières dont les données hospitalières font un décompte certes indispensable pour identifier les problèmes, mais insuffisant pour les analyser.

Un terrain et une posture d’enquête

Comme de nombreuses structures sanitaires d’Afrique, l’hôpital où nous avons effectué notre enquête – et qui accueille chaque année en moyenne 46 500 malades – est caractérisé par de multiples tensions entre des efforts – individuels, administratifs ou étatiques – pour structurer des soins, et par une sorte de constante « dérive » induite par une histoire sanitaire qui va de pair avec une certaine hétéronomie économique et décisionnelle illustrée par la succession de politiques externes (soins de santé primaire, recouvrement des coûts, financements liés à des priorités sanitaires spécifiques, gratuité de certains soins, etc.) souvent amnésiques des arguments qui ont guidé leurs choix antérieurs et promouvant au fil d’objectifs illusoires (« santé pour tous en l’an 2000 », « objectifs du millénaire », etc.) des actions souvent contradictoires (Bado 1996 ; Hours 1998 ; Ridde 2007).

L’hôpital où nous avons réalisé notre enquête porte les marques de cette histoire sanitaire ouest africaine ; et ces tensions entre des dynamiques du dedans et du dehors sont notamment observables dans l’imbrication de structures provenant de financements différents ainsi que par la coprésence de personnels dont les formations initiales furent souvent liées à l’attribution de bourses d’études accordées en fonction des volontés d’influence des blocs politiques de « l’Ouest » ou de « l’Est »[4].

Les premières ébauches du service remontent à 1958. Un accueil des enfants se structure autour d’un dispensaire central où les enfants malades proviennent des services de PMI (Protection maternelle et infantile). En 1959, le service de pédiatrie se met en place et ses personnels, tout d’abord français et soviétiques puis aussi cubains et vietnamiens, sont progressivement remplacés par des soignants nationaux formés, à partir des années 1969, par une faculté et des écoles paramédicales locales.

En 1994, le service de pédiatrie est complété par une unité de réanimation, puis en 1997 par une unité de néonatalogie, et en 2005 par un secteur d’oncologie pédiatrique. Il abrite actuellement trois programmes « verticaux » : lutte contre le paludisme, programme de prise en charge de la transmission du VIH sida de la mère à l’enfant, et centre pour le développement des vaccins.

Avec l’accord de ses responsables, nous avons passé six mois dans ce service en pratiquant une « anthropologie par le bas » permettant d’articuler entre elles les multiples dimensions de la « scène hospitalière » (Pouchelle 2008) et de détailler les pratiques réelles circonscrites par des lieux qui trop souvent ne sont qu’abstraitement définis selon leurs fonctionnalités « officielles » (bureau des entrées, la salle d’attente du service de consultation externe, la salle de soins intensifs des urgences pédiatriques et les salles d’hospitalisation) et non selon les interactions qui s’y déroulent effectivement (Van der Geest et Finkler 2004).

Autorisés et libres de déambuler où bon nous semblait, nous avons méthodiquement observé, enregistré, chronométré ces « moments » et actions qui sont déterminants dans les trajectoires des jeunes malades et se présentent aussi comme de véritables séquences, « un flux social déjà pré-découpé […] » même si « le chercheur produit ou rajoute du découpage » dans le continuum des actions qu’il observe (Olivier de Sardan 2003 : 26).

Alternant avec ces « plans fixes », nous avons suivi dix parcours d’enfants – de leur entrée à l’hôpital jusqu’à leur sortie – et avons effectué une trentaine d’entretiens (avec trois pédiatres, un pharmacien hospitalier, deux médecins en cours de spécialisation, un interne, trois infirmiers, ainsi que dix parents et huit enfants). La durée de ces entretiens a varié de 10 à 30 minutes. La parole des enfants n’a été saisie qu’en présence des parents ou indirectement lors des soins que nous observions.

Cette focalisation sur quelques gestes et cette réduction de l’échelle d’observation (Revel 1996) nous ont permis d’appréhender l’ordinaire de la vie d’un service et, étape par étape, de détailler quelques cadres « soumettant l’événement à des normes et l’action à une évaluation sociale » (Goffman 1991 : 31) organisant ainsi les interactions entre les professionnels de santé, les patients et leurs familles[5].

Parcours de malades en pédiatrie

Apparemment tout est simple puisque les normes officielles régissant les soins à l’hôpital sont clairement définies, dites et redites lors de « séminaires », et qu’il suffirait, pour progresser, d’agir en respectant ces guides de « bonne conduite » connus de tous. Cependant, comme le remarque ce pédiatre, malgré de nombreux efforts, il subsiste un écart entre les objectifs affichés et l’ordinaire des soins dont les données hospitalières ne sont que le reflet[6].

Normalement quand le malade arrive ici, il ne doit pas souffrir. Il ne doit pas attendre longtemps, et normalement on doit réduire ainsi la mortalité néonatale et infantile. Mais c’est toujours les mêmes chiffres, l’autre jour, le directeur a dit qu’il y a 15 % de la mortalité infantile en pédiatrie, et dans ces 15 %, 82 % des décès sont intervenus dans les 24 premières heures qui ont suivi l’arrivée des malades à l’hôpital. Cela veut dire que la prise en charge n’est pas faite tout de suite. Les malades qui viennent meurent dans les premières heures parce qu’on ne s’occupe pas d’eux.

Dr B.C., pédiatre, CHU, mars 2012[7]

Ce « on ne s’occupe pas d’eux », ou tout au moins « pas assez » puisque de nombreux efforts sont cependant accomplis, est une ébauche de réflexivité. Mais quelles pratiques sont à la fois englobées, soulignées et dissimulées par cette expression ?

Les buts de notre étude sont circonscrits par ces propos. Il s’agit de « faire le point », de donner un contenu empirique à l’expérience de ce soignant : un référent à ce « dire vécu ». Pour cela, nous isolerons précisément quelques séquences essentielles dans les trajectoires des malades – l’entrée à l’hôpital, l’accès au traitement, les soins – et décrirons les diverses interactions qui s’y déroulent.

Entrer à l’hôpital et accéder aux soins

On l’oublie trop souvent, entrer à l’hôpital implique des démarches administratives et très concrètement, pour accéder aux soins, les malades doivent franchir l’étape du « Bureau des entrées ».

Nous arrivons au bureau des entrées à 7 h. Toutes les caisses sont fermées. Le hall des entrées est bondé de personnes malades et de leurs accompagnants. Ils forment de longs rangs devant les caisses fermées. Les personnes sont tendues et irritées : « Ça c’est quoi ça ? Je suis allé au centre de santé, on m’a fait attendre. Le médecin m’a dit de l’attendre dehors, et qu’il va m’appeler quand il aura besoin de moi. Après 1 heure d’attente, j’ai pris un taxi à 1500 F CFA pour venir ici, mais malheureusement partout c’est la même chose »…

Femme avec un enfant, février 2012

On comprend que loin des modèles idéaux de la santé publique évoquant une pyramide sanitaire, où chaque recours serait harmonieusement articulé avec ceux qui le jouxtent, le parcours de soins est jalonné d’attentes, d’échecs, de chances ou de malchances (Gamatié et al. 1994). Et chaque étape, parfois par le simple jeu d’un aléatoire administratif, peut à tout moment redistribuer les risques[8]. Par exemple, la simple fermeture d’une caisse fait que les premiers d’une file d’attente deviennent les derniers d’une autre ayant la chance d’être fonctionnelle.

7 h 45 – La caisse n° 6 ouvre son guichet.

8 h – La caisse n° 2 ouvre et le premier usager reçoit son ticket à 8 h 11.

8 h 15 – La caisse n° 4 ouvre.

Alors que les caisses 2, 4, 6 vendent des tickets, les caisses 1, 3, 5, 7 et 8 restent fermées.

8 h 30 – Bien que venus tôt le matin, les usagers qui attendaient devant les caisses fermées sont obligés de se mettre derrière les usagers qui sont venus après eux et de recommencer une longue attente.

Observation, bureau des entrées, octobre 2011

Certes, il existe des tactiques pour pallier ces dysfonctionnements. La plus courante, ici comme ailleurs, consiste à faire « garder sa place », parfois dans plusieurs rangs.

Je suis venu avec mon mari ce matin. Il se met en rang et comme ça, moi je garde l’enfant à côté en attendant. Une fois qu’il arrive à la porte j’approche pour que nous puissions entrer ensemble.

Mère d’enfant malade, mars 2012

Mais, face au temps d’attente et à ce qui apparaît comme un jeu de hasard, la plus usuelle des stratégies consiste à utiliser des passe-droits ; à user d’une sorte de pouvoir qui, en débordant l’officiel par le relationnel, permet d’accéder aux soins.

Dans un rang, une dame et un vigile s’affrontent parce que la dame veut passer la barrière sans prendre le ticket du jour. Le vigile dit à la dame : « où est ton ticket ? ». La dame lui répond : « j’ai un rendez-vous avec un médecin ». Le vigile : « tu dois prendre un ticket même si c’est un rendez-vous ». La dame : « c’est bon, je vais l’appeler au téléphone ». Le vigile « OK ». Un peu plus tard le médecin vient chercher la femme et lui permet d’entrer.

Observation, avril 2012

Une femme âgée, accompagnée de son petit-fils, arrive dans le service de consultation externe. À son arrivée (9 h 45) elle trouve une infirmière qu’elle connaît et qu’elle salue.

L’infirmière : Hé, qu’amènes-tu chez nous ce matin ?

Femme : J’amène mon petit-fils.

L’infirmière : As-tu pris le ticket de consultation ?

Femme : Non, quand le vigile me l’a demandé, je lui ai dit que je suis une ancienne infirmière.

L’infirmière : Attends, je vais te chercher un médecin qui va s’occuper de ton enfant tout de suite, parce que souvent les médecins sont fous[9]

L’infirmière quitte son poste, entre dans la salle de consultation, revient (9 h 50) avec un jeune médecin et confie la grand-mère et son petit-fils à ce dernier.

Observation, mars 2012

Après tout, il ne s’agit que de réseaux d’interconnaissances et de conduites ordinaires qui ne semblent pas prêter à conséquence. Mais le contraste est frappant entre ceux qui peuvent bénéficier d’un appui – d’une « connaissance » – dans la structure de soin et les « autres », qui constituent le tout venant des anonymes.

Parmi ceux-ci, nous retiendrons Bréhima, âgé de 6 mois. Il est, bien sûr, impossible de généraliser son cas, mais son errance raconte aussi l’institution et en expose quelques difficultés. Ce parcours souligne surtout combien le destin de l’enfant est lié à un ensemble de « circonstances » conjuguant variablement des dimensions médicales, économiques, familiales et géographiques.

8 h 55 – Une mère, accompagnée par son jeune beau-frère, arrive à l’hôpital. Ils viennent de B., petite ville située à 15 km de l’hôpital. La mère de l’enfant est ménagère et son père fait du petit commerce.

Par chance, il n’y a pas de monde devant le bureau des entrées, et ils peuvent rapidement prendre leur ticket de consultation (1000 F CFA).

9 h – Cette étape franchie, la mère arrive aux consultations externes. Mais l’infirmière qui a en charge la pesée des enfants n’est pas sur place. Un interne pèse l’enfant, et renvoie les parents dans la salle d’attente pour attendre leur tour pour la consultation.

9 h 28 – Un agent de santé vient chercher une « protégée ». L’infirmière entre dans la salle et dit, sans la moindre salutation : « il paraît que quelqu’un a besoin de moi ici ». Une femme répond, « oui » et part avec cet agent de santé.

9 h 45 – Bréhima et sa mère qui attendaient sont, à leur tour, reçus par le médecin et une infirmière.

Le médecin demande : « qu’est-ce qu’il a ? », et dit à la femme de poser l’enfant sur la table de consultation.

Sans utiliser ni thermomètre, ni stéthoscope ou abaisse-langue, elle tapote l’enfant de la main, prend un bulletin de consultation et écrit : hyperthermie + pâleur + oedème des membres inférieurs.

9 h 55 – L’enfant est référé aux urgences pédiatriques.

10 h 05 – Arrivée aux urgences pédiatriques.

Nous y rencontrons deux de nos « connaissances » (une stagiaire et un jeune médecin rencontrés lors de nos enquêtes).

Les deux médecins examinent l’enfant, et interrogent la mère.

Elle dit que l’enfant était tombé à côté d’un puits lorsqu’il jouait avec d’autres enfants.

Les deux médecins, à l’inverse du premier consultant, disent que l’enfant n’a pas de fièvre, mais décident de l’envoyer en traumatologie au regard de l’oedème des membres inférieurs.

10 h 26 – Nous quittons les urgences pour la traumatologie. Le CES[10], décide de nous suivre pour « faciliter l’accès et la prise en charge », dit-il.

10 h 42 – Fin de la consultation en traumatologie. L’interne prescrit une radio et une ordonnance pour soulager la douleur de l’enfant.

11 h – Nous partons à la radio. Au secrétariat, on nous dit que la radio est en panne, et qu’il faut aller dans un autre hôpital situé à une dizaine de kilomètres, pour effectuer la radio.

11 h 10 – À la pharmacie, les médicaments prescrits ne sont pas disponibles.

11 h 20 – Nous partons dans une clinique privée pour faire la radio.

Le prix demandé (19 000 F CFA) est trop élevé pour la mère. Son beau-frère appelle alors son grand frère pour que la radio soit faite à l’hôpital de B. (situé à une quinzaine de kilomètres).

Comme il n’y a pas de pharmacie à côté, ils décident d’acheter les médicaments sur le trajet.

Sans que l’enfant ne soit soulagé et les parents ne sachent encore de quoi leur enfant souffre, un rendez-vous est donné pour le lendemain en traumatologie.

Le lendemain, les parents se rendent à 12 h 20 dans le service de traumatologie, ils ne connaissent personne.

Nous sommes un vendredi, et seule la matinée est travaillée.

Rendez-vous leur est donné pour le lundi. L’enfant n’a reçu aucun traitement…

Observation, février 2012

La trajectoire complexe de cet enfant n’est, bien sûr, qu’un exemple. D’autres itinéraires sont possibles. Mais, comme le remarque un des pharmaciens interrogés, ce parcours est paradigmatique d’une discontinuité des soins que doivent affronter la plupart des patients.

Les parents viennent à la pharmacie. Dans le meilleur des cas, le médicament est là, mais l’argent n’est pas là. On ne peut donc pas délivrer le médicament ; et c’est un dilemme pour nous, professionnels. Le système mis en place ne permet pas de délivrer le médicament sans payer au comptant. Et aujourd’hui, la maman dans les cas d’urgences, soit elle retourne à l’intérieur de l’hôpital pour chercher l’argent, soit elle est obligée de retourner à la maison pour chercher cet argent. Ça c’est ce qui arrive le plus souvent dans les cas des urgences.

Dr Y. T., pharmacien hospitalier, mars 2012

Il n’est pas ici besoin de longs commentaires, et les soignants savent et énoncent clairement les conséquences de ces errances administratives et thérapeutiques.

J’ai dit que dès qu’on ne prend pas en charge les malades qui viennent à l’hôpital tout de suite, ils vont mourir. Un enfant bien potelé qui vient comme ça avec un paludisme neurologique… et puis il est parti, parce qu’il y a pas de médicaments pour faire la prise en charge tout de suite. Pour les parents quand ils viennent à l’hôpital tout doit être à leur disposition, mais ils arrivent et on leur tend une ordonnance…

Pédiatre à l’hôpital, février 2012

La cohérence médicale est ainsi érodée, parfois déconstruite, par des discontinuités provenant des croisements entre des fragilités économiques, une certaine incompréhension des prescriptions et un accès aux soins largement régi par le statut social des parents.

Bénéficier de soins de qualité

Lorsque cette barrière physique et économique est franchie, d’autres obstacles peuvent encore entraver la délivrance de soins de qualité. Une nouvelle fois, le paysage est contrasté. Certains enfants, comme ce nourrisson, peuvent bénéficier d’une prise en charge correcte.

9 h 45 – Arrivée d’une mère de 18 ans avec son bébé de 2 jours. Elle est accompagnée par son mari.

Un peu perdu, le couple salue les gens présents dans la salle.

Un interne prend l’enfant qui convulse.

Il demande à la mère de mouiller un tissu pour envelopper l’enfant afin de faire baisser la température. L’interne suspecte une infection néonatale. Après ces premiers gestes, il appelle la mère pour établir le dossier de l’enfant.

10 h 08 – Avant l’arrivée de son collègue, l’interne remplit la fiche de l’enfant […]

10 h 10 – Les deux internes s’apprêtent à faire une ponction lombaire au nouveau-né. L’interne traitant demande à la mère d’attendre à la porte pendant quelques instants. La mère accepte et sort sans poser de questions.

10 h 11 – Il désinfecte la peau sur la partie basse de la colonne vertébrale. Pique l’enfant, prend le tube et laisse tomber quelques gouttes du liquide céphalo-rachidien.

Il demande d’appeler la mère de l’enfant. L’interne le plus proche ouvre la porte et appelle le nom de la mère qui entre. L’interne fait venir le père de l’enfant et lui remet le dossier et une ordonnance. Il lui demande de monter au deuxième niveau avec ces papiers pour que l’enfant soit hospitalisé.

Les explications semblent trop rapides pour le père, puisqu’à chaque phrase il dit « han, han… ». L’interne lui montre la direction qui donne accès au niveau 2 et lui demande de continuer la route et lui dit qu’il doit demander ou présenter les papiers qu’il a en main. On va alors lui montrer la néonatologie. Ils partent.

Observation, avril 2012

D’autres parcours de soins sont, en revanche, plus incertains. Les traitements y sont prodigués avec une certaine indifférence envers les jeunes patients, voire parfois avec brusquerie, comme l’illustre cette interaction observée depuis un couloir donnant sur la chambre commune où sont hospitalisés les enfants.

11 h 50 – Kadiatou, une petite fille de 6 ans, doit recevoir des soins.

12 h 50 – L’infirmier sort tous les médicaments à administrer à la fille et les met sur un plateau.

Les infirmiers demandent à la mère de tenir son enfant.

12 h 10 – La mère pose sa main sur la poitrine de Kadiatou. L’infirmier prend la seringue chargée pour l’administration du produit à travers le cathéter. Kadiatou effectue des mouvements de panique, et commence à pleurer. On n’entend pas les cris de Kadiatou, mais on se rend compte, par ses gestes, qu’elle souffre.

12 h 12 – L’infirmier se rend compte que le produit qu’il est en train d’administrer à Kadiatou est bloqué parce que la veine est perforée.

L’un des infirmiers dit à la mère de Kadiatou : « la veine est perforée, il faut prendre une nouvelle veine sur un autre membre de l’enfant ».

Une infirmière demande à la mère : « as-tu un autre cathéter ? » ; la mère : « non ». L’infirmière : « va en acheter à la pharmacie et à ton retour tu nous appelles, nous allons dans une autre salle pour faire des soins ».

12 h 15 – On laisse Kadiatou sans soins.

13 h – La mère de Kadiatou vient annoncer à l’infirmier qu’elle vient d’acheter un nouveau cathéter. Il répond : « nous avons entendu, on arrive tout de suite ».

La mère dit en langue locale : « je suis là depuis le matin avec mes médicaments, mais personne ne vient faire les soins de mon enfant. Si tu n’as pas d’argent, ton enfant ne sera pas soigné ».

Une des infirmières répond calmement à la mère : « ma mère, pardon, nous n’avons pas oublié ton enfant. Nous allons revenir, cela ne prendra que 5 minutes maximum, il faut patienter ».

13 h 05 – Nous sommes de nouveau à côté de Kadiatou qui dort à poings fermés.

L’infirmier pique l’enfant alors qu’elle dort. La petite fille se met à pleurer.

La prise de veine se solde par un échec. Elle tente ensuite deux autres prises sur les bras de Kadiatou sans y parvenir. Une infirmière plus expérimentée prend la relève et pique l’enfant.

Observation, mai 2012

On le voit, les attitudes des soignants sont contrastées, allant d’une compréhension de l’inquiétude de la mère et de l’enfant à des conduites « maladroites » envers les jeunes malades. Quelques brefs extraits d’une observation, réalisée lors de la venue aux urgences d’une enfant âgée de 3 mois en état de détresse respiratoire, résument enfin cette variabilité quant aux manières de prodiguer des soins et montrent combien cette « instabilité thérapeutique » peut être productrice de risques pour les enfants.

La mère de l’enfant, accompagnée d’une belle soeur, arrive dans la salle de consultation. Cette mère présente la fiche d’évacuation[11] à un interne. Ce dernier jette un coup d’oeil sur la fiche et demande à la mère de coucher l’enfant sur la table de consultation. […]

L’interne prend les différents paramètres de l’enfant […], puis interroge la mère :

Interne : Quand est ce que l’enfant est tombée malade ?

Mère : Hier soir ?

Interne : Qu’est-ce qu’elle avait ?

Mère : Elle avait le corps chaud ?

Interne : Qu’est-ce que vous lui avez donné comme médicament ?

Mère : Rien, nous avons voulu attendre ce matin pour l’emmener dans une clinique privée qui se trouve à côté de chez nous. Quand nous sommes allés là-bas, le docteur nous a dit qu’il ne peut pas traiter ce cas, et il nous a donné ce papier pour nous demander de venir ici en pédiatrie.

Pour confirmer le diagnostic il demande aux parents de faire des examens complémentaires.

Radio : la radio du CHU est en panne. La radio est effectuée dans une clinique privée.

Analyses de laboratoire au CHU, l’argent est remis directement au vigile sans reçu et sans payer à la caisse.

10 h 16 – La mère de l’enfant revient avec la radio. La pneumonie est confirmée. L’enfant respire mal. L’interne décide de rédiger une ordonnance.

11 h 03 – La mère revient de la pharmacie. Parmi les produits prescrits, un seul est disponible à la pharmacie hospitalière. Pour le reste, elle a été obligée d’aller dans deux autres pharmacies situées en dehors de l’hôpital. Temps mis pour chercher les produits : 40 mn.

11 h 30 – L’interne confie l’enfant à une infirmière pour les premiers soins. Elle attribue à l’enfant un lit sans accès à l’oxygène alors que l’interne a notifié qu’il faut placer cet enfant sous oxygène.

L’infirmière fait asseoir la mère et commence la préparation de l’injection. Elle dit à mère : « il y a des produits qui manquent : le sparadrap (500 F CFA), eau distillée (200 F CFA) et un solvant (300 F CFA). Si tu es d’accord, je complète et tu paies après », la mère de l’enfant dit, « attends je vais aller demander l’avis de ma belle-soeur ». Elle sort et revient avec l’accord de sa belle-soeur.

11 h 45 – Après deux essais de prise de la veine de l’enfant pour placer le cathéter qui sont un échec, l’infirmière renvoie la mère pour aller mettre une couche à l’enfant. La belle-soeur part à la porte d’entrée de l’hôpital pour chercher une couche.

11 h 45 – Je décide de chercher une couche, car les couches des enfants sont vendues dans l’unité de néonatologie par un agent, mais les parents ne le savent pas.

12 h – La couche est trouvée. La mère met la couche à l’enfant.

12 h 01 – Retour dans la salle d’hospitalisation. L’infirmière continue ses manoeuvres pour trouver une veine. Elle essaie deux fois et échoue. Le sang coule. L’infirmière place des sparadraps. L’infirmière décide finalement de tenter aux pieds. Elle tente deux fois de chaque côté sans y parvenir. C’est à la cinquième tentative au pied qu’elle trouve la veine. L’enfant, depuis son admission, a subi onze piqûres.

Observation, mars 2012

Bien sûr, les soins sont finalement prodigués. Mais ils le sont selon une sorte d’inéquité, d’aléatoire, « de chance » et de débrouillardise. Autrement dit, plus que de bénéficier d’un « système expert » (Giddens 1994) accordant à tous une relative égalité de traitement et une équivalence des soins, chaque étape se présente comme une épreuve pouvant induire un risque supplémentaire. Toute cause, même la plus futile comme acheter une couche, peut constituer un détour, une attente. Et le soin, plus qu’être défini par un protocole strict et des compétences uniformes, dépend largement des qualités de celui qui le prodigue et du statut de celui qui le demande.

Une configuration spécifique : routine, mobilisation sélective et statut de l’enfant

Chacun le sait : on ne pourra transformer l’offre de santé et réduire la mortalité hospitalière sans modifier ces conduites. Mais elles résistent, rendant ainsi incertaines les réformes des services de santé.

Certes, sans que nous les détaillions ici, quelques vastes déterminants politiques et économiques expliquent les difficultés de fonctionnement de ces structures de soins. Et sans doute est-ce pour cela que les interactions que nous avons décrites dans ce service de pédiatrie sont semblables aux modes de délivrance des autres biens publics en Afrique : privatisation des espaces publics, petite corruption nécessaire pour améliorer de « maigres » salaires et nourrir d’importantes familles, accès aux « guichets » ou aux soins régulés par des réseaux d’appartenance, multiples brouillages des hiérarchies… Toutes ces dimensions, dont les personnels sont à la fois les responsables et les victimes puisqu’en l’absence d’un collectif organisé et de règles de conduites stabilisées ils se retrouvent « livrés sans défense » à la demande infinie de patients jouant sur l’interconnaissance et l’empathie, sont maintenant bien décrites (Jaffré et Olivier de Sardan 2003 ; Jaffré 2012).

Mais, pour comprendre – et éventuellement se donner les moyens d’un dialogue avec les soignants – il faut compléter ces études en analysant ces manières d’agir du point de vue des personnels de santé. Dans ce service et sans doute plus largement dans de nombreuses structures pédiatriques d’Afrique de l’Ouest, les modalités de l’action des personnels de santé et les formes de mobilisation envers les enfants nous semblent résulter de la conjugaison de trois vastes dimensions.

Routines et cadres de l’expérience des soignants

Tout d’abord, pour ces acteurs, ces conduites relèvent d’un quotidien banal et sont aisément justifiables. Par exemple, cette infirmière en retraite, qui profite de son statut pour « ne pas faire le rang » souligne :

J’ai travaillé durant plus 30 ans à soigner les malades. Je crois que je mérite ce privilège même si ce n’est pas écrit. Je crois qu’on doit favoriser le personnel de santé dans l’accès aux soins. Pour le ticket, je ne l’ai pas pris parce que j’avais une connaissance en pédiatrie, sinon, j’allais au moins prendre un ticket.

Observation, CHU, mars 2012

Après tout, qui pourrait contester cette sorte d’avantage accordé pour services rendus ?

Globalement, pour les professionnels de santé, ces pratiques correspondent à des routines :

Très généralement, nous mettons de côté les personnes recommandées ou les gens à qui nous avons donné des rendez-vous privés. C’est l’infirmière qui fait entrer les patients qui gère tout ça. Par exemple, quand elle fait entrer deux enfants qui sont dans les rangs, elle fait entrer une personne qui a un rendez-vous… On fait ça pour ne pas trop choquer les parents qui sont en rang.

Interne, avril 2012

Et, comme nous l’évoquions précédemment, cette façon d’accorder des privilèges à ceux que l’on connaît ou qui sont recommandés correspond, en fait, aux normes pratiques que l’on peut observer dans l’ensemble des services publics en Afrique (Blundo et Olivier de Sardan 2007). Pourquoi la santé dérogerait-elle à ce fonctionnement global ?

Par ailleurs, certaines conduites professionnelles sont expliquées par des contraintes techniques.

Je n’ai pas le choix. Pour soigner les enfants il faut les piquer. Le problème c’est que quand les enfants arrivent ici, ils sont souvent très faibles. En ce moment, la prise de la veine devient très difficile. Nous essayons de nous appliquer, pour que cela fasse moins mal à l’enfant. Mais, les parents ne nous comprennent pas…

Infirmière, janvier 2012

Enfin, aux yeux des acteurs, ces causes efficientes discrètes et discontinues que nous venons de décrire d’un point de vue externe et global ne se présentent que sous la forme de courtes séquences. De ce fait, elles n’engagent pas la responsabilité entière d’un soignant ne disposant que d’informations partielles sur l’ensemble des soins supposés construire la cohérence de la prise en charge médicale. La segmentation de la chaîne sociotechnique entraîne la dilution de la responsabilité. L’erreur éventuelle apparaissant infime et étant distribuée, elle n’engage pas un acteur particulier. La segmentation permet la disculpation.

Globalement, ces formes d’engagement[12] se présentent comme « allant de soi » et, de ce fait, ne sont pas discutées. Ces conduites correspondent à des normes et à des sociabilités partagées où il est « naturel » de s’occuper avant tout des siens, d’être attentif aux demandes des collègues et où il est impossible d’éviter les douleurs liées aux soins. Ces normes pratiques construisent des accords sur des manières d’agir avec les malades et constituent les « cadres des interactions » dans ce service. Et toute autre attitude – rigueur apparaissant comme trop « exigeante » ou empathie jugée excessive – se présenterait comme une « rupture du cadre » de ce régime du familier (Goffman 1991).

Pourtant, les effets de ces événements médicaux de « faible intensité » (Veyne 1996) ne sont pas sans importance. Certes, parfois ces conduites n’ont aucune véritable incidence sur la santé des enfants. Qu’importe après tout, pour certaines pathologies bénignes, qu’un peu d’argent soit illicitement échangé, qu’une température soit mal inscrite, voire qu’un médicament soit substitué à un autre…

Mais ces éléments hétérogènes – manque d’un objet médical (thermomètre, dossier, oxygène, etc.), défection d’une personne compétente, retard dû à la fermeture d’un guichet fermé, absence d’un produit thérapeutique, entre autres – constituant de véritables variables discontinues peuvent aussi se recouper sur un cas, sous la forme d’une dramatique charade. Mon premier oriente mal un malade et retarde son admission ; mon deuxième ne détecte pas une hyperthermie ; mon troisième tarde à faire une injection… Et mon tout, malheureusement, peut construire le décès d’un enfant.

Des formes de mobilisations différenciées

« Responsabilité », « rapport au malade »… On ne peut évoquer les gestes de soins sans que les dimensions éthiques n’apparaissent en filigrane. Mais, pour que ces mots aient un sens, ces modalités du rapport à soi et aux autres ne peuvent être définies in abstracto. Ce sont des valeurs « en situations » dont le sens et les effets ne peuvent être analysés sans être replacés dans le contexte des services.

Quelques traits caractérisent ces lieux de soins : le nombre important de patients, l’insistance des demandes, la gravité des cas et la précarité des situations.

Les soignants ne peuvent répondre à toutes les demandes, et ne peuvent accorder à tous les patients une large et égale empathie. Pris entre une demande infinie et une offre limitée, ils doivent trouver ce qu’ils estiment être une juste présence et, très pragmatiquement, pour les soignants la « bonne distance » consiste à mettre en oeuvre une éthique relative dont la très simple formule est « puisque l’on ne peut tout faire pour tous, on fait tout pour certains et très peu pour les autres ».

Cette règle se décline en des formes de « mobilisations différenciées »[13] mêlant l’évaluation de la gravité objective du cas avec une distribution inégale des soins liée à une construction sociale des valeurs compassionnelles.

Parfois, face aux anonymes, il suffit de se « blinder » et de construire une certaine indifférence envers les malades (Herzfeld 1992) protégeant des risques d’épuisement qu’impliquerait une sorte d’empathie généralisée. Viennent à l’inverse ceux qui sont connus dans une sphère familiale ou relationnelle à qui on ne peut refuser ses soins. Ensuite, ceux avec qui l’on peut négocier financièrement ou qui sont « confiés » par des collègues à qui un jour on « confiera » aussi ses proches. Enfin, ceux dont la situation peut émouvoir parce qu’ils « touchent » et déclenchent une sorte « d’embrayeur affectif » : « cette patiente me fait penser à ma mère… » ou « cet enfant a un tel regard »…

Bien sûr, ces relations entre soignants et soignés sont plus fluides que ne le laisse supposer notre classification. Mais, globalement, l’institution et l’ampleur des demandes ne permettent pas l’instauration d’une équivalence entre les patients : ils sont inclus dans des « sphères distributives »[14] distinctes et spécifiques. Dans l’une, les soins sont liés à une proximité familiale ; dans une autre, on échange des soins contre de la reconnaissance ; dans d’autres, des traitements contre de l’argent ; enfin, parfois du dévouement simplement par compassion. Dans cet espace technique, l’éthique est segmentée selon des raisons d’agir, variables en fonction des interlocuteurs et induisant de ce fait des formes de mobilisations différentes selon les enfants.

Statut de l’enfant et de l’enfant malade

Partout, les services de pédiatrie se caractérisent par des sortes de « pacte de confiance » et de « pacte de soins » (Ricoeur 2001) spécifiques où les enfants, notamment les nourrissons, peuvent être objets de soins et de sollicitude sans être – ou pouvoir être – véritablement sujet de dialogue. Ce dispositif de soins, que Hélène Kane subsume sous le terme de « contenir » – désignant ainsi la contention physique de l’enfant lors du soin, l’injonction pour les soignants comme pour le groupe familial à modérer ses émotions face au malade et les rhétoriques visant à minorer la douleur (usage des euphémismes, présentation de la souffrance comme une épreuve, valorisation d’une attitude stoïque) (Kane 2007 : 68 et sqq.) – est spécifique d’une relation asymétrique où le praticien cumule des compétences techniques et les prérogatives sociales de l’adulte face à un autre qui est enfant et malade.

Confrontés à cette question, dans les pays du Nord, de nombreux travaux de sciences sociales ont exploré les interactions autour de l’enfant en fin de vie (Raimbault 1975 ; Bluebond-Langner 1978), ou malade (Raimbault 1982), et le fonctionnement des services de pédiatrie (Sobo et Kurtin 2003). De même, la place des parents à l’hôpital ou la spécificité de certaines structures de soins et populations (Fortin et Le Gall 2007) ont été étudiées. Ces recherches, mêlant souvent l’anthropologie et la psychologie, ont éclairé l’extrême complexité des jeux d’acteurs – enfants, parents, soignants – confrontés à la souffrance et ont démontré que les enfants comprenaient leurs maladies et anticipaient l’issue parfois malheureuse de leurs pathologies. Ces études sont bien sûr le reflet d’une transformation historique, d’une nouvelle configuration, permettant la production d’un travail moral mettant l’enfant au coeur des préoccupations des familles et des sociétés (Zelizer 1994 ; Rollet 2001).

Mais, très concrètement, en relayant dans les espaces de soins et en traduisant pour des espaces technique l’essor de ces nouvelles sensibilités, en donnant la parole aux enfants et en construisant un espace d’attention à leurs dires, ces travaux ont construit la plainte de l’enfant comme étant audible et légitime[15]. Ce dévoilement des émotions enfantines a permis le développement d’un care où l’écoute du jeune patient est devenue une véritable composante du soin[16]. « Objets » de traitement, d’inquiétudes et de préoccupations, les enfants sont ainsi devenus, de surcroît, de véritables acteurs de leur santé. Plus largement, cette attention à l’environnement affectif des jeunes malades a ouvert l’hôpital à leurs parents, leur permettant d’être des accompagnants, interprètes des craintes et des souhaits de leurs enfants, voire des « contre-pouvoirs » face aux soignants (Mougel 2009).

Cette nouvelle posture affective et professionnelle consistant à « mettre en existence » ces jeunes patients et leur environnement affectif contraste avec certaines des interactions que nous avons décrites où parfois, sous le regard de parents dominés par l’autorité des soignants, un « il » anonyme[17] est piqué, intubé, certes « pour son bien », mais sans que la question, lorsque cela est possible, de l’informer sur ses soins, de réduire sa douleur, ou de calmer son angoisse ne soit véritablement incluse dans le protocole des soins (Jaffré et al. 2009).

Et pourtant, si on les sollicite, les enfants commentent lucidement ces évènements pathologiques.

On m’a emmené à l’hôpital. […] Le diagnostic était très bien, [mais] ça a été très douloureux. J’avais une inquiétude. Très peur. J’avais l’envie de courir. Je craignais la piqûre, je croyais que j’allais mourir. Je ne suis pas content parce que l’infirmier était très méchant.

Enfant, 12 ans, février 2012

Un autre, du même âge, exprime d’autres sentiments.

J’étais malade. Le docteur m’a donné des ordonnances pour que j’achète des médicaments. Je voyais ces petits médicaments […]. Je croyais que j’allais mourir. Il m’a dit de prendre jour et nuit. Cinq à six jours, ma maladie a guéri. Les docteurs sont gentils et quand je serai malade encore, je partirai là-bas.

Enfant, 12 ans, mai 2012

Consacré à la description d’un dispositif de soins pédiatriques, notre travail a débuté par l’évocation de files d’attente anonymes et se clôt sur l’écoute de quelques paroles. Un bref parcours… Mais ces « analyses contextualisées […] des flux, des routines et des pratiques quotidiennes de l’expérience morale » (Kleinman 1995 : 49, cité in Massé 2000) permettent d’ancrer concrètement l’éthique au coeur d’un ordinaire des pratiques pédiatriques où la qualité des soins implique une reconnaissance de l’autre. Sans doute ce travail impliquant la construction conjointe d’une réflexivité pour les soignants et la promotion des droits de l’enfant dans les services de santé est-il une des tâches de l’anthropologie.