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Le phénomène de victimisation multiple ou répétée (Pease & Farrell, 1993) a été mis en évidence par les sondages de victimisation. Entre 40 % et 45 % des agressions physiques et menaces sont des événements répétés sur les mêmes victimes dans 8 pays sur 11 (Farrell & Sousa, 1997) et le meilleur prédictif d’une victimisation future est d’avoir déjà été victime d’un crime, et ce, sans égard à la nature du délit (Van Dijk, 2001). Au Canada, les sondages de victimisation excluent les jeunes de moins de 15 ans. De plus, en 2004, les données révèlent que non seulement les jeunes sont plus souvent victimisés que les adultes, mais qu’ils sont moins nombreux à signaler leur propre victimisation à la police (Ogrodnik, 2010). Aux États-Unis, les sondages de victimisations incluent les personnes de 12 ans et plus et révèlent aussi que les jeunes sont plus souvent victimisés que les adultes et sont plus souvent la cible de crimes sévères impliquant l’usage d’une arme ou l’infliction de blessures (Finkelhor, 2008).

De nombreuses recherches ont documenté l’impact négatif de certaines formes de victimisation faites aux enfants telles que l’agression sexuelle, la maltraitance physique, la négligence, l’intimidation et le caïdage (bullying) ou l’exposition à la violence conjugale. Cependant, la plupart de ces recherches ne considèrent qu’une ou quelques formes de victimisation et les impacts sociaux, physiques et psychologiques y étant associés, ignorant la possibilité que plus d’une forme de maltraitance ou de négligence puisse être vécue par un même enfant. Conséquemment, les connaissances évoluent de façon parallèle et les interventions offertes traitent généralement indépendamment les diverses formes de violence vécues par les jeunes. Ce constat a mené au développement d’un questionnaire de victimisation juvénile et à une série de recherches américaines qui ont révélé l’ampleur des diverses formes de victimisation vécues par les jeunes. Les résultats de ces travaux ont conduit Heather Turner et David Finkelhor à introduire le terme polyvictimisation afin de désigner ces jeunes ayant vécu plusieurs formes de victimisation distinctes dans différentes sphères (familiale, scolaire, communautaire), soulignant que l’accumulation de victimisations est plus importante que leurs formes individuelles. Depuis, plusieurs pays ont réalisé ou amorcé des enquêtes de victimisation auprès des jeunes.

La cooccurrence de plusieurs formes de maltraitance et de victimisation dans la vie des jeunes est ainsi une réalité de plus en plus documentée depuis la dernière décennie, notamment grâce aux travaux de l’équipe américaine. Ce numéro de Criminologie sur la polyvictimisation des jeunes vise une compréhension holistique et moins fragmentée du problème de victimisation des enfants et réunit ainsi des contributions de chercheurs, professeurs et étudiants issus de diverses disciplines.

La première contribution à ce numéro provient des chercheurs chevronnés de l’équipe américaine du Crimes against Children Research Center. Dans un court article, Hamby, Finkelhor et Turner nous expliquent de quelle manière le Juvenile Victimisation Questionnaire (JVQ) a été développé, ce qui a mené au concept de polyvictimisation et à plusieurs enquêtes sur la victimisation des jeunes à travers le monde. Le deuxième article, « La violence, une norme dans la vie des jeunes au Québec ? », présente les résultats d’une enquête québécoise réalisée avec le JVQ auprès de 2 801 jeunes de la population. Les résultats indiquent qu’une majorité d’entre eux ont été exposés à la violence au cours de leur vie et que la polyvictimisation est également un phénomène d’ampleur chez les jeunes Québécois. Les auteures soulignent l’importance de documenter plusieurs formes de violence chez les jeunes et de mettre en place des mesures systématiques de la victimisation juvénile au Québec et au Canada.

Les trois contributions suivantes proviennent de chercheurs ayant réalisé des enquêtes sur la polyvictimisation dans d’autres pays. Dans l’article « La polyvictimisation comme facteur de risque de revictimisation sexuelle », Finkelhor, Shattuck, Turner et Hamby testent une conclusion de recherche fréquemment documentée, soit que la victimisation sexuelle accroît le risque de revictimisation sexuelle. Leurs résultats indiquent que le risque accru d’agression sexuelle n’est pas spécifiquement lié à une victimisation sexuelle antérieure, mais plutôt au fait d’avoir été exposé à de multiples formes de victimisation. Les auteurs expliquent que le phénomène de victimisation sexuelle répétée, bien documenté dans la littérature, peut s’expliquer par le fait que plusieurs victimes d’agression sexuelle subissent aussi d’autres formes de victimisation, ce qui suggère une vulnérabilité générale à la victimisation. En ce sens, les victimisations sexuelles isolées en l’absence d’autres formes de victimisation ne créeraient pas un risque accru de revictimisation sexuelle. L’article de Radford et al.,« La victimisation, la polyvictimisation et la délinquance chez les enfants et les jeunes adultes au Royaume-Uni », décrit une étude auprès de 4 036 participants âgés de 11 à 24 ans. Les résultats démontrent que l’impact de la victimisation sur la délinquance varie selon le type de victimisation, le genre et le groupe d’âge, et que la victimisation sexuelle dans l’enfance est particulièrement associée à la délinquance chez les filles. Cette étude souligne aussi l’impact de la polyvictimisation sur la délinquance des adolescent(e)s et des jeunes hommes adultes, mais révèle que la polyvictimisation ne semble pas significativement associée à la délinquance des jeunes femmes adultes. Enfin, l’article de Chan, « Polyvictimation et comportements à risque chez des élèves chinois du High School », rapporte les résultats d’une étude réalisée en Chine auprès de 18 341 élèves de 15 à 17 ans. L’auteur rapporte la prévalence élevée des différentes formes de victimisation vécues par les jeunes et estime que près d’un jeune sur dix est polyvictime. L’article souligne de fortes associations entre la victimisation des enfants, les comportements de dépendance et les pratiques sexuelles à risque, et l’importance d’une intervention prioritaire auprès des jeunes polyvictimes.

Les trois articles subséquents se concentrent sur les enquêtes de victimisation réalisées au Québec avec le JVQ. L’article de Lebeau et al. « Comparaison de deux enquêtes de victimisation », compare les données obtenues avec le JVQ et l’Enquête sociale générale canadienne auprès des jeunes de 15 à 17 ans et leur efficacité à mesurer la victimisation à vie et celle des 12 derniers mois. Les résultats indiquent qu’en considérant les variations sociodémographiques et structurelles, les échantillons présentent des taux relativement comparables pour la victimisation des 12 derniers mois, mais des différences importantes sont dénotées sur le plan de la victimisation à vie, notamment parce que les questionnaires abordent cette question de manière très distincte. Les auteures fournissent des hypothèses susceptibles d’expliquer les différences et soulignent les éléments importants à considérer dans le développement de questionnaires spécifiquement conçus pour mesurer la victimisation des jeunes. L’article de Dubé et al., « La violence communautaire : portrait des jeunes Québécois », fournit une description des diverses manifestations de violence communautaire vécue annuellement par les enfants et les adolescents québécois âgés de 6 à 17 ans et apporte une perspective unique en opérationnalisant une mesure de ce type de violence à partir du JVQ. Les résultats indiquent que la violence communautaire est plus fréquente chez les adolescent(e)s et révèle aussi certaines différences de genre, les garçons subissant plus de violence physique que les filles. La contribution de Dumont et al., « L’exposition à la violence familiale. Effets du cumul d’autres formes de violence », démontre que les jeunes exposés à la violence familiale vivent plus de formes distinctes de violence annuellement et qu’ils ont un niveau plus élevé d’anxiété, de colère, de dépression et de syndrome de stress post-traumatique (SSPT) que les jeunes non exposés à la violence familiale. L’étude révèle également que l’accumulation de diverses formes de violence a un effet modérateur sur la colère des jeunes de 2 à 11 ans, mais pas sur la colère des adolescents. Les pistes explicatives possibles sont discutées.

Le dernier volet porte sur les jeunes provenant d’échantillons cliniques. L’article de Pereda et al., « Victimisation et polyvictimisation dans un échantillon d’adolescents espagnols patients ambulatoires », documente un large éventail d’expériences de victimisation vécues par 148 adolescents recevant des soins psychologiques en Espagne. Les résultats indiquent qu’une grande majorité a vécu au moins une forme de victimisation interpersonnelle au cours de l’année précédente et que près d’un tiers a été polyvictimisé. Les auteures soulignent l’importance d’identifier les polyvictimes en milieu clinique. Dans un même ordre d’idées, l’article « Victimisation : réalité préoccupante chez les jeunes pris en charge par la DPJ » compare la victimisation et la polyvictimisation d’un échantillon de jeunes de la population avec celles d’un échantillon de jeunes pris en charge par la direction de la protection de la jeunesse. Les résultats indiquent que les enfants et les jeunes suivis par la protection de la jeunesse vivent plusieurs formes de victimisation annuellement, révélant que la victimisation est souvent une condition chronique dans ce groupe. Les auteures discutent des trajectoires et mécanismes possiblement liés à la polyvictimisation des jeunes pris en charge et de l’importance d’une intervention moins fragmentée. Enfin, l’article de Collin-Vézina et Milne, « Adolescents en centre de réadaptation : évaluation du trauma », présente une synthèse des outils psychométriques pour évaluer les événements et les symptômes traumatiques chez les jeunes, en se basant sur les ouvrages d’experts dans le domaine. Les auteures présentent les considérations pratiques et méthodologiques des outils et suggèrent l’implantation d’une évaluation systématique des traumas pour les enfants et les jeunes en centre de réadaptation afin de mieux répondre à leurs besoins.

La polyvictimisation des jeunes est un domaine de recherche en plein essor qui fournit des connaissances plus approfondies au sujet des concomitances et des interactions entre les diverses formes de victimisation vécues par les enfants et les jeunes. Nous espérons que ce champ de recherche contribuera au développement d’interventions mieux adaptées et moins morcelées susceptibles de limiter les impacts négatifs sur le développement des générations futures.